CHAPITRE IV
Problème de thé
Le matin, chacun arrivait au Tlokweng Road Speedy Motors à une heure différente, et l’on ne décidait jamais à l’avance qui serait le premier. À l’époque où le garage et l’Agence No 1 des Dames Détectives avaient des bureaux séparés, c’était souvent Mr. J.L.B. Matekoni qui ouvrait le garage, mais depuis que les deux entreprises partageaient les mêmes locaux, ce pouvait être Mma Ramotswe ou Mma Makutsi, ou, plus rarement, l’un des apprentis. En général, ces derniers arrivaient tard, car ils aimaient rester au lit jusqu’au tout dernier moment. Ils avalaient ensuite un petit déjeuner à la hâte et se précipitaient pour attraper le bus bondé qui les déposait au rond-point, à l’extrémité de Tlokweng Road.
Depuis leur mariage, bien sûr, Mma Ramotswe et Mr. J.L.B. Matekoni avaient tendance à arriver exactement en même temps, même s’ils venaient chacun dans leur voiture, en une sorte de convoi, avec la camionnette de Mr. J.L.B. Matekoni ouvrant la voie et la petite fourgonnette blanche, au volant de laquelle était assise Mma Ramotswe, suivant vaillamment.
Ce matin-là, ce fut Mma Makutsi qui arriva la première, chargée d’un paquet de papier brun. Elle déverrouilla la porte de l’Agence No 1 des Dames Détectives, posa le paquet sur son bureau et ouvrit la fenêtre pour laisser entrer un peu d’air. Il était tout juste sept heures, et Mma Ramotswe et Mr. J.L.B. Matekoni ne seraient pas là avant une bonne demi-heure. Cela lui laissait le temps de ranger son bureau, de téléphoner à la belle-sœur de sa cousine au sujet d’un problème familial et d’écrire une courte lettre à son père, à Bobonong. Celui-ci avait soixante et onze ans et il n’avait pas grand-chose à faire, sinon se rendre chaque jour à la petite poste du village pour voir s’il avait du courrier. En général, il rentrait bredouille, mais, une fois par semaine, il trouvait une lettre de Mma Makutsi contenant quelques nouvelles de Gaborone et, de temps à autre, un billet de cinquante pula1. Comme il ne lisait pas très bien l’anglais, elle lui écrivait en kalanga, ce qui était pour elle un plaisir et une façon de ne pas oublier sa langue.
Il y aurait beaucoup à raconter dans la lettre ce jour-là. Elle avait eu en effet un week-end chargé, avec une invitation à déjeuner chez l’une de ses voisines, qui était malawienne et enseignait dans une école. Cette femme avait vécu une année à Londres et elle connaissait beaucoup de ces lieux que Mma Makutsi n’avait vus que dans les pages du National Geographic. Cependant, elle ne s’était pas appesantie sur son expérience et n’avait pas regardé Mma Makutsi comme une provinciale ou une sédentaire inculte. Il s’était même produit l’inverse, en fait. La voisine lui avait posé une foule de questions sur Bobonong et avait écouté avec attention Mma Makutsi lui parler de Francistown, de Maun et d’autres villes comme celles-là.
— Vous avez de la chance d’être botswanaise, affirma-t-elle. Vous avez tout, ici. Des terres qui s’étendent à perte de vue, et même plus loin. Et tous ces diamants ! Et aussi le bétail. Oui, ici, il y a tout !
— C’est vrai que nous avons de la chance, acquiesça Mma Makutsi. Nous le savons.
— Et vous, en plus, vous avez cette jolie maison neuve, poursuivit la voisine. Et ce métier très intéressant que vous faites. J’imagine que les gens doivent vous demander sans arrêt : comment est-ce, d’être détective privée ?
Mma Makutsi esquissa un sourire modeste.
— Tout le monde croit que notre métier est très excitant, dit-elle. Mais en fait, non. La plupart du temps, nous ne faisons qu’aider les gens à voir des choses qu’ils savent déjà.
— Et cette Mma Ramotswe dont tout le monde parle ? reprit la voisine. Comment est-elle ? Je l’ai croisée l’autre jour au centre commercial. Elle a l’air très aimable. Jamais on ne pourrait se douter qu’elle est détective.
— Elle est effectivement très aimable, approuva Mma Makutsi. Mais en plus, elle est très intelligente. Elle devine quand les gens mentent rien qu’en les observant. Et elle sait aussi comment s’y prendre avec les hommes.
La voisine poussa un soupir.
— Ça, c’est un très grand talent, commenta-t-elle. Un talent que j’aimerais bien posséder.
Mma Makutsi hocha la tête. Oui, ce serait bien. En fait, ce qui serait bien, ce serait d’avoir un homme, juste un. Désormais, Mma Ramotswe avait Mr. J.L.B. Matekoni, et cette Malawienne, pour sa part, avait un compagnon, que Mma Makutsi voyait rentrer chaque soir. Quant à elle, elle n’avait pas encore trouvé d’homme, hormis celui rencontré aux cours de l’École de dactylographie pour hommes du Kalahari, et qui, pour une certaine raison, n’avait pas duré très longtemps. À la suite de cet épisode, elle s’était fixé une règle d’or : Ne jamais s’engager sentimentalement avec l’un de ses élèves en dactylographie. Une règle qui, à vrai dire, n’était qu’une variante du conseil de Clovis Andersen cité par Mma Ramotswe : Gardez toujours vos distances avec le client ; les étreintes et les baisers n’ont jamais résolu aucune affaire ni payé aucune note.
La dernière partie de ce conseil était très intéressante et Mma Makutsi y avait longuement réfléchi. Il ne faisait aucun doute pour elle que s’amouracher d’un client n’aiderait pas à considérer son problème en toute lucidité et ne ferait donc pas avancer l’enquête, au contraire, mais pouvait-on dire que des étreintes et des baisers n’avaient jamais payé aucune note ? Ne faudrait-il pas plutôt affirmer le contraire ? Il existait un grand nombre de personnes qui payaient leur traversée de la vie par des étreintes et des baisers : les épouses des hommes riches, par exemple, ou du moins certaines épouses d’hommes riches. Mma Makutsi ne doutait pas un instant que beaucoup de ces superbes filles qui étaient avec elle à l’Institut de secrétariat du Botswana, ces filles qui, parfois, avaient eu toutes les peines du monde à obtenir 50 sur 100 (contre le 97 sur 100 qu’elle-même avait totalisé) à l’examen final, avaient effectué un très astucieux calcul, selon lequel la meilleure façon de progresser sur le plan financier consistait à s’assurer que leurs étreintes et leurs baisers allaient à des hommes appartenant à la bonne catégorie. Et cette catégorie était, de leur point de vue, celle des individus gagnant plusieurs milliers de pula par mois et roulant dans de belles voitures, de préférence en Mercedes-Benz.
Mma Makutsi écrivait à présent à son père et lui racontait la rencontre avec sa voisine. Elle ne dit rien, toutefois, de la discussion sur les hommes, sur Mma Ramotswe ou sur le métier de détective. Elle préféra décrire ce que la femme lui avait préparé à manger. Puis elle expliqua le problème que lui posaient les fourmis dans la nouvelle maison, concluant qu’il semblait n’y avoir rien à faire. Il compatirait. Au Botswana, chacun avait rencontré des problèmes de fourmis et l’on avait nécessairement un avis sur la question. Toutefois, personne n’en venait jamais à bout : un jour ou l’autre, les fourmis étaient de retour. Peut-être était-ce parce qu’elles étaient arrivées là avant les hommes et qu’elles s’estimaient ici chez elles. Peut-être faudrait-il appeler le pays Botshoswane plutôt que Botswana : cela signifiait « le territoire des fourmis ». Ce devait être ainsi que les insectes l’appelaient, d’ailleurs.
Elle signa la lettre, y épingla un billet de vingt pula, inscrivit l’adresse sur l’enveloppe et la cacheta. Son devoir de fille était accompli pour la semaine et elle sourit en imaginant son père en train d’ouvrir la petite boîte postale métallique (pour laquelle elle payait) et son plaisir en découvrant l’enveloppe. On lui avait raconté qu’il lisait et relisait ses lettres, trouvant à chaque fois un nouveau sens à la moindre phrase, à la moindre expression. Il la montrait ensuite à ses amis, les autres vieillards du village, ou en faisait la lecture à ceux qui ne savaient pas lire, et ils en parlaient pendant des heures.
Elle avait passé son bref coup de téléphone lorsqu’elle entendit la camionnette de Mr. J.L.B. Matekoni arriver. Cette camionnette faisait plus de bruit que n’importe quel autre véhicule, parce qu’elle avait un moteur différent des moteurs des autres camionnettes. C’est ce qu’avait dit Mr. J.L.B. Matekoni, et il avait obligatoirement raison. Il avait expliqué que le moteur avait été très mal entretenu par son précédent propriétaire et qu’il avait été impossible de réparer les dégâts. Toutefois, cela restait une bonne camionnette, dans le fond ; un peu comme une fidèle bête de somme maltraitée par son maître, mais qui n’aurait jamais perdu sa foi en l’homme. Juste derrière, dans son sillage, apparut la petite fourgonnette blanche, qui s’immobilisa à son emplacement habituel, sous l’acacia, contre le flanc du bâtiment.
Mma Ramotswe et Mma Makutsi avaient déjà traité tout le courrier du matin lorsque les apprentis se présentèrent. Charlie, le plus âgé, fit irruption dans l’agence en sifflotant et lança un sourire effronté aux deux femmes.
— Tu as l’air content de toi, remarqua Mma Ramotswe. Tu as gagné au loto ou quoi ?
L’apprenti éclata de rire.
— Vous voudriez bien le savoir, hein, Mma ? Vous voudriez bien le savoir !
Mma Ramotswe échangea un coup d’œil avec Mma Makutsi.
— Tout ce que j’espère, répondit-elle, c’est que tu ne viens pas ici pour m’emprunter de l’argent. J’aime bien te rendre service, mais il faudrait vraiment que tu me rendes les cinquante pula que je t’ai prêtés au début du mois.
L’apprenti affecta l’innocence blessée.
— Oh ! Comment pouvez-vous croire que j’aie besoin d’argent, Mma ? Est-ce que j’ai l’air de quelqu’un qui a besoin d’argent ? Non, je ne crois pas. D’ailleurs, je venais justement vous rembourser. Tenez. Regardez…
Il glissa la main dans sa poche et en tira une petite liasse de billets de banque enroulés, dont il préleva cinquante pula.
— Là, reprit-il. C’est bien ça, cinquante pula, hein ? C’est ce que je vous dois. Je vous les rends tout de suite.
Mma Ramotswe prit l’argent et le rangea dans son tiroir.
— On dirait que tu es riche, dis donc ! Où as-tu trouvé tout cet argent ? Tu as cambriolé une banque ?
L’apprenti se mit à rire.
— Jamais je ne ferais une chose pareille. Il faudrait être idiot. Quand on cambriole une banque, on se retrouve avec la police sur le dos et on finit toujours par se faire attraper. À tous les coups ! Alors un conseil, Mma : ne vous avisez pas de cambrioler une banque !
— Mais je n’en ai jamais eu l’intention ! se récria Mma Ramotswe en riant de la suggestion.
— Je vous mets en garde, c’est tout, reprit le jeune homme d’un ton badin, tout en rangeant ostensiblement la liasse dans la poche de sa salopette.
Puis il se remit à siffloter et sortit en sautillant.
De son bureau, Mma Makutsi considéra Mma Ramotswe.
— Eh bien ! s’exclama-t-elle. Quel numéro !
— Il se passe quelque chose de louche, affirma Mma Ramotswe. Où a-t-il trouvé tout cet argent ? Croyez-vous qu’il l’ait emprunté à quelqu’un, à une personne stupide qui ne connaît pas ce genre de garçon ?
— Aucune idée, soupira Mma Makutsi. Mais vous avez vu cet air qu’il avait ? Vous avez vu comme il paraissait content de lui ? Et puis, est-ce que vous avez remarqué qu’il portait une chaussure blanche et une marron ? Vous l’avez remarqué ?
— Non, avoua Mma Ramotswe. Qu’est-ce que cela peut vouloir dire, à votre avis ?
— Cela veut dire qu’il en a une autre paire comme celle-là, répliqua Mma Makutsi en souriant. Ou bien qu’il se croit élégant. À mon avis, il se croit élégant.
— C’est un bon garçon, dans le fond, commenta Mma Ramotswe. Il a juste besoin de mûrir un peu, vous ne pensez pas ?
— Non.
Mma Makutsi se tut un instant, puis reprit.
— Vous savez quoi, Mma ? Je suis sûre qu’il sort avec une femme riche. Je pense qu’il a trouvé une dame qui lui donne de l’argent. Cela expliquerait l’argent lui-même, mais aussi les chaussures élégantes, la brillantine dans les cheveux et cet air satisfait qu’il avait. Si vous me demandez mon avis, c’est ça.
Mma Ramotswe eut un petit rire.
— La pauvre ! s’exclama-t-elle. J’ai de la peine pour elle.
Mma Makutsi approuva. Toutefois, elle s’inquiétait pour le garçon. C’était un tout jeune homme, encore très immature, et s’il était tombé sur une femme beaucoup plus âgée que lui, il allait se faire exploiter d’une manière ou d’une autre. Ça n’augurait rien de bon, un gamin gâté de cette façon par une femme riche qui cherchait à tromper son ennui. Quand cette relation prendrait fin, ce qui arriverait nécessairement tôt ou tard, ce serait lui qui souffrirait. Or, en dépit de tout ce que l’on pouvait leur reprocher, Mma Makutsi éprouvait une certaine affection pour les deux apprentis, ou du moins se sentait-elle responsable d’eux. La responsabilité d’une grande sœur vis-à-vis d’un petit frère, peut-être. Le petit frère pouvait être idiot et s’attirer toutes sortes d’ennuis, il restait malgré tout un petit frère qu’il fallait protéger.
— Je pense qu’il faut surveiller cette histoire, déclara-t-elle à Mma Ramotswe.
Celle-ci opina du chef.
— Nous allons y réfléchir, répondit-elle. Mais vous avez raison, il ne faudrait pas que ce garçon ait des problèmes. Nous devons trouver une solution.
Elles eurent beaucoup de travail ce jour-là. Peu de temps auparavant, elles avaient reçu une lettre d’un cabinet d’avocats de Zambie qui leur demandait de les aider à retrouver un financier de Lusaka qui s’était volatilisé. Les circonstances de cette disparition étaient suspectes : il laissait un trou important dans les comptes de sa société, ce qui amenait à la conclusion naturelle qu’il s’était sauvé avec l’argent.
Mma Ramotswe n’aimait pas ce type d’affaires. L’Agence No 1 des Dames Détectives préférait s’occuper de problèmes d’ordre plus privé, mais c’était une question d’honneur professionnel de ne jamais refuser un client, sauf, bien sûr, quand celui-ci ne méritait pas d’être aidé. Et puis, il fallait aussi considérer l’aspect pécuniaire. Ce genre de missions se révélait très rentable et l’agence avait chaque mois des frais à payer : le salaire de Mma Makutsi, l’entretien de la petite fourgonnette blanche et les timbres, pour ne citer que quelques-unes des dépenses qui semblaient dévorer une grande part des bénéfices.
Le financier, semblait-il, se trouvait au Botswana, où il avait de la famille. Bien sûr, prendre contact avec celle-ci serait la première chose à faire, mais comment ces gens s’appelaient-ils ? Les avocats de Zambie n’avaient pu fournir aucun nom, ce qui signifiait que Mma Ramotswe et Mma Makutsi devraient mener leur enquête parmi les Zambiens vivant à Gaborone. Cela paraissait simple à première vue ; toutefois, il n’était pas toujours facile d’amener des étrangers à parler d’un compatriote, d’autant plus quand celui-ci se trouvait en difficulté. Certes, ils savaient qu’il n’était pas honnête de se serrer ainsi les coudes, surtout dans une affaire de détournement de fonds, mais ils le faisaient malgré tout. Il faudrait donc passer une multitude de coups de téléphone pour voir si quelqu’un accepterait de les éclairer. On écrirait aussi aux hôtels pour demander si l’on reconnaissait la personne figurant sur la photo jointe. Tout cela prenait du temps et les deux détectives travaillèrent d’arrache-pied jusqu’à dix heures du matin. Alors, Mma Ramotswe, qui venait de conclure une conversation téléphonique insatisfaisante avec une Zambienne assez impolie, reposa le combiné, s’étira et annonça que l’heure du thé était arrivée.
Mma Makutsi acquiesça.
— J’ai déjà écrit à dix hôtels, dit-elle en retirant une feuille de papier de sa machine. Et j’ai mal à la tête à force de penser aux disparitions de Zambiens. Je suis impatiente de savourer mon thé.
— Je m’en occupe, proposa Mma Ramotswe. Vous avez beaucoup travaillé, alors que moi, je n’ai fait que parler au téléphone. Vous méritez un peu de repos.
Mma Makutsi parut embarrassée.
— C’est très gentil à vous, Mma… Seulement, j’avais pensé préparer le thé d’une façon différente, aujourd’hui.
Mma Ramotswe considéra son assistante avec un étonnement non dissimulé.
— D’une façon différente ? répéta-t-elle. Comment peut-on préparer du thé rouge d’une façon différente ? Il n’existe qu’une seule façon de procéder : on met les feuilles de thé dans la théière et on verse de l’eau bouillante dessus. Que comptez-vous faire d’autre ? Mettre l’eau en premier ? C’est cela, la façon différente à laquelle vous pensez ?
Mma Makutsi se leva, saisissant au passage le paquet qu’elle avait posé sur son bureau en arrivant. Mma Ramotswe n’avait pas remarqué ce dernier, car une pile de dossiers le dissimulait. Elle le regarda avec curiosité.
— Qu’est-ce que c’est, Mma ? demanda-t-elle. Ce paquet a-t-il un rapport avec votre nouvelle façon de préparer le thé ?
Mma Makutsi ne répondit pas, mais déchira l’emballage et sortit une nouvelle théière en porcelaine, qu’elle présenta à Mma Ramotswe.
— Oh ! s’exclama Mma Ramotswe. Voilà une très belle théière, Mma ! Regardez-moi ça ! Regardez ces fleurs sur le côté ! Elle est très jolie. Notre thé rouge va avoir un goût excellent dans une théière comme celle-ci !
Mma Makutsi baissa les yeux vers ses chaussures, mais elle ne reçut aucune aide de ce côté ; elle n’en obtenait jamais, de toute façon. Dans les moments de crise, avait-elle remarqué, ses chaussures avaient tendance à lui lancer un simple : Débrouillez-vous, patronne ! Dès le départ, elle s’était doutée que l’affaire serait délicate, mais elle s’était dit que tôt ou tard il faudrait mettre le problème sur le tapis, et repousser davantage ce moment n’était plus possible.
— Eh bien, Mma, commença-t-elle, en fait…
Elle s’interrompit. Cela se révélait plus difficile que prévu. Elle leva les yeux vers Mma Ramotswe, qui la regardait d’un air interrogateur.
— J’ai hâte de goûter ce thé, lança celle-ci d’un ton encourageant.
Mma Makutsi déglutit avec peine.
— Je ne vais pas faire de thé rouge, lâcha-t-elle à la hâte. Enfin, si, je vais en faire pour vous, comme d’habitude. Mais moi, je veux me préparer mon thé à moi, du thé normal, dans cette théière-ci. Juste pour moi. Du thé normal. Vous, vous pourrez boire votre thé rouge, et moi, je boirai du thé normal.
Un profond silence suivit ces paroles. Mma Ramotswe demeura immobile sur sa chaise, les yeux rivés sur la théière. Mma Makutsi, qui jusque-là avait brandi celle-ci comme un étendard, l’étendard de l’armée des gens qui préféraient le thé normal au thé rouge, baissa le bras et reposa l’objet sur son bureau.
— Je suis désolée, Mma, murmura-t-elle. Vraiment désolée. Je ne voudrais pas que vous pensiez que je suis impolie. Je ne suis pas impolie. J’ai essayé, vous savez, j’ai fait beaucoup d’efforts pour aimer le thé rouge, mais à présent, je dois laisser parler mon cœur. Et mon cœur dit que j’ai toujours préféré le thé normal, depuis le début. Voilà pourquoi j’ai acheté une théière spéciale.
L’ayant écoutée avec attention, Mma Ramotswe prit la parole.
— C’est moi qui devrais vous présenter des excuses, Mma. Si, si, c’est moi. C’est moi qui me suis montrée impolie depuis le départ. Je ne vous ai jamais demandé si vous préfériez le thé ordinaire. Je n’ai jamais pris la peine de vous poser la question ; j’ai acheté du thé rouge et je suis partie du principe que vous aimiez ça. Je suis vraiment désolée, Mma.
— Non, vous n’avez pas été impolie, protesta Mma Makutsi. J’aurais dû vous en parler. C’est moi qui suis fautive, pas vous.
Tout cela était très compliqué. À une époque, Mma Makutsi était passée du thé rouge au thé ordinaire, puis elle était revenue au thé rouge. Mma Ramotswe se sentait un peu perdue : que souhaitait au juste Mma Makutsi en matière de thé ?
— Non, déclara-t-elle. Vous vous êtes montrée très patiente avec moi, vous avez bu du thé rouge juste pour me faire plaisir. J’aurais dû m’en rendre compte. J’aurais dû m’en rendre compte en vous regardant boire. Je n’ai rien vu. Je suis vraiment désolée, Mma.
— Mais je ne le détestais pas tant que ça ! se récria Mma Makutsi. Je ne faisais pas la grimace quand je buvais. Si j’avais fait la grimace, d’accord, vous l’auriez remarqué. Mais non. J’étais assez heureuse de boire du thé rouge… C’est juste que je serai encore plus heureuse d’en boire du normal.
Mma Ramotswe hocha la tête.
— Eh bien, désormais, nous aurons chacune notre thé, décida-t-elle. Comme c’était le cas avant. Moi, j’aurai mon thé, et vous, vous aurez le vôtre. C’est la solution à ce délicat problème.
— Exactement, acquiesça Mma Makutsi.
Elle réfléchit. Et Mr. J.L.B. Matekoni et les apprentis ? Jusque-là, ils buvaient du thé rouge, mais dès lors qu’il y avait le choix, faudrait-il leur proposer du thé normal ? Et s’ils préféraient le thé normal, voudraient-ils utiliser sa théière à elle ? Mma Makutsi était tout à fait prête à la partager avec Mr. J.L.B. Matekoni – personne ne pourrait y trouver à redire –, mais en ce qui concernait les apprentis, c’était une autre histoire.
Elle résolut de partager ses interrogations avec Mma Ramotswe.
— Et Mr. J.L.B. Matekoni ? demanda-t-elle. Va-t-il boire…
— Du thé rouge ! coupa aussitôt Mma Ramotswe. C’est le meilleur pour un homme, c’est bien connu. Il boira du thé rouge.
— Et les apprentis ?
Mma Ramotswe leva les yeux au ciel.
— Sans doute vaudrait-il mieux continuer à leur donner du thé rouge à eux aussi, répondit-elle. Quoique, Dieu sait pourquoi, cela n’ait pas l’air de beaucoup leur réussir…
Une fois ces décisions prises, Mma Makutsi fit chauffer l’eau et, sous l’œil attentif de Mma Ramotswe, mit dans la nouvelle théière quelques pincées de son thé, son thé normal. Puis elle saisit celle de Mma Ramotswe, qui semblait vieille et usée à côté de la nouvelle théière en porcelaine, et elle y mit la quantité adéquate de thé rouge. Toutes deux attendirent que l’eau bouille, silencieuses l’une et l’autre, perdues dans leurs pensées. Mma Makutsi songeait avec soulagement à la généreuse réaction de Mma Ramotswe après sa confession, une confession qui ressemblait tant à un acte de déloyauté, voire de traîtrise ! Son employeur avait rendu les choses si faciles qu’elle se sentait submergée par la gratitude. Mma Ramotswe était, sans l’ombre d’un doute, l’une des femmes les plus admirables du Botswana. Mma Makutsi l’avait toujours su, mais voilà qu’à nouveau lui étaient prouvées ses qualités de compréhension et de compassion. Quant à Mma Ramotswe, elle pensait à cette femme loyale et admirable qu’était Mma Makutsi. D’autres employées, à sa place, se seraient plaintes ou auraient grommelé qu’elles n’aimaient pas le thé qu’on les forçait à boire, mais elle, elle n’avait rien dit. Plus encore, elle avait donné l’impression qu’elle appréciait ce qu’on lui offrait, comme une invitée bien élevée qui mange et boit ce que son hôte a déposé sur la table. C’était là une nouvelle preuve de ces qualités qui s’étaient de toute évidence révélées à l’Institut de secrétariat du Botswana et avaient abouti à ses notes étonnamment élevées. Mma Makutsi était une perle.