CHAPITRE VII
Désastre pour le thé… et pis encore
Il y avait plus de courrier que d’ordinaire à l’Agence No 1 des Dames Détectives le lendemain matin. Les lettres destinées aux deux entreprises étaient dépouillées dans le même bureau, Mma Ramotswe traitant celles adressées à l’agence et Mma Makutsi celles du garage. Les deux femmes avaient pour politique de répondre sur-le-champ et cela les occupait une grande partie de la matinée. Les gens écrivaient à l’Agence No 1 des Dames Détectives pour toutes sortes de problèmes, avec des demandes parfois impossibles à satisfaire. Certains imaginaient qu’il s’agissait d’une branche de la police et ils dénonçaient Untel ou Untel, généralement de manière anonyme. Mma Ramotswe trouva une lettre de ce genre ce jour-là.
« Chère Mma Ramotswe, commençait-elle. J’ai lu un article sur vous dans le Botswana Daily News. Il disait que vous étiez la seule agence de détectives femmes du Botswana. Comme les hommes ne s’occuperont jamais de mon problème, c’est donc à vous que j’écris. Je voudrais porter à votre attention une chose qui se passe dans notre village. Je n’ai pu en parler à personne ici, parce que les gens ne me croiraient pas. Ils diraient que je mens et que je cherche à faire des histoires. Je voudrais me plaindre de certains professeurs du collège. Ils boivent et emmènent des filles de leurs classes dans des bars. Là, ils leur donnent de l’alcool et dansent avec elles. J’ai moi-même vu cela très souvent et je pense que la police devrait réagir. Seulement, les policiers dansent eux aussi dans ces bars. Alors, s’il vous plaît, pourriez-vous faire quelque chose ? Je ne peux vous donner ni mon vrai nom ni mon adresse, parce que je sais que les gens me menaceraient s’ils apprenaient que je vous ai écrit. Je fais partie de ces filles, vous comprenez. C’est comme ça que je le sais. Je vous en prie, aidez-moi. »
Mma Ramotswe lut la lettre à haute voix à Mma Makutsi, qui reposa la facture de pièces détachées qu’elle venait d’examiner pour écouter avec attention.
— Alors, Mma ? s’enquit-elle quand elle eut terminé. Que devons-nous faire ?
— De quel village s’agit-il ? demanda Mma Makutsi. Nous pourrions transmettre cette lettre à quelqu’un. Peut-être au préfet de police du district, ou en tout cas à un haut responsable…
Mma Ramotswe étudia de nouveau la lettre et soupira.
— Il n’y a pas d’adresse, dit-elle. Cette jeune fille ne nous dit pas d’où elle écrit.
— Et le cachet ? insista Mma Makutsi.
— Je n’arrive pas à lire, répondit Mma Ramotswe. Il est flou. La lettre peut venir de n’importe où. Peut-être de Ghanzi, pourquoi pas ? Nous ne pouvons rien faire. Rien.
Les deux femmes gardèrent les yeux rivés sur la lettre, écrite sur une simple feuille de papier réglé. Une immense angoisse s’exprimait dans ce courrier.
— Je suis sûre qu’elle dit la vérité, commenta Mma Ramotswe en la jetant à la corbeille à contrecœur. J’en suis sûre, ce que raconte cette jeune fille se produit bel et bien. J’ai entendu parler de la mauvaise conduite de certains professeurs, de nos jours. Ils ont oublié le sens de leur fonction. Ils ont oublié qu’ils ont à mériter le respect qui leur est dû.
Mma Makutsi approuvait ces paroles, mais, pensait-elle, on ne pouvait s’en contenter. Certes, les professeurs, comme tout le monde d’ailleurs, avaient tendance à se comporter de plus en plus mal, mais ils n’étaient pas les seuls coupables. Ils avaient face à eux des élèves auxquels on n’avait pas enseigné les principes de bonne conduite, et dans de telles circonstances, il leur était difficile de faire régner la discipline.
— Ce n’est pas toujours la faute des professeurs, Mma Ramotswe, objecta-t-elle. De nos jours, les enfants se comportent très mal eux aussi.
Elles demeurèrent silencieuses. Elles n’avaient pas eu d’autre choix que de jeter la missive, mais cela ne rendait pas les choses plus simples. Cette jeune fille, où qu’elle fût, était en quête de justice, elle cherchait à rétablir l’équilibre entre le bien et le mal. Or, son appel au secours resterait lettre morte.
Mma Ramotswe regarda l’enveloppe suivante sur son bureau et saisit le coupe-papier.
— Notre métier n’est pas toujours facile, n’est-ce pas ? lança-t-elle.
Mma Makutsi tendit les mains en signe de résignation.
— Non, c’est sûr, Mma.
— Mais nous ne nous en sortons tout de même pas trop mal, hein ? poursuivit Mma Ramotswe avec entrain. Il nous arrive d’aider les gens. C’est ce qui compte. C’est ce qui donne toute sa valeur à notre métier.
— Oui, acquiesça Mma Makutsi. C’est vrai. Et puis, vous m’avez aidée, moi. Ça, je ne l’oublierai jamais.
Mma Ramotswe parut surprise.
— Je ne crois pas, Mma. Vous vous êtes aidée toute seule.
Mma Makutsi secoua la tête.
— Non. C’est vous qui m’avez aidée. Vous m’avez donné cet emploi et vous m’avez gardée, même quand l’agence ne gagnait rien. Vous vous souvenez de cette époque ? Vous vous rappelez quand nous avions très peu de clients et que vous avez dit que ce n’était pas grave, que je pouvais rester malgré tout ? Je pensais que j’allais me retrouver sans travail, mais vous avez été très bonne avec moi et vous m’avez même accordé une promotion. C’est ce que vous avez fait.
— Vous la méritiez, assura Mma Ramotswe, modeste.
— N’empêche que je ne l’oublierai jamais, répliqua Mma Makutsi. Et je n’oublierai pas non plus votre gentillesse lorsque mon frère a été rappelé à Dieu.
— Vous avez été très bonne envers lui, répondit Mma Ramotswe avec douceur. J’ai vu tout ce que vous avez fait pour lui. Il n’aurait pas pu souhaiter meilleure sœur. Et il repose en paix, à présent.
Mma Makutsi ne dit rien. Elle baissa les yeux sur son bureau, puis retira ses grosses lunettes rondes et les nettoya avec le mouchoir en dentelle qu’elle avait toujours dans sa poche. Mma Ramotswe l’observa à la dérobée, puis saisit la lettre suivante et commença à l’ouvrir.
— C’est une facture, on dirait, annonça-t-elle d’un ton très professionnel.
Lorsque vint l’heure du thé du matin, elles avaient répondu à presque toutes les lettres et trié les factures, celles à expédier et celles à régler et à archiver.
— Le temps passe vite, fit remarquer Mma Ramotswe en consultant sa montre. Moi, je suis prête pour le thé.
Mma Makutsi approuva. Elle avait tendance à s’ankyloser lorsqu’elle restait trop longtemps assise à son bureau, aussi se leva-t-elle pour faire quelques mouvements de gymnastique, tournant le buste en rythme d’un côté puis de l’autre, tout en lançant les bras de haut en bas et de bas en haut. Puis elle pivota pour prendre la théière sur l’étagère placée derrière son bureau.
Mma Ramotswe releva brusquement la tête lorsqu’elle entendit l’exclamation.
— Ma nouvelle théière ! s’écria Mma Makutsi. Avez-vous vu ma nouvelle théière ?
— Elle était sur cette étagère, répondit Mma Ramotswe. À côté des dossiers.
— Elle n’y est plus, se lamenta Mma Makutsi. Quelqu’un l’a volée.
— Mais qui ? Personne n’est entré ici depuis que nous avons ouvert.
— Eh bien, où est-elle, alors ? rétorqua l’assistante. Les théières ne se sauvent pas toutes seules. Si elle n’est pas ici, c’est que quelqu’un l’a prise.
Mma Ramotswe se gratta la tête.
— Peut-être Mr. J.L.B. Matekoni l’a-t-il empruntée pour se faire du thé. Il est arrivé très tôt ce matin. C’est ce qui a dû se passer.
Mma Makutsi examina cette hypothèse. Il était certes possible que Mr. J.L.B. Matekoni ait changé la théière de place, mais cela semblait improbable. S’il avait voulu se préparer du thé, il aurait utilisé la théière habituelle de Mma Ramotswe. Et surtout, Mma Makutsi ne se souvenait pas d’avoir jamais vu Mr. J.L.B. Matekoni faire lui-même du thé, ce qui rendait l’explication encore plus invraisemblable.
Mma Ramotswe s’était levée et elle se dirigeait vers la porte.
— Allons lui poser la question, décida-t-elle. Je suis sûre que votre théière va resurgir. Les théières ne disparaissent pas comme ça.
Mma Makutsi la suivit dans l’atelier du garage. Mr. J.L.B. Matekoni, flanqué des deux apprentis, se tenait à son extrémité. Il avait une pièce de moteur dans une main et montrait quelque chose aux garçons, qui observaient l’objet avec intérêt. Lorsque les deux femmes firent leur entrée dans le garage, il leva les yeux vers elles.
— Est-ce que vous auriez vu… commença Mma Ramotswe d’une voix forte.
Elle s’interrompit net. Mma Makutsi et elle-même venaient d’apercevoir la théière posée sur un bidon d’huile retourné.
Mma Makutsi sourit, soulagée.
— Elle est là ! s’exclama-t-elle. Mr. J.L.B. Matekoni a dû se faire du thé, comme vous l’avez supposé.
Elle marcha jusqu’au bidon et saisit la théière, pour la reposer aussitôt. Mma Ramotswe, qui la suivait des yeux, comprit que quelque chose n’allait pas et se hâta de la rejoindre. Mma Makutsi se tenait immobile, muette, les yeux rivés sur la théière.
— Du gazole, murmura-t-elle. Quelqu’un l’a remplie de gazole.
Mma Ramotswe se pencha pour renifler la théière. Aucun doute : c’était bien une forte odeur de gazole qui montait à ses narines.
— Oh ! s’exclama-t-elle. Mais qui a fait ça ? Qui a fait ça ?
Elle se retourna pour considérer les trois hommes. Deux d’entre eux la regardaient sans paraître comprendre, tandis que le troisième fixait sa combinaison d’un air penaud.
— Charlie ! hurla Mma Ramotswe. Viens ici tout de suite ! Tout de suite !
Charlie avança d’un pas morne, imité par Mr. J.L.B. Matekoni.
— Que se passe-t-il ? interrogea ce dernier en s’essuyant les mains sur un chiffon de coton. Pourquoi tant d’agitation ?
— Il a mis du gazole dans ma théière toute neuve, gémit Mma Makutsi. Comment a-t-il pu faire une chose pareille ?
Il y avait une note défensive dans la voix de Charlie quand il prit la parole.
— J’étais en train de vidanger un réservoir, expliqua-t-il, et je n’avais rien pour récupérer le gazole. J’ai trouvé ce truc dans le bureau et il était vide. Je me suis dit que ce serait pratique. Mais ne vous en faites pas, je vais vous la laver.
— Mais tu ne vois pas que c’est une théière ? rétorqua Mma Ramotswe. Même ça, tu n’es pas capable de le voir ?
— Ce n’est pas celle de d’habitude, se justifia Charlie sur un ton de défi. La théière de d’habitude ne ressemble pas à celle-ci.
— C’est parce que c’est ma nouvelle théière, intervint Mma Makutsi. Espèce d’idiot ! Imbécile ! Tu es aussi stupide qu’une vache !
— Ne me traitez pas d’idiot, Mma ! Ce n’est pas parce que vous avez eu 90 sur 100 que vous avez le droit de me traiter d’idiot !
— 97 ! hurla Mma Makutsi. Même ça, tu n’es pas capable de t’en souvenir ! Tu as une cervelle de phacochère.
— Elle n’a pas le droit de me traiter de phacochère, protesta Charlie en se tournant vers Mr. J.L.B. Matekoni. Patron, vous ne pouvez pas laisser cette imbécile me traiter de phacochère. Le phacochère, c’est plutôt elle. Un phacochère à grosses lunettes rondes !
Mr. J.L.B. Matekoni agita un doigt menaçant.
— On ne parle pas comme ça, Charlie ! C’est toi qui es en tort dans cette histoire. Tu as mis du gazole dans la nouvelle théière de Mma Makutsi. Ce n’était pas une chose très intelligente à faire.
Charlie prit une profonde inspiration. Ses yeux lançaient des éclairs et ses narines frémissaient légèrement. Il était clair qu’il était furieux.
— Je suis peut-être stupide, déclara-t-il, mais pas assez stupide pour rester dans ce garage nul. Voilà, patron, je démissionne. Maintenant.
Mr. J.L.B. Matekoni agrippa le bras de Charlie dans l’espoir de le calmer, mais il fut aussitôt repoussé.
— Et ton contrat d’apprentissage ? lança-t-il sans agressivité. Tu ne peux pas le laisser tomber !
— Ah, je ne peux pas le laisser tomber ? fit Charlie. Vous allez voir. Je ne suis pas un esclave, moi, je suis un Motswana libre. Je peux aller où je veux. Maintenant, j’ai une amie qui prend soin de moi. Une amie très riche. J’ai une Mercedes-Benz, vous ne l’avez pas vue ? Je n’ai plus besoin de travailler.
Il se retourna et entreprit de déboutonner sa combinaison. Dès qu’il l’eut enlevée, il la jeta dans une flaque d’huile.
— Tu ne peux pas partir comme ça, reprit Mr. J.L.B. Matekoni. Nous allons en parler tous les deux.
— Non, je ne parle pas, rétorqua Charlie. J’en ai assez d’être traité comme un chien. À partir d’aujourd’hui, je vais mener la belle vie.
La scène avait éclaté de façon si soudaine et si intense qu’il avait été difficile de bien apprécier la situation. Au bout de quelques minutes toutefois, regardant Charlie s’éloigner en direction de la ville, ils comprirent que quelque chose de grave, et peut-être même d’irrémédiable, venait de se produire. Ils avaient devant les yeux la ruine d’une carrière. Le naufrage d’une vie.
Mr. J.L.B. Matekoni était assis à califourchon sur la chaise réservée aux clients de l’Agence No 1 des Dames Détectives, la tête enfouie dans les mains, effondré.
— J’ai toujours fait beaucoup d’efforts avec ce garçon, disait-il à Mma Ramotswe et à Mma Makutsi. Énormément d’efforts. Il est chez moi depuis deux ans et j’ai trimé et trimé encore pour faire de lui un bon mécanicien. Et maintenant, voilà le résultat !
— Ce n’est pas ta faute, Mr. J.L.B. Matekoni, répondit Mma Ramotswe, rassurante. Nous savons tout ce que tu as fait. Nous avons été témoins de tes efforts, n’est-ce pas, Mma Makutsi ?
L’intéressée hocha la tête avec vigueur. Elle avait été immensément choquée par la réaction de l’apprenti et elle se demandait si, aux yeux de Mr. J.L.B. Matekoni et de Mma Ramotswe, elle n’était pas responsable de cette soudaine démission et de ce départ. Sans doute avait-elle eu tort de s’énerver avec Charlie et elle regrettait son emportement, mais en même temps, il s’agissait de sa théière neuve et de son ignominieux destin comme réceptacle à gazole. Elle doutait de pouvoir la débarrasser de son odeur, d’autant que le thé était une substance très sensible. La moindre contamination pouvait influer sur son goût. On lui avait un jour servi du thé dans un Thermos habituellement dédié au café et elle se rappelait que le goût âcre, déroutant, lui était longtemps resté dans la bouche. Cependant, peut-être n’aurait-elle pas crié de la sorte si elle avait imaginé une seconde les conséquences de son éclat. Le garage ne pouvait guère se permettre de perdre une paire de bras, surtout de bras qualifiés, à supposer que l’on puisse décrire ainsi les bras de Charlie.
— Je suis vraiment navrée, murmura-t-elle. Je n’aurais pas dû me mettre autant en colère contre lui. Je m’excuse. Je ne pensais pas qu’il s’en irait comme ça.
Mma Ramotswe leva une main pour l’interrompre.
— Vous n’avez pas à vous excuser, Mma, déclara-t-elle d’un ton ferme. C’est Charlie qui vous a traitée de phacochère. Il n’avait pas le droit de le faire. Je ne laisserai personne traiter l’assistante-détective de l’Agence No 1 des Dames Détectives de phacochère.
Elle considéra Mr. J.L.B. Matekoni comme pour le mettre au défi de défendre l’indéfendable. Il était vrai que Mma Makutsi s’était lancée la première dans l’échange d’insultes, mais cela faisait suite à une provocation des plus graves. À coup sûr, si Charlie s’était excusé d’avoir abîmé la théière, Mma Makutsi ne se serait pas exprimée sur le ton immodéré qu’elle avait, il fallait le reconnaître, employé.
Mr. J.L.B. Matekoni, comme elle le constata, partageait son point de vue.
— Ce n’est pas du tout la faute de Mma Makutsi, estima-t-il. Certes pas sa faute. Ce jeune homme avait pris cette pente depuis un bon moment déjà. Tu m’as parlé récemment de cette femme qu’il fréquente. J’ai été bête, je n’en ai pas discuté fermement avec lui. À présent, il décide qu’il peut tout laisser tomber sous le seul prétexte que cette dame riche lui court après en Mercedes-Benz. Ah, là là, ces voitures-là portent de lourdes responsabilités !
Mma Makutsi marqua une vigoureuse approbation.
— C’est vrai, Rra. C’est tout à fait vrai. Elles font tourner la tête, à mon avis. Voilà ce qu’elles font.
— Et les femmes aussi font tourner la tête, renchérit Mr. J.L.B. Matekoni. Les femmes font tourner la tête aux jeunes gens et les poussent à faire des choses idiotes.
Il y eut un court silence. Mma Makutsi ouvrit la bouche pour parler, mais se ravisa. On pouvait se demander, pensait-elle, si les femmes faisaient plus tourner la tête aux hommes que les hommes faisaient tourner la tête aux femmes. Pour sa part, elle avait tendance à penser que les responsabilités étaient partagées dans ce domaine. Mais le moment était mal choisi pour s’engager dans un débat sur le sujet.
— Bon, reprit Mr. J.L.B. Matekoni, alors que faisons-nous ? Ne faudrait-il pas que j’aille le voir ce soir pour essayer de le raisonner ? Que j’essaie de le convaincre de revenir ?
Mma Ramotswe examina la suggestion. Si Mr. J.L.B. Matekoni tentait de persuader l’apprenti de revenir, l’opération serait peut-être couronnée de succès, mais elle aurait de graves conséquences sur le comportement à venir du jeune homme. Il n’était pas bon qu’un employeur coure ainsi après un subordonné. Cela autoriserait le jeune homme à n’en faire désormais qu’à sa tête, estimant qu’au bout du compte il n’aurait jamais à assumer les conséquences de ses actes. Cela lui donnerait en outre le sentiment qu’il se trouvait dans son droit, tandis que Mma Makutsi était en tort, ce qui était totalement injuste. Non, résolut-elle, si Charlie devait revenir, ce serait sur sa propre requête, accompagnée, de préférence, d’excuses en bonne et due forme à Mma Makutsi, non seulement pour l’avoir traitée de phacochère, mais aussi pour avoir abîmé sa nouvelle théière. D’ailleurs, il faudrait sans doute le contraindre à remplacer celle-ci, mais on n’insisterait pas trop sur ce point en ces délicates circonstances. Quelques paroles d’excuses suffiraient donc.
Elle regarda Mr. J.L.B. Matekoni bien en face.
— Je ne pense pas que ce soit une bonne idée, expliqua-t-elle. Tu es le patron. Lui, c’est un garçon qui a déserté son lieu de travail après s’être montré impoli vis-à-vis d’une supérieure. Cela ne ferait pas très bon effet, tu ne crois pas, que le patron se mette à courir après son employé et qu’il le supplie de revenir ! Non, il doit avoir la possibilité d’être repris comme apprenti, mais seulement après avoir présenté des excuses.
Mr. J.L.B. Matekoni parut se résigner.
— Oui, reconnut-il. Tu as raison. Mais qu’allons-nous faire en attendant ? Et s’il ne revient pas ? Il y a de l’ouvrage pour trois ici, au garage, même si son travail n’était pas irréprochable, loin de là. Cela va être dur sans lui.
— Je sais, Rra, répondit Mma Ramotswe. C’est pourquoi il nous faut un plan d’action en deux parties. Il est toujours bon d’avoir un plan d’action en deux parties.
Mma Makutsi et Mr. J.L.B. Matekoni la contemplèrent, remplis d’espoir. C’était la Mma Ramotswe qu’ils appréciaient : celle qui avait une vision claire de l’attitude à adopter. Pour eux, il ne faisait aucun doute qu’elle résoudrait le problème et ils attendaient seulement de savoir comment elle s’y prendrait. Un plan d’action en deux parties semblait fort prometteur.
On eût dit que Mma Ramotswe était imprégnée de la confiance qu’ils plaçaient en elle. Elle s’enfonça dans son fauteuil et sourit en esquissant les contours de son programme.
— La première partie du plan consiste à aller tout de suite à Tlokweng chercher l’homme dont la bicyclette a été endommagée. Nous lui proposerons du travail ici, ainsi que je te l’ai suggéré, Mr. J.L.B. Matekoni. Cet homme pourra ainsi effectuer toutes les tâches qui ne nécessitent pas de compétences particulières, comme un apprenti qui débuterait. Je pense qu’il fera un bon employé. Ce ne sera pas un véritable apprenti, bien sûr, mais le jeune ami de Charlie le prendra pour tel. Ce qui signifie que Charlie saura très vite que nous lui avons trouvé un remplaçant. Cela lui fera un gros choc, j’en suis sûre.
À ces mots, Mma Makutsi poussa une exclamation ravie.
— Ça lui apprendra à enlever sa combinaison et à la jeter dans les flaques d’huile ! jubila-t-elle.
Mma Ramotswe lui jeta un regard désapprobateur et elle baissa les yeux.
— La seconde partie du plan d’action, reprit Mma Ramotswe, consiste à en découvrir davantage sur cette femme que fréquente Charlie, afin de voir si nous pouvons tenter quelque chose pour le ramener à la raison. Je suis sûre que cette femme est mariée. Si tel est le cas, il doit y avoir quelque part un mari, un mari qui paie pour permettre à sa femme de rouler en Mercedes-Benz gris métallisé. Croyez-vous que cela fait plaisir aux hommes de payer ce prix-là pour se voir ridiculisés par des garçons qui fréquentent leur femme ? Cela m’étonnerait. Ainsi, tout ce que nous aurons à faire, c’est déterminer où se trouve cet homme et de nous arranger pour qu’il apprenne ce qui se passe. Ensuite, nous n’aurons qu’à laisser les choses se faire et je pense que très vite Charlie viendra frapper à la porte pour nous demander d’oublier ce qu’il a dit sur le garage.
— Et sur moi, ajouta Mma Makutsi.
— Oui, acquiesça Mma Ramotswe. Et sur vous.
Mma Makutsi s’enhardit.
— Et cela n’aiderait-il pas que Mr. J.L.B. Matekoni lui donne une correction ? demanda-t-elle. Qu’il le batte un peu. Cela ne l’aiderait-il pas à mieux se comporter à l’avenir ?
Tous deux la considérèrent, Mma Ramotswe avec étonnement, Mr. J.L.B. Matekoni avec inquiétude.
— Ce temps-là est révolu, répondit Mma Ramotswe. Cela n’est plus possible aujourd’hui, Mma.
— Dommage ! soupira Mma Makutsi.