CXCIX
La lettre S.
Roland avait flairé son maître ; aussi les deux jeunes gens trouvèrent-ils le chien au premier étage et Fragola attendant Salvator à la porte de leur appartement.
Le dîner était prêt ; car le temps s’était écoulé au milieu de ces divers événements, et il était plus de six heures.
Quoique grave, le visage des deux hommes était calme. Il ne s’était donc rien passé de réellement fâcheux.
Fragola interrogea Salvator du regard.
– Tout va bien ! dit celui-ci avec un demi-sourire.
– M. l’abbé nous fait l’honneur de partager notre dîner ? demanda Fragola.
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– Oui.
Et Fragola disparut.
– Maintenant, dit Salvator, donnez-moi votre passeport, mon frère.
Le moine tira de sa poitrine le passeport plié.
Salvator le déplia, l’examina avec soin, le tourna et le retourna, mais sans y remarquer rien de suspect.
Enfin, il l’appliqua contre une vitre.
À travers la transparence du papier, une lettre invisible dans toute autre position que celle où ce papier avait été mis par Salvator se dessina.
– Tenez, dit Salvator, voyez-vous ?
– Quoi ? demanda l’abbé.
– Cette lettre.
Et il montra la lettre du doigt.
– Une S ?
– Oui, une S ; comprenez-vous ?
– Non.
–
Une S est la première lettre du mot 586
surveillance.
– Eh bien ?
– Eh bien, cela veut dire : « Au nom du roi de France, moi, Jackal, homme de confiance de M.
le préfet de police, je recommande à tous les agents français, dans l’intérêt de Sa Majesté, et à tous les agents étrangers, dans l’intérêt de leurs gouvernements respectifs, de suivre à la piste, de surveiller et d’arrêter sur sa route, et même au besoin d’appréhender au corps l’individu porteur du présent passeport » ; en un mot, mon ami, vous êtes, sans le savoir, sous la surveillance de la haute police.
– Que m’importe, après tout ? dit l’abbé.
– Oh ! faisons-y attention, mon frère !... dit gravement Salvator ; la manière dont a été mené le procès de votre père prouve qu’on ne serait pas fâché de s’en débarrasser, et je ne veux pas faire valoir Fragola, ajouta avec un imperceptible sourire Salvator ; mais il n’a pas fallu moins que les hautes influences dont elle dispose pour que vous obtinssiez votre audience, et, à la suite de votre audience, les deux mois de sursis que vous 587
a accordés le roi.
– Croyez-vous que le roi manquerait à sa parole ?
– Non ; mais vous n’avez que deux mois.
– C’est plus de temps qu’il ne m’en faut pour aller à Rome et pour en revenir.
– Si l’on ne vous suscite pas d’embarras ; si l’on n’élève point d’empêchement sur votre route, si l’on ne vous arrête point ; si, enfin, une fois arrivé, on ne vous empêche pas, par mille intrigues souterraines, de voir là-bas celui que vous y allez voir.
– Je croyais que tout moine qui, achevant un pèlerinage de quatre cents lieues, arrive à Rome pieds nus et un bâton à la main, n’avait qu’à se présenter aux portes du Vatican, et que l’escalier qui mène à l’appartement de celui qui autrefois a été lui-même un simple moine lui serait ouvert.
– Mon frère, vous croyez encore beaucoup de choses auxquelles successivement vous cesserez de croire... L’homme, à mesure qu’il entre dans la vie, est comme un arbre dont le vent disperse 588
d’abord les fleurs, puis arrache les feuilles, puis brise les branches, jusqu’à la tempête, qui succède au vent, le brise un beau jour lui-même...
Mon frère, ils ont intérêt à ce que M. Sarranti meure, et ils emploieront tous les moyens possibles pour rendre inutile la parole que vous avez surprise au roi.
– Surprise ! s’écria Dominique regardant avec étonnement Salvator.
– Surprise, à leur point de vue... Voyons, comment pensez-vous qu’ils expliquent cette influence qui a fait que madame la duchesse de Berry, la fille bien-aimée du roi, dont le mari est mort sous le coup d’un fanatique, se soit intéressée au fils d’un autre révolutionnaire, révolutionnaire et fanatique lui-même ?
– C’est vrai, dit Dominique en pâlissant ; mais que faire ?
– C’est à quoi nous allons aviser.
– Mais comment ?
– En brûlant ce passeport, qui ne peut vous être que nuisible.
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Et Salvator déchira le passeport, dont il mit les morceaux au poêle. Dominique le regardait avec anxiété.
– Mais, maintenant, dit-il, sans passeport, que vais-je devenir ?
– D’abord, croyez-moi, frère, mieux vaudrait voyager sans passeport que de voyager avec celui-ci
; mais vous ne voyagerez pas sans
passeport.
– Qui m’en donnera un ?
– Moi ! dit Salvator.
Ouvrant alors un petit secrétaire, il fit jouer un secret, et, parmi plusieurs papiers cachés dans ce tiroir, il prit un passeport tout signé, mais dont les noms et le signalement étaient en blanc.
Il remplit ces noms et ce signalement : les noms au nom de frère Salvator ; le signalement d’après le signalement de Sarranti.
– Mais le visa ? demanda Dominique.
– Il est visé par la légation sarde pour Turin. Je croyais aller en Italie, et y aller incognito, bien entendu
: je m’étais précautionné de ce
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passeport ; il vous servira.
– Mais à Turin ?...
– À Turin, vous direz que vos affaires vous forcent à aller jusqu’à Rome, et l’on vous visera votre passeport sans difficulté. Le moine saisit et serra les deux mains de Salvator.
–
Oh
! mon frère, oh
! mon ami, dit-il,
comment reconnaîtrai-je jamais tout ce que je vous dois ?
– Je vous l’ai dit, mon frère, répondit Salvator en souriant, quelque chose que je fasse pour vous, je resterai toujours votre débiteur.
Fragola rentra ; elle entendit ces derniers mots.
– Répète à notre ami ce que je lui dis, mon enfant, fit Salvator en tendant la main à la jeune fille.
– Il vous doit la vie, mon père ; je lui dois mon bonheur ; la France, dans la mesure de ce que peut être un homme, lui devra peut-être sa délivrance. Vous voyez bien que la dette est immense. Ainsi, disposez de nous.
Le moine regarda les deux beaux jeunes gens.
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– Vous faites le bien : soyez heureux ! dit-il avec un geste de paternelle et miséricordieuse indulgence.
Fragola montra la table toute servie.
Le moine s’y assit entre les deux jeunes gens, dit gravement le Bénédicité, qu’ils écoutèrent avec ce sourire des âmes pures qui sont convaincues que la prière monte à Dieu.
On mangea vite et silencieusement.
Avant que le repas fût fini, Salvator, lisant l’impatience dans les yeux du moine, se leva.
– Me voici à vos ordres, mon père, dit-il ; mais, avant de partir, laissez-moi vous donner un talisman. – Fragola, apporte la cassette aux lettres.
Fragola sortit.
– Un talisman ? répéta le moine.
– Oh ! soyez tranquille, mon père, ce n’est point de l’idolâtrie ; mais vous savez ce que je vous ai dit des difficultés que vous pourriez éprouver pour arriver jusqu’au saint-père.
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– Oui, pouvez-vous donc quelque chose pour moi, là-bas ?
– Peut-être ! fit Salvator en souriant.
Puis, comme Fragola rentrait avec la cassette demandée :
– Une bougie, de la cire et le cachet armorié, chère enfant, dit-il.
L’enfant posa la cassette sur la table et sortit de nouveau.
Salvator ouvrit la cassette avec une petite clef dorée qu’il portait à son cou, suspendue à une chaîne.
Elle contenait une vingtaine de lettres ; parmi ces vingt lettres, il en prit une au hasard.
Fragola rentrait en ce moment avec la bougie, la cire et le cachet.
Salvator inséra la lettre dans une enveloppe, la scella du cachet armorié, et écrivit sur l’adresse cette suscription :
À monsieur le vicomte de Chateaubriand, à Rome.
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– Tenez, dit-il à Dominique, il y a trois jours que celui à qui cette lettre est adressée, las de la façon dont vont les choses en France, est parti pour Rome.
–
«
À monsieur le vicomte de
Chateaubriand ? » répéta la moine.
– Oui ; devant un nom comme le sien, toutes les portes s’ouvriront. Si vous croyez les difficultés insurmontables, présentez-lui cette lettre, dites-lui qu’elle vous a été remise par le fils de celui qui l’a écrite, et invoquez, au nom de cette lettre, des souvenirs d’émigration. Il marchera devant vous, et vous n’aurez qu’à le suivre. Cependant, n’employez ce moyen qu’à la dernière extrémité ; car il révélera un secret qui sera alors entre trois personnes : vous, M. de Chateaubriand, et nous deux, Fragola et moi, qui ne faisons qu’un. Je suivrai aveuglément vos instructions, mon frère.
– Eh bien, alors, c’est tout ce que j’ai à vous dire. – Baisez la main de ce saint homme, Fragola ; moi, je le conduis jusqu’à la dernière maison de la ville.
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Fragola s’approcha et baisa la main du moine, qui la regarda faire avec un doux sourire.
– Je vous renouvelle ma bénédiction, mon enfant, dit-il ; soyez aussi heureuse que vous êtes chaste, bonne et belle.
Puis, comme si tous les êtres vivants de la maison avaient droit à sa bénédiction, il passa la main sur la tête du chien et sortit. Salvator, resté en arrière, appuya doucement ses lèvres sur celles de Fragola en murmurant :
– Oh ! oui, chaste, bonne et belle !
Et il suivit l’abbé.
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