CCXVIII
Où l’on commence à voir un peu plus clair dans la vie de Salvator.
Salvator commença.
– Nous passerons donc, mon cher cousin, dit-il, par-dessus l’histoire des testaments, qui ne vous paraît pas claire, quitte à y revenir plus tard et à jeter sur elle le jour dont elle manque momentanément ; et nous reprendrons, si vous le voulez bien, mon histoire, au moment où votre honorable famille – qui, jusque-là, avait eu la bonté de me regarder comme un parent, qui avait même un instant rêvé un mariage entre moi et mademoiselle Suzanne –, ne me regardant plus que comme un étranger, me fit signifier de quitter l’hôtel de la rue du Bac.
Lorédan inclina la tête en signe qu’il admettait que le récit dût partir de là.
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– Vous me rendrez la justice de dire, mon cher cousin, continua Salvator, que je ne fis aucune difficulté d’obéir à la sommation ?
– C’est vrai, répondit Lorédan ; mais eussiez-vous agi de la sorte si le fameux testament se fût retrouvé ?
– Peut-être que non, je l’avoue, dit Salvator : l’homme est faible, et, quand il lui faut passer de la grande fortune à la misère, il hésite, comme ces mineurs qui, pour la première fois, descendent au gouffre... et, cependant, au fond du gouffre, est parfois le minerai vierge, l’or pur !
– Mon cher cousin, avec ces principes-là, on n’est jamais pauvre.
– Par malheur, je ne les avais point alors : je n’avais que l’orgueil ! Il est vrai que l’orgueil produisit chez moi l’effet qu’eût produit la résignation chez un autre. Je laissai mes chevaux dans leur écurie, mes voitures sous la remise, mes habits dans la garde-robe, mon argent dans le secrétaire, et je sortis avec les vêtements que j’avais sur moi, et cent louis gagnés la veille à l’écarté. C’était, dans mes prévisions, juste de 866
quoi vivre un an de la vie d’un employé subalterne... J’avais des talents d’agrément ; je croyais en avoir, du moins
: je croquais le
paysage, je faisais le portrait, je parlais trois langues
; je donnerais des leçons de dessin, d’allemand, d’anglais et d’italien. Je pris un cabinet meublé à un cinquième étage, au fond du faubourg Poissonnière, c’est-à-dire dans un quartier où je n’avais jamais mis le pied, et où, par conséquent, j’étais tout à fait inconnu. Je rompis avec mes anciennes connaissances et j’essayai de vivre de ma nouvelle vie, ne regrettant qu’une chose dans ce riche hôtel que j’abandonnais...
– Qu’une chose ?
– Oui, devinez laquelle ?
– Dites.
– Eh bien, ce pauvre petit secrétaire en bois de rose, ce bric-à-brac de famille que le marquis tenait de sa mère, et que sa mère tenait peut-être de son aïeule.
– Ah ! bon Dieu ! dit Lorédan, vous n’aviez 867
qu’à le demander : on vous en eût fait cadeau avec bien du plaisir.
– Je le crois, d’abord parce que vous me le dites, mon cher cousin, ensuite parce que j’ai appris que vous l’aviez fait vendre avec le reste du mobilier.
– Vouliez-vous que l’on gardât toutes ces vieilleries ?
– Comment donc ! vous avez bien fait, et tout à l’heure je vous en donnerai la preuve... Je m’en allai donc, n’ayant que ce regret, et commençai la vie nouvelle, comme dit Dante. Ah ! mon cher cousin, ne soyez jamais ruiné ! La vilaine chose que d’être pauvre et de s’entêter à rester honnête homme !
M. de Valgeneuse sourit dédaigneusement.
– Vous voyez d’ici, avec votre habitude du monde, comment les choses se sont passées, n’est-ce pas, mon cher cousin ? dit Salvator. Mon talent de peintre, charmant pour un amateur, était médiocre pour un artiste
; ma science des
langues, suffisante pour un riche touriste qui 868
voyage, manquait de la profondeur nécessaire à un professeur qui veut démontrer. Au bout de neuf mois, mes cent louis étaient mangés ; je n’avais pas un seul écolier
; les marchands
refusaient mes tableaux... Bref, comme je ne voulais me faire ni escroc ni homme entretenu, il ne me restait que le choix entre la rivière, la corde et le pistolet !
– Vous choisîtes résolument le pistolet ?
– Oh ! de pareilles résolutions ne se prennent pas ainsi, cher cousin ! et, quand vous en serez là, vous verrez que le morceau est difficile à avaler...
J’hésitai longtemps, au contraire. Il ne fallait pas penser à la rivière : je savais nager, et, une pierre au cou me donnait, avec les malheureux chiens que l’on noie, une ressemblance qui me répugnait. La corde défigure ; puis on n’est pas encore bien fixé sur les sensations qui accompagnent ce genre de mort : j’eus peur qu’on ne dît que je m’étais tué par curiosité...
Restait le pistolet... Le pistolet défigure aussi, mais d’une manière sinistre et non ridicule. Je savais assez de médecine, ou plutôt de chirurgie 869
pour placer juste le canon au bon endroit ; j’étais sûr de ne pas me manquer.
«
Je me donnai huit jours pour faire de nouvelles tentatives, me promettant à moi-même que, si elles échouaient, ces huit jours écoulés, j’en finirais avec la vie. – Elles échouèrent ! le huitième jour se leva... J’avais fait les choses en conscience
; j’avais usé jusqu’à ma dernière
ressource ; il me restait un double louis : ce n’était plus même assez pour acheter un pistolet qui ne me crevât pas entre les mains ; puis j’avais une répugnance à me brûler la cervelle avec une arme de pacotille.
« Par bonheur, j’avais du crédit... J’allai chez Lepage. – C’était mon fournisseur ; il ne m’avait pas vu depuis près d’un an, il me croyait deux cent mille livres de rente, il mit tout son magasin à ma disposition. – Je choisis un excellent pistolet à deux coups, à canons courts, rayés et superposés ; j’en serais quitte pour mettre dans mon testament que le pistolet appartenait à Lepage, et que je désirais qu’il lui fût rendu.
Pendant que j’étais chez l’armurier, je chargeai 870
mon pistolet... deux balles dans chaque canon, c’était plus que suffisant ! Au moment de cette opération, à laquelle j’apportais un soin minutieux, il me sembla qu’un doute passait sur le visage du maître ouvrier ; mais j’étais, ou plutôt je paraissais si gai, que, s’il eut un soupçon, ce soupçon s’évanouit à l’instant.
« Le pistolet chargé, je m’aperçus que j’avais faim. Je remontai la rue de Richelieu, j’atteignis le boulevard, j’entrai au café Riche, et je déjeunai. J’étais entré avec quarante francs, je sortis avec trente. – Un déjeuner de dix francs au café Riche, c’est un luxe que peut bien se passer un homme qui a eu deux cent mille livres de rente et qui va se brûler la cervelle parce qu’il n’a plus que quarante francs. – Il était deux heures quand je sortis du café. J’eus l’idée de dire un dernier adieu au Paris aristocratique ; je remontai le boulevard jusqu’à la Madeleine, je pris la rue Royale, je m’assis aux Champs Élysées. Là, je vis repasser devant moi tout ce que j’avais connu de femmes à la mode, d’hommes élégants... Je vous vis, vous, mon cousin : vous montiez mon cheval arabe Djérid. Personne ne me reconnut ; 871
j’étais absent depuis près d’un an : l’absence est une demi-mort, et, quand la ruine se joint à l’absence, l’absence, alors, peut passer pour une mort entière.
«
À quatre heures, je me levai, et,
machinalement, la main sur la crosse de mon pistolet, que je serrais comme on serre la main d’un dernier ami, je rentrai dans Paris... Le hasard
– pardon, mon Dieu, de me servir de ce mot ! –, la Providence voulut que je rentrasse par la rue Saint-Honoré. Je dis la Providence, et je maintiens ce que j’ai dit
; je rejoignais le
faubourg Poissonnière : je pouvais prendre la rue de Rivoli ou le boulevard, qui sont à peu près propres, au lieu de prendre la rue Saint-Honoré, qui est boueuse et sale. Je pris la rue Saint-Honoré !
«
Où était mon esprit
? Ce serait chose
difficile à dire. Était-il dans les champs obscurs du passé, dans les plaines lumineuses de l’avenir
? planait-il déjà au-dessus de notre monde avec les ailes de l’âme ? était-il entraîné par le poids du corps dans les profondeurs du 872
tombeau ? Je l’ignore. Je rêvais ; je ne voyais rien, je ne sentais rien, que la crosse de ce pistolet que tantôt je caressais doucement et tantôt j’étreignais avec force...
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Tout à coup, je me heurtai contre un obstacle
: la foule encombrait la rue Saint-
Honoré ; un jeune prédicateur, protégé par l’abbé Olivier, faisait un sermon à Saint-Roch. Il me prit l’envie d’entrer dans l’église, et, au moment où j’allais me trouver face à face avec Dieu, de recueillir, comme une manne pour ce grand voyage, la parole sainte... Je laissai tout le monde s’encombrer sur les marches du portail, j’entrai par la rue Saint-Roch, et j’arrivai facilement jusqu’au pied de la chaire. Là seulement, ma main se détacha de la crosse de l’arme mortelle : ce fut pour prendre de l’eau bénite et faire le signe de la croix... »
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