CLVI

L’hôtel du Grand-Turc, place

Saint-André-des-Arcs.

Pour ceux qui s’étonneraient de ne pas avoir vu M. Sarranti accepter l’offre – si acceptable pour un homme pressé – que lui faisait Gibassier, nous dirons que, s’il est quelqu’un de plus fin, en général, que l’agent de police qui poursuit un homme, si fin que soit cet agent de police, c’est l’homme qui est poursuivi.

Voyez le renard et le lévrier.

Il était donc entré dans l’esprit de M. Sarranti quelques vagues soupçons à l’endroit de ce magyar qui parlait si mal le français, et qui, cependant, lorsqu’on lui parlait français, répondait assez intelligemment à tout ce que l’on pouvait lui dire ; mais qui, au contraire, quand on lui parlait allemand, polonais ou valaque, trois 17

langues que M. Sarranti parlait à merveille, répondait à tort et à travers ia ou nein, se renfermant immédiatement dans sa gouba et faisant semblant de dormir.

Il résultat de ces soupçons que, mal à l’aise pendant la lieue et demie qu’il avait faite avec lui, à partir de l’endroit où la voiture s’était brisée, jusqu’à l’hôtel où il venait de commander son dîner, M. Sarranti était résolu, coûte que coûte, à se passer du secours de son complaisant mais silencieux compagnon de route.

Voilà pourquoi il avait demandé une voiture, ne pouvant pas attendre que la sienne fût raccommodée, et ne voulant plus prendre place dans celle du noble Hongrois.

Gibassier était trop fin pour ne pas s’être aperçu de cette défiance. Aussi, tout en dînant, ordonna-t-il, vu le besoin qu’il avait d’arriver à Paris le lendemain, y étant impatiemment attendu par l’ambassadeur d’Autriche, que l’on mît les chevaux à la voiture.

Les chevaux mis à la voiture, Gibassier salua Sarranti avec un magnifique haut-le-corps, 18

enfonça son bonnet fourré sur ses oreilles, et sortit.

Pressé comme il l’était de son côté, il était probable que M. Sarranti suivrait la route directe, au moins jusqu’à Ligny. Là, sans doute, il laisserait Bar-le-Duc sur sa droite, et, par la route d’Ancerville, gagnerait Saint-Dizier et Vitry-le-François.

Seulement, à Vitry-le-François, il y avait doute. M. Sarranti, arrivé là, prendrait-il par Châlons, en décrivant une ligne courbe, ou filerait-il directement par la Fère-Champenoise, Coulommiers, Crécy et Langy ?

C’était une question qui ne pouvait se décider qu’à Vitry-le-François.

Gibassier indiqua donc son chemin par Toul, Ligny, Saint-Dizier ; mais, à une demi-lieu de Vitry, il s’arrêta et eut avec son postillon une conférence de quelques minutes, au bout de laquelle la voiture se trouva renversée sur le flanc avec son essieu de devant brisé.

Il était depuis une demi-heure, à peu près, 19

dans cette triste position, si bien connue, et qui, par conséquent, devait être si bien appréciée de M. Sarranti, lorsque la chaise de poste de celui-ci parut au haut d’une montée.

En approchant de la voiture renversée, M.

Sarranti sortit la tête de sa portière et vit sur la route son magyar, qui faisait, à l’aide du postillon, d’inutiles efforts pour mettre sa chaise en état de continuer sa route.

C’eût été, de la part de M. Sarranti, manquer à tous les devoirs de la politesse, que de laisser Gibassier dans un tel embarras, quand, en une circonstance semblable, Gibassier s’était mis, lui et sa voiture, à sa disposition.

Il lui offrit donc à son tour de monter près de lui, ce que Gibassier accepta avec une remarquable discrétion, fixant à Vitry-le-François le terme de l’embarras qu’il consentait à causer à Son Excellence M. de Bornis. – C’était le nom sous lequel voyageait M. Sarranti. On transporta sur la voiture de M. de Bornis la malle gigantesque du magyar, et l’on prit la route de Vitry-le-François, où l’on entrait vingt minutes 20

après.

On s’arrêta à la poste.

M. de Bornis demanda des chevaux,

Gibassier, une carriole quelconque pour continuer son chemin.

Le maître de poste montra sous sa remise un vieux cabriolet qui, tout vieux qu’il était, parut satisfaire aux exigences de Gibassier.

M. de Bornis, tranquillisé sur le sort de son compagnon, prit congé de lui et donna ordre, comme l’avait pensé Gibassier, de suivre la route de la Fère-Champenoise.

Gibassier termina son marché avec le maître de poste et partit, commandant au postillon de suivre la même route que venait de prendre le voyageur qui le précédait.

Il y avait cinq francs pour le postillon au moment où l’on apercevrait la voiture.

Le postillon lança ses chevaux à fond de train, mais on arriva au relais sans avoir rien vu.

Au relais, on interrogea maître de poste et postillon : aucune chaise de poste n’avait passé 21

depuis la veille.

La chose était claire : Sarranti se défiait. Il avait indiqué la route de la Fère-Champenoise et avait pris celle de Châlons.

Gibassier était distancé.

Il n’y avait pas une minute à perdre pour arriver à Meaux avant Sarranti.

Gibassier laissa là le cabriolet, tira de sa malle un costume complet de courrier de cabinet bleu et or, passa une culotte de peau, des bottes molles, jeta sur son dos le sac aux dépêches, se débarrassa de sa barbe et de ses moustaches, et demanda un bidet de poste.

En un instant, le bidet de poste fut sellé, et Gibassier sur la route de Sésanne. Il comptait rejoindre Meaux par la Ferté-Gaucher et Coulommiers.

Il ne s’arrêta ni pour boire ni pour manger, fit trente lieues d’une traite, et arriva à la porte de Meaux.

Aucune chaise de poste ressemblant à celle que décrivait Gibassier n’était passée.

22

Gibassier s’arrêta, se fit servir à dîner dans la cuisine, mangea, but, et attendit.

Un cheval tout sellé attendait aussi.

Au bout d’une heure, la voiture attendue avec tant d’impatience arriva.

Il faisait nuit close.

M. Sarranti se fit porter un bouillon dans sa voiture et donna ordre de marcher sur Paris par Claye – cela suffisait à Gibassier. Il sortit par la porte de la cour, enfourcha son cheval, et, contournant une ruelle, il gagna la grand-route de Paris. Au bout de dix minutes, il vit briller derrière lui les deux lanternes de la chaise de poste de M. Sarranti. C’était désormais tout ce qu’il lui fallait : il voyait et n’était pas vu. Il s’agissait seulement de ne pas être entendu non plus. Il prit le bas côté du chemin, galopant toujours à un kilomètre en avant de la voiture.

On arriva à Bondy.

Là, en un tour de main, le courrier de cabinet fut métamorphosé en postillon, et, moyennant cinq francs, le postillon qui devait marcher lui 23

céda son tour avec reconnaissance.

M. Sarranti arriva.

Si près de Paris, ce n’était point la peine de s’arrêter : il passa la tête par la portière et demanda des chevaux.

– Voilà, notre maître, répondit Gibassier, et des fameux !

En effet, c’étaient deux de ces braves chevaux blancs du Perche, qui sont toujours hennissants et se battant.

– Vous tiendrez-vous tranquilles, carognes que vous êtes ! cria Gibassier en leur faisant prendre place au timon avec l’adresse d’un postillon consommé.

Puis, les chevaux attelés :

Où descendrez-vous, notre bourgeois

?

demanda le faux postillon à la portière de la voiture et le chapeau à la main.

– Place Saint-André-des-Arcs, hôtel du Grand-Turc, dit M. Sarranti.

– Bon ! dit Gibassier, c’est comme si vous y 24

étiez.

Et quand y serons-nous

? demanda M.

Sarranti.

– Oh ! fit Gibassier, dans une heure un quart, ça brûlera.

– Allons vite ! dix francs de pourboire si nous y sommes dans une heure.

– On y sera, bourgeois.

Et Gibassier enjamba le porteur et partit au galop.

Cette fois, il était bien sûr que Sarranti ne lui échapperait pas.

On arriva à la barrière. Les douaniers firent cette rapide visite dont ils honorent les voyageurs qui voyagent en poste, prononcèrent le mot sacramentel allez ! et M. Sarranti, qui, sept ans auparavant, était sorti de Paris par la barrière de Fontainebleau, y rentra par celle de la Petite-Villette.

Un quart d’heure après, on entrait au grand trot dans la cour de l’hôtel du Grand-Turc, place Saint-André-des-Arcs.

25

Il n’y avait de vacant, à l’hôtel, que deux chambres situées en face l’une de l’autre, sur le même palier : le no 6 et le no 11. Le garçon conduisit M. Sarranti, qui choisit le no 6. Quand le garçon descendit :

– Hé ! dites donc, l’ami ! fit Gibassier.

Qu’y a-t-il, postillon

? demanda

dédaigneusement le garçon.

Postillon

! postillon

! répéta Gibassier

;

certainement que je suis postillon. Après ? est-ce qu’il y a du déshonneur à cela ?

– Mais non ! que je sache ; seulement, je vous appelle postillon parce que vous êtes postillon.

– À la bonne heure.

Et il fit, en grommelant, deux pas du côté des chevaux.

Eh bien, demanda le garçon, que me

vouliez-vous ?

– Moi ? rien.

– C’est que vous disiez tout à l’heure...

– Quoi ?

26

Dites donc, l’ami !

Ah ! c’est vrai... Eh bien, voilà la chose : M.

Poirier... Vous le connaissez bien ?...

– Quel M. Poirier ?

– M. Poirier, donc.

– Je ne connais pas M. Poirier.

– M. Poirier, le fermier de chez nous, vous ne le connaissez pas ? M. Poirier, qui a un troupeau de quatre cents bêtes ! vous ne connaissez pas M.

Poirier ?...

– Je vous dis que je ne le connais pas.

– Tant pis ! il va venir par la voiture de onze heures, la voiture du Plat-d’Étain. Vous la connaissez bien, la voiture du Plat-d’Étain ?

– Non.

Alors vous ne connaissez donc rien

?

Qu’est-ce que vos père et mère vous ont donc appris, si vous ne connaissez ni M. Poirier, ni la voiture du Plat-d’Étain ?... Ah ! il faut convenir qu’il y a des parents qui sont bien fautifs.

– Enfin, où en voulez-vous venir avec M.

27

Poirier ?

– Ah ! je voulais vous donner cent sous de sa part ; mais, si vous ne le connaissez pas...

– On peut faire connaissance.

– Si vous ne le connaissez pas...

– Mais, enfin, pourquoi faire ces cent sous ? Il ne me donnait pas cent sous pour mes beaux yeux...

– Oh ! non, attendu que vous louchez, mon ami.

– N’importe ! pourquoi M. Poirier vous avait-il chargé de me donner cent sous ?

– Pour lui retenir une chambre dans l’hôtel, attendu qu’il a affaire dans le faubourg Saint-Germain ; et il m’a dit : « Charpillon !... » – C’est mon nom, Charpillon, et de père en fils...

– J’en suis bien aise, monsieur Charpillon, dit le garçon.

– Il m’a dit : « Charpillon, tu donneras cent sous à la fille de l’hôtel du Grand-Turc, place Saint-André-des-Arcs, afin qu’elle me retienne 28

une chambre. » Où est la fille ?

– C’est inutile, je lui retiendrai aussi bien la chambre qu’elle.

– Eh non ! puisque vous ne le connaissez pas...

– Je n’ai pas besoin de le connaître pour lui retenir une chambre.

– Tiens, c’est vrai ; vous n’êtes pas encore si bête que vous en avez l’air, vous !

– Merci !

– Voilà les cents sous ; vous le reconnaîtrez bien quand il viendra ?

– M. Poirier ?

– Oui.

– Surtout s’il dit son nom ?

– Oh ! il le dira ; il n’a pas de raisons de le cacher, son nom.

– Alors on le conduira à la chambre no 11.

– Quand vous verrez un gros réjoui de bonne mine, avec un cache-nez qui lui couvre la moitié du visage et une redingote de castorine marron, 29

vous pourrez dire hardiment

: «

Voilà M.

Poirier. » Et, sur ce, bonne nuit ! chauffez bien le no 11, attendu que M. Poirier est très frileux...

Ah ! et puis, attendez donc, je crois que cela ne lui ferait pas de peine de trouver un bon souper dans sa chambre.

– Bien ! dit le garçon.

Et moi qui oubliais

!... dit le faux

Charpillon.

– Quoi ?

– Le principal ! Il ne boit que du vin de Bordeaux.

– Bon ! il trouvera une bouteille de vin de Bordeaux sur sa table.

– Alors il n’aura plus rien à désirer que d’avoir des yeux comme les tiens, afin de pouvoir regarder, du côté de Bondy, si Charenton brûle.

Et, avec un grand éclat de rire qui attestait le plaisir que lui causait cette fine plaisanterie, le faux postillon sortit de l’hôtel du Grand-Turc.

Un quart d’heure après, un cabriolet s’arrêtait à la porte de l’hôtel ; un homme en descendait 30

sous le signalement indiqué par Charpillon, et, s’étant fait reconnaître pour ce même M. Poirier que l’on attendait, était conduit par le garçon, avec force révérences, à la chambre no 11, où un bon souper était servi et où une bouteille de vin de Bordeaux atteignait, placée à une savante distance du feu, ce degré de tiédeur que lui donnent, avant de la déguster, les véritables gourmets.

31

Les Mohicans de Paris 4
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