CHAPITRE 44

22 novembre 1963

 

La craie grinçait sur le tableau noir. Gordon écrivit toute l’équation avant de la commenter.

« Nous voyons donc que si nous intégrons les équations de Maxwell sur le volume, le flux… »

Il surprit un mouvement au fond de la classe et se retourna. Une des secrétaires du département agita la main d’un air hésitant. « Oui ?

— Docteur Bernstein, je suis désolée de vous interrompre mais nous venons d’apprendre à la radio que le Président a été abattu. »

Elle s’était exprimée en haletant. Les élèves réagirent aussitôt. Les têtes se tournèrent et il y eut des bruits de pieds.

« Je pensais… que vous aimeriez savoir… »

Gordon n’avait pas fait un geste. Les hypothèses défilaient à toute allure dans son esprit. Puis, il se rappela tout à coup où il se trouvait. Il devait avant tout terminer son cours.

« Très bien, dit-il. Je vous remercie. »

Il observa ses élèves.

« Je pense que, avec tout ce que nous avons à faire durant ce semestre… Jusqu’à ce que de nouvelles informations nous parviennent, nous devrions reprendre.

— Où était-il ? demanda brusquement l’un des jumeaux.

— À Dallas, laissa tomber la secrétaire.

— Alors j’espère qu’ils ont eu aussi Goldwater !

— Du calme, du calme, fit tranquillement Gordon. Ici, nous ne pouvons rien faire, d’accord ? Je propose que nous poursuivions. »

Il revint à l’équation. Sans se soucier des murmures, il se lança dans la discussion d’introduction au vecteur de Poynting. Il prit le rythme, jeta des signes sur le tableau dans le crépitement de la craie. Les équations dévoilaient leurs splendeurs. Il conjura les ondes électromagnétiques et leur donna un moment cinétique. Il évoqua des boîtes mathématiques imaginaires saturées de lumière, leur flux maintenu en un équilibre précis par l’invisible force des dérivées partielles.

D’autres mouvements divers au fond de la salle. Plusieurs étudiants quittaient le cours. Gordon posa sa craie.

« Je suppose, dit-il, que, dans ces circonstances, vous ne pouvez pas vous concentrer vraiment. Nous reprendrons la prochaine fois. »

L’un des jumeaux se leva en lançant à l’autre : « Lyndon Johnson ! Nom de Dieu, on risque de se retrouver avec ça ! »

Gordon redescendit jusqu’à son bureau pour poser ses notes. Il se sentait fatigué mais il se dit qu’il pouvait essayer de trouver une télé quelque part pour en savoir un peu plus. Le dernier week-end avait été infernal, entre les interviews, les questions des confrères et le nombre surprenant d’émissions de radio ou de télé dans lesquelles il était passé. Tout cela commençait à être plutôt pesant.

Il se souvint que le foyer d’étudiants, près de Scripps Beach, avait une télé. Il prit sa Chevrolet et constata que les rues étaient pratiquement désertes. Il ne lui fallut que quelques minutes pour être sur place.

Les étudiants s’étaient agglutinés sur trois rangs autour du poste. Gordon demeura dans le fond. Walter Cronkite était en train de déclarer : « Je le répète, le Parkland Mémorial Hospital n’a fait encore aucune déclaration sur l’état du Président. On prétend qu’un prêtre aurait rapporté, en quittant la salle d’opération, que le Président était mourant. Mais il ne s’agit nullement d’une déclaration officielle. Le prêtre a cependant reconnu que le Président avait reçu les derniers sacrements.

— Qu’est-ce qui s’est passé ? demanda Gordon à un étudiant assis à côté de lui.

— Ils disent qu’un type était caché dans une bibliothèque universitaire et qu’il lui a tiré dessus. »

Cronkite prit une note qu’on lui tendait hors du champ de la caméra. « Le gouverneur John Connally subit actuellement une intervention dans la salle d’opération voisine de celle où se trouve le Président. Les médecins se sont bornés à déclarer que son état est préoccupant. On a également appris que le vice-président Johnson se trouve en ce moment à l’hôpital. Il semble qu’il attende dans une chambre proche de la salle d’opération. Les hommes des Services secrets ont bouclé tout le secteur avec l’aide de la police de Dallas. »

Gordon remarqua la présence de plusieurs de ses étudiants. La salle était comble, à présent. Walter Cronkite pressait des écouteurs sur ses oreilles et l’assemblée attendait dans le silence le plus absolu. Au-delà des portes de verre coulissantes et du porche, Gordon apercevait les vagues qui déferlaient sur la plage. Le rythme du monde n’avait pas changé. Mais ici, dans cette pièce, il ne semblait plus exister qu’une seule chose : l’écran coloré et ses images mouvantes.

Cronkite regarda de nouveau la caméra.

« La police de Dallas vient de révéler le nom du suspect qu’elle a arrêté. Lee Oswald. Il semble qu’il s’agisse d’un employé du dépôt de la bibliothèque universitaire. Les coups, en effet, sont partis de là. Pour certains, il s’agissait de coups de fusil, mais cela n’a pas été confirmé. Les policiers sont maintenant très nombreux aux alentours de ce bâtiment et il est vraiment très difficile d’obtenir la moindre information. Mais notre équipe est sur les lieux et on me dit qu’une caméra sera bientôt mise en place. »

Il faisait de plus en plus chaud dans la salle. Le soleil d’automne filtrait à l’intérieur en rais dorés. Quelqu’un alluma une cigarette. Des strates de fumée bleue glissèrent devant l’écran. Cronkite, pour l’instant, répétait les dernières informations pour meubler l’attente. Gordon se sentait oppressé, comme si l’air était maintenant trop lourd pour ses poumons. La lumière créait des reflets glauques et il lui sembla que la foule répercutait son trouble, que les têtes s’agitaient nerveusement comme sous un vent brusque et violent.

« Des personnes qui se trouvaient dans la foule autour de Deeley Plaza déclarent que deux coups de feu auraient été tirés sur la voiture présidentielle. Mais l’on parle aussi de trois et même de quatre détonations. Un de nos reporters qui se trouvait sur les lieux nous dit que les coups ont été tirés depuis le sixième étage de la bibliothèque… »

L’écran montra tout à coup un paysage d’automne en noir et blanc. La foule s’agglomérait devant un immeuble de brique. Les arbres étaient comme des dents noires sur le ciel blanc. La caméra panoramiqua jusqu’à une grande place vide et claire. Les voitures bloquaient les rues. Des gens couraient de toutes parts.

« Vous voyez à présent l’endroit où s’est produit l’attentat, dit Cronkite. Nous n’avons toujours aucune nouvelle concernant l’état du Président. Une infirmière aurait déclaré que les chirurgiens ont pratiqué une trachéotomie — c’est-à-dire qu’ils auraient incisé la trachée du Président afin de lui permettre de respirer. Ce qui semble confirmer les rumeurs selon lesquelles le président Kennedy aurait été touché sous la nuque. »

Gordon était au bord du malaise. La sueur ruisselait sur son front. Il était le seul à porter une veste et une cravate. L’atmosphère était moite, visqueuse, et le sentiment d’étrangeté qu’il avait éprouvé le moment d’avant se dissipait lentement.

« Madame Kennedy aurait été aperçue dans le couloir de la salle d’opération. Nous n’avons pas d’autre renseignement. »

Cronkite était en chemise à manches courtes. Il semblait déconcerté et anxieux.

« Nous revenons à Deeley Plaza. » À nouveau, la foule, l’immeuble de brique, et la police partout. « Oui, la police aurait fait une déclaration selon laquelle Oswald aurait été conduit hors des lieux avec une importante escorte policière. Mais personne n’a quitté semble-t-il le dépôt de la bibliothèque universitaire, du moins pas par l’entrée principale. Apparemment, Oswald a été évacué par l’une des issues arrière. Il se trouvait à l’intérieur du bâtiment depuis l’instant de sa capture, c’est-à-dire quelques minutes après l’attentat. Mais… attendez… »

Sur l’écran, la foule refluait sous la pression d’une double rangée de policiers.

« Quelqu’un quitte l’immeuble avec les policiers. Notre équipe me dit qu’il s’agirait d’une autre personne impliquée dans l’attentat, dans la capture du suspect, Lee Oswald. Je crois… Oui, je crois que je peux le voir à présent… »

C’était un adolescent, un garçon, qui marchait au milieu des policiers. Il tournait la tête de tous côtés, apparemment un peu affolé par la foule. Il portait une veste de cuir fauve et un blue-jean. Il devait bien faire 1,80 m, les cheveux bruns. Il portait des lunettes qui brillaient dans la lumière de fin d’après-midi. Son regard s’arrêta sur la caméra. Une silhouette se précipitait, micro en main. La police se porta en avant.

Une voix à demi noyée lança : « Si nous pouvions avoir une simple déclaration… »

Un inspecteur en complet apparut à l’image, secouant la tête.

« Plus tard, quand nous…

— Éh ! Attendez ! » s’exclama le garçon d’une voix tonitruante qui cloua tout le monde sur place. L’homme au complet, une main tendue vers la caméra, regarda par-dessus son épaule.

« Les flics m’ont assez emmerdé ! »

Le garçon essayait de se frayer un chemin à coups d’épaule. Les policiers se déployèrent pour repousser la foule. Il s’en prit à l’homme au complet :

« Éh ! Je suis en arrestation ou quoi ?

— Non, non, nous vous avons placé sous protection.

— O.K., c’est bien ce que je pensais. Mais ça ? Qu’est-ce que c’est ? Une caméra de télé, non ? Vous n’avez quand même pas à me protéger contre ça, non ?

— Non, mais — écoutez, Haynes — il ne faut pas que vous restiez ici, dans la rue… Il pourrait…

— Je vous ai dit que ce type était seul là-haut. Il n’y a personne d’autre. Et je veux parler aux types de la télé parce que je suis un citoyen libre, non ?

— Vous êtes mineur, commença l’inspecteur d’un ton hésitant, et c’est notre rôle de…

— De la merde, oui. Vous voyez ? » Il s’empara d’un micro. « Pas de problème. »

Plusieurs personnes applaudirent dans la foule. L’homme au complet avait l’air inquiet.

« Nous ne tenons pas à ce que vous donniez…

— Qu’est-ce qui s’est passé ? cria quelqu’un.

— Des tas de choses ! lança Hayes.

— Tu as vu l’type tirer ?

— J’ai tout vu, vieux. Et j’te l’ai étendu raide. » Il fixa la caméra. « Je m’appelle Bob Hayes. J’ai vraiment vu tout l’truc et je suis là pour vous raconter. Bob Hayes, du collège Thomas Jefferson.

— On a tiré combien de coups ? demanda une nouvelle voix.

— Trois. Je traversais le hall quand j’ai entendu le premier. Le gars d’en bas était en train de déjeuner et il m’avait envoyé chercher des magazines dans la réserve. C’est à ce moment-là que j’ai entendu la première détonation. »

Hayes s’interrompit. Visiblement, il baignait dans le bonheur.

« Et alors ? dit quelqu’un.

— Alors, j’ai su que c’était un coup de fusil. J’ai ouvert la porte et j’ai vu des os de poulet dans un carton. Comme si quelqu’un avait cassé la croûte. Et ensuite, j’ai vu le type. Il était accroupi et il visait par la fenêtre. Il avait appuyé le canon sur le rebord et il s’était calé sur des cartons.

— C’était Oswald ?

— Ça, c’est les gars qui sont là qui me l’ont dit. Moi, je lui ai rien d’mandé. »

Quelqu’un rit. Hayes était de plus en plus heureux.

« Je m’suis avancé vers le type et, boum ! le voilà qui tire encore. J’ai entendu quelqu’un crier dans la rue. J’ai pensé à rien, vraiment. J’ai pris ce cageot et je l’ai cogné avec. C’est à ce moment que le troisième coup est parti. Juste comme je lui balançais le cageot sur la tête. Je joue au foot, vous savez, et je sais comment on se paie un type.

— Tu lui as arraché le fusil ? »

Hayes sourit à nouveau.

« Bon sang, mec, sûrement pas ! Je lui ai pété la tête sur le rebord de la fenêtre, puis je m’suis reculé pour avoir un peu d’élan et je lui ai balancé un crochet à la tempe. Là, il a laissé tomber son flingue. Je lui en ai balancé un autre et il a roulé des yeux blancs. Vous voulez que j’vous dise ? Il avait salement encaissé.

— Complètement groggy ?

— Ça c’est sûr, vieux. Je m’en tire pas mal, vous savez.

— Et la police est arrivée…

— Oui, c’est ça… Quand le gars s’est écroulé, j’ai jeté un coup d’œil par la fenêtre et j’ai vu tous ces flics qui me regardaient. Alors je leur ai fait signe de venir me rejoindre. Ils ont pas perdu de temps.

— Est-ce que vous avez aperçu la Lincoln du Président ?

— Mais j’savais même pas que le Président était là. Il y avait pas mal de monde, c’est tout. Je croyais qu’il y avait une parade… Pour Thanksgiving ou je ne sais quoi. J’étais simplement là parce que notre prof de physique, M. Aiken, m’avait envoyé. »

La foule, tout autour de Hayes, était absolument silencieuse. C’était un comédien-né. Il regardait droit dans l’œil de la caméra et savait parfaitement manipuler le public.

« Est-ce que vous avez conscience d’avoir sans doute empêché que l’on attente à la vie de…

— Oui, c’est incroyable ! Formidable ! Mais, vous savez, j’me doutais vraiment de rien. Je savais même pas qu’il était en ville. Si j’l’avais su, je serais descendu dans la rue, comme tout le monde, pour le voir, lui et Jackie.

— Tu n’avais jamais vu Oswald auparavant ? Tu ne savais pas qu’il avait un fusil et que…

— Écoutez, comme je vous l’ai dit, j’étais allé chercher des magazines. M. Aiken nous donne un cours spécial de physique pendant deux jours. À propos de cet article dans Senior Scholastic. Il m’avait demandé d’en ramener des exemplaires pour le cours de l’après-midi. Il y avait quelque chose dedans sur ces signaux venus du futur et…

— Mais les coups de feu ?… Le Président a été atteint combien de fois ?

— Bon Dieu, je sais pas ! Le type a pu tirer tranquillement deux fois, c’est sûr. Je l’ai sonné juste avant le troisième coup. »

Le visage rayonnant, Hayes regarda autour de lui. L’homme au complet lui agrippa le bras.

« Je pense que ça suffit, monsieur Hayes. Il va bientôt y avoir une conférence de presse.

— Oui, d’accord », fit Hayes sur un ton affable.

Il avait perdu son élan, bien qu’il fût encore au centre de l’attention générale. « Oui… Je raconterai tout plus tard. »

D’autres questions jaillirent. Des policiers apparurent dans le champ pour protéger Hayes. Des cris, des flashes, un grondement de moto, des images vacillantes d’homme en pardessus, au visage crispé.

Gordon, un instant, crut qu’il allait défaillir. Senior Scholastic. La salle du foyer se mit à danser dans la lumière pâle et l’odeur de sueur.

Cronkite intervint à nouveau sur l’antenne de sa voix suraiguë. Une brève conférence de presse avait été improvisée au Parkland Mémorial Hospital pendant l’interview de Hayes. Malcolm Kilduff, assistant au secrétariat de presse du Président, avait décrit la blessure. Une balle avait pénétré dans la région inférieure du cou. Elle était ressortie en ne laissant qu’une blessure mineure. La blessure d’entrée, au contraire, était plus importante et saignait abondamment. Quelques décilitres de sang du groupe O, rhésus négatif, avaient été transfusés et 300 milligrammes d’hydrocortisone avaient été injectés par voie intraveineuse. Dans un premier temps, les praticiens avaient tenté d’intuber le Président pour faciliter la respiration. Cette intervention avait échoué. Le chirurgien-chef, Michael Cosgrove, avait alors décidé de pratiquer une trachéotomie. L’opération avait duré cinq minutes. Une solution saline modifiée — une solution lactée de Ringer — avait été injectée dans la jambe droite de Kennedy par cathéter. Il respirait normalement à présent, mais il était toujours dans le coma. Une lampe fluorescente avait été placée au-dessus de son front afin que les pupilles demeurent dilatées en permanence. Une sonde nasogastrique avait été introduite derrière la trachée pour éliminer tout risque de régurgitation. Des sondes thoraciques aspiraient les tissus endommagés dans les espaces pleuraux pour éviter tout collapsus pulmonaire. Le pouls était faible mais régulier. La première intervention avait été pratiquée sur la blessure de sortie, puisque le Président était allongé sur le dos. Trois docteurs l’avaient ensuite placé sur le flanc pour la phase suivante. La blessure d’entrée était deux fois plus large et constituait la principale source d’hémorragie. Elle avait été circonscrite sans difficulté. Kennedy se trouvait encore dans la salle n°1 de traumatologie au moment du communiqué de Kilduff. Son état paraissait stable. Aucune lésion cérébrale n’avait été relevée. Le poumon droit avait été frôlé et la trachée déchirée. À moins de complications ultérieures, le Président vivrait. Mme Kennedy n’avait pas été atteinte. Le gouverneur Connally était dans un état critique. Le vice-président était indemne. Les chirurgiens n’avaient encore pu se prononcer sur le nombre de coups de feu qui avaient pu être tirés mais, en tout état de cause, il était évident qu’un seul projectile avait atteint le Président.

 

Autour de la télévision, il y eut des murmures excités. Gordon prit conscience que la sensation de chaleur étouffante s’estompait, que les contours des objets, tout comme les visages, redevenaient nets. Il se fraya un passage dans la foule dense. On bavardait ferme autour de lui. Il sortit sur le porche. Sans vraiment réfléchir, il descendit jusqu’au parking et prit son short et ses tennis dans le coffre de la Chevrolet. Il se changea dans les toilettes. Quand il ressortit, il paraissait presque aussi jeune que les étudiants. Ils ne cessaient d’affluer vers le foyer dans l’espoir d’apprendre d’autres nouvelles. Gordon sentit que l’ambiance était toute différente, à présent, à la fois plus détendue, plus riche d’énergie, presque heureuse. Mais, pour l’instant, il se refusait à réfléchir.

Il s’élança sur le sable humide. La brise fraîche rejetait des mèches de cheveux dans ses yeux. Il baissa la tête sans ralentir sa course. Il regarda ses pieds qui martelaient le sable. L’eau jaillissait en gouttelettes et son talon imprimait un cercle pâle dans le sable. La plage se durcissait au rythme de sa course. Un hélicoptère passa à basse altitude.

Il contourna la ville et se dirigea vers le sud par les criques, jusqu’à Nautilus Street. Lorsqu’il entra, Penny était plongée dans des corrections. Il lui raconta les dernières nouvelles. Elle voulut aussitôt allumer la radio pour en savoir plus, mais il l’obligea à ressortir avec lui. Elle le suivit sans enthousiasme. Ils prirent par la plage et marchèrent vers le sud en silence. Penny était nerveuse, l’air sombre. La brise décoiffait les vagues, lançant des lambeaux d’écume jusqu’à la grève. Gordon observait le jeu des lames et il imaginait leur course à travers toute l’étendue du Pacifique, au gré des vents et des marées. Là-bas, au large, elles étaient profondes et rapides. Elles ralentissaient en approchant de la côte, tout en se creusant. Et puis, la crête continuait sur son erre et la vague basculait, et l’énergie venue de la lointaine Asie se brisait en turbulence.

Penny l’appelait. Elle était déjà à l’assaut des lames et il la rejoignit. Pour lui, c’était la première fois, mais il n’était pas impressionné. Ils nagèrent en attendant le prochain rouleau. Il était lent et régulier. C’était une ligne bleu sombre qui s’épaississait d’instant en instant. Gordon repéra l’endroit où elle allait se briser. Il s’élança en brasses rapides. Mais Penny le précédait déjà. Il se sentit emporté. De plus en plus vite, dans un grondement énorme. Il étendit les bras, s’inclina sur la gauche. Il dut fermer les yeux dans les embruns. Il descendit dans le creux de la vague, emporté par le mur d’eau mouvante qui déferlait sur la plage.