VIII

L’arrestation.

M. Jackal avait reconnu Justin pour l’ami de Salvator et pour l’amant de Mina, et, voyant le danger qui le menaçait, s’était élancé en même temps que Salvator pour le soustraire à ce danger.

Voilà comment leurs deux mains s’étaient rencontrées.

Mais là ne devait pas se borner la protection de M. Jackal.

Il donna, d’un geste, l’ordre à ses hommes de respecter le groupe des jeunes gens, et, tirant Salvator à l’écart :

– Mon cher monsieur Salvator, lui dit-il en soulevant ses lunettes pour ne rien perdre, tout en parlant, de ce qui se passait dans la foule, mon cher monsieur Salvator, un bon conseil.

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– Dites, cher monsieur Jackal.

– Un conseil d’ami... Vous savez si je suis votre ami ?

– Je m’en vante du moins, dit Salvator.

– Eh bien, conseillez à M. Justin et aux autres personnes qui pourraient vous intéresser – et, de l’œil, il désigna Pétrus, Ludovic et Jean Robert –, conseillez-leur, dis-je, de se retirer et... faites comme eux.

– Oh ! s’écria Salvator, et pourquoi donc cela, monsieur Jackal ?

– Parce qu’il pourrait leur arriver malheur.

– Bah !

– Oui, fit de la tête M. Jackal.

– Nous allons donc avoir une émeute ?

– J’en ai grand-peur. Ce qui se passe a tout à fait l’air de nous mener là, et c’est ainsi que commencent toutes les émeutes.

– Oui, elles commencent toutes de la même manière, dit Salvator. Il est vrai, ajouta-t-il, qu’elles ne finissent pas toutes de la même façon.

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– Celle-là finira bien, j’en réponds, dit M.

Jackal.

– Oh ! du moment que vous en répondez !... fit Salvator.

– Je n’ai pas l’ombre d’un doute à ce sujet.

– Diable !

– Alors, vous comprenez, comme, malgré la protection toute spéciale que je suis en disposition d’accorder à vos amis, il pourrait, ainsi que je vous le disais, leur arriver malheur ; priez-les de se retirer.

– Je m’en garderai bien, dit Salvator.

– Et pourquoi ?

– Parce qu’ils ont décidé de rester jusqu’à la fin.

– Dans quel but ?

– Par curiosité.

– Peuh ! fit M. Jackal, ce ne sera pas bien curieux, allez.

– D’autant plus que, d’après ce que vous m’avez dit, on peut être certain d’une chose, c’est 129

que force restera à la loi.

– Ce qui n’empêchera pas que vos jeunes gens, en restant...

– Eh bien ?

– Ne risquent rien...

– Quoi ?

– Dame ! ce que l’on risque dans une émeute, d’être tant soit peu contusionnés.

En ce cas, cher monsieur Jackal, vous comprenez, je ne les plains pas.

– Ah ! vous ne les plaignez pas ?

– Non ! ils n’auront que ce qu’ils méritent.

– Comment, que ce qu’ils méritent ?

– Sans doute, ils ont voulu voir une émeute ; qu’ils subissent les conséquences de leur curiosité.

– Ils voulaient voir une émeute ? répéta M.

Jackal.

– Oui, dit Salvator.

– Ils savaient donc qu’il y allait y avoir une 130

émeute ? ils avaient donc vent de ce qui allait se passer, vos amis ?

Oh

! vent complet, vent debout, cher

monsieur Jackal. Les plus vieux matelots ne devinent pas les tempêtes avec plus de perspicacité que mes amis n’ont flairé l’émeute.

– Vraiment ?

– Sans doute. Avouez du reste, cher monsieur Jackal, qu’il faudrait mettre bien de la mauvaise volonté pour ne pas comprendre ce qui se passe.

– Bon ! et que se passe-t-il donc ? demanda M. Jackal en remettant ses lunettes sur son nez.

– Vous l’ignorez ?

– Absolument.

– Eh bien, demandez-le à ce monsieur qu’on arrête là-bas.

– Où donc ? demanda M. Jackal sans relever ses lunettes, ce qui prouvait qu’il avait, tout aussi bien que Salvator, vu l’arrestation qui s’opérait.

Quel monsieur ?

– Ah ! c’est vrai, dit Salvator, vous avez la vue 131

si basse, que vous ne sauriez voir. Cependant, essayez... Tenez, là-bas, à deux pas d’un moine.

– Oui, en effet, je crois que j’aperçois quelque chose comme une robe blanche.

– Ah ! par le ciel ! s’écria Salvator, mais c’est l’abbé Dominique, l’ami du pauvre Colomban. Je le croyais en Bretagne, au château de Penhoël.

– Il y était, en effet, dit M. Jackal ; mais il est arrivé ce matin.

– Ce matin ? Je vous remercie de votre bon renseignement, monsieur Jackal, dit en souriant Salvator. Eh bien, à côté de lui, voyez-vous ?...

– Ah ! ma foi, oui, un homme que l’on arrête, c’est vrai. Je plains ce citoyen de tout mon cœur.

– Vous ne le connaissez pas, alors ?

– Non.

– Connaissez-vous ceux qui l’arrêtent ?

J’ai la vue si faible... et puis ils sont beaucoup, ce me semble.

– Particulièrement les deux qui le tiennent au collet ?

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– Oui, oui, je connais ces gaillards-là. Mais où diable les ai-je vus ? Voilà la question.

– Alors, vous ne vous en souvenez pas ?

– Vraiment, non.

– Désirez-vous que je vous mette sur la voie ?

– Vous me ferez un véritable plaisir.

– Eh bien, vous avez vu l’un, le plus petit, au moment où il partait pour le bagne, et vous avez vu l’autre, le plus grand, au moment où il en revenait.

– Oui ! oui ! oui !

– Vous y êtes maintenant ?

– C’est-à-dire que je les connais comme père et mère

; ce sont des employés de mon

administration. Que diable font-ils là ?

– Mais je crois qu’ils travaillent pour votre compte, cher monsieur Jackal.

– Peu ! fit M. Jackal, peut-être bien aussi les drôles travaillent-ils pour le leur. Cela leur arrive quelquefois.

– Eh ! tenez, en effet, dit Salvator, en voilà un 133

qui coupe la chaîne de montre de son prisonnier.

Quand je vous le disais... Ah

! cher

Monsieur Salvator, la police est bien mal faite !

– À qui le dites-vous, monsieur Jackal ?

Et, ne se souciant probablement pas d’être vu plus longtemps dans la société de M. Jackal, Salvator fit un pas en arrière et le salua.

– Enchanté d’avoir eu le bonheur de vous rencontrer, monsieur Salvator, dit le chef de police en s’éloignant de son côté et en se dirigeant d’un pas rapide vers le groupe où Gibassier et Carmagnole essayaient d’arrêter M.

Sarranti.

Nous disons essayaient, car, bien que pris au collet par les deux agents, M. Sarranti était loin de se considérer comme arrêté. Il avait d’abord parlementé.

À ces mots

: «

Au nom du roi, je vous

arrête ! » prononcés à la fois à ses deux oreilles par Carmagnole et par Gibassier, il avait répondu tout haut :

– Vous m’arrêtez ! et pourquoi ?

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– Pas de scandale ! dit alors à demi-voix Gibassier ; nous vous connaissons.

– Vous me connaissez ? s’écria Sarranti en jetant un regard à droite et à gauche sur les deux argousins.

Oui

; vous vous appelez Dubreuil, dit

Carmagnole.

On se souvient que M. Sarranti avait écrit à son fils qu’il était à Paris sous le nom de Dubreuil, et que M. Jackal avait, pour ne pas faire de cette arrestation une affaire politique, recommandé à ses deux agents d’arrêter l’opiniâtre conspirateur sous ce nom.

En voyant que l’on arrêtait son père, Dominique, emporté par un premier mouvement, s’élança vers lui. Mais M. Sarranti l’arrêta d’un signe.

Ne vous mêlez point de cette affaire, monsieur, dit-il au moine. Je suis victime d’une erreur, et demain, j’en suis certain, je serai mis en liberté.

Le moine s’inclina devant cette

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recommandation qu’il reçut comme un ordre, et fit un pas en arrière.

– Certainement, dit Gibassier, si nous nous trompons, il vous sera fait justice.

– Et d’abord, dit Sarranti, en vertu de quel ordre m’arrêtez-vous ?

– En vertu d’un mandat d’amener contre un certain M. Dubreuil qui vous ressemble si fort, que je croirais manquer à mon devoir en ne m’assurant pas de vous.

Et pourquoi, si vous craignez tant le scandale, m’arrêtez-vous ici plutôt qu’ailleurs ?

Parce qu’on arrête les gens où on les rencontre, donc ! dit Carmagnole.

– Sans compter que nous courons après vous depuis ce matin, dit Gibassier.

– Comment depuis ce matin ?

– Oui, dit Carmagnole, depuis que vous avez quitté l’hôtel.

– Quel hôtel ? demanda Sarranti.

– L’hôtel de la place Saint-André-des-Arcs, dit 136

Gibassier.

À cette dernière désignation, il passa comme un éclair à travers l’esprit de Sarranti. Il lui sembla voir sur le visage, entendre dans la voix de Gibassier, des traits et des sons qui ne lui étaient pas inconnus.

Puis tout lui revint en mémoire, le voyage, le Hongrois, le courrier de dépêches, le postillon, tout cela vague comme à travers un nuage, et cependant assez précis pour qu’instinctivement, plutôt qu’autrement, il ne conservât aucun doute.

– Misérable ! s’écria le Corse en devenant pâle comme un mort et en portant la main sous son habit.

Gibassier vit briller la lame d’un poignard, et peut-être la mort eût-elle suivi ce rayon avec la même rapidité que la foudre suit l’éclair, si Carmagnole, qui avait vu et compris le mouvement, n’eût saisi des deux mains la main qui tenait l’arme.

Se sentant pressé à la fois par les deux hommes, Sarranti, réunissant tout ce que la 137

volonté humaine peut donner de force en un moment suprême, Sarranti se dégagea de la double étreinte, et, bondissant, le poignard à la main, au milieu d’un groupe compact :

– Passage ! cria-t-il, passage !

Mais Gibassier et Carmagnole bondissaient derrière lui, et, de plus, ils avaient, par un cri convenu, fait appel à tous leurs compagnons.

En un instant, un cercle infranchissable se forma autour de Sarranti ; vingt casse-tête furent levés, et sans doute allait-il tomber assommé comme un taureau sous la masse des bouchers, quand une voix retentit qui criait :

– Vivant ! qu’on le prenne vivant !

Les agents reconnurent la voix si bien obéie de M. Jackal, et, sachant qu’ils combattaient sous les yeux de leur chef, se ruèrent sur M. Sarranti.

Il y eut un instant d’effroyable mêlée. Un homme se débattait debout au milieu de vingt hommes ; puis il tomba sur un genou ; puis il disparut tout à fait...

En voyant tomber son père pour la seconde 138

fois, Dominique s’était élancé à son secours ; mais, en ce moment, la foule, qui fuyait en jetant des cris d’angoisse, passa comme un torrent dans la rue et sépara le fils du père.

Pour ne pas être entraîné, le moine s’accrocha à la grille d’un hôtel ; mais, quand la foule fut écoulée, M. Sarranti et le groupe immonde sous lequel il se débattait avaient disparu.

139

Les Mohicans de Paris 4
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