CHAPITRE XII
Où Mma Ramotswe dévoile un problème insoluble
Mma Potokwane avait mentionné la chose avec désinvolture, comme une nouvelle sans importance. Mais le fait que Note Mokoti ait été vu à Gaborone représentait bien plus que cela, du moins pour Mma Ramotswe. Elle avait chassé Note de son esprit et pensait rarement à lui, même s’il lui arrivait de le voir apparaître en rêve et de l’entendre alors la railler et la menacer de nouveau. Elle se réveillait en sursaut, terrorisée, et il lui fallait un moment pour se souvenir qu’il n’était plus là. Il était parti en Afrique du Sud, semblait-il, et avait poursuivi sa carrière musicale à Johannesburg, apparemment avec un certain succès si elle en croyait les magazines qui publiaient régulièrement des photos de lui.
Je ne suis pas quelqu’un de rancunier, se disait Mma Ramotswe. Je ne vois pas l’intérêt de ressasser de vieilles histoires alors qu’il est si simple de les enterrer. Elle avait fait des efforts délibérés pour pardonner à Note et elle estimait qu’ils avaient porté leurs fruits. Elle se rappelait le jour où cela s’était passé : elle était allée se promener dans le bush, avait levé les yeux vers le ciel et vidé son cœur de toute sa haine. C’était ce jour-là qu’elle lui avait pardonné. Elle lui avait pardonné sa cruauté physique, les coups qu’elle avait dû endurer les soirs où il rentrait ivre, les souffrances morales qu’il lui avait infligées en lui faisant des promesses sur lesquelles il revenait aussitôt. Et quant à l’argent qu’il lui avait pris, elle le lui pardonnait aussi, en se disant qu’elle ne souhaitait pas le récupérer.
Quand Mma Potokwane lui avait raconté qu’elle avait croisé Note Mokoti, Mma Ramotswe n’avait pas manifesté de réaction particulière. Mma Potokwane en avait d’ailleurs déduit que la nouvelle ne lui faisait ni chaud ni froid, tant son amie avait paru indifférente, et elles n’en avaient pas parlé davantage. Elles avaient poursuivi la conversation en évoquant Charlie et son inquiétant comportement. Mma Potokwane avait beaucoup à dire à ce sujet et elle avait suggéré des solutions intéressantes, mais par la suite, quand Mma Ramotswe avait tenté de s’en souvenir, rien ne lui était revenu ou presque. Son esprit était submergé par l’horreur de cette nouvelle annoncée d’un ton anodin. Note était de retour.
Tandis qu’elle quittait Tlokweng pour rentrer chez elle ce jour-là, Charlie était bien loin d’occuper ses pensées. Si Note Mokoti avait été aperçu à Gaborone, cela pouvait signifier, soit qu’il était revenu vivre ici – ce qui soulevait certaines difficultés très concrètes –, soit qu’il s’était trouvé là en simple visiteur, de sorte qu’il était peut-être déjà retourné à Johannesburg à l’heure qu’il était, et elle n’avait donc pas à se faire de souci. Cependant, s’il s’était réinstallé à Gaborone, elle finirait tôt ou tard par le voir. Certes, la ville s’était beaucoup étendue et il arrivait que deux personnes y vivent sans jamais se rencontrer, mais il existait malgré tout de très fortes chances pour que leurs chemins se croisent. Les supermarchés n’étaient pas si nombreux et, chaque fois qu’elle s’y rendait, elle tombait sur des connaissances. Et puis, il y avait le Mall, au centre-ville, où chacun se rendait à un moment ou à un autre. Que se produirait-il si, en se promenant là, elle voyait soudain Note venir vers elle ? Ferait-elle demi-tour ou réagirait-elle comme si de rien n’était, passant près de lui avec la même indifférence que s’il s’agissait d’un parfait étranger ?
C’était cette question qui la préoccupait au moment où elle s’engagea dans Tlokweng Road au volant de la petite fourgonnette blanche. Il existait sans doute de nombreuses personnes qui estimaient devoir éviter Untel ou Untel. Des disputes éclataient constamment et les gens se faisaient des ennemis pour des histoires de terrains ou de bétail, ou encore des problèmes d’héritage (ces derniers constituaient une importante source de querelles en ce monde). Certains se réconciliaient et se parlaient de nouveau. D’autres s’y refusaient et entretenaient colère et ressentiment. Et il y avait aussi ceux qui quittaient leur conjoint. Quand on abandonnait son épouse pour une autre femme et que l’épouse ne parvenait pas à comprendre que c’était une bonne chose, que se passait-il si, en se promenant main dans la main avec sa nouvelle amoureuse, on voyait son ancienne femme arriver au bout de la rue ? Cela devait se produire très souvent, songea Mma Ramotswe, et il fallait croire que les gens faisaient face à la situation d’une manière ou d’une autre. La vie continuait en dépit de tous ces écueils.
Elle tenta d’imaginer ce qu’elle dirait à Note si elle se retrouvait un jour sans autre choix que de lui adresser la parole. Peut-être vaudrait-il mieux lui parler de façon très banale, lui demander comment il allait, comment la vie l’avait traité toutes ces années. Elle pourrait ajouter par exemple qu’elle espérait que sa musique avait du succès, et que son existence à Johannesburg devait être passionnante. Oui, ce serait tout. Ainsi, elle lui aurait montré qu’elle ne lui voulait aucun mal et même Note, même ce personnage malveillant qui l’avait traitée avec tant de méchanceté, la laisserait tranquille ensuite.
Elle engagea la petite fourgonnette blanche dans Odi Drive pour couper par le Village. À cet instant, elle aperçut Mrs. Moffat au bord de la route, un lourd sac de commissions à la main. Elle était presque arrivée chez elle et il ne lui restait que quelques dizaines de mètres à parcourir, mais il eût été inconcevable de ne pas s’arrêter en voyant une amie. Mma Ramotswe immobilisa donc la fourgonnette à sa hauteur et se pencha pour ouvrir la portière du passager.
— Votre sac a l’air très lourd, dit-elle. Venez, je vous emmène.
Mrs. Moffat sourit.
— C’est gentil, Mma Ramotswe. Parfois, je me sens paresseuse. En ce moment, par exemple, je suis très paresseuse.
Elle monta en voiture et les deux femmes parcoururent ensemble le court trajet qui les séparait de la maison des Moffat. Samuel, qui travaillait une fois par semaine à l’entretien du jardin, se tenait près de la grille, et il ouvrit pour laisser entrer la petite fourgonnette blanche.
— Merci, dit Mrs. Moffat en se tournant vers son amie. Ce sac commençait à se faire lourd et je…
Elle n’acheva pas sa phrase : elle venait de remarquer l’expression de Mma Ramotswe.
— Il y a un problème, Mma Ramotswe ?
Mma Ramotswe se détourna avant de donner sa réponse.
— Oui, il y a un problème. Je ne voulais pas vous le dire, mais il y a un problème.
Dans l’esprit de Mrs. Moffat, l’évidence s’imposa aussitôt. Mma Ramotswe et Mr. J.L.B. Matekoni s’étaient mariés quelques mois auparavant. La cérémonie, à laquelle le docteur et elle avaient assisté, avait surpris tout le monde, car, à l’époque, on était déjà sûr que Mr. J.L.B. Matekoni, aussi gentil fût-il, ne se déciderait jamais à passer devant l’autel. Peut-être n’était-il pas prêt, après tout. Peut-être ces fiançailles interminables avaient-elles été sa façon d’expliquer que son cœur n’était pas fait pour le mariage, et peut-être Mma Ramotswe le constatait-elle aujourd’hui. Cette pensée consterna Mrs. Moffat. Elle savait que Mma Ramotswe avait déjà été mariée, de longues années auparavant, et elle avait entendu parler de cette union, l’un de ces mariages atrocement violents que bien des femmes étaient forcées d’endurer. À présent, songeait-elle, quelle injustice que les choses se passent mal de nouveau, si tel était le cas ! Pourtant, le problème ne pouvait être le même : Mr. J.L.B. Matekoni était incapable de violence. Cela, au moins, était certain.
Mrs. Moffat posa la main sur le bras de Mma Ramotswe.
— Venez, dit-elle. Il faut me raconter tout ça. Allons nous asseoir dans le jardin, ou sur la véranda, si vous préférez.
Mma Ramotswe hocha la tête et coupa le moteur.
— Je ne veux pas vous ennuyer, soupira-t-elle. En fait, ce n’est pas grand-chose.
— Vous allez m’expliquer de quoi il s’agit, répondit Mrs. Moffat. Quelquefois, cela fait du bien de parler.
Elles décidèrent de s’installer sur la véranda, où il faisait bon et d’où l’on pouvait admirer le jardin que Mrs. Moffat avait mis tant de soin à agrémenter. Un immense jacaranda poussait à côté et son large feuillage prodiguait une ombre bienfaisante sur toute la maison. C’était un lieu parfait pour s’asseoir et réfléchir.
Mma Ramotswe en vint tout de suite au fait et livra à Mrs. Moffat la nouvelle annoncée par Mma Potokwane. Tandis qu’elle parlait, elle vit le visage de son amie se détendre, passant d’une expression inquiète à un évident soulagement.
— Alors, c’est tout ? s’exclama Mrs. Moffat. Ce n’est que cela ?
Mma Ramotswe parvint à sourire.
— Je vous avais bien dit que ce n’était pas grand-chose.
Mrs. Moffat se mit à rire.
— Ce n’est pas grand-chose, en effet, dit-elle. Je craignais qu’il y ait des problèmes dans votre couple. Je m’étais imaginé que Mr. J.L.B. Matekoni voulait vous quitter, ou quelque chose comme cela. Je me demandais ce que j’allais bien pouvoir vous dire.
— Mr. J.L.B. Matekoni ne me quittera jamais, affirma Mma Ramotswe. Il apprécie ma cuisine. Il n’a aucune raison de s’en aller.
— C’est une bonne façon de garder un homme, approuva Mrs. Moffat. Mais revenons à cet autre monsieur, ce Note Mokoti… Il est revenu, et alors ? Vous n’avez pas à vous inquiéter. Contentez-vous d’être polie avec lui si vous le croisez. Ce n’est pas la peine de vous engager plus que ça. Dites-lui que vous vous êtes remariée…
Tandis qu’elle parlait, Mma Ramotswe ne l’avait pas quittée des yeux, mais, à ces derniers mots, elle se détourna brusquement et Mrs. Moffat hésita. Pour une raison ou pour une autre, ses paroles semblaient avoir bouleversé Mma Ramotswe et elle s’interrogea. Était-il possible que Mma Ramotswe ne veuille pas que Note apprenne son remariage ? Avait-elle conservé des sentiments pour lui et préférait-elle qu’il ne sût rien de son union avec Mr. J.L.B. Matekoni ?
— Vous ne lui en parlerez que s’il vient vous voir, précisa-t-elle. Vous lui direz que vous vous êtes mariée, non ?
Mma Ramotswe serrait entre ses doigts le bord de sa jupe, l’air tourmenté. Elle releva la tête et regarda Mrs. Moffat.
— Je suis toujours mariée avec lui, murmura-t-elle dans un souffle. Je suis encore mariée à cet homme. Nous n’avons jamais divorcé.
Au cours du long silence qui suivit, une tourterelle grise d’Afrique progressa délicatement le long d’une branche du jacaranda, procédant par petits bonds vifs, les yeux baissés vers les deux femmes assises au-dessous. Sur une pierre, hors de la pénombre projetée par l’arbre, un petit lézard aux flancs teintés de bleu orientait la tête vers le soleil du soir.
Mrs. Moffat ne disait rien. Elle n’attendait pas que Mma Ramotswe poursuive ; non, elle n’avait tout simplement rien à dire.
— Alors vous voyez, Mma, reprit Mma Ramotswe. Je suis très malheureuse. Très malheureuse.
Mrs. Moffat hocha la tête.
— Mais pourquoi n’avez-vous pas demandé le divorce ? C’est lui qui vous a quittée, n’est-ce pas ? Vous l’auriez obtenu.
— J’étais très jeune, expliqua Mma Ramotswe. Cet homme me faisait peur. Quand il est parti, je me suis contentée de le chasser de mon esprit et je me suis efforcée d’oublier que nous avions été mariés. J’ai essayé de ne plus y penser.
— Mais vous avez dû vous en souvenir par la suite, non ?
— Non, confessa Mma Ramotswe. Sinon, j’aurais fait quelque chose. Mais je ne pouvais pas me résoudre à y réfléchir. Je n’y arrivais pas. Je suis désolée, Mma…
— Mais vous n’avez pas à vous excuser ! s’exclama Mrs. Moffat. Seulement la situation est un peu compliquée maintenant, non ? Vous n’étiez pas censée vous marier tant que vous n’aviez pas divorcé.
— Je sais, murmura Mma Ramotswe. J’ai agi en dépit du bon sens.
Le silence tomba de nouveau. Mrs. Moffat cherchait quelque chose à dire, un conseil à donner, mais elle ne voyait pas de quelle manière Mma Ramotswe pouvait résoudre son problème. Les amies se comportaient parfois de façon déraisonnable – elle le savait parfaitement – et elle en avait là un bon exemple. Certes, Mma Ramotswe n’avait pas commis une action répréhensible sur le plan moral, mais elle avait pris à la légère une formalité, une formalité légale d’une importance extrême, et Mrs. Moffat ne parvenait pas à entrevoir la moindre solution.
Au bout de quelques minutes, Mma Ramotswe se leva avec un soupir. Elle tira sur son chemisier et épousseta sa jupe pour en chasser une poussière plus imaginaire que réelle.
— Voilà mon problème, Mma, déclara-t-elle. Je ne vous demande pas de me tirer de là. Il faut que je me débrouille toute seule.
Elle s’interrompit avant de conclure :
— Seulement j’ai beau réfléchir, je ne vois pas ce que je peux faire, Mma. Je ne vois pas du tout !