CLVIII

Le triomphe de Gibassier.

Gibassier et l’agent se dirigèrent donc, ou plutôt l’agent de police dirigea Gibassier vers la rue de Jérusalem.

D’après les précautions prises par le vérificateur des passeports, on comprend que toute fuite était impossible.

Ajoutons, au reste, à la gloire de Gibassier, que l’idée de fuir ne lui vint même pas.

Il y a plus : l’air narquois de sa physionomie, le sourire de compassion qui voltigeait sur ses lèvres, en regardant l’agent, la façon insouciante, dégagée et hautaine dont il se laissait conduire à la préfecture de police, révélaient une conscience tranquille. En un mot, il paraissait en avoir pris son parti et marchait en martyr orgueilleux bien 52

plus qu’en victime résignée.

De temps en temps, l’agent lui jetait un regard de côté.

À mesure que Gibassier approchait de la préfecture, au lieu de s’assombrir, son front s’éclaircissait. C’est que, d’avance, il songeait à la tempête d’imprécations que la colère de M.

Jackal, à son retour, ferait tomber sur la tête du malencontreux agent.

Cette sérénité, qui brille comme une auréole autour des fronts purs, commença d’épouvanter le conducteur de Gibassier. Pendant le premier quart du chemin, il n’avait fait aucun doute d’amener une importante capture

; à moitié

chemin, il doutait ; aux trois quarts de la route, il était convaincu qu’il avait fait une bêtise.

Cette colère de M. Jackal, dont Gibassier l’avait menacé, commençait à gronder, lui semblait-il, au-dessus de sa tête.

Il en résulta que, peu à peu, le bras de l’agent se desserra, laissant au bras de Gibassier la liberté de ses mouvements.

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Gibassier remarqua cette liberté relative qui lui était accordée

; mais, comme il ne se

méprenait pas à la cause qui desserrait le deltoïde et le biceps de son compagnon, il n’y parut faire aucune attention.

L’agent, qui espérait recevoir des actions de grâce de son prisonnier, fut on ne peut plus inquiet lorsqu’il remarqua qu’au fur et à mesure que son propre bras se relâchait, celui de Gibassier se resserrait.

Il avait fait un prisonnier qui ne voulait plus le lâcher.

– Diable ! se dit-il à lui-même, me serais-je fourvoyé ?

Il s’arrêta un moment pour réfléchir, regarda Gibassier de la tête aux pieds, et, voyant que celui-ci, de son côté, le regardait des pieds à la tête avec un air goguenard qui devenait de plus en plus inquiétant :

Monsieur, lui dit-il, vous connaissez la rigidité de nos devoirs. On nous dit : « Arrêtez ! »

et nous arrêtons ; il en résulte parfois que nous 54

tombons dans des erreurs déplorables. Il est bien vrai que, la plupart du temps, nous mettons la main sur des criminels ; mais il arrive aussi parfois que, par erreur, nous nous égarons sur d’honnêtes gens.

Vous croyez

? dit Gibassier d’un air

gouailleur.

– Et même sur de très honnêtes gens, répéta l’agent. Gibassier le regarda d’un air qui signifiait : « J’en suis la preuve vivante. »

La sérénité de ce regard acheva de démonter l’homme de police, et ce fut sur le ton de la plus exquise politesse qu’il ajouta :

– J’ai peur, monsieur, d’avoir fait une méprise de ce genre ; mais il est encore temps de la réparer...

Eh

! que voulez-vous dire

? demanda

dédaigneusement Gibassier.

– Je veux dire, monsieur, que j’ai peur d’avoir arrêté un honnête homme.

– Je le crois bien, parbleu ! que vous devez en avoir peur, répondit le forçat en le regardant d’un 55

œil sévère.

– Je vous avais pris à la première vue pour un personnage équivoque ; mais je vois, maintenant, qu’il n’en est rien, et, qu’au contraire, vous êtes des nôtres.

– Des vôtres ? dit dédaigneusement Gibassier.

– Et, reprit humblement l’agent, comme je le disais tout à l’heure, puisqu’il est temps encore de réparer cette petite méprise...

– Non, monsieur, il n’est plus temps, répondit vivement Gibassier, puisque, grâce à cette méprise, l’homme sur lequel j’étais chargé de veiller s’est échappé... Et quel est cet homme ?

Un conspirateur qui aura peut-être renversé le gouvernement dans huit jours...

– Monsieur, répondit l’agent, si vous voulez, nous allons nous mettre tous les deux à sa poursuite, et c’est bien le diable si, à nous deux...

Ce n’était point l’affaire de Gibassier de partager, avec qui que ce fût, l’honneur de la capture de M. Sarranti. Aussi, interrompant son confrère subalterne :

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– Non, monsieur, dit-il, et, s’il vous plaît, vous achèverez ce que vous avez commencé.

– Oh ! non, fit l’agent.

– Oh ! si, fit Gibassier.

– Non, reprit l’agent, et la preuve, c’est que je m’en vais.

– Vous vous en allez ?

– Oui.

– Vous vous en allez, comment ?...

– Comme on s’en va. Je vous présente mes respects et vous tourne le dos.

Et, en effet, l’agent, pirouettant sur ses talons, tournait le dos à Gibassier, quand celui-ci, à son tour, le saisissant par le bras et lui faisant décrire un demi-cercle à gauche :

– Non pas, dit-il, vous m’avez arrêté pour me conduire à la préfecture de police, et vous m’y conduirez.

– Je ne vous y conduirai pas.

– Ah ! vous m’y conduirez, morbleu ! ou vous direz pourquoi. Si je perds mon homme, il faut 57

que M. Jackal sache qui me l’a fait perdre.

– Non, monsieur, non !

– Alors, dit Gibassier, c’est moi qui vous arrête et qui vous y conduis, à la préfecture, entendez-vous ?

– Vous m’arrêtez, vous ?

– Oui, moi.

– Et de quel droit ?

– Du droit du plus fort.

– Je vais appeler mes deux hommes.

– N’en faites rien, ou j’appelle les passants.

Vous savez que vous n’êtes pas adorés, messieurs de la rousse ; et si je raconte qu’après m’avoir arrêté sans raison, vous voulez me relâcher, de peur d’être puni de votre abus d’autorité... nous sommes si près de la rivière, ma foi !...

L’homme de police devint blanc comme un linge ; les passants commençaient, en effet, à s’amasser. Il savait, par expérience, que le peuple, à cette époque, n’était pas tendre pour les mouchards. Il regarda Gibassier d’un air si 58

suppliant, qu’il fut sur le point de l’attendrir.

Mais, nourri des maximes de M. de

Talleyrand, Gibassier repoussa ce premier mouvement : il fallait, avant tout, qu’il fût justifié auprès de M. Jackal.

Il serra donc sa main en manière de tenaille autour du poignet de l’agent, et, de prisonnier devenant gendarme, il le conduisit bon gré mal gré à la préfecture.

La cour de la préfecture était pleine d’une foule inaccoutumée. Que venait faire là cette foule ?

– Nous avons dit, dans un chapitre précédent, qu’on sentait vaguement passer dans l’air quelque chose comme les premières brises d’une émeute.

Cette foule qui remplissait la cour de la préfecture était composée des personnes qui devaient jouer un rôle dans l’émeute et qui venaient prendre le mot d’ordre.

Gibassier, habitué depuis sa jeunesse à entrer dans la cour de la préfecture avec les menottes aux pouces et à en sortir dans une voiture grillée, 59

éprouva une joie sans mélange à faire son entrée dans cette cour, conduisant au lieu d’être conduit.

L’entrée de Gibassier fut vraiment une entrée triomphale. Il se tenait tête haute et le nez au vent, tandis que son malheureux prisonnier le suivait comme la frégate désemparée suit le vaisseau de haut bord qui la remorque, toutes voiles au vent et pavillon déployé.

Il y eut un moment de doute dans cette honorable foule. On croyait Gibassier à sa bastide de Toulon, et voilà que, tout à coup, Gibassier apparaissait comme un chef en fonctions.

Mais Gibassier, voyant le doute où l’on était à son égard, salua à droite, à gauche, les uns d’un air amical, les autres d’un air protecteur ; de sorte qu’à ce salut, un doux murmure s’éleva, et que plusieurs vinrent à lui avec un empressement qui témoignait de leur bonheur à retrouver un ancien confrère.

On échangea mille poignées de mains et mille compliments, et cela, à la grande confusion du pauvre agent, que Gibassier commençait à regarder en pitié. Puis on présenta Gibassier au 60

doyen de la brigade, vénérable faussaire qui, comme Gibassier, à certaines conditions débattues entre lui et M. Jackal, avait fait sa rentrée dans le monde. Il sortait de Brest ; aussi n’avait-il point connu Gibassier et Gibassier ne le connaissait-il point ; mais ce dernier, dans ses veillées au bord de la Méditerranée, avait si souvent entendu parler de cet illustre vieillard, que, depuis longtemps, il désirait serrer ses vénérables mains.

Le doyen l’accueillit paternellement.

– Mon fils, lui dit-il, il y a longtemps que je souhaitais de vous voir. J’ai beaucoup connu monsieur votre père...

– Mon père ? dit Gibassier, qui ne s’était jamais connu de père. Voilà un gaillard qui est plus heureux que moi.

– Et c’est un véritable bonheur, continua le doyen, que de retrouver en vous les traits de cet homme de bien. Si vous avez besoin de quelques conseils, disposez de moi, mon fils ; je me mets à votre disposition.

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La compagnie entière semblait envieuse de ce brevet de grand homme que son doyen venait de donner à Gibassier.

Elle entoura le forçat, et, au bout de cinq minutes, M. Bagnères de Toulon avait reçu, aux yeux de l’agent, complètement abruti par un pareil triomphe, mille offres de services et mille protestations d’amitié.

Gibassier le regarda de l’air d’un homme qui dit : « Eh bien, vous ai-je menti ? »

L’agent courba la tête.

Voyons, maintenant, lui dit Gibassier, avouez franchement que vous n’êtes qu’un âne.

– Je l’avoue franchement, répondit l’homme de police, qui eût bien avoué autre chose encore si Gibassier l’en eût prié.

– Eh bien, dit Gibassier, du moment où vous avouez cela, l’honneur est satisfait, et je vous promets d’être clément envers vous au retour de M. Jackal.

– Au retour de M. Jackal ? demanda l’agent.

Oui, au retour de M. Jackal, je me

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contenterai de lui présenter votre méprise comme un excès de zèle. Vous voyez que je suis bon diable.

– Mais M. Jackal est revenu, dit l’agent, qui, craignant de voir refroidir la bonne volonté de Gibassier, tenait à en profiter sans retard.

– Comment ! M. Jackal est revenu ? s’écria Gibassier.

– Oui, sans doute.

– Et depuis quand ?

– Depuis ce matin six heures.

Et vous ne me le disiez pas

! s’écria

Gibassier d’une voix tonnante.

Vous ne me l’aviez pas demandé,

Excellence, répondit humblement l’agent.

– Vous avez raison, mon ami, dit Gibassier en s’adoucissant.

Mon ami ! murmura l’agent ; tu m’as appelé ton ami, ô grand homme ! ordonne, que puis-je faire pour toi ?

Mais nous rendre près de M. Jackal, 63

mordieu ! et sans perdre une minute.

– Marchons, dit l’agent en faisant des pas d’un mètre, quoique l’écartement normal de ses jambes ne fût que de deux pieds et demi.

Gibassier salua l’assemblée d’un dernier signe de la main, traversa la cour, s’enfonça de quelques pas sous la voûte qui fait face à la porte, prit à gauche ce même petit escalier que nous avons vu prendre à Salvator, monta deux étages, enfila un corridor sombre à droite, et arriva devant la porte du cabinet de M. Jackal.

Le garçon de bureau de service, reconnaissant, non pas Gibassier, mais l’agent, ouvrit immédiatement la porte de M. Jackal.

– Eh bien, que faites-vous, drôle ? dit M.

Jackal. Ne vous ai-je pas dit que je n’y étais que pour Gibassier ?

Puis, se tournant vers l’agent :

– Il n’y était que pour moi, vous entendez ?

L’agent se retint à deux mains pour ne pas tomber à genoux.

– Allons, dit Gibassier, suivez-moi ; je vous ai 64

promis d’être clément, et je tiendrai ma promesse.

Et il entra chez M. Jackal.

– Comment, c’est vous, Gibassier ? dit le chef suprême ; j’avais donné votre nom à tout hasard...

– Et je suis on ne peut plus fier de ce souvenir, monsieur, dit Gibassier.

Vous avez donc quitté votre homme

?

demanda M. Jackal.

– Hélas ! monsieur, répondit Gibassier, c’est lui qui m’a quitté.

M. Jackal fronça sévèrement le sourcil.

Gibassier donna un coup de coude à l’agent comme pour lui dire : « Vous voyez que vous m’avez fourré dans un fichu pétrin. »

Monsieur, dit Gibassier montrant le coupable, interrogez cet homme ; je ne veux pas aggraver sa position ; il vous dira tout.

M. Jackal leva ses lunettes jusqu’au haut de son front afin de reconnaître celui à qui il avait affaire.

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– Ah ! c’est toi, Fourrichon, dit-il ! approche et dis-nous en quoi tu es cause que mes ordres n’ont pas été exécutés.

Fourrichon vit qu’il n’y avait pas moyen de biaiser. Il en prit son parti, et, comme un témoin devant un tribunal, il dit la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

– Vous êtes un âne ! dit M. Jackal à l’agent.

– C’est ce que Son Excellence M. le comte Bagnères de Toulon m’a déjà fait l’honneur de me dire, répondit l’homme de police avec une profonde contrition.

M. Jackal parut chercher quel pouvait être l’illustre personnage qui l’avait devancé en émettant sur Fourrichon une opinion si bien en harmonie avec la sienne.

– C’est moi, dit Gibassier en s’inclinant.

– Ah ! très bien, très bien, dit M. Jackal. Vous vous êtes fait agent- ilhomme ?

– Oui, monsieur, dit Gibassier ; mais je dois vous dire, que j’ai promis à cet infortuné, en vertu de son profond repentir, d’appeler sur lui 66

toute votre indulgence. Il n’a, sur ma parole, péché que par trop de zèle.

– À la demande de notre amé et féal Gibassier, dit avec majesté M. Jackal, nous vous accordons rémission pleine et entière de votre faute. Allez en paix et ne péchez plus !

Puis, congédiant de la main le malheureux agent, qui sortit à reculons :

– Voulez-vous, mon cher Gibassier, dit M.

Jackal, me faire l’honneur d’accepter la moitié de mon modeste déjeuner ?

– Avec une joie véritable, monsieur Jackal, répondit Gibassier.

– Passons donc dans la salle à manger, dit M.

Jackal en lui montrant le chemin.

Gibassier suivit M. Jackal.

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Les Mohicans de Paris 4
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