CHAPITRE XIV

Tu te souviens de moi ?

 

Mma Ramotswe s’était efforcée de réprimer la sensation de terreur qui l’enveloppait à présent comme une ombre noire. Elle avait essayé d’extirper Note Mokoti de son esprit ; ce n’était pas parce que Mma Potokwane l’avait croisé, s’était-elle dit et répété, qu’elle le rencontrerait à coup sûr elle-même. Toutefois, aucun argument n’avait eu le moindre effet et elle ne pouvait s’empêcher de penser à son premier mari et à la rencontre qu’il ne manquerait pas, elle le savait, de provoquer.

Elle avait d’abord été tentée de révéler à Mr. J.L.B. Matekoni ce que lui avait appris Mma Potokwane, mais elle s’était vite aperçue qu’elle ne le pouvait pas. Note Mokoti appartenait à son passé – à une période douloureuse de ce passé – et elle ne s’était jamais résolue à en parler à Mr. J.L.B. Matekoni. Elle lui avait dit, bien sûr, qu’elle avait eu un premier mari qui s’était montré cruel envers elle. Mais elle n’était pas allée plus loin et il avait senti que c’était un sujet qu’elle n’aimait pas évoquer. Il avait donc respecté sa réserve. Elle n’en avait guère parlé non plus à Mma Makutsi, même si elle y avait fait une ou deux fois allusion au cours de leurs discussions sur les hommes en général, et sur les maris en particulier.

Toutefois, quelle que fût la fermeté avec laquelle elle avait relégué Note dans le royaume de l’oubli, il restait dans la réalité un homme de chair et de sang qui était revenu à Gaborone et qui, tôt ou tard, croiserait son chemin. L’événement se produisit un matin, deux jours à peine après la conversation avec Mma Potokwane, alors que Mma Ramotswe et Mma Makutsi travaillaient à l’Agence No 1 des Dames Détectives. Mr. J.L.B. Matekoni était allé chercher des pièces détachées chez son distributeur habituel et Mr. Polopetsi aidait le jeune apprenti à fixer des suspensions sur un fourgon mortuaire. C’était un matin très ordinaire.

Ce fut Mr. Polopetsi qui l’annonça. Après avoir frappé à la porte séparant le garage de l’agence, il jeta un coup d’œil prudent à l’intérieur et indiqua que quelqu’un souhaitait voir Mma Ramotswe.

— Qui est-ce ? interrogea Mma Makutsi.

Elles étaient très occupées et n’avaient aucune envie d’être dérangées pour rien, mais on ne pouvait refuser d’accueillir un client.

— C’est un homme, répondit Mr. Polopetsi.

À ces mots, Mma Ramotswe sut qu’il s’agissait de Note.

— Mais qui est-ce ? insista Mma Makutsi. Il n’a pas donné son nom ?

Mr. Polopetsi secoua la tête.

— Il n’a pas voulu. Il porte des lunettes noires et une veste en cuir marron. Il ne me plaît pas.

Mma Ramotswe se leva.

— J’y vais, dit-elle d’une voix calme. Je crois savoir qui c’est.

Mma Makutsi regarda son employeur d’un air étonné.

— Vous ne pourriez pas lui dire de venir ici ? suggéra-t-elle.

— Je préfère le voir dehors, répondit Mma Ramotswe. Je crois qu’il s’agit d’une affaire privée que je dois régler avec lui.

Elle sortit du bureau en prenant soin d’éviter le regard de Mma Makutsi. À l’extérieur, la luminosité intense l’aveugla ; c’était l’une de ces journées où le soleil se faisait implacable et les ombres courtes, une journée où rien ne pouvait vous préserver de la chaleur montante, une journée où l’air semblait écrasant. En franchissant la large porte du garage, tandis que Mr. Polopetsi retournait à son travail, elle vit les pompes à essence et les acacias, et une voiture qui descendait Tlokweng Road et puis, juste là, sur la gauche, debout dans l’ombre d’un arbre, tourné vers elle, Note Mokoti, les pouces passés dans sa ceinture, dans cette pose familière dont elle se souvenait si bien.

Elle parcourut les quelques pas qui la séparaient de lui. Elle leva les yeux et vit que son visage s’était empâté, mais qu’il était toujours cruel, et qu’il avait une petite cicatrice sur le menton. Elle constata qu’il avait pris du ventre, un défaut à demi dissimulé par la veste en cuir qu’il portait malgré la chaleur. Et elle pensa soudain qu’il était étrange de remarquer ces choses chez un être qui vous effrayait tant, et que le condamné, au moment de son exécution, devait remarquer lui aussi, durant ces terribles derniers instants, que l’homme qui allait lui dérober la vie avait la gorge irritée par le rasage ou des poils sur le dos des mains.

— Note, dit-elle. C’est toi.

Les muscles autour de la bouche se relâchèrent et il sourit. Elle vit les dents, si importantes, avait-il coutume de dire, pour un trompettiste. De bonnes dents. Puis elle entendit sa voix.

— Oui, c’est moi, tu ne te trompes pas, Precious. C’est moi, après toutes ces années.

Elle scruta les verres des lunettes noires, mais n’y découvrit rien d’autre que le minuscule reflet des branches d’acacia et du ciel.

— Tu vas bien, Note ? Tu viens de Johannesburg ?

— De Joeies, précisa-t-il en riant. D’Egoli. De Joburg. C’est une ville qui a plein de noms.

Elle attendit qu’il ajoute quelque chose et, pendant quelques instants, il n’y eut que le silence. Puis il parla enfin.

— Je sais tout de toi. J’ai appris que tu étais une fameuse détective par ici.

Il se remit à rire, comme si l’idée que ce pût être vrai lui semblait ridicule. Il avait toujours eu cette conception des femmes, toujours pensé qu’elles ne pouvaient exercer leur métier aussi bien que les hommes. Combien connais-tu de femmes trompettistes ? avait-il coutume de lui demander autrefois, moqueur. Elle était trop jeune à l’époque pour lui tenir tête et à présent, maintenant qu’elle pouvait le faire, avec les preuves de sa réussite, elle ne ressentait rien d’autre que la terreur de jadis, cette terreur qui depuis des siècles faisait trembler les femmes devant de tels individus.

— Mon agence marche bien, articula-t-elle.

Il jeta un coup d’œil vers le garage par-dessus l’épaule de Mma Ramotswe, puis leva la tête vers la pancarte de l’agence, cette pancarte qu’elle avait fièrement accrochée au-dessus de la porte de ses premiers locaux, au pied de Kgale Hill, et qu’elles avaient emportée lors du déménagement.

— Et ton père ? lança-t-il d’un ton négligent en la dévisageant de nouveau. Comment il va, le vieux ? Toujours avec son bétail ?

Elle sentit son cœur défaillir, puis une bouffée d’émotion la submergea et il lui sembla que l’air désertait ses poumons.

— Alors ? insista-t-il. Comment il va ?

Elle s’efforça de se calmer.

— Mon père est décédé, dit-elle. Cela fait plusieurs années. Il est décédé.

Note haussa les épaules.

— Bah, des gens qui meurent, il y en a plein. Tu as dû t’en apercevoir.

Pendant quelques secondes, Mma Ramotswe demeura incapable de penser, mais lorsqu’elle reprit ses esprits, elle songea à son père, le défunt Papa, Obed Ramotswe, qui n’avait jamais rien dit de malveillant ni de méprisant sur cet homme, bien qu’il eût très vite compris quelle sorte de personnage il était. À Obed Ramotswe, qui représentait tout ce qu’il y avait de beau au Botswana et dans le monde, qu’elle aimait encore et qui restait présent dans sa mémoire, aussi présent que s’il avait été vivant la veille encore.

Elle tourna les talons et parcourut quelques pas chancelants en direction du garage.

— Où tu vas ? cria Note d’une voix rude. Où tu vas, la grosse ?

Elle s’immobilisa, se refusant à le regarder. Elle l’entendit venir à elle. Il se tenait à présent juste derrière et son âcre odeur corporelle parvenait aux narines de Mma Ramotswe.

Il se pencha pour lui parler à l’oreille.

— Écoute, lui dit-il. Tu t’es mariée avec ce type, non ? Et moi, je compte pour du beurre ? Je ne suis plus ton mari, peut-être ?

Elle baissa la tête vers le sol et vers ses orteils qui dépassaient des sandales.

— Bon, reprit Note. Maintenant, tu vas m’écouter. Je ne suis pas revenu pour te reprendre, ne t’en fais pas. Je ne t’ai jamais beaucoup aimée, tu le sais, ça, non ? Je voulais une femme pour me faire un gosse, un gosse bien costaud. Tu comprends ? Pas un bébé qui ne durerait pas deux jours. Donc, ce n’est pas pour toi que je suis revenu. Alors écoute-moi : je prépare un concert ici – un gros truc au One Hundred Bar. Seulement, j’ai besoin d’un coup de main, parce que ça coûte des sous, tu comprends ? Dix mille pula. Je reviendrai chercher l’argent dans deux ou trois jours, chez toi. Ça te laisse le temps de réunir la somme. Compris ?

Elle demeura inerte et il s’écarta avec brusquerie.

— Bon, ben… salut ! lança-t-il. Je reviendrai pour ce prêt. Et si tu ne paies pas, peut-être que je pourrais aller raconter à quelqu’un – à la police, pourquoi pas ? – que tu as épousé un homme avant de t’être débarrassée de ton premier mari. Ce n’est pas prudent de faire ça, Mma. Pas prudent du tout !

 

Elle retourna à l’agence, où Mma Makutsi, toujours assise à son bureau, était occupée à écrire une adresse sur une enveloppe avec une application intense. La recherche du financier zambien délinquant n’avait toujours rien donné. La plupart des lettres avaient été ignorées par leurs destinataires. Une seule d’entre elles, envoyée à un médecin zambien censé connaître à peu près tout le monde dans sa communauté, avait suscité une réponse hostile : « Vous autres, vous dites toujours que les Zambiens sont malhonnêtes et que si de l’argent disparaît, il faut le rechercher dans les poches zambiennes. C’est de la diffamation et nous en avons plus qu’assez de ces stéréotypes. Tout le monde sait que c’est plutôt dans les poches nigérianes qu’il faudrait regarder… »

Mma Ramotswe s’assit à son bureau. Elle prit une feuille de papier, la plia et saisit un stylo. Puis elle reposa le stylo et ouvrit un tiroir sans savoir pourquoi, mais le cœur rempli d’angoisse et d’effroi. Prendre un stylo, ouvrir un tiroir, décrocher le téléphone… autant d’actions que l’on effectuait dans les moments de détresse, quand on ne savait que faire, mais dont on espérait qu’elles tiendraient la peur en respect, ce qui, bien sûr, ne se produisait pas.

En l’observant, Mma Makutsi comprit que, qui qu’elle fût, la personne qui était arrivée ce matin-là avait bouleversé et terrorisé son employeur.

— Vous avez vu ce monsieur ? interrogea-t-elle d’un ton bienveillant. C’est quelqu’un que vous connaissiez ?

Mma Ramotswe releva la tête et Mma Makutsi aperçut la douleur dans ses yeux.

— Oui, répondit-elle à voix basse. C’est quelqu’un que je connaissais. Que je connaissais très bien.

Mma Makutsi ouvrit la bouche pour poser une autre question, mais s’arrêta net en voyant Mma Ramotswe lever la main.

— Je n’ai pas envie d’en parler, Mma, déclara cette dernière. Je vous en prie, ne me posez pas de questions. S’il vous plaît.

— D’accord, acquiesça Mma Makutsi. D’accord, je ne vous poserai pas de questions.

Mma Ramotswe consulta sa montre et murmura quelque chose au sujet d’un rendez-vous pour lequel elle était en retard. Là encore, Mma Makutsi fut sur le point de demander de quel rendez-vous il s’agissait car rien n’avait été dit à ce sujet, mais elle se ravisa et se contenta de regarder Mma Ramotswe rassembler ses affaires et quitter le bureau. Elle attendit d’entendre démarrer le moteur de la petite fourgonnette blanche, puis se leva et se pencha à la fenêtre pour voir Mma Ramotswe s’engager dans Tlokweng Road et disparaître en direction de la ville.

Alors elle quitta le bureau et alla trouver Mr. Polopetsi, qui travaillait avec l’apprenti.

— J’ai quelque chose à vous demander, Rra, lui dit-elle. Cet homme qui est venu voir Mma Ramotswe, qui était-ce ?

Mr. Polopetsi se redressa et s’étira. Travailler sur des voitures, dans des espaces confinés, se révélait difficile, même s’il commençait à s’y habituer. Cela l’amusait de penser que durant toute sa scolarité il avait étudié avec assiduité pour obtenir un poste qui ne réclamerait aucun travail manuel, et voilà qu’à présent la redécouverte de ses mains l’emplissait de bonheur. Bien sûr, on lui avait dit que cet emploi de mécanicien serait temporaire, mais il y prenait goût et se demandait s’il n’allait pas postuler pour un véritable contrat d’apprentissage. Pourquoi pas, après tout ? Le Botswana avait besoin de mécaniciens, tout le monde le savait et il n’y avait aucune raison pour que les personnes d’un certain âge n’aient pas le droit d’acquérir ce type de compétences.

Mr. Polopetsi se gratta la tête.

— C’est la première fois que je le vois, répondit-il. C’est un Motswana, à en juger à sa façon de parler. Mais il y a quelque chose chez lui qui en fait un étranger. Vous savez, comme ces gens qui vivent longtemps loin de chez eux. Ils ont une manière différente de se comporter.

— Johannesburg ? suggéra Mma Makutsi.

Mr. Polopetsi hocha la tête. C’était difficile à expliquer, mais il y avait chez les gens qui revenaient de Johannesburg après y avoir vécu longtemps, des choses qui ne trompaient pas. À Johannesburg, on marchait d’une certaine façon, on se tenait d’une certaine façon, différente de celle du Botswana. Johannesburg était la ville de la fanfaronnade, un comportement fort éloigné de la mentalité botswanaise. Bien sûr, il arrivait désormais à certaines personnes de fanfaronner ici aussi, surtout lorsqu’elles avaient de l’argent, mais ce n’était pas une façon d’être habituelle dans le pays.

— Et à votre avis, que voulait ce monsieur à Mma Ramotswe ? interrogea Mma Makutsi. Croyez-vous qu’il lui ait apporté une mauvaise nouvelle, annoncé la mort de quelqu’un ?

Mr. Polopetsi secoua la tête.

— J’ai l’ouïe très, très fine, Mma, répondit-il. Je peux percevoir le bruit d’une voiture qui est encore très loin. Dans le bush, j’arrive à entendre les animaux avant de les voir apparaître. Je fais partie de ces gens qui peuvent vous raconter tout ce qui se passe dans la savane rien qu’en écoutant le vent. De sorte que, là, je peux vous affirmer que ce monsieur ne lui a annoncé la mort de personne.

Cette révélation soudaine de Mr. Polopetsi stupéfia Mma Makutsi. Lui qui apparaissait comme un individu paisible et inoffensif, voilà qu’il révélait des talents de traqueur. Un tel homme pourrait être des plus utiles dans une agence de détectives. Il était défendu de mettre les gens sur écoute téléphonique, mais cela ne servait plus à rien dès lors que l’on disposait d’un Mr. Polopetsi. Il suffirait de le placer en face, les oreilles pointées dans la bonne direction, et il vous rapporterait toute une conversation tenue derrière des portes fermées. Ce serait l’une de ces solutions de basse technologie dont on entendait quelquefois parler.

— Cela doit être très utile d’avoir une ouïe comme la vôtre, commenta Mma Makutsi. Il faudra que nous en discutions à l’occasion. Mais en attendant, peut-être souhaitez-vous me confier ce que cet homme a dit à Mma Ramotswe ?

Mr. Polopetsi regarda Mma Makutsi droit dans les yeux.

— En temps normal, je ne répéterais jamais ce que Mma Ramotswe a dit, énonça-t-il, mais là, c’est différent. J’allais vous en parler quoi qu’il en soit… tout à l’heure.

— Alors ? fit Mma Makutsi.

Mr. Polopetsi baissa la voix. Debout derrière la voiture sur laquelle ils travaillaient, l’apprenti les observait avec une attention extrême.

— Il lui a réclamé de l’argent, chuchota-t-il. Il lui a demandé dix mille pula. Oui, dix mille !

— Et alors ?

— Et il lui a dit que si elle ne payait pas, il irait dire à la police qu’elle est toujours mariée avec lui et qu’elle n’aurait pas dû épouser Mr. J.L.B. Matekoni.

Il se tut et observa l’effet de sa révélation.

Pendant un long moment, Mma Makutsi ne dit rien. Puis elle leva la main et plaça l’index sur ses lèvres.

— Il ne faut parler de cela à personne, déclara-t-elle. Promettez-le-moi.

Il hocha la tête avec gravité.

— Bien sûr que je ne dirai rien.

Mma Makutsi fit volte-face et regagna son bureau, le cœur serré. Vous êtes ma mère et ma sœur, pensait-elle. Vous m’avez donné mon travail. Vous m’avez aidée. Vous m’avez tenu la main et avez pleuré avec moi quand mon frère est mort. Vous êtes la personne qui m’a convaincue qu’il est possible pour une femme de Bobonong de réussir et de garder la tête haute face à n’importe qui. Et à présent, voilà que cet individu menace de vous couvrir de honte. Je ne peux pas permettre cela. Je ne le peux pas.

Elle s’arrêta. Mr. Polopetsi, qui l’avait suivie des yeux en silence, l’appelait.

— Mma ! Ne vous inquiétez pas. Je vais faire quelque chose pour arrêter cet homme. Mma Ramotswe m’a donné du travail. Elle m’a renversé, c’est vrai, mais elle m’a aussi relevé. Je vais m’occuper de ce monsieur.

Mma Makutsi se retourna pour regarder Mr. Polopetsi. C’était gentil à lui de parler ainsi et cette loyauté la touchait. Mais que pouvait un homme comme lui ? Pas grand-chose, malheureusement.