CXCIII
Le roi Charles X.
Le roi n’était pas d’une gaieté folle ce jour-là.
Le licenciement de la garde nationale, qu’avait laconiquement annoncé le Moniteur du matin, avait mis en rumeur toute la partie commerçante de Paris. MM. les boutiquiers, comme les appelaient MM. de la cour, n’étaient jamais contents : ainsi que nous l’avons déjà dit, ils murmuraient quand on leur faisait monter la garde, ils murmuraient quand on leur défendait de la monter.
Que voulaient-ils donc ?
La révolution de Juillet montra ce qu’ils voulaient.
Ajoutons à cela que la condamnation de M.
Sarranti, qui s’était répandue par toute la ville, 518
n’avait pas peu contribué, sinistre nouvelle, à augmenter l’effervescence chez une notable partie des citoyens.
Et, bien que Sa Majesté eût entendu la messe en compagnie de Leurs Altesses royales M. le dauphin et madame la duchesse de Berry ; bien qu’elle eût reçu Sa Grandeur le chancelier, Leurs Excellences les ministres, les conseillers d’État, les cardinaux, M. le prince de Talleyrand, les maréchaux, le nonce du pape, l’ambassadeur de Sardaigne, l’ambassadeur de Naples, le grand référendaire de la chambre des pairs, un grand nombre de députés et de généraux ; bien qu’elle eût signé le contrat de mariage de M. Tassin de La Vallière, receveur général des finances du département des Hautes-Pyrénées, avec mademoiselle Charlet, ces divers exercices n’avaient pas eu l’influence de dérider le front du soucieux monarque, et, nous le répétons, Sa Majesté était à mille lieues d’être d’une gaieté folle, entre une et deux heures de l’après-midi du 30 avril 1827.
Tout au contraire, son front exprimait une 519
sombre inquiétude qui habituellement lui était étrangère. Il y avait dans le royal vieillard, bon et simple de cœur, un peu de l’insouciance de l’enfant
; il était convaincu, d’ailleurs, qu’il marchait dans la bonne, dans la véritable voie, et le dernier de la race qui fût abrité sous les plis du drapeau blanc, il avait pris pour devise la devise des anciens preux : Fais ce que dois, advienne que pourra !
Il était vêtu, selon son habitude, de cet uniforme bleu et argent avec lequel Vernet l’a représenté, passant une revue ; il avait sur la poitrine ce cordon et cette plaque du Saint-Esprit avec lesquels, un an plus tard, il devait recevoir Victor Hugo et lui refuser la représentation de Marion Delorme. – Les vers du poète sur cette entrevue vivent encore ; Marion Delorme vivra toujours. Où êtes-vous, bon roi Charles X, qui refusiez la tête des pères aux enfants et la représentation des pièces aux poètes ?
En entendant l’huissier de service annoncer le visiteur pour lequel sa belle-fille venait de lui demander audience, le roi releva sa tête inclinée.
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–
L’abbé Dominique Sarranti
? répéta-t-il
machinalement. Oui, c’est cela !
Mais, avant que de répondre, il prit sur son bureau une feuille de papier, et, quand il l’eut rapidement parcourue des yeux, il dit :
– Faites entrer M. l’abbé Dominique. L’abbé Dominique parut sur le seuil de la porte ; là, il s’arrêta, les mains croisées sur sa poitrine, et s’inclina profondément.
Le roi aussi s’inclina, non pas devant l’homme, mais devant le prêtre.
– Entrez, monsieur, dit-il.
L’abbé fit quelques pas en avant, et s’arrêta de nouveau.
– Monsieur l’abbé, reprit le roi, la promptitude avec laquelle je vous ai accordé cette audience doit vous prouver en quelle estime particulière je tiens tous les ministres de Dieu.
– C’est une des gloires de Votre Majesté, répondit l’abbé, et en même temps un de ses plus beaux titres à l’amour de ses sujets.
– Je vous écoute, monsieur l’abbé, fit le roi en 521
prenant cette attitude particulière aux princes qui donnent audience.
– Sire, dit Dominique, mon père a été, cette nuit, condamné à mort.
– Je le sais, monsieur ; et j’en ai profondément gémi pour vous.
– Mon père était innocent des crimes pour lesquels il a été condamné...
– Excusez-moi, monsieur l’abbé, interrompit Charles X ; mais ce n’était point là l’opinion de MM. les jurés.
– Sire, les jurés sont des hommes, et, comme tels, ils peuvent être abusés par les apparences.
– Je vous accorde cela, monsieur l’abbé, plutôt comme une consolation filiale que comme un axiome de droit humain ; mais, autant que la justice peut être rendue par les hommes, justice a été rendue à votre père par MM. les jurés.
– Sire, j’ai la preuve de l’innocence de mon père !
– Vous avez la preuve de l’innocence de votre père ? répéta Charles X avec étonnement.
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– Je l’ai, sire !
– Et pourquoi ne l’avez-vous pas donnée plus tôt ?
– Je ne le pouvais pas.
– Eh bien, monsieur, puisque, par bonheur, il en est temps encore, donnez-la-moi.
– Vous la donner, sire ? dit l’abbé Dominique en courbant la tête. Malheureusement, c’est chose impossible.
– Chose impossible ?
– Hélas ! oui, sire.
– Et quel motif peut empêcher un homme de proclamer l’innocence d’un condamné, quand surtout cet homme est un fils, et que ce condamné est son père ?
– Sire, je ne puis répondre à Votre Majesté ; mais le roi sait si celui qui combat le mensonge dans les autres, celui qui passe sa vie à rechercher la vérité, quelque part qu’elle soit, un des serviteurs de Dieu, enfin – le roi sait si celui-là pourrait et surtout voudrait mentir. Eh bien, sire, sur la droite du Seigneur, du Seigneur qui me voit 523
et qui m’écoute, du Seigneur que je supplie de me punir si je mens, je proclame hautement aux pieds de Votre Majesté l’innocence de mon père ; je l’affirme de toutes les forces de ma conscience, et je jure à Votre Majesté que je lui en donnerai la preuve un jour ou l’autre.
– Monsieur l’abbé, répondit le roi avec une majestueuse douceur, vous parlez en fils, et j’honore le sentiment qui vous dicte vos paroles ; mais permettez que je vous réponde en roi.
– Oh ! sire, j’écoute les mains jointes.
– Si le crime dont votre père est accusé, et pour lequel il est condamné, ne regardait que moi, n’attaquait directement que moi ; si c’était, en un mot, un crime politique, un attentat contre le repos de l’État, un crime de lèse-majesté, ou même un attentat contre ma propre vie, le coup eût-il porté, fussé-je blessé, blessé mortellement comme mon pauvre fils l’a été par Louvel, je ferais ce qu’a fait mon fils mourant, monsieur, en faveur de votre habit que je respecte, de votre piété que j’honore : mon dernier acte serait la grâce de votre père.
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– Oh ! sire, que vous êtes bon !
– Mais il n’en est pas ainsi : l’accusation politique a été écartée par l’avocat général, et celle de vol, de rapt et d’assassinat...
– Sire ! sire !
– Oh ! je sais que c’est cruel à entendre ; mais, puisque je refuse, dois-je au moins dire les causes de mon refus... L’accusation de vol, de rapt et d’assassinat est donc restée debout. Or, par cette accusation, ce n’est point le roi qui est menacé, ce n’est point l’État qui est en péril, ce n’est point la majesté ou la puissance royale qui peut être compromise ; c’est la société qui est atteinte, c’est la morale qui crie vengeance.
–
Oh
! si je pouvais parler, sire
! s’écria
Dominique en se tordant les bras.
– Ces trois crimes, dont non seulement votre père est accusé, mais encore dont il est convaincu
– convaincu, puisqu’il y a jugement du jury, et que le jury, accordé par la Charte aux Français, est un tribunal infaillible –, ces trois crimes sont les plus bas, les plus lâches, les plus justement 525
punissables : le moindre des trois mérite les galères.
– Sire ! sire ! par grâce, ne prononcez pas ce mot terrible !
– Et vous voulez... car c’est la grâce de votre père que vous venez me demander, n’est-ce pas ?
L’abbé Dominique se laissa glisser sur ses genoux.
– Vous voulez, continua le roi, que, quand il s’agit de ces trois terribles crimes, vous voulez que moi, père de mes sujets, je donne cet encouragement aux coupables d’user de mon droit de grâce, quand, si je l’avais – et, par bonheur, je ne l’ai pas –, je devrais user du droit de mort ?... En vérité, monsieur l’abbé, vous qui êtes grand justicier au tribunal de la pénitence, interrogez-vous vous-même, et voyez si, à un aussi grand coupable que l’est votre père, vous auriez à dire d’autres paroles que celles-ci, les seules que me dicte mon cœur : J’appelle sur le mort toute la miséricorde divine, mais je dois faire justice en punissant le vivant.
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– Sire, s’écria l’abbé oubliant les formules respectueuses, l’étiquette officielle, que le descendant de Louis
XIV faisait si
rigoureusement observer, sire, détrompez-vous : ce n’est pas le fils qui vous parle, ce n’est pas le fils qui vous prie, ce n’est pas le fils qui vous implore
; c’est un honnête homme qui,
connaissant l’innocence d’un autre homme, vous crie : Ce n’est pas la première fois que la justice humaine se trompe, sire ! Sire, rappelez-vous Calas
; sire, rappelez-vous Labarre
; sire,
rappelez-vous Lesurques
! Louis
XV, votre
auguste aïeul, a dit qu’il donnerait une de ses provinces pour que Calas n’eût pas été exécuté sous son règne ; sire, sans le savoir, vous allez laisser tomber la hache sur le cou d’un juste ; sire, au nom du Dieu vivant, je vous le dis, le coupable va être sauvé, et c’est l’innocent qui va mourir !
– Mais, dans ce cas, monsieur, dit le roi ému, parlez
! parlez donc
! si vous connaissez le
coupable, nommez-le-moi, ou, alors, fils dénaturé, c’est vous qui êtes le bourreau
;
parricide, c’est vous qui tuez votre père
!...
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Allons, parlez, monsieur
! parlez
! c’est non
seulement votre droit, mais aussi votre devoir.
– Sire, c’est mon devoir de me taire, répondit l’abbé, dont les larmes – les premières qu’il eût versées – inondèrent les yeux.
– S’il en est ainsi, monsieur l’abbé, reprit le roi, qui voyait l’effet sans comprendre la cause, et qui commençait à se trouver blessé de ce qu’il regardait comme un entêtement de la part du moine, s’il en est ainsi, permettez-moi de me soumettre à l’arrêt de MM. les jurés.
Et il fit un signe qui indiquait à l’abbé que l’audience était finie.
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