CHAPITRE XVI

La petite fourgonnette blanche

 

Mma Ramotswe n’aimait pas rouler de nuit. Conduire ne lui faisait pas peur, mais elle savait qu’il existait la nuit sur les routes un danger contre lequel on ne pouvait rien, aussi prudent fût-on : le bétail errant. Les vaches aimaient rester au bord des routes et, lorsqu’elles voyaient arriver une voiture, elles traversaient soudainement, comme pour découvrir ce qui se cachait derrière les phares. Peut-être pensaient-elles qu’il s’agissait de torches tenues par leurs propriétaires et venaient-elles voir si ceux-ci ne leur apportaient pas de la nourriture. Peut-être cherchaient-elles un peu de chaleur et prenaient-elles les phares pour le soleil. Peut-être aussi ne songeaient-elles à rien de particulier, ce qui était possible avec le bétail, tout comme avec certaines personnes, d’ailleurs.

Barbara Mooketsi comptait parmi les nombreuses connaissances de Mma Ramotswe qui étaient entrées en collision avec une bête la nuit. En revenant de Francistown, un soir, elle avait percuté une vache au nord de Mahalapye. Le malheureux animal, qui était noir, et donc presque invisible dans l’obscurité, avait été soulevé par le choc et avait pénétré dans la voiture par le pare-brise. L’une de ses cornes avait éraflé Mma Mooketsi à l’épaule et elle l’aurait tuée si la conductrice avait été assise dans une autre position. Mma Ramotswe était allée lui rendre visite à l’hôpital et elle avait vu, sur son visage et ses bras, des myriades de petites plaies dues aux bris de glace. C’était le danger de conduire de nuit et cela avait suffi à la dissuader de le faire en règle générale. Bien sûr, les choses étaient différentes en ville. On n’y croisait pas de bêtes vagabondes, même s’il arrivait que du bétail venu de la campagne environnante s’aventure dans la banlieue de Gaborone et y provoque des accidents.

Mma Ramotswe avait à présent quitté la ville et elle scrutait l’obscurité qui s’étendait devant elle afin d’y repérer les obstacles. Elle ne roulait pas sur une vraie route, mais sur une piste ménagée dans la terre rouge et minée de canyons miniatures creusés par les pluies. La famille de Note habitait avec une vingtaine d’autres dans un village situé à l’extrémité de cette piste, un lieu à mi-chemin entre ville et campagne. Certains des jeunes qui vivaient là travaillaient à Gaborone et, chaque matin, ils gagnaient à pied la grand-route pour prendre le minibus qui conduisait en ville. D’autres habitaient Gaborone et revenaient le week-end pour se transformer en villageois, s’occuper du bétail et labourer quelques maigres lopins de terre.

Mma Ramotswe se demanda si elle reconnaîtrait la maison des parents de Note. Il était tard pour des villageois et peut-être les lumières seraient-elles déjà éteintes. Dans ce cas, il lui faudrait rebrousser chemin et rentrer chez elle. Il était également possible que Note ne fût pas là, qu’il séjourne quelque part en ville. Tout en envisageant ces diverses hypothèses, elle songea que son idée de venir ici était ridicule. Elle était là, à la recherche d’un homme qui lui avait gâché plusieurs années de sa vie, prête à lui remettre une somme d’argent gagnée à la sueur de son front, afin qu’il réalise un projet absurde, et tout cela par peur. Pourtant, elle était forte, pleine de ressource, elle avait bataillé pour créer son agence à partir de rien et prouvé en une multitude d’occasions qu’elle savait tenir tête aux hommes. Mais pas à cet homme-là. Cet homme-là était différent. Face à lui, elle se sentait insignifiante, et tel avait toujours été le cas. C’était une curieuse expérience : il lui semblait être redevenue très jeune, pleine d’incertitude et de crainte.

Elle atteignit la première maison, une construction brune qui se détacha dans les phares vacillants de la petite fourgonnette blanche. Si sa mémoire était bonne, la maison des Mokoti était la quatrième. Elle la découvrit quelques instants plus tard, telle que dans son souvenir : une petite bâtisse blanchie à la chaux composée de quatre pièces communicantes, flanquée d’un appentis, avec une vieille réserve à grain au bord de la cour. Une lumière brillait dans la pièce principale.

Elle éteignit le moteur. Il était encore temps de repartir si elle le décidait, de faire demi-tour et de rentrer chez elle. Encore temps de déchirer le chèque qu’elle avait préparé – le chèque de banque de dix mille pula, payable au porteur. Encore temps de résister à Note et de le mettre au défi d’aller trouver la police, après quoi elle pourrait repartir et se libérer de son fardeau en avouant tout à Mr. J.L.B. Matekoni, qui comprendrait certainement. C’était un homme d’une infinie bonté, qui savait que les gens oubliaient parfois de faire des choses importantes, comme obtenir un divorce avant de se remarier.

Elle ferma les yeux et prit une profonde inspiration. Elle avait conscience de ce qu’il aurait convenu de faire en ce moment précis, mais elle sentait au fond de son être cette partie d’elle-même qui avait survécu à toutes ces années, cette partie qui n’avait pas la force de résister à Note et qui l’attirait vers cet homme comme la lumière attire le papillon de nuit. Ce fut cette partie-là qui la propulsa à la grille, puis à la porte de la maison.

On mit un certain temps à lui ouvrir, et lorsqu’on le fit, ce fut avec précaution, en restant prêt à la refermer aussitôt. Mma Ramotswe aperçut une silhouette qu’elle ne distingua pas tout d’abord, puis elle reconnut sa belle-mère et tressaillit. Celle-ci avait pris de l’âge et se tenait voûtée, mais c’était bien la même femme, qu’elle n’avait pas revue depuis des années et qui la reconnut elle aussi, après une légère hésitation.

Pendant un moment, ni l’une ni l’autre ne parla. Il y avait tant à dire et Mma Ramotswe aurait sans doute éclaté en sanglots si elle s’était lancée dans un discours, mais elle n’était pas venue pour cela et cette femme ne le méritait pas. Bien sûr, elle avait toujours défendu Note et fermé les yeux sur ce qui se passait, mais quelle mère aurait avoué devant autrui – ou se serait avoué à elle-même – que son propre fils était capable d’une telle cruauté ?

Au bout d’une minute, la vieille femme s’effaça en hochant la tête.

— Entrez, Mma, dit-elle.

Mma Ramotswe s’exécuta et, aussitôt, l’odeur lui monta aux narines. C’était l’émanation de la pauvreté, d’une existence passée à tenter de joindre les deux bouts, l’odeur du charbon de bois utilisé avec parcimonie, des vêtements que l’on ne lave guère par manque de savon. Elle regarda autour d’elle. Elle se tenait dans une pièce qui servait à la fois de cuisine et de salle de séjour. Une ampoule nue créait un halo au-dessus d’une table, sur laquelle étaient posés un pot de confiture à moitié vide et deux couteaux, ainsi qu’une nappe pliée. Sur une étagère, de l’autre côté, s’empilaient quelques assiettes en fer-blanc près de casseroles et de marmites. Une page de magazine avait été épinglée au mur.

Elle était venue souvent dans cette maison. Des années s’étaient écoulées depuis et elle ressentait à présent l’effet habituel produit par le souvenir, l’impression que les lieux s’étaient rétrécis, qu’ils étaient plus pauvres et plus délabrés qu’autrefois. C’était comme si l’on regardait les choses de très loin, et que tout était plus petit. Elle tenta de se souvenir exactement de sa dernière visite, mais c’était il y avait longtemps et les épisodes douloureux avaient été effacés.

— Je suis désolée d’arriver chez vous si tard, déclara Mma Ramotswe.

Elle parlait avec respect, parce qu’elle s’adressait à une vieille femme et qu’il importait peu que ce fût la mère de Note Mokoti. C’était une Motswana âgée et cela seul comptait.

La femme baissa les yeux sur ses mains.

— Il n’est pas là, dit-elle. Note n’est pas là.

Mma Ramotswe ne répondit rien. À l’extrémité de la salle, deux portes communiquaient avec le reste de la maison, les chambres. Elles étaient fermées.

Mma Mokoti suivit son regard.

— Non, insista-t-elle. Il n’y a que mon mari dans une chambre et, dans l’autre, nous avons une locataire, une jeune femme qui travaille pour le gouvernement. Elle paie pour loger ici. C’est tout.

L’idée que la mère de Note eût perçu ses doutes gêna Mma Ramotswe.

— Je vous crois, Mma, assura-t-elle. Pouvez-vous me dire où le trouver ?

La vieille femme esquissa un geste vague en direction de Gaborone, puis laissa retomber sa main.

— Quelque part en ville. Il loge en ville.

— Mais vous ne savez pas où ?

Mma Mokoti soupira.

— Non. Il est venu nous voir et il a dit qu’il reviendrait. Mais je ne sais pas quand.

Elle murmura encore quelques mots que Mma Ramotswe ne parvint pas à distinguer, puis releva la tête vers sa visiteuse et Mma Ramotswe remarqua ses yeux embués, avec leur iris sombre et leur blanc laiteux et terne. Ce n’étaient pas les yeux d’une personne malveillante, mais ceux d’une femme qui avait vu beaucoup de choses et fait son possible pour tirer parti d’une existence pénible. Des yeux comme on pouvait en rencontrer partout, à toutes les époques, ceux de gens qui menaient une vie difficile et qui parvenaient à conserver leur dignité humaine face aux souffrances et aux privations.

Mma Ramotswe n’aurait pu dire ce qui la poussa à parler à ce moment-là. Une chose était sûre, ses paroles n’avaient pas été préméditées.

— Je voudrais que vous sachiez, Mma, commença-t-elle, je voudrais que vous sachiez que je ne vous en veux pas, ni à vous ni à Note. Tout cela s’est passé voilà longtemps. Ce n’était pas votre faute. Et puis, il y a des choses, chez votre fils, dont vous pouvez être fière. Oui. Sa musique. C’est là un don magnifique et il rend les gens heureux. Vous pouvez en être fière.

Le silence s’installa. Mma Mokoti contemplait de nouveau ses mains. Puis elle se détourna et fixa l’étagère où étaient posées les casseroles.

— Je ne voulais pas qu’il se marie avec vous, déclara-t-elle à mi-voix. Je me suis disputée avec lui. Je lui ai dit que vous étiez trop jeune, que vous n’étiez pas prête pour la vie qu’il menait. Et puis, il fréquentait une autre fille. Vous ne le saviez pas, hein ? Il y avait une autre fille, et elle a eu un bébé de lui. Elle était déjà là quand il vous a rencontrée. Il était même marié avec elle.

Mma Ramotswe demeura immobile. Dans l’une des chambres, un homme toussa. À l’époque, elle avait soupçonné Note de fréquenter d’autres femmes, mais pas une fois elle n’avait imaginé qu’il pût être marié. Cela change-t-il quoi que ce soit ? se demanda-t-elle. Quel sentiment devrais-je éprouver ? Ce n’était qu’un mensonge de plus, une dissimulation parmi tant d’autres, et cela ne devait pas la surprendre. Tout ce qu’il lui avait dit était mensonge, semblait-il. Cet homme n’était pas capable de vérité.

— Savez-vous qui était cette fille ? interrogea-t-elle.

Elle avait posé la question sans réfléchir et elle n’était pas sûre de souhaiter connaître la réponse. Mais elle avait besoin de dire quelque chose.

Mma Mokoti lui refit face.

— Je crois qu’elle est morte, répondit-elle. Et moi, je n’ai jamais vu ce bébé. C’est mon petit-fils, mais je ne l’ai jamais vu. C’est bien triste.

Mma Ramotswe fit un pas vers la vieille femme et l’entoura de son bras. L’épaule était rigide et osseuse.

— Il ne faut pas être triste, Mma, dit-elle. Vous avez travaillé dur. Vous avez fait de cette maison un vrai foyer pour votre mari. Vous ne devez pas être triste pour ces choses-là. Et le reste n’a pas d’importance, n’est-ce pas ?

La vieille femme demeura un long moment silencieuse et Mma Ramotswe garda le bras autour de ses épaules. C’était une impression étrange : sentir, tout près, le souffle de l’autre, un souffle qui nous rappelle que nous partageons tous le même air et que nous sommes infiniment fragiles. Au moins, il y avait assez d’air dans le monde pour que chacun pût respirer. Au moins, les gens ne se battaient pas pour cela. Il serait difficile aux riches de priver les pauvres d’air, même s’ils parvenaient à les priver de beaucoup d’autres choses. Les Noirs, les Blancs : un seul et même air…

La vieille femme releva soudain la tête vers elle.

— Votre père, lança-t-elle. Je me souviens de lui, le jour du mariage. C’était un homme très bon, hein ?

Mma Ramotswe sourit.

— Oui, un homme très bon. Il est décédé à présent, vous le savez peut-être. Mais je continue d’aller sur sa tombe, là-bas, à Mochudi. Et je pense à lui tous les jours.

La vieille femme hocha la tête.

— C’est bien.

Mma Ramotswe retira son bras avec douceur.

— Je dois partir maintenant, déclara-t-elle. Je dois rentrer chez moi.

Elle dit au revoir à Mma Mokoti, qui la raccompagna jusqu’à la porte, pour sortir dans la nuit et regagner la petite fourgonnette blanche garée non loin. Le moteur démarra au quart de tour, comme toujours puisqu’il était entretenu par Mr. J.L.B. Matekoni, et peu après, elle négociait son chemin sur la mauvaise piste, le chèque non remis en sûreté dans sa poche. Elle savait désormais qu’elle ne le donnerait pas, à cause de cette conversation qu’elle avait eue avec Mma Mokoti. Ainsi, Note était marié lorsqu’il l’avait rencontrée. Eh bien, si tel était le cas, on pouvait se poser la question : avait-il divorcé ?

 

Elle avait presque atteint l’extrémité de la piste lorsque la petite fourgonnette blanche rendit l’âme. La fin se produisit soudainement, comme chez une personne frappée d’une crise cardiaque ou d’une attaque, sans prévenir, au moment où l’on s’y attendait le moins. Et il était clair que Mma Ramotswe n’avait pas songé une seconde à l’éventualité d’une panne mécanique. Ses pensées étaient accaparées par la conversation qu’elle venait d’avoir avec Mma Mokoti. La visite avait été douloureuse, du moins au début. Il lui avait été pénible de retourner dans cette maison, où s’était déroulé, elle s’en souvenait à présent, un épisode particulièrement violent. C’était un dimanche, tous deux étaient seuls dans la maison ; Note était ivre et s’était jeté sur elle avec une brutalité perverse. Pourtant elle se félicitait d’y être retournée et d’avoir pu parler à la vieille femme. Même si celle-ci ne lui avait pas révélé cette information sur son fils, cela leur aurait de toute façon fait du bien à l’une et l’autre. Pour la mère, il y aurait peut-être du soulagement à savoir que Precious Ramotswe ne lui gardait pas rancune et avait pardonné à son fils. Cela ferait un souci de moins, dans une vie qui devait en être pleine. Et de son côté à elle, les paroles qu’elle avait dites à la mère ne lui avaient pas coûté grand-chose et elle se sentait mieux à présent. Et puis, il y avait cet immense soulagement à l’idée qu’elle ne s’était peut-être pas rendue coupable de bigamie. Si Note était encore marié quand il l’avait épousée, leur mariage n’avait aucune valeur. Ce qui signifiait que son union avec Mr. J.L.B. Matekoni était parfaitement légale.

Elle songeait à cela lorsque le moteur de la petite fourgonnette blanche s’arrêta tout à coup. Elle ne roulait pas vite à ce moment-là, à peine quinze kilomètres à l’heure sur cette surface irrégulière, mais le véhicule s’immobilisa très vite et le moteur se tut.

Mma Ramotswe crut d’abord à une panne d’essence. Toutefois, elle n’avait fait le plein que quelques jours plus tôt et lorsqu’elle regarda le tableau de bord, elle vit que le réservoir était encore à moitié plein. Cette hypothèse était donc à exclure. Ce ne pouvait non plus être une panne électrique, puisque les phares illuminaient toujours la piste devant elle. Le problème, se dit-elle, venait donc du moteur.

Gagnée par l’inquiétude, elle coupa le contact puis tenta de redémarrer. Le bruit du starter se fit entendre, mais rien d’autre ne se produisit. Elle réessaya, avec le même résultat.

Mma Ramotswe éteignit les phares et sortit de la fourgonnette. La lune donnait un peu de clarté et, pendant quelques instants, elle demeura là, les yeux levés vers le ciel, envahie par un sentiment d’humilité face à son immensité et au silence de la savane. La petite fourgonnette blanche avait représenté un cocon rassurant au cœur de l’obscurité. À présent, il n’y avait plus qu’elle, une dame africaine, sous le grand ciel, avec une longue marche en perspective. La grand-route se trouvait à vingt minutes environ, estima-t-elle, et il resterait ensuite une quinzaine de kilomètres jusqu’à la ville. Elle pouvait les parcourir, bien sûr, s’il le fallait, mais combien de temps cela prendrait-il ? Elle savait qu’une personne normale marchait à la vitesse moyenne de six kilomètres à l’heure en terrain plat, mais elle craignait de ne pas être une personne normale. La vitesse, pour les gens de constitution traditionnelle, devait être de quatre à cinq kilomètres à l’heure. Cela représenterait donc un trajet de trois heures, et ce jusqu’aux abords de la ville seulement. Il faudrait ensuite une demi-heure de plus, au moins, pour atteindre Zebra Drive.

Avec un peu de chance, bien sûr, elle pourrait héler un minibus. Peut-être en passait-il encore à cette heure. Il y avait fort à parier que le chauffeur profiterait de la situation et lui ferait payer beaucoup plus cher que la normale, mais elle était prête à tous les sacrifices pour être chez elle avant minuit. Une autre possibilité consistait à persuader un automobiliste de s’arrêter et de la laisser monter dans son véhicule par charité. À une époque, tout le monde faisait cela au Botswana et Mma Ramotswe continuait à prendre les gens en stop à l’arrière de sa fourgonnette quand elle se rendait à Mochudi. Elle doutait cependant qu’une personne fût tentée de s’arrêter en pleine nuit pour embarquer une femme qui, sans raison apparente, se tenait sur le bord de la route.

Après avoir verrouillé la portière de la petite fourgonnette blanche, elle allait se mettre en marche lorsqu’elle entendit un bruit. Il y en avait beaucoup la nuit dans la savane – des insectes qui bourdonnaient, des petites créatures qui se déplaçaient. Toutefois, ce bruit-là ne leur ressemblait pas. C’était celui d’un liquide qui s’écoulait goutte à goutte. Elle s’immobilisa et dressa l’oreille. Pendant quelques instants, elle ne perçut que le silence, mais soudain, elle l’entendit de nouveau et, cette fois, il apparut clairement qu’il émanait de sous la fourgonnette.

Contrairement à Mma Makutsi ou à Motholeli, Mma Ramotswe n’avait pas l’âme d’un mécanicien. Pourtant, il était difficile d’être mariée à un garagiste sans acquérir quelques bribes de connaissances sur les voitures. Ainsi avait-elle appris une chose : quand un moteur perdait son huile, il finissait par se gripper. L’écoulement qu’elle percevait devait être l’huile. Alors, elle se souvint. Tandis qu’elle roulait sur la piste, elle avait senti un choc violent en passant sur une grosse pierre. Elle n’y avait guère pris garde sur le moment, mais à présent elle imaginait bien ce qui s’était produit. La pierre avait dû endommager le carter, d’où l’huile s’était écoulée. Comme le trou ne devait pas être très gros, cela avait réclamé un certain temps, puis le moteur s’était tout bonnement arrêté. Mma Ramotswe savait aussi que lorsqu’un moteur se grippait, les dommages étaient considérables. Mma Makutsi et elle-même pourraient survivre durant de longues périodes sans boire de thé, mais les moteurs, hélas, se révélaient différents.

Elle se détourna, le cœur gros, et se mit péniblement en chemin. Elle était plus près de la nationale qu’elle ne l’avait pensé et elle parvint au croisement en moins de quinze minutes. La route de Lobatse était assez fréquentée et elle n’eut guère à patienter avant de voir apparaître une paire de phares au sommet de la colline. Elle regarda le camion arriver à toute allure et sentit le vent lui fouetter le visage lorsqu’il passa à sa hauteur. Il allait dans la mauvaise direction, vers Lobatse, mais, tôt ou tard, des véhicules passeraient dans l’autre sens. Elle commença à avancer.

Marcher le long de la route, sur le bitume lisse, était plus facile que sur la piste. C’était une voie bien entretenue et l’on y progressait assez vite. Toutefois, il paraissait étrange de se retrouver dans un isolement aussi total, au cœur de la nuit, avec cette obscurité qui s’étendait de part et d’autre de la route. À quelle distance, se demandait-elle, se trouvait la bête sauvage la plus proche ? Il n’y avait pas de lions si près de Gaborone, mais si l’on parcourait une cinquantaine de kilomètres vers l’est, peut-être ne pourrait-on pas en dire autant. Et que se passerait-il si un lion décidait de partir en promenade ? Pour un félin, cinquante kilomètres ne représentaient rien, et après avoir couvert une telle distance, l’animal aurait sans doute grand-faim. Il serait alors d’humeur à déguster un repas de constitution traditionnelle…

Penser aux lions n’était pas rassurant et Mma Ramotswe décida de se concentrer sur autre chose. Elle se mit à réfléchir à Mr. Polopetsi et à l’aisance avec laquelle il s’était adapté à son nouveau travail au garage. Elle n’avait pas encore évoqué la situation avec Mr. J.L.B. Matekoni, mais elle entendait proposer à ce dernier d’embaucher le nouvel employé de façon permanente et de le former au métier. Il y avait vraiment trop de travail au garage et elle commençait à s’inquiéter devant l’ampleur de la tâche que devait abattre chaque jour Mr. J.L.B. Matekoni. Les apprentis lui avaient toujours causé du souci et lorsqu’ils auraient terminé leur apprentissage – si cela arrivait un jour –, il faudrait les encourager à aller voir ailleurs. Cela laisserait Mr. J.L.B. Matekoni sans assistant, sauf si Mr. Polopetsi restait. La collaboration du nouvel employé était également souhaitable pour d’autres raisons. Mma Makutsi l’avait déjà mis à contribution pour diverses tâches de secrétariat et elle avait loué ses compétences. Il pourrait être attaché à l’agence de détectives à un titre quelconque, qui resterait vague. Oui, c’était de toute évidence la meilleure personne à employer, et elle se félicitait de l’avoir fait tomber de sa bicyclette. La vie était pleine d’heureux hasards comme celui-là, quand on y songeait. Si elle n’avait pas apporté sa petite fourgonnette blanche au Tlokweng Road Speedy Motors – et elle aurait très bien pu se rendre ailleurs –, elle n’aurait jamais revu Mr. J.L.B. Matekoni et elle ne se serait pas retrouvée mariée avec lui. Et si Mma Makutsi n’avait pas cherché du travail au moment précis où elle-même ouvrait l’Agence No 1 des Dames Détectives, elle ne l’aurait pas connue et Mma Makutsi ne serait jamais devenue assistante-détective. C’était là une heureuse coïncidence et, pendant quelques minutes, elle réfléchit à ce qui serait arrivé si elle avait embauché l’une de ces secrétaires incapables dont lui avait parlé Mma Makutsi, l’une de ces filles qui avaient obtenu à grand-peine 50 sur 100 à l’examen final de l’Institut de secrétariat du Botswana. Mieux valait ne pas y penser.

Cette succession de réflexions, si spéculatives fussent-elles, auraient pu l’aider à marcher encore un bon moment. Elle fut toutefois interrompue par le bruit d’un véhicule qui approchait derrière elle et par l’apparition soudaine des phares. Mma Ramotswe s’arrêta et se plaça de telle sorte que le conducteur la voie de face.

La voiture roulait vite et Mma Ramotswe fit un pas en arrière en voyant les phares se rapprocher dangereusement. Elle continua toutefois à agiter le bras de haut en bas, signal convenu pour qui faisait du stop. Comme elle le redoutait, la voiture la dépassa sans ralentir. Cependant, alors que Mma Ramotswe se retournait, dépitée, la lumière rouge des feux de stop éclaira la nuit et la voiture s’arrêta. N’osant croire à sa bonne fortune, Mma Ramotswe se mit à courir vers le véhicule.

Un homme la considérait par la vitre du côté conducteur, mais dans l’obscurité elle ne distingua pas son visage.

— Où allez-vous, Mma ?

— En ville, Rra, répondit-elle. Ma fourgonnette est tombée en panne là-bas.

— Vous pouvez monter à l’arrière. Nous y allons aussi.

Elle ouvrit la portière, reconnaissante, et se glissa sur la banquette. Elle constata aussitôt la présence d’une deuxième personne dans la voiture, une femme, qui se tourna vers elle et la salua. Mma Ramotswe la voyait mal, mais son visage lui parut familier, même si elle ne put déterminer de qui il s’agissait.

— Ce n’est pas de chance de tomber en panne comme ça, déclara la dame. Cela aurait fait une sacrée trotte jusqu’à la ville !

— Oui, répondit Mma Ramotswe. Il y a des années, j’avais l’habitude de marcher, mais depuis que j’ai ma fourgonnette…

— La marche, ça s’oublie vite, acquiesça la femme. Avant, les gosses faisaient quinze kilomètres à pied pour aller à l’école, vous vous rappelez ?

— Il y a des enfants qui les font encore, remarqua Mma Ramotswe.

Elles poursuivirent un moment la conversation, s’accordant sur toute une série de sujets. Déjà, les lumières de Gaborone apparaissaient, formant un halo qui nimbait le ciel, même à cette heure tardive. On serait bientôt à la maison.