CHAPITRE X

On trouve toujours le temps pour prendre un thé et du gâteau (s’il y en a)

 

Le moment était venu pour Mma Ramotswe de se rendre chez Mma Silvia Potokwane, la redoutable directrice de la ferme des orphelins. Il n’y avait pas de raison particulière à cette visite ; Mma Ramotswe n’avait reçu aucune convocation de la directrice et l’on n’avait pas besoin des services de Mr. J.L.B. Matekoni pour quelque réparation que ce fût. Il s’agissait d’une visite de pure courtoisie, une visite comme Mma Ramotswe aimait en rendre lorsqu’elle estimait qu’il était temps de faire une pause pour bavarder. Les gens ne se consacraient pas assez à cette activité, pensait-elle, alors qu’il était très important de préserver ces moments.

Les deux femmes se connaissaient depuis de nombreuses années et leurs relations avaient atteint un stade des plus agréables, celui d’une solide amitié que l’on pouvait prendre et laisser à volonté sans risquer de lui porter atteinte. Elles passaient parfois plusieurs mois sans se voir et cela ne changeait rien. Une conversation restée en suspens au début de la saison chaude pouvait être reprise après les pluies ; on répondait parfois en juin, voire plus tard, à une question posée en janvier, mais il arrivait aussi que l’on n’y réponde pas du tout. On n’avait nul besoin de s’embarrasser de formalisme ni de précautions, et chacune connaissait les défauts de l’autre.

Quels étaient les défauts de Mma Potokwane ? En fait, Mma Ramotswe pouvait en dresser très vite la liste, pour peu qu’elle y réfléchisse. Tout le monde savait que Mma Potokwane était tyrannique. Depuis des années, elle exploitait sans vergogne les talents de Mr. J.L.B. Matekoni, qui se pliait docilement à ce traitement. On ne comptait plus les demandes de services qu’elle lui avait adressées pour maintenir la vieille pompe à eau en état de marche bien au-delà des limites de sa durée de vie. Il y avait aussi le minibus peu fiable, que l’on aurait dû expédier à la casse depuis des années déjà, mais qui continuait à sillonner les routes grâce aux compétences inégalées de Mr. J.L.B. Matekoni en matière de mécanique. On avait enfin consenti à jeter la pompe à eau le jour où il s’était révolté et avait affirmé que son heure avait sonné, mais, pour ce qui était du minibus, il n’avait pas encore franchi le pas.

Toutefois, le pire avait été l’affaire du saut en parachute sponsorisé : par ses cajoleries, Mma Potokwane avait poussé Mr. J.L.B. Matekoni à accepter de se lancer dans le vide en vue de récolter des fonds au profit de la ferme des orphelins. Ce n’était pas une chose à faire et cet épisode avait mis Mma Ramotswe très en colère. Même si la détective était finalement parvenue à convaincre Charlie de sauter de l’avion à la place de son employeur – et elle n’oublierait jamais la façon dont le garçon avait atterri sur une grosse épine d’acacia – toute cette affaire avait causé une anxiété terrible à Mr. J.L.B. Matekoni. Il fallait donc rester prudent avec Mma Potokwane, pour empêcher qu’elle vous manipule et vous place dans une situation inconfortable. C’était le cas avec les individus tyranniques : leurs projets se trouvaient parfois mis à exécution sans que les principaux intéressés en aient conscience. Et puis, tout à coup, on s’apercevait qu’on avait donné son accord pour quelque chose qu’on n’avait pas la moindre envie d’accomplir.

Bien entendu, que celle qui n’avait jamais été tyrannique lui lance la première pierre… Mma Ramotswe était forcée d’admettre qu’elle-même n’était pas toujours innocente. Certes, elle ne parlerait pas de tyrannie, mais plutôt de… Bon, à vrai dire, il était difficile de trouver l’expression exacte pour désigner ce mélange de psychologie et de détermination qu’il fallait parfois employer pour obtenir satisfaction. Et l’on devait toujours garder à l’esprit que, même si Mma Potokwane était tyrannique, ce n’était jamais à des fins personnelles. Elle mettait ses indéniables talents au profit des orphelins, et beaucoup d’entre eux lui devaient une fière chandelle.

Il y avait par exemple le petit garçon au pied bot. Mma Ramotswe se souvenait de la première fois qu’elle l’avait aperçu à la ferme des orphelins, quatre ou cinq ans auparavant. Il avait six ans et venait de Selibi Pickwe, ou quelque part dans les environs. Mma Potokwane lui avait raconté son histoire : tout petit, l’enfant avait été abandonné par sa mère, partie avec un homme en le laissant à sa tante, qui était alcoolique. Un jour, un incendie s’était déclaré dans la petite maison traditionnelle qu’habitait celle-ci, une maison aux murs de broussailles, et la tante n’avait rien fait pour l’éteindre. Elle s’était enfuie en courant et nul ne s’était douté que le petit garçon se trouvait à l’intérieur. Ce fut seulement lorsque le feu mourut que l’on s’en aperçut. Le garçon passa plusieurs mois à l’hôpital, puis il fut recueilli à la ferme des orphelins.

Mma Ramotswe l’avait vu jouer avec les autres enfants, courir après un ballon avec eux, dans l’un de ces étonnants jeux spontanés que les petits garçons s’inventent. Elle avait vu les efforts de l’enfant qui tentait de suivre, en vain, car il devait traîner derrière lui son pied gauche contrefait.

— Ce petit-là est très courageux, avait affirmé Mma Potokwane. Il essaie toujours de faire des choses. Il veut monter aux arbres, mais il n’y arrive pas à cause de son pied. Et il aimerait bien jouer au football, mais il ne peut pas taper dans le ballon. C’est un brave petit.

Mma Ramotswe avait remarqué le regard de Mma Potokwane au moment où elle prononçait ces paroles : la détermination y brillait. Elle n’avait donc pas été surprise d’apprendre, quelques mois plus tard, que la directrice avait embarqué l’enfant en bus avec elle pour un long trajet jusqu’à Johannesburg. Là, elle l’avait emmené chez un chirurgien dont elle avait entendu parler, et elle avait insisté pour que celui-ci voie l’enfant. Il s’agissait là d’un acte témoignant d’un extraordinaire courage. Mma Ramotswe avait appris par la suite, de la bouche même de Mma Potokwane, qui lui en avait fait un récit entrecoupé de gloussements, comment la directrice avait installé le garçon dans la salle d’attente de ce médecin, qui exerçait dans un bel immeuble ultra-moderne. Elle avait ignoré les protestations de la secrétaire, qui ne cessait de répéter que le chirurgien ne pourrait jamais voir l’enfant.

— Ça, il n’y a que lui qui puisse le décider, avait rétorqué Mma Potokwane. Vous ne pouvez pas parler à sa place. Il va regarder cet enfant, et il me dira ensuite lui-même si, oui ou non, il accepte de le voir.

Elle avait attendu des heures et des heures. Enfin, le médecin avait entrebâillé la porte. Aussitôt, Mma Potokwane s’était dressée sur ses jambes et avait sorti de son sac un gros gâteau aux fruits confits qu’elle avait elle-même confectionné. La pâtisserie avait atterri entre les mains du chirurgien stupéfait, tandis que l’enfant, accroché aux jupes de la directrice, suivait celle-ci dans le cabinet de consultation.

— Il ne pouvait plus refuser après ça, expliqua Mma Potokwane. J’ai tout de suite coupé une tranche de gâteau et je lui ai dit qu’il pouvait la manger pendant que le petit retirait ses chaussures et ses chaussettes. Alors, il a mangé, et ensuite, il ne lui était plus possible de ne pas examiner l’enfant. Et dès qu’il a terminé, je lui ai demandé quand il pourrait l’opérer, et pendant qu’il cherchait quelque chose à répondre, je lui ai tendu une deuxième tranche de gâteau. Ainsi, le petit a pu être soigné et, maintenant, ça ne va pas mal du tout. Il boite encore, mais beaucoup moins. Il peut jouer au football et même courir. Ce chirurgien était vraiment un as. Et il ne nous a rien fait payer. Il a dit que le gâteau aux fruits confits suffisait.

De tels exploits, pensait Mma Ramotswe, compensaient largement l’irritation occasionnelle qu’inspirait la directrice. Pour l’heure, de toute façon, Mma Ramotswe avait d’autres projets en tête que d’énumérer les défauts de son amie. Elle souhaitait plutôt connaître son point de vue sur les divers problèmes auxquels elle se heurtait. L’un au moins était grave : quel comportement fallait-il adopter avec Charlie ? Quant aux autres, elle se contenterait de les évoquer, afin de voir quels nouveaux éclairages Mma Potokwane pouvait apporter.

Elle aperçut la directrice sous la véranda, en grande conversation avec l’un des hommes à tout faire de la ferme. Ces employés étaient des membres importants du personnel, puisqu’ils s’occupaient de tous les petits soucis inhérents à une ferme d’orphelins, comme les canalisations bouchées, les branches d’arbres cassées ou la chasse aux serpents et aux chiens errants.

Elle attendit la fin de la conversation dans la petite fourgonnette blanche, puis sortit et traversa le parking poussiéreux pour gagner la véranda.

— Eh bien, Mma ! lui lança de loin la directrice. Vous arrivez exactement à l’heure où je me disais que ce serait le moment de préparer du thé. Vous avez un don pour cela.

Mma Ramotswe se mit à rire et la salua de la main.

— Tout comme vous, vous arrivez toujours à mon bureau alors que je pense la même chose, répondit-elle. C’est un don que nous partageons.

Mma Potokwane s’adressa à une jeune femme debout à la porte du bureau voisin et lui demanda de préparer du thé, puis elle fit signe à Mma Ramotswe de la suivre à l’intérieur. Une fois installées, les deux femmes se regardèrent pour savoir qui entamerait la conversation.

Ce fut Mma Ramotswe qui brisa le silence.

— J’ai été débordée ces temps-ci, Mma, commença-t-elle en secouant la tête. Nous avons beaucoup de travail à l’agence et il y a toujours du monde au garage, comme vous le savez. Mr. J.L.B. Matekoni ne sait pas dire non.

Elle n’avait pas dit cela dans l’intention de suggérer que selon certaines personnes – en particulier Mma Makutsi –, Mma Potokwane ajoutait sans vergogne à la lourde charge quotidienne de Mr. J.L.B. Matekoni. Par chance, Mma Potokwane ne parut pas interpréter la remarque de cette façon.

— C’est quelqu’un de très gentil, répondit-elle. Et quand on est gentil, on est souvent débordé. J’ai remarqué cela autour de moi. Tiens, le garçon à qui je parlais tout à l’heure – l’un de nos hommes à tout faire –, il est comme ça. Il est tellement gentil que chacun le sollicite. Avant lui, nous en avions un qui était toujours de mauvaise humeur. Eh bien, il n’avait jamais rien à faire, parce que personne, à part moi, bien sûr, n’osait lui demander quoi que ce soit.

Mma Ramotswe acquiesça : certaines personnes se comportaient en effet de façon hostile. Elle acquiesça encore lorsque Mma Potokwane poursuivit en affirmant qu’en fait les gens ne changeaient jamais vraiment. Il était presque impossible d’amener un homme actif et dévoué à en faire moins : ce n’était pas dans sa nature.

— Vous vous inquiétez pour lui ? interrogea soudain Mma Potokwane. Avec cette maladie qu’il a eue, peut-être faut-il le surveiller. Le Dr Moffat n’a-t-il pas dit qu’il ne devait pas trop en faire ?

— Si, répondit Mma Ramotswe. Mais quand j’ai expliqué cela à Mr. J.L.B. Matekoni, il a dit : « Et le Dr Moffat ? Je ne connais personne qui travaille autant que lui. Je l’ai vu. Il est toujours en train de courir entre l’hôpital et son cabinet pour soigner les gens. S’il pense que je devrais travailler moins dur, pourquoi en fait-il tant, de son côté ? » C’est ce qu’il a dit, Mma, et j’ai eu du mal à lui répondre.

Mma Potokwane eut un petit rire.

— Il est difficile de répondre à cela, en effet, reconnut-elle. Les docteurs ont le droit de nous donner des conseils qu’ils ne suivent pas eux-mêmes. Ils savent ce qu’il faut faire, mais ils sont incapables de le faire eux-mêmes. Cela ne signifie pas que leurs conseils sont mauvais.

C’était une remarque intéressante et Mma Ramotswe la médita soigneusement.

— Il va falloir que je réfléchisse à cela, Mma, répondit-elle enfin. Devons-nous dire aux gens ce qu’ils devraient faire ou ne pas faire ?

Une fois posée, la question resta un long moment en suspens, tandis que l’on apportait le plateau du thé et qu’on le posait sur le bureau de Mma Potokwane. Mma Ramotswe jeta un coup d’œil discret à son contenu ; oui, il y avait du gâteau. Deux belles tranches de cake aux fruits confits tel qu’elle espérait en déguster chaque fois qu’elle venait à la ferme des orphelins. L’absence de gâteau sur le plateau eût sans doute signifié que, pour une raison ou pour une autre, elle se trouvait en disgrâce ou en défaveur ; par chance, tel n’était pas le cas aujourd’hui.

Mma Potokwane tendit la main vers le plateau et posa la plus grosse part de cake sur l’assiette de son amie. Puis elle se servit l’autre, avant de commencer à verser le thé.

— La question que vous posez là est très importante, affirma-t-elle en saisissant son gâteau pour en mordre un morceau. Il faut que j’y réfléchisse moi aussi. Par exemple, il y a peut-être des gens qui pourraient me dire que je mange trop de gâteau.

— Mais ce n’est pas le cas, n’est-ce pas ? fit observer Mma Ramotswe.

La réponse de Mma Potokwane fusa aussitôt.

— Non, bien sûr. Je ne mange pas trop de gâteau.

Elle se tut et contempla avec mélancolie son assiette déjà presque vide.

— Parfois, reprit-elle, j’aimerais bien manger trop de gâteau. Ça, c’est vrai. Parfois, je suis tentée.

Mma Ramotswe soupira.

— Nous sommes tous tentés, Mma. Tout le monde est tenté dès qu’il est question de gâteau…

— C’est sûr, acquiesça Mma Potokwane avec tristesse. Il existe de nombreuses tentations dans la vie, mais les gâteaux représentent sans doute l’une des plus fortes.

Pendant un long moment, ni l’une ni l’autre ne brisa le silence. Mma Ramotswe regardait l’arbre devant la fenêtre, et le ciel au-delà de l’arbre, un ciel bleu délavé, très vide et sans fin, sans fin. Un gros oiseau, une buse sans doute, planait très haut sur un courant d’air, minuscule point noir, cherchant bien sûr sa nourriture, comme le fait chacun d’entre nous, d’une manière ou d’une autre.

Elle quitta le ciel des yeux et regarda de nouveau Mma Potokwane, qui la contemplait elle aussi, un très léger sourire aux lèvres.

— Il est très difficile de résister à la tentation, déclara Mma Ramotswe à mi-voix. Pour ma part, je n’y arrive pas toujours. Je ne suis pas très forte de ce point de vue.

— Je suis contente que vous disiez cela, répondit Mma Potokwane. Moi non plus, je ne suis pas très forte. Tenez, par exemple, en ce moment même, je pense au gâteau.

— Moi aussi, confessa Mma Ramotswe.

À ces mots, Mma Potokwane se leva et cria à l’intention de la femme restée sous la véranda :

— Deux autres tranches de cake, s’il vous plaît ! Deux belles tranches !

 

Une fois le gâteau terminé et le plateau débarrassé, les deux amies, devant leur tasse de thé, poursuivirent la conversation. Mma Ramotswe songea qu’il serait bon de débuter par le mystère du potiron, que l’on avait un peu oublié avec tous les récents événements, mais qui restait une énigme. Elle relata donc à Mma Potokwane la désagréable expérience qu’elle avait vécue en se retrouvant chez elle avec un intrus, puis la découverte, plus inquiétante encore, du même intrus réfugié sous le lit.

Lorsqu’elle raconta comment le pantalon de l’inconnu était resté accroché à un ressort du sommier, Mma Potokwane éclata de rire.

— Mais vous auriez pu l’écraser, Mma ! commenta-t-elle. Vous auriez pu lui briser les côtes !

Mma Ramotswe songea que l’on aurait dit la même chose de tout intrus assez malavisé pour se réfugier sous le lit de Mma Potokwane, mais elle garda cette réflexion pour elle.

— Et puis, le lendemain matin, poursuivit-elle, j’ai trouvé un magnifique potiron devant la maison. Quelqu’un avait emporté le pantalon et laissé un potiron à sa place. Que dites-vous de cela, Mma ?

Mma Potokwane fronça les sourcils.

— Vous déduisez que le potiron a été posé là par celui qui a pris le pantalon, mais y a-t-il vraiment un lien entre ces deux événements ? N’est-il pas possible que le potiron et le pantalon soient deux choses indépendantes ? Vous avez l’inconnu au potiron, qui apporte le potiron – alors que le pantalon est encore là –, et puis vous avez l’inconnu au pantalon, qui prend le pantalon sans toucher au potiron. Les choses ont très bien pu se passer ainsi.

— Mais qui aurait pu apporter un potiron et le déposer là sans la moindre explication ? demanda Mma Ramotswe. Est-ce que vous feriez une chose pareille, vous ?

Mma Potokwane se gratta la tête.

— Je ne pense pas que je déposerais un potiron devant une maison sans explication. Il me semble que je laisserais un message avec le potiron, ou que je dirais un peu plus tard à la personne concernée : « Au fait, c’est moi qui ai déposé le potiron. »

— C’est vrai, dit Mma Ramotswe. C’est ce que feraient la plupart d’entre nous.

— Remarquez, reprit Mma Potokwane, il est arrivé que des personnes laissent des cadeaux à la grille de la ferme. Une fois, j’ai trouvé une caisse remplie de nourriture, sans un mot d’explication. Quelqu’un de très gentil l’avait laissée là pour les enfants.

— C’est bien, reconnut Mma Ramotswe. Seulement, il y a une différence, non ? Moi, je ne dirige pas une œuvre caritative. Personne ne laisserait un potiron devant chez moi en pensant que je pourrais en avoir besoin.

Mma Potokwane reconnut la logique de l’argument et elle était sur le point de renchérir lorsqu’elle se ravisa tout à coup. Une autre hypothèse venait de lui apparaître. Mma Ramotswe partait du principe que le potiron lui était destiné, mais n’était-il pas possible que quelqu’un l’ait placé là par erreur ? Qu’en réalité le potiron fût destiné à une autre maison de Zebra Drive, mais qu’il ait été livré à la mauvaise adresse ? Elle allait émettre cette suggestion quand elle fut arrêtée par Mma Ramotswe.

— Après tout, qu’est-ce que ça peut faire ? interrogea celle-ci d’un ton songeur. Nous sommes ici, à parler de potirons… Il y a des milliers de potirons dans ce pays. Est-il avisé de perdre son temps à parler de potirons, alors qu’il y a des sujets beaucoup plus importants à aborder ?

Mma Potokwane acquiesça.

— Vous avez tout à fait raison, répondit-elle. Assez parlé de ce potiron ! Intéressons-nous maintenant à quelque chose de plus important.

Mma Ramotswe ne se le fit pas dire deux fois.

— Eh bien, voilà, commença-t-elle. Nous avons un très gros problème avec Charlie. Un problème encore plus gros, je pense, que l’épine qu’il s’est enfoncée dans la fesse le jour du saut en parachute.

— Il s’agit d’une femme ? s’enquit aussitôt Mma Potokwane.

— Oui, répondit Mma Ramotswe. À présent, écoutez ça…

Mma Potokwane s’adossa à son fauteuil. Elle avait un petit faible pour Charlie depuis qu’il avait effectué ce saut en parachute au profit de la ferme des orphelins. Elle le considérait un peu comme une personnalité et la perspective d’apprendre quelque savoureux détail sur ses aventures amoureuses la remplissait d’aise. Cependant, elle se souvint d’une chose qu’elle devait annoncer à Mma Ramotswe. Mieux valait en parler tout de suite : si elle laissait Mma Ramotswe se lancer dans son récit, elle risquerait d’oublier. Elle leva donc une main pour interrompre son amie.

— Avant de commencer, Mma, déclara-t-elle, il y a une chose que je pense devoir vous dire.

Mma Ramotswe la regarda d’un air interrogateur. Était-il possible que Mma Potokwane fût déjà informée de la liaison de Charlie ? Peut-être même savait-elle des choses sur la femme en question ? La directrice était toujours si bien renseignée sur tout ce qui se passait qu’il ne serait pas surprenant qu’elle sût exactement qui était assise au volant de la Mercedes-Benz gris métallisé.

— Vous ne devinerez jamais qui j’ai croisé en ville l’autre jour ! lança Mma Potokwane. J’ai moi-même eu du mal à en croire mes yeux.

— Je ne vois pas, répondit Mma Ramotswe. Était-ce quelqu’un de célèbre ?

— Un peu, acquiesça Mma Potokwane, énigmatique. Assez connu dans le monde du jazz, en tout cas.

Mma Ramotswe ne dit rien, laissant Mma Potokwane poursuivre.

— Note, ajouta simplement cette dernière. Note Mokoti, votre premier mari. Vous vous souvenez de lui ?