Markham fit un geste, renversa une partie de son verre sur la moquette grise des Renfrew et, l’air absent, frotta la tache du bout du pied comme s’il n’était pour rien dans cet incident avant de revenir à Cathy Wickham.
« Vos dernières équations ont quelques solutions bizarres. Il y a cette bonne vieille onde de probabilité pour les boucles de causalité, d’accord, mais… » Il poursuivit sur un ton calme et concentré tout en espérant au fond de son esprit que Jan serait bientôt là. Il l’avait appelée du labo lorsque Renfrew lui avait dit que c’était un peu pour fêter son départ qu’ils donnaient cette petite soirée. Renfrew avait mis tous ses espoirs de résoudre le problème du bruit dans le matériel de Brookhaven et dans l’intervention de Markham auprès des Américains.
« On dirait que ça s’est arrêté de rincer, non ? » lança-t-il en mettant le nez à la fenêtre.
Le silence et l’obscurité avaient succédé à la violence de la pluie. En revenant de Cambridge, Peterson avait dû passer la tête par là vitre baissée pour voir le portail. Markham se pencha au-dehors pour profiter du parfum de la terre détrempée. Le monde semblait noyé. Des graines de sycomores tombaient en spirales sur les buissons humides.
Marjorie Renfrew tournait autour du triangle Peterson-Wickham-Markham, incapable de se joindre au bavardage scientifique des trois hommes. John Renfrew se déplaçait dans la pièce, déposant de petits plateaux de biscuits à moins d’un centimètre du centre de chaque tablette. Son visage était rouge, comme s’il avait déjà trop bu.
On sonna à la porte. Personne n’avait entendu arriver une voiture. Marjorie se précipita. Elle avait l’air soulagée. Markham l’entendit babiller dans le hall :
« Quelle soirée ! Est-ce que ce n’est pas affreux ? Entrez, entrez… Vous n’avez pas d’imperméable ? Mais il en faut toujours un dans ce pays. En tout cas, je suis bien heureuse que Greg ait réussi à vous joindre à la dernière minute. Je suis absolument cernée par nos savants et j’ai besoin de parler à quelqu’un. »
Il entrevit la silhouette de Jan. La pluie s’égouttait derrière elle, sous le porche. Marjorie referma la porte d’un coup d’épaule.
« Chérie… » Il l’embrassa avec une tendresse désinvolte. « Viens te sécher un peu… »
Il ignora Marjorie qui continuait de papillonner autour d’eux et entraîna Jan vers le living.
« Un vrai feu de cheminée ! s’exclama-t-elle. C’est merveilleux !
— Je pensais que ça ferait plus joyeux, dit Marjorie, mais en vérité c’est presque déprimant. On se croirait en automne et nous sommes encore en août, n’est-ce pas ? On dirait bien que le temps est détraqué.
— Est-ce que tu connais tout le monde ? dit Greg. Voici Cathy Wickham. »
Cathy était assise sur le sofa, à côté de Renfrew, et elle inclina la tête à l’intention de Jan.
« Ah, il doit faire bon en Californie, à présent, non ?
— Et voici Ian Peterson. Ian, ma femme, Jan. »
Peterson lui tendit la main.
« Comment se passe l’expérience ? demanda Jan à la cantonade.
— Grands dieux, ne partons pas déjà là-dessus ! fit Marjorie. J’espérais que nous pourrions parler d’autre chose, maintenant que vous êtes là.
— Ni bien ni mal, dit Greg sans se soucier de Marjorie. Nous avons toujours beaucoup de bruit mais l’explication de Cathy en ce qui concerne le spectre et le niveau de bruit me paraît séduisante. Si John a de meilleurs équipements électroniques, il arrivera peut-être à se tirer de ce problème.
— Je suis surprise que Peterson n’ait pas arrangé cela rien qu’en claquant des doigts », dit Cathy d’un ton acerbe.
Toutes les têtes se tournèrent vers elle. Elle jouait nerveusement des maxillaires.
« On surestime mon omnipotence, dit calmement Peterson.
— Très impressionnant : c’est la queue de la science qui fait bouger le chien de la C.I.A.
— Je ne suis pas certain de vous comprendre.
— Les gens devraient remettre les dossiers là où ils les ont trouvés.
— Je ne suis pas certain de…
— Vous comptez vraiment vous en tirer toujours avec cette formule ? »
Marjorie était paralysée par l’horreur.
« Vous voulez boire quelque chose, Jan ? » dit-elle enfin, désespérément, d’une voix un peu trop forte.
La réponse sèche de Peterson couvrit la voix douce de Jan.
« En Angleterre, miss Wickham, nous persistons à croire que discrétion et civilité facilitent les rapports sociaux.
— Docteur Wickham, si nous devons nous montrer formalistes, monsieur Peterson.
— Oui, bien sûr, docteur », dit Peterson.
Dans sa bouche, le mot était une insulte et Cathy se redressa, roide de fureur.
« Les gens de votre sorte ne supportent pas qu’une femme soit autre chose qu’une baiseuse sans cervelle, n’est-ce pas ?
— Je puis vous assurer que tel n’est pas le cas en ce qui vous concerne », fit Peterson d’un ton suave.
Il se tourna vers Renfrew qui avait l’expression de l’homme qui souhaiterait se trouver à mille kilomètres de là.
Markham sirotait son verre en suivant les événements avec un évident intérêt. C’était tout de même mieux que les insipides bavardages habituels.
« C’est drôle, ce n’est pas du tout l’impression que j’ai eue cet après-midi, fit Cathy qui ne démordait pas. Mais sans doute n’avez-vous pas appris à accepter les refus ? »
Peterson serra son verre à tel point que ses phalanges devinrent blanches. Il se retourna lentement. « Mon Dieu ! dit faiblement Marjorie.
— Vous aurez mal compris mes paroles, docteur Wickham. C’est là un sujet auquel je ne me risquerais pas avec une femme de votre… euh… bord. »
Durant un instant, il n’y eut pas un geste, pas un mot. John Renfrew vint alors se planter devant la cheminée, tenant sa chope de bière bien en main. Ainsi, l’air grave, il était le parfait squire anglais.
« Écoutez, ceci est ma maison et je tiens à ce que mes hôtes s’y comportent de façon civile.
— Vous avez tout à fait raison, lança aussitôt Peterson. Veuillez m’excuser. Mettons qu’il s’agissait d’une provocation difficilement supportable. »
Du coup, c’était Cathy Wickham qui faisait mauvaise figure.
« Seigneur ! fit-elle avec accablement. John, je suis désolée de m’être ainsi emportée chez vous. Mais ça m’a fait tellement plaisir d’être grossière avec lui…
— Ça suffit, dit John en levant sa chope. N’en parlons plus.
— Bien joué, John, fit Jan. Bravo, vous défendez vos droits. Maintenant, pourrais-je avoir ce verre ?… »
Elle lui souriait. Le cercle rigide se brisa et la tension se dissipa. Il prit Jan par l’épaule et, ensemble, ils s’approchèrent du buffet. Peterson engagea la conversation avec Marjorie tandis que Greg prenait place sur le sofa au côté de Cathy.
« Là, je crois que je me suis cassé la figure, dit-elle d’un ton enjoué. Mais ces deux minutes valaient quand même la peine.
— Il vous a vraiment fait des avances ? demanda Greg. J’étais là et je n’ai rien remarqué. »
Jan se joignit à eux, perchée sur une extrémité du sofa.
« Vous plaisantez ou quoi ? s’exclama Cathy en riant. Bien sûr qu’il m’a fait des avances.
— On dit bien qu’on ne perd rien à essayer mais — comme ça, directement…
— Oh ! mais il s’est montré très discret, très subtil ! Il s’est donné de la marge pour un refus aimable, pour sauver son ego, tout ça… Il est tellement vaniteux. Mais Jan n’est pas d’accord avec moi, n’est-ce pas ?
— Éh bien… non. Je crois que vous créez des problèmes à John et Marjorie. Je partage votre opinion à son égard mais…
— Ça c’est fascinant ! s’exclama Greg. Vous voilà en train de planter vos griffes dans ce pauvre malheureux.
— Pauvre malheureux ? Cette espèce de serpent à qui tout réussit et qui se pavane avec son mépris des femmes ? Vous allez prendre son parti ?
— Il méprise les femmes ? demanda Greg, surpris. J’aurais plutôt pensé exactement le contraire. »
Jan et Cathy échangèrent un regard.
« Il nous déteste toutes. Et il ne peut pas supporter un refus de la part d’un être inférieur. Pourquoi croyez-vous qu’il ait insinué que j’étais homo ?
— Vous l’êtes ? »
Elle haussa les épaules.
« À vrai dire, je suis bisexuelle mais… oui, disons que j’ai tendance à préférer les femmes. Éh, ne regardez pas mais notre cher Ian est en train de draguer notre bonne hôtesse. Elle rougit comme une folle. »
Markham se tourna légèrement pour voir.
« Nom de Dieu, j’imagine déjà la chose. Moi, elle ne me fait aucun effet. Et puis, elle doit parler tout le temps.
— Qui est-ce qui est vache, maintenant ? dit Cathy. Au moins, elle a l’air parfaitement hétéro. Tout ce qu’il faut à notre petit Peterson pour soigner son ego blessé. Après, ce sera le tour de Jan. »
Jan haussa un sourcil. « Quoi ? Avec Greg dans la même pièce ? De toute façon, il doit bien sentir qu’il ne m’attire pas particulièrement.
— Et vous croyez que ça suffirait à l’arrêter ? Allez donc lui dire un mot — je parie que dans les cinq minutes il vous fera des propositions. Et alors, vous pourrez le moucher. »
Jan secoua la tête. « Je préférerais ne pas tenter l’expérience.
— Seigneur, c’est vraiment trop, dit Greg. Il n’est certainement pas aussi mauvais que vous le dites. »
Cathy le foudroya du regard. « Allez vous faire fiche. Je vais aller bavarder de son expérience avec John. »
Elle se leva et s’éloigna d’eux.
« Éh bien ? demanda Greg.
— Éh bien quoi ?
— Tu ne penses pas qu’elle en fait trop avec Peterson ? Tu crois vraiment qu’il a essayé de la draguer ?
— J’en suis sûre. Mais je pense que ce qui l’irrite avant tout, c’est d’être arrachée à son travail par quelqu’un qui ne la traite pas du tout comme une scientifique. Et puis, ce n’est jamais agréable d’apprendre que n’importe qui a pu éplucher votre dossier personnel.
— Bah, laisse tomber. Si je le compare aux autres, Peterson me paraît le type le plus sensé de cette soirée. Renfrew est totalement apathique dès qu’on le sort de son labo, Marjorie est idiote et Cathy une vraie peste… Doux Jésus, tu es vraiment la seule à être normale… avec moi.
— Et toi-même, tu es un peu bizarre, fit Jan. Mais je pensais que tout se passait bien pour l’expérience. Tu avais l’air plutôt optimiste. Pourquoi sont-ils tous comme ça, alors ?
— Tu as raison : on est tous très nerveux, non ? Je crois que ce n’est pas à cause de l’expérience. Personnellement, je n’ai pas vraiment envie de m’envoler pour Washington.
— Comment ?
— Bon, d’accord, bien sûr… Je n’ai pas eu encore le temps de te le dire mais… je te verse un autre verre et je te raconte tout.
— Mais nous avions projeté de…
— Je sais, mais ça ne prendra que quelques jours… »
Tandis que Jan et Greg réglaient leurs problèmes conjugaux, les autres évitaient prudemment le sofa. Quand ils eurent retrouvé leur calme, ils se replongèrent dans le murmure des conversations et la musique de l’accent britannique, avec ses accents toniques et ses a prolongés. Cathy Wickham s’était risquée hors du patio pour annoncer à son retour, dans l’indifférence générale due au climat nerveux, que la pluie avait cessé. Peterson et Renfrew bavardaient avec une bonne humeur artificielle qui semblait leur nouer la gorge. Leur ton était trop aigu et leur débit bizarrement haché. Par instants, Marjorie intervenait entre deux phrases avec un pépiement d’oiseau perdu. Peterson racontait l’énorme scandale qui avait entouré le sauvetage des rhinocéros de Java et Sumatra. Le Conseil mondial avait décidé de détourner le budget prévu pour le flétrissement. L’éco-inventaire était à la base de cette décision qui faisait partie intégrante du plan de stabilisation destiné à la sauvegarde des espèces animales. La seule espèce en trop, bien sûr, était l’espèce humaine. Les décisions du Conseil avaient été accueillies avec enthousiasme par les partisans de l’environnement qui s’étaient bien gardés de remarquer que, au niveau zéro des ressources, cette dernière mesure signifiait encore un peu moins de terre, encore un peu moins d’argent pour les hommes.
« Question de choix », dit Peterson d’un ton lointain en faisant tourner son verre entre ses doigts. Et tous de l’approuver en silence.
« Non, non, ça suffit, dit Greg à Marjorie Renfrew. Ne parlons plus de cette scène entre Cathy et Ian. Ça ne veut rien dire. Nous avons tous les nerfs à cran, c’est tout. »
Ils se tenaient dans le patio, à la lisière du cercle de lumière.
« Mais les scientifiques sont moins émotifs. C’est ce que je pensais… Et de les voir s’empoigner…
— D’abord, Peterson n’est pas un scientifique. Ensuite, cette histoire d’émotion est une légende bien commode. Je suis certain que Newton et Hooke étaient verts de rage quand ils se sont battus à propos de la raison inverse du carré de la distance. Mais il fallait deux semaines pour un échange de courrier. Newton a eu tout le temps de préparer sa réponse. La discussion restait sur un certain niveau, tu comprends ? Tandis que de nos jours, dès qu’un chercheur écrit une lettre, il la fait publier. Plus le temps d’interaction s’abaisse, plus les tempéraments s’échauffent. Pourtant…
— Tu ne penses quand même pas que ça explique toute cette irritation qu’on sent en ce moment ? demanda Marjorie d’un ton avisé.
— Non, il y a autre chose. J’ai l’impression que… » Greg secoua la tête. « Oh ! merde ! Je ferais mieux de rester dans le domaine de la physique. Et même… nous ignorons encore ce qui est fondamental.
— Vraiment ? Mais pourquoi ?
— Éh bien, prenons par exemple le simple fait que les électrons ont la même masse et la même charge. Tout comme les antiparticules, les positrons. Bien sûr, on peut toujours parler de champs et de fluctuations du vide, etc., mais la vieille idée de Wheeler me plaît : ils ont une masse identique parce qu’ils sont tous une même particule. »
Marjorie sourit. « Comment cela est-il possible ?
— Il y a un seul et unique électron dans l’univers, vois-tu. Un électron qui remonte le Temps ressemble à son antiparticule, le positron. Prends un électron qui rebondit à travers le Temps, en avant, en arrière. Tout est produit par cette particule : les chiens et les dinosaures, les pierres et les étoiles.
— Mais pourquoi remonterait-il le Temps ?
— À la suite de la collision avec des tachyons ? Je ne sais pas. » La bonne humeur de Greg semblait s’effriter. « Mon idée, c’est que le fondement de toute chose est vacillant. Même la logique a des trous. Toutes les théories sont basées sur des images du monde — des images humaines. »
Il leva les yeux et Marjorie suivit son regard. Les constellations scintillaient dans le ciel. Un avion bourdonnait dans le lointain. Ils distinguaient ses feux de fuselage.
« Je préfère les choses anciennes, bien solides, risqua Marjorie d’une voix ténue.
— C’est ça, fit Greg avec un rictus, un petit méson à la campagne. Mais non ! Il faut bien aller de l’avant. Mais d’abord, rentrons… »
Markham s’approcha de la fenêtre et observa le ciel qui s’éclaircissait. « Je me demande quel genre de nuages nous a arrosés ? » murmura-t-il. Son regard se porta sur la cour plongée dans l’ombre et il s’exclama soudain : « Hé ! Qui sont ces types ? »
Renfrew vint le rejoindre. « Mais… ils sont dans le garage ! »
Markham le regarda. Il repensait à l’homme de l’arrêt de bus. « Qu’est-ce qu’il y a, là-dedans ? »
Renfrew hésita sans quitter des yeux les silhouettes qui ouvraient la porte en silence. « Des outils, de vieux trucs…
— Mes conserves ! s’exclama Marjorie. Je les ai rangées là-bas, avec les confitures et tout…
— C’est ce qu’ils cherchent, dit Markham d’un ton péremptoire.
— Sûrement les squatters du coin, marmonna Renfrew. Marjorie, appelle la police.
— Ô Seigneur ! fit-elle sans bouger.
— Appelle la police, répéta John en la prenant par l’épaule.
— Je vais le faire, dit Jan brusquement. Elle partit en courant.
— On va les virer, dit Markham en s’emparant d’un tisonnier avec la plus grande désinvolture.
— Non, dit John, la police…
— Ils seront partis depuis longtemps. Allons-y ! »
Markham avait déjà ouvert la porte.
« Ils sont peut-être armés », remarqua Peterson.
Mais Markham s’était élancé sur la pelouse. Renfrew le suivit.
« Hé ! Tirez-vous ! »
La voix venait du garage.
« Allez ! » cria Markham en sprintant.
Dans l’ombre du garage, il distinguait une silhouette qui soulevait un carton. Deux autres s’éloignaient, les bras chargés. Ils hésitèrent en découvrant Markham. Il s’arrêta, leva le tisonnier et cria en direction de la maison : « John ! Tu as ton revolver ? »
Ils s’élancèrent dans l’allée. Greg parvint à leur barrer la route du portail. D’un geste violent, il fit siffler le tisonnier. Les deux hommes s’arrêtèrent une nouvelle fois, puis reculèrent lentement, cherchant un chemin de fuite possible dans les haies.
Renfrew s’était lancé à la poursuite du troisième, qui le feinta brusquement et lui échappa. Au même instant, Cathy Wickham dévala les marches du perron tandis que Renfrew dérapait sur l’herbe humide avec un juron.
L’homme se retourna brièvement et accéléra son allure. Cathy Wickham, qui ne parvenait pas à distinguer une ombre de l’autre, se figea sur place. L’homme entra en collision avec elle et, ensemble, ils roulèrent sur les dalles.
Markham continuait de brandir le tisonnier comme une épée. Le seul bruit suffisait à immobiliser ses deux adversaires qui, dans l’obscurité, ne pouvaient mesurer ses mouvements. Pas plus que Markham, d’ailleurs. Il se demanda s’il devait les charger maintenant. Les armées ignorantes s’affrontent la nuit, songea-t-il avant de crier : « Votre copain a eu son compte ! »
Les deux autres se retournèrent d’un même mouvement. Un faisceau de lumière venu de l’intérieur de la maison faisait scintiller la pelouse, découpant l’image nette de Renfrew qui essayait de remettre sur pied le premier homme en disant : « Mais qu’est-ce que vous… »
Markham fit un pas en avant et, très calmement, lança le tisonnier dans la jambe de son adversaire le plus proche.
Il y eut un craquement et l’homme s’effondra en gémissant. Son compagnon battit aussitôt en retraite. Il coupa à travers la pelouse. Markham fit rapidement le compte. Deux hommes neutralisés, un troisième en fuite.
« Attention, Greg ! Il a un couteau ! » lança Cathy Wickham.
Au milieu de la pelouse, cloué dans la lumière, l’homme s’arrêta et se retourna. Une lame brilla dans sa main.
« Laissez tomber ! » cria-t-il en haletant.
Markham s’avança en brandissant son tisonnier. Le sifflement attira l’attention de l’autre à l’instant précis où Peterson arrivait à la rescousse.
« Laissez-le filer, dit-il à Markham.
— Merde, non !
— Mais ça ne vaut pas le coup de risquer…
— On les tient !
— Hé ! Il fiche le camp ! »
Celui qui était allongé dans l’allée avait réussi à ramper jusqu’au portail. Il se redressa brusquement et disparut en boitillant.
« Nom de Dieu ! grommela Markham. Il ne fallait pas le quitter des yeux !
— Inutile d’en faire un drame, déclara Peterson d’un ton réservé. La police sera bientôt là. »
Markham regarda Renfrew.
« Éric ! » lança l’homme au couteau. « Fonce ! »
Avant que Markham ait eu le temps de s’en rendre compte, les deux hommes couraient déjà. Le premier, qui venait d’échapper à Renfrew, plongea vers le garage. Markham le suivit. Puis il hésita sur le seuil. Dans l’obscurité, il ne distinguait aucun mouvement. L’homme resurgit. Il tenait quelque chose de long. Prudemment, Markham fit quelques pas en arrière. Du coin de l’œil, il vit que l’homme au couteau se dirigeait vers le portail. Oui, la manœuvre était élémentaire. Celui qui sortait du garage brandissait un râteau. Il visa la tête de Markham qui esquiva et battit encore en retraite.
« Nom de Dieu ! est-ce que quelqu’un… »
À la même seconde, les deux hommes se ruèrent vers la sortie. Markham évita le râteau de justesse et, en hurlant : « Salauds ! » il lança le tisonnier de toutes ses forces.
Furieux, il les entendit s’éloigner.
« Inutile de leur courir après, dit Renfrew qui venait de surgir à son côté.
— Oui, fit Cathy Wickham. Laissons faire la police, Greg.
— Oui, O.K. » marmonna-t-il.
Lentement, ils regagnèrent la maison. Après quelques instants de silence, tout le monde se mit à bavarder et à commenter l’incident. Markham remarqua que ceux qui étaient restés à l’intérieur et qui avaient tant bien que mal observé la scène avaient des points de vue différents sur les détails. Ils pensaient que Renfrew avait réussi à maîtriser son homme alors que l’autre, en fait, s’était contenté d’attendre une occasion de s’éclipser. La relativité de l’expérience, se dit-il. Il avait encore le souffle court, le sang chargé d’adrénaline.
Ils entendirent enfin le bruit de la sirène.
« La police, commenta Peterson. Toujours trop tard, comme d’habitude. Bon, écoutez, je vais me retirer avant qu’ils ne soient là. Je n’ai pas envie de répondre à leurs questions pendant la nuit. De toute manière, c’est vous les héros de la soirée. Merci et au revoir tout le monde. »
Markham le regarda s’éloigner. Il pensait à la réaction qu’ils avaient tous eu en apercevant les silhouettes près du garage. Sans même prendre le temps de réfléchir, ils avaient décidé qu’il ne pouvait s’agir que de cambrioleurs. Sans la moindre hésitation, sans que quiconque ait suggéré qu’ils pouvaient se tromper, que ces « cambrioleurs » pouvaient être des gens qui s’étaient égarés. Vingt ans auparavant, les choses se seraient passées différemment…
Dans le salon, les autres portaient un toast à la voiture de police qui arrivait.