CLXXVI
La revue du dimanche 29 avril.
Depuis le moment où l’ordre du jour annonçant la revue pour le 29 avril avait été publié, jusqu’au jour de cette revue, on avait senti courir dans Paris un de ces sourds tressaillements qui précèdent et annoncent les orages politiques.
Nul ne pouvait dire ce que présageait cette espèce de fièvre, ni même qu’elle présageât quelque chose ; mais, sans savoir à quel vertige on était en proie, on se rencontrait, on se serrait la main, on se disait :
– Vous y serez ?
– Dimanche ?
– Oui.
– Je crois bien !
– N’y manquez pas !
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– Je n’ai garde !
Puis on se serrait de nouveau la main – les maçons et les affiliés aux ventes avec le signe de leur société, les autres tout simplement –, et l’on se quittait en se disant chacun à soi-même :
– Y manquer ? Ah ! par exemple !
Du 26 au 29, les journaux libéraux ne firent que parler de cette revue, excitant les citoyens à s’y trouver et leur recommandant la prudence. On sait ce que veulent dire ces recommandations venant de plumes ennemies du gouvernement ; elles veulent dire : « Tenez-vous prêts à tout événement, car un événement est suspendu dans l’air, et saisissez l’occasion ! »
Ces trois jours n’avaient point passé indifférents pour les jeunes héros de notre histoire. Cette génération, qui est la nôtre – est-ce un avantage ou une infériorité ? – avait encore, à cette époque, la foi, perdue non point par elle –
elle est restée jeune de cœur –, mais par la génération qui l’a suivie, et qui est aujourd’hui celle des hommes de trente à trente-cinq ans.
Cette foi, c’est le vaisseau qui a fait naufrage 315
dans les révolutions de 1830 et de 1848, lesquelles étaient encore cachées dans l’avenir, comme un enfant qui vit et qui tressaille déjà est caché dans le sein de sa mère.
Chacun de nos jeunes amis avait donc senti l’influence de ces trois jours, les uns activement, les autres passivement.
Salvator, un des principaux chefs du carbonarisme, cette religion de l’époque ; âme des sociétés secrètes, organisées non seulement à Paris, non seulement dans les départements, mais encore à l’étranger ; Salvator avait, comme nous l’avons vu, contribué activement à renforcer les rangs de la garde nationale de cinq ou six mille patriotes qui, jusque-là, n’en avaient point fait partie. Ces patriotes étaient habillés, avaient des fusils : c’était l’important ; des cartouches, il serait facile de s’en procurer ; à un jour donné, à un moment convenu, on se retrouverait avec un uniforme et des armes.
Justin, simple voltigeur dans une compagnie de la 11e légion ; Justin, qui avait jusque-là négligé ces relations superficielles qu’une nuit 316
passée au corps de garde, que deux heures passées en faction nouent entre deux citoyens ; Justin, depuis qu’il avait vu dans le carbonarisme un moyen de renverser ce gouvernement sous lequel un noble, appuyé d’un prêtre, pouvait impunément porter le trouble dans les familles ; Justin s’était mis à faire de la propagande carbonariste avec une activité d’autant plus grande qu’elle avait été jusque-là contenue ; et, comme il était estimé, aimé, honoré même, dans son quartier, à cause de ses vertus de famille, si bien connues, il était écouté comme un oracle par des gens qui, au reste, ne demandaient pas mieux que d’être convaincus et qui allaient eux-mêmes au-devant de la conviction.
Quant à Ludovic, Pétrus et Jean Robert, c’étaient de simples unités, mais agissant chacune sur un centre. Ludovic inspirait et dirigeait ses jeunes condisciples, les étudiants en droit et en médecine, dont il avait quitté les rangs depuis la veille à peine
; Pétrus, toute cette jeunesse
d’atelier, alors pleine de flamme artistique et de foi nationale ; Jean Robert, tout ce qui tenait une plume et qui, suivant un chef reconnu sur le 317
terrain de l’art, était prêt à le suivre aussi sur tout autre terrain où il lui plairait de s’aventurer.
Jean Robert faisait partie de la garde nationale à cheval ; Pétrus et Ludovic étaient lieutenants dans la garde nationale à pied.
Chacun d’eux, avec ses préoccupations d’art, de science ou d’amour – car ces jeunes cœurs-là étaient ouverts à tous les sentiments généreux –, chacun d’eux, disons-nous, avait vu venir ce jour du 29 avril en éprouvant sa part de cette trépidation générale dont nous avons constaté l’existence sans en pouvoir spécifier la cause.
Le soir du 28, sur la convocation de Salvator, il y avait eu réunion chez Justin. Là, Salvator, gravement et simplement, avait mis ses quatre compagnons au courant de ce qui se passait. Il croyait à une démonstration pour le lendemain, mais pas à un mouvement ; il les priait de rester maîtres d’eux et de ne rien faire de grave sans qu’ils eussent su de lui-même si le moment était venu.
Enfin, le grand jour avait lui. C’était bien véritablement un dimanche, à en juger par 318
l’aspect des rues de Paris ; plus qu’un dimanche : c’était un jour de fête.
Dès neuf heures du matin, les légions des divers arrondissements sillonnaient Paris, musique en tête, et étaient suivies, soit sur les trottoirs, soit sur les deux côtés des boulevards, par la population des divers quartiers qu’elles traversaient.
À onze heures, vingt mille gardes nationaux étaient rangés en bataille devant l’École militaire.
Ils avaient sous leurs pieds cette terre du Champ de Mars si pleine de souvenirs, et qui avait été remuée par leurs pères dans ce grand jour de la fédération qui fit de la France une patrie, et de tous les Français des frères. Le Champ de Mars !
c’est le seul monument qui soit resté de cette formidable révolution qui avait mission, non pas d’élever, mais de détruire. Or, qu’avait-elle à détruire surtout ? La vieille race des Bourbons, dont un membre osait, dans cet aveuglement qui est la maladie contagieuse des rois, venir fouler cette terre, plus brûlante que la lave du Vésuve, plus mouvante que les sables du Sahara !
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Depuis plusieurs années, la garde nationale n’avait point été passée en revue. C’est un singulier esprit que celui de ces soldats citoyens : si on leur fait monter leur garde, ils murmurent ; si on les dissout, ils s’insurgent.
La garde nationale, lasse de son inaction, avait donc répondu à l’appel qu’on lui avait fait.
Renforcée de six mille hommes vêtus à neuf, elle était au grand complet et magnifique de tenue.
Au moment où elle se rangeait en bataille, la face tournée vers Chaillot, c’est-à-dire du côté par lequel devait arriver le roi, trois cent mille spectateurs prenaient place sur les talus qui enceignent les terrains de manœuvre. Chacun de ces trois cent mille spectateurs semblait, par ses regards approbateurs, par ses bravos prolongés, par ses vivats sans cesse renaissants, féliciter la garde nationale des soins qu’elle avait mis à représenter dignement la capitale, et à remercier par sa présence le roi, qui venait de se rendre au vœu général de la nation en retirant la loi maudite ; car, il faut le dire, excepté dans le cœur de ces conjurés qui reçoivent de leurs pères et qui 320
transmettent à leurs enfants la grande tradition révolutionnaire fondée par les Swedenborg et les Cagliostro, il n’y avait, en ce moment, au Champ de Mars, dans Paris, en France, que gratitude et sympathie pour Charles X. Il eût fallu un œil bien pénétrant pour voir, à trois ans de distance, le 29
juillet à travers ce 29 avril.
Qui donnera le mot de ces grands revirements populaires qui, en quelques années, en quelques mois, en quelques jours souvent, renversent ce qui était élevé, relèvent ce qui était abattu ?
Le soleil d’avril, ce soleil encore jaune qui, le visage couvert de rosée, regarde avec l’amour d’un fiancé la terre, poétique et amoureuse Juliette se levant de son tombeau, et, pli à pli, laissant tomber son linceul1 ; le soleil d’avril brillait derrière le dôme des Invalides et allait favoriser la revue.
À une heure, les salves du canon et des cris lointains annoncèrent l’arrivée du roi, qui s’avançait à cheval, accompagné de M. le 1 Shakespeare, Roméo et Juliette, acte V, sc. III.
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dauphin, du duc d’Orléans, du jeune duc de Chartres, et d’une foule d’officiers généraux. La duchesse d’Angoulême, la duchesse de Berry et la duchesse d’Orléans suivaient en calèche découverte.
La vue de cet éclatant cortège fit courir un frissonnement dans ce monde de spectateurs.
Quelle est donc la sensation qui, dans certains moments, effleure notre cœur de ses ailes de feu, nous fait tressaillir de la tête aux pieds, et, bonnes ou mauvaises, nous pousse aux choses extrêmes ?
La revue commença ; Charles X parcourut les premières lignes aux cris de « Vive la Charte !
Vive la liberté de la presse ! », mais aux cris plus nombreux encore de « Vive le roi ! »
On avait répandu dans toutes les légions des avis recommandant d’éviter toute manifestation qui pût blesser la susceptibilité royale. Celui qui écrit ces lignes était dans les rangs ce jour-là, et un imprimé ainsi conçu demeura entre ses mains : Avis aux gardes nationaux
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pour faire circuler jusqu’à la dernière file
« On a fait courir le bruit que les légions avaient le projet de crier : Vive le roi ! À bas les ministres ! À bas les jésuites ! Ce ne peut être que des malveillants qui ont intérêt à voir la garde nationale sortir de son noble caractère. »
L’avis était plus prudent de forme qu’élégant de rédaction
; mais, tel qu’il est, nous le
consignons ici comme pièce historique.
Pendant quelques minutes, au reste, on put croire que l’avis serait ponctuellement suivi : sur tout le front de bataille, les seuls cris de « Vive le roi ! Vive la Charte ! Vive la liberté de la presse ! » retentirent, ainsi que nous l’avons dit ; mais, au fur et à mesure que le roi pénétra dans les lignes, comme si sa présence forçait les cœurs de s’ouvrir, aux cris de « Vive le roi ! Vive la Charte
! Vive la liberté de la presse
!
»
commencèrent à se mêler ceux de « À bas les jésuites ! À bas les ministres ! »
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Le vieux roi, à ces cris, arrêta malgré lui son cheval. L’homme était rétif comme l’animal.
Les cris qui lui avaient déplu s’éteignirent ; le sourire bienveillant qui faisait le fond de sa physionomie, un instant absent, reparut. Il continua sa marche à travers les légions ; mais, entre le troisième et le quatrième rang, les cris séditieux recommencèrent, quoique, les uns aux autres, les gardes nationaux, tout frémissants, se recommandassent la prudence ; seulement, sans qu’ils sussent eux-mêmes comment cela se faisait, les cris de « À bas les ministres ! À bas les jésuites ! » qu’ils s’efforçaient de renfermer dans leur cœur, s’échappaient malgré eux de leurs lèvres.
Il y avait dans les rangs de la garde nationale quelque chose comme un élément étranger, inconnu, électrique : c’était l’élément populaire, qui, sous l’influence des chefs carbonari, s’était mêlé, pour ce jour-là, à l’élément bourgeois.
Le roi fut de nouveau blessé dans son orgueil par ces cris qui semblaient lui imposer une règle de conduite politique.
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Il s’arrêta une seconde fois : il se trouva en face d’un garde national de haute taille et d’une force herculéenne ; c’était bien le type que Barye eût choisi pour l’homme-lion ou pour le lion-peuple.
Cet homme, c’était notre ami Jean Taureau.
Il brandissait son fusil comme il eût fait d’un fétu de paille, en criant, lui qui ne savait pas lire :
– Vive la liberté de la presse !
L’énergie de cette voix, la vigueur de ce geste, étonnèrent le vieux roi. Il fit faire deux pas à son cheval et s’avança vers cet homme. Celui-ci, de son côté, fit deux pas hors des rangs – il y a des organisations que le danger attire –, et, toujours secouant son arme, il cria :
– Vive la Charte ! À bas les jésuites ! À bas les ministres !
Charles X, comme tous les Bourbons, même Louis XVI, avait parfois une grande dignité.
Il fit signe qu’à son tour, il avait quelque chose à répondre : ces vingt mille hommes se turent comme par enchantement.
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–
Messieurs, dit-il, je suis venu ici pour recevoir des hommages, et non des leçons !
Puis, se retournant vers le maréchal Oudinot :
– Commandez le défilé, maréchal ! ajouta-t-il.
Et, mettant son cheval au galop, il quitta les rangs de la garde nationale et alla prendre place sur le flanc et en avant de la masse épaisse et tumultueuse.
Le défilé commença.
Chaque compagnie, en passant devant le roi, poussa son cri ; la majorité de ces cris étaient ceux de « Vive le roi ! » La figure de Charles X
se rasséréna un peu.
Le défilé achevé :
– Cela aurait pu mieux se passer, dit le roi au maréchal Oudinot. Il y a eu quelques brouillons ; mais la masse est bonne. Au total, je suis satisfait.
Et l’on reprit au galop le chemin des Tuileries.
De retour au château, le maréchal s’approcha du roi.
– Sire, demanda-t-il, puis-je, dans un ordre du 326
jour, faire mention de la satisfaction de Votre Majesté ?
– Je n’y vois pas d’inconvénient, répondit le roi. Toutefois, je voudrais connaître les termes dans lesquels cette satisfaction sera exprimée.
Sur ce, le maître d’hôtel annonça que le roi était servi, et, Sa Majesté offrant le bras à madame la duchesse d’Orléans, le duc d’Orléans à la duchesse d’Angoulême, le duc de Chartres à la duchesse de Berry, on passa dans la salle à manger.
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