Octobre 2000
— Il y a en travers du ruisseau un saule qui mire ses feuilles grises dans la glace du courant. C’est là qu’elle est venue, portant de fantasques guirlandes de renoncules, d’orties, de marguerites et de ces longues fleurs pourpres que les bergers licencieux nomment d’un nom plus grossier, mais que nos froides vierges appellent doigts d’hommes morts. Là, tandis qu’elle grimpait pour suspendre sa sauvage couronne aux rameaux inclinés, une branche envieuse s’est cassée, et tous ses trophées champêtres sont, comme elle, tombés dans le ruisseau en pleurs.
— Magnifique, dit Louise. Surtout quand c’est toi qui lis.
— En fait, Shakespeare laisse planer le doute. Jusqu’au bout, on ne saura jamais si son Ophélie s’est suicidée par dépit amoureux ou si c’est un accident.
Il continua de lire, sentant le corps chaud de Louise qui épousait le sien tout le long de son flanc. Elle ne portait plus rien d’autre qu’un bijou étrange mais poétique : une chaîne en or retenant un morceau de météorite. Il lui avait demandé d’un ton faussement moqueur : « Qui te l’a offert ? » « Moi », avait-elle répondu avec ce regard flou qu’elle avait quelquefois, presque un regard de myope alors que sa vue était excellente. Un des nombreux mystères à élucider. Peu importait. Cette nuit tout était parfait. Et ça durerait le temps que ça durerait. Ou moins. Ou plus.
Il sentait l’odeur de ses cheveux — elle l’écoutait sans bouger, sa tête reposant contre son épaule pour regarder le texte en même temps que lui. Serge Clémenti referma le livre et le posa sur la table de chevet.
Emmanuel Scherrer et Jude Morisset attendaient leur avion à Narita International. Un escadron de policiers nippons veillait sur une caisse équipée de roulettes qui n’avait l’air de rien et contenait pourtant le Habeneck en pièces détachées. Elle serait embarquée exceptionnellement dans la cabine voyageurs. Scherrer et Morisset rentraient à Paris après dix-huit jours de négociations – mais pour préparer ce voyage, plus de trois mois avaient été nécessaires.
Il était essentiel que les Japonais ne perdent pas la face, pensait la hiérarchie de l’OCBC. Aussi Morisset dut-il renoncer à l’exécution pure et simple d’une commission rogatoire internationale. Finement, il suggéra d’étudier cette possibilité avec la police de Tokyo. Dans un esprit de concertation et d’ouverture. Après tout, le violon avait été volé à Paris par des trafiquants nationaux. La police française demandait humblement l’aide de ses confrères japonais.
À Tokyo, Scherrer et Morisset furent aidés dans leurs démarches par leur contact à l’ambassade de France qui sut ménager toutes les susceptibilités. Et Scherrer trouva Morisset parfait. Le commandant évita les déclarations à la presse mais fit bonne figure lors des nombreux repas fort amicaux auxquels les convièrent leurs homologues. La police japonaise n’était en rien responsable du passage du Habeneck, assura-t-il. Des gangsters français avaient abusé de la bonne foi d’un honnête chef d’entreprise japonais, collectionneur à ses heures.
Pas d’audition en règle pour Katsuhiro Jotomu. Ce fait admis, Scherrer et Morisset patientèrent douze jours pour entendre le roi de l’emballage nippon. Flanqués de trois responsables de la police tokyoïte et d’un interprète, ils le rencontrèrent dans sa villa de Jiyûgaoka, un quartier résidentiel à l’ouest de Tokyo. Morisset laissa le plus haut gradé poser les questions préparées en commun. Jotomu se comporta avec une exquise courtoisie. Il affirma ignorer que le Habeneck avait été volé à MDM, son propriétaire légitime, et qu’un jeune violoniste y avait laissé la vie.
Il insista pour montrer sa collection de violons. Prenant Morisset à l’écart, il désigna l’une de ses pièces préférées, un Gioffredo Cappa. Et, dans un anglais parfait, s’adressa directement à lui pour la première fois. Katsuhiro Jotomu expliqua que du fait de leur grande qualité, on confondait souvent les violons de cet élève d’Amati avec ceux de son maître.
« J’aime ce Cappa. Il me rend heureux.
— L’aimeriez-vous davantage s’il était un véritable Amati ? demanda Morisset.
— Je l’aimerais moins si on me l’avait vendu en prétendant qu’il s’agissait d’un Amati, répondit Jotomu toujours souriant.
— Je devine donc qu’étant donné les circonstances, vous ne pouvez plus aimer le Habeneck. Surtout sans sa tête.
— Vous semblez bien comprendre la psychologie des collectionneurs. C’est rare, commandant.
— Les gens de MDM sont aussi des collectionneurs. Prêts à négocier au mieux pour tout le monde son rapatriement.
— Il ne s’agit pas d’argent. Je ne souhaite plus posséder un violon qui a causé la mort de plusieurs personnes. Il ne me porterait pas chance. Et j’appréciais beaucoup l’amitié et le travail d’Ophélie Reix. Je suis persuadé qu’elle ignorait tout de ce vol. »
Un bref échange que Scherrer avait suivi à distance, les trois officiers japonais faisant mine de ne pas remarquer le conciliabule. Morisset ne parla pas de la livraison en puzzle, ne demanda pas de développement quant au rôle d’Ophélie Reix, de son père et de Christian Donovan. Il avait obtenu la parole de Jotomu. L’étiquette japonaise obligeait l’industriel à faire ce qu’il avait dit : restituer le Habeneck. Deux jours plus tard, Morisset apprit de l’officier Kamakura qui depuis le début faisait office d’agent de liaison que le violon serait livré à l’aéroport par la police japonaise. Le jour qui conviendrait. Après vérification des pièces, on emballerait l’instrument sur place avec toutes les précautions d’usage.
Ce mardi 10 octobre, quelque soixante-dix minutes avant le décollage du Boeing d’Air France, l’escadron nippon veillait toujours sur la caisse. Un peu plus loin, assis autour d’un sushi bar, ayant terminé les formalités de douane, Scherrer et Morisset patientaient en buvant une bière. Scherrer détaillait le dragon imprimé sur sa boîte-boisson. Depuis un petit moment Jude observait quant à lui un pilote de la Nippon Airways. Plutôt beau mec dans son uniforme. Vraiment beau mec en fait, s’était dit Scherrer en toute objectivité. Quand les Japonais étaient beaux, ils étaient du tonnerre. Le pilote avait lu une bonne partie du Nihon Shimbun, l’air concentré. Il finit son café en annotant son journal. Puis l’abandonna sous le comptoir tournant où défilaient inexorablement les sushis. Jude le regarda payer son addition puis s’éloigner. Une fois sur l’escalier mécanique, le pilote se retourna pour un bref regard dans leur direction.
Jude Morisset alla prendre le Nihon Shimbun. Il dit à Scherrer :
— Son prénom est Ryû. Quand il fait escale à Paris, il descend au Hyatt. Il y a même le numéro de la chambre.
— Les Japonais savent vraiment emballer. Tu as vu cette magnifique boîte-boisson et ce beau dragon ?
— Emmanuel, je suis heureux qu’on l’ait récupéré à deux ce Habeneck. Sans toi, ça aurait été moins drôle. Je tenais à te le dire.
— C’est réciproque, Jude.
Emmanuel Scherrer se réveilla vers cinq heures du matin, heure française. Il n’avait pas éteint sa vidéo de bord et, sur le petit écran incrusté dans le siège avant, Jody Foster dialoguait encore avec Val Kilmer. Très blond. Très cool, Scherrer avait vu le film en entier avant de s’endormir. C’était l’histoire d’un artiste qui survivait en livrant des pizzas — il tombait amoureux d’une brillante femme d’affaires menacée de mort par une bande de truands et se retrouvait embarqué dans un road movie distrayant, mélange de thriller et de comédie. Dans le fond, Louise ne ressemblait pas tant que ça à Jody Foster. Elle était plus proche de Françoise Dorléac, qu’il avait tant aimée dans L’Homme de Rio avec Belmondo. Des femmes minces, pétillantes, intelligentes. Il pensa au poisson tatoué sur son dos par maître Inoshi III. Il avait eu son adresse à Yokohama grâce à Norio Murakami du musée d’Anatomie de l’université de médecine, le jour où en compagnie de Jude il était allé voir leur collection. Plus de deux cents peaux. Celle d’Ophélie Reix en bonne place entre les reliques d’une tatouiste américaine et d’un yakuza japonais.
C’était une belle carpe rouge et rose dans le style des estampes du XVIIIe siècle nippon avec vaguelettes et crête d’écume. Un bout de rive abritait trois iris d’un violet profond. Scherrer comptait appeler Louise pour lui montrer cet échantillon de la méthode bonji. Un travail impeccable réalisé entièrement à la main avec des aiguilles montées sur tiges de bambou. Plusieurs séances de souffrance. Pour elle. Jolie Louise. Il savait qu’il allait la surprendre.
Il la surprendrait aussi avec la fin de l’histoire du Habeneck. Une mine de renseignements, ces séances avec maître Inoshi III. Murakami avait aussi révélé que le tatoueur était l’amant d’Ophélie Reix depuis des années. Scherrer et Morisset discutèrent longuement de cette étrange confidence. Pour le capitaine, Murakami souhaitait voir la réputation d’Ophélie Reix, à laquelle il vouait une grande admiration, lavée par un Inoshi III susceptible de connaître les motivations réelles de la jeune femme.
Le maître était un quinquagénaire vêtu de noir, aux imposantes bagues d’argent et au bandana bariolé qu’il portait à la manière des pirates. Fort paisible, il parlait bien l’anglais, et Scherrer, venu le voir seul, se sentit à l’aise en sa compagnie. Comprit, grâce à son récit, comment l’idée d’acheter un stradivarius en morceaux était venue à Katsuhiro Jotomu.
L’industriel, client de Donovan, connaissait Ophélie Reix depuis Flamingo, performance organisée à Kyoto où elle lui était apparue nue et peinte en rose. Une surprise organisée par Donovan. Katsuhiro Jotomu devint son principal mécène. Rien de sexuel dans cette relation : Jotomu trouvait Ophélie tout simplement géniale. C’est au cours d’un dîner bien arrosé auquel participait Donovan que Jotomu évoqua sa passion pour les violons.
Ophélie Reix savait que Donovan et son père avaient rencontré un certain Lucien Mankievitch venu crânement leur proposer un stradivarius. L’homme se présentait comme le contact de la mafia russe. Donovan voulut l’éconduire. Il avait entendu parler du vol dans la presse et de la mort de Fabien Meyer. Martin Reix, évoquant leurs difficultés financières, souhaita laisser la porte ouverte à la négociation. Ophélie raconta l’histoire à Jotomu. La conversation commença comme un jeu mais bien vite l’industriel s’entêta et dit qu’il voulait le Habeneck. Ophélie Reix feignait d’improviser. En fait, elle avait mûrement réfléchi. Elle parla d’une idée absurde mais poétique : livrer le Habeneck morceau par morceau, les pièces nobles étant montées sur des violons sans valeur. On le démonterait aux jointures à l’aide d’une lame trempée dans l’eau chaude. On le remonterait avec une bonne colle à l’os. Enfant, elle avait passé des heures dans l’atelier de Xavier Bellache et connaissait les rudiments de la lutherie. Il fallait prévoir quatre voyages : pour la table, le fond, les éclisses et la tête. Inutile d’augmenter le risque pour les autres pièces, rarement d’origine.
Les voyages fréquents d’Ophélie au Japon, son étui à violon que le personnel d’Air France avait l’habitude de voir, tout facilitait une livraison discrète. Katsuhiro Jotomu adora l’idée. L’opération aurait l’allure d’une performance qu’Ophélie ne réaliserait que pour lui. Il anticipa les sensations rares que lui procurerait l’attente. Il pensait déjà à un luthier aussi complaisant qu’efficace pour le remontage final à Tokyo. Misant sur les vapeurs de saké et de whisky qui s’évaporeraient au matin, Donovan donna son point de vue de spécialiste : l’opération était techniquement réalisable.
Le lendemain matin, Katsuhiro Jotomu réveillait Donovan à son hôtel. L’industriel voulait le Habeneck. Il était prêt à le payer douze millions de francs à condition qu’il soit livré par Ophélie Reix, petit à petit. De plus, il entendait le récupérer dans son intégralité, en commençant par les parties les moins nobles afin que son plaisir aille croissant. Huit étapes seraient l’idéal. La tête viendrait en dernier. Chez Antonio Stradivari, elle était une perfection géométrique. Elle méritait d’être attendue.
Au bar de l’hôtel, le soir venu, Ophélie déclara à Donovan qu’elle voulait être la passeuse du Habeneck. Il essaya de la décourager. En vain. Elle voyait l’affaire comme un gigantesque pied de nez au monde mesquin des commerçants de l’art. Il finit par dire : « Plutôt que d’interdire une folie, il vaut mieux parfois laisser faire. On ne peut guérir qu’en allant jusqu’au bout. » « Je ne suis pas malade », répliqua Ophélie. Une fois rentrée à Paris, elle alla voir Martin Reix qu’elle n’avait pas visité depuis plus de deux ans et lui proposa l’affaire la plus étrange de sa carrière. Elle n’eut pas de mal à le convaincre. D’autant qu’en l’absence de Donovan, Martin Reix avait repris contact avec Mankievitch pour plus d’informations. Donovan tenta de dissuader son associé. Sans résultat.
Maître Inoshi avait écouté Ophélie lui raconter sa haine. Un fleuve de rage coulait en elle. Il ne pouvait pas en être autrement. Elle n’acceptait pas l’évidence : lorsqu’on a perdu ce qu’on a de plus cher, rien ne sert de reporter sa colère sur autrui. Martin Reix focalisait celle d’Ophélie. En toute connaissance de cause. Et n’avait jamais trouvé les mots pour l’apaiser. Acceptant cette alliance dans le trafic du Habeneck, il imaginait renouer un lien dont la perte le faisait trop souffrir. Ce n’était pas une question d’argent, et personne ne ressusciterait Fabien Meyer. Reix voulait que l’amour de sa fille lui revienne. Illusions.
Comme Donovan, Inoshi tenta de détourner Ophélie de son projet. D’autant qu’il était le seul qui connaissait la fin du scénario. Ophélie assurerait sept passages avant de dénoncer publiquement le trafic et ruiner la réputation de son père. Elle comptait associer l’événement à un projet en gestation depuis des années : elle avait convaincu une amie de se faire opérer pour qu’elles aient le même visage. Ophélie parlait d’elle avec un mélange de tendresse et de condescendance : une sauvageonne qu’elle avait dégrossie, une fille sans peur, à l’intelligence brute. « Questionnant d’instinct et radicalement les questions d’identité, d’ego, de racines familiales et culturelles. » Dans le secret d’une clinique parisienne, Anita Scoli était prête à devenir Olympia, la sœur perdue par la faute de Martin Reix. Durant sa convalescence, Ophélie assura sept passages pour Jotomu : il devait lui verser l’équivalent des douze millions de francs en yens lors de la dernière livraison. Ophélie avait dit d’emblée à maître Inoshi qu’elle ne voudrait jamais de cet argent.
Comme Donovan, le tatoueur avait compris qu’Ophélie la rebelle avait un chemin à parcourir. Contrairement à Donovan, il insista. L’assurant de son affection, il lui répéta qu’elle faisait fausse route. L’énergie négative qu’elle dépensait l’empêchait de progresser en tant qu’artiste.
Ces échanges et leurs séparations successives donnèrent matière à réflexion à Ophélie. Un jour, elle admit que la haine n’était pas un sentiment digne d’elle. Elle venait d’avoir une idée toute simple. Descendre la Seine sur une croix. Franchir des ponts, voguer sur la légende de son prénom. Celui que lui avaient donné ses parents. Qu’Olympia repose enfin en paix. Ophélie descendait le fleuve de son passé. Ce serait sa plus belle performance. Tous les autres projets étaient inutiles désormais. Traîner son père dans la boue en dénonçant un trafic. Inutile. Elle s’expliqua auprès de Katsuhiro Jotomu qui lui répondit : « Cette attente du Habeneck était parfaite. Elle peut s’arrêter avant l’assouvissement qui dans le fond n’arrive jamais. J’ai beaucoup rêvé grâce à toi, Ophélie, et c’est ce qui compte. »
Scherrer et Morisset parlèrent longtemps de ces gens bizarres. Rien de mieux à faire pendant ces soirées à l’hôtel, avant la prochaine réunion de concertation avec les Japonais. Et pour Jude, ce fut l’occasion de se remettre en question. Ce qui n’était jamais perdu. Scherrer entendait encore leur dernière conversation, presque mot pour mot :
« Souviens-toi, Emmanuel. Tu m’as dit un jour en sortant de la planque qu’on avait fait une erreur de psychologie.
— Oui, je m’en souviens.
— Finalement, notre erreur, ça a été de considérer le dossier Habeneck comme une histoire classique. Des trafiquants aguerris agissant pour le compte d’un commanditaire.
— Alors qu’on avait affaire à un Mankievitch. Un soliste.
— Un type qui a vu passer sa chance. Et qui s’est planté. Et Bellache, qu’est-ce que tu en penses ?
— Il avait le fric, la réputation. Il a peut-être eu envie de voir le Habeneck. De le toucher. Tout simplement.
— Ou il a agi par amitié pour Reix et sa fille. Ils lui ont demandé de faire cette folie : démonter un strad qui valait une fortune. Un strad émouvant parce qu’un peu raté par un Stradivari vieillissant.
— Où se loge l’émotion quelquefois !
— Et les gens n’agissent pas toujours pour le fric, Emmanuel. La plupart du temps, mais pas tout le temps.
— Pendant qu’on y est, on peut admettre aussi qu’on s’est trompés sur Donovan.
— Là, je te sens venir, Emmanuel. Tu veux me faire dire que sans Louise Morvan, on n’y serait pas arrivés.
— Non, Jude. Parce que sans nous, elle n’y serait pas arrivée non plus.
— Sans toi, plutôt. Vous en avez passé du temps ensemble.
— Réponds-moi franchement. Qu’est-ce que tu pensais de ce type ?
— Donovan ?
— Oui.
— Sexy. Pour tout le monde.
— Sauf pour Ophélie Reix.
— Ce n’est pas le problème, je crois. Ce qu’elle voulait, c’était un type qui lui tienne tête. Un Inoshi III. »
Tous ces gens si compliqués ! Mais curieusement, et sans doute depuis qu’il était arrivé au Japon, Scherrer avait le sentiment de les comprendre mieux. Est-ce que l’ouverture d’esprit n’était pas le départ de tout pour un écrivain ? Il se tortilla pour trouver une meilleure position sur son siège étroit. Le poisson le faisait encore un peu souffrir. Il avait eu un mal fou à enlever le bandage gardé une journée entière. Il avait fallu utiliser de l’eau froide et procéder avec délicatesse. Désormais et pour un bon moment, il lui faudrait se laver en mouillant le tatouage le moins possible et utiliser un baume à la vitamine A et D. Et ne plus s’exposer au soleil sans une bonne lotion pour éviter que les couleurs ne ternissent. La modification corporelle, quel boulot !
Scherrer pensa au visage d’Anita Scoli. Elle avait été une jolie blonde. Nez racé, yeux en amande, bouche ample et un rien boudeuse. Inoshi III lui avait montré les photos. Il avait un album consacré à Ophélie et Anita. Anita Scoli avant qu’elle n’accepte le visage moins beau d’Ophélie Reix. Cette tête de Peter Pan déjanté. Anita voulait l’argent. Elle voulait le talent d’Ophélie, ses racines bourgeoises. Cette vie dans la beauté et les valeurs de la vieille France. Elle voulait surtout Donovan. L’homme qui « fait craquer toutes les bonnes femmes ». Et puis elle avait fini par ne plus savoir ce qu’elle voulait ni qui elle était. Mais il était trop tard.
Scherrer se dit que tout le monde s’était désintéressé de cette femme. D’Ophélie à Donovan en passant par la tribu de Montreuil, sa famille de Toulouse, les flics. Scherrer se dit aussi qu’il y avait de quoi écrire une belle histoire à propos d’une femme qui voulait devenir quelqu’un d’autre pour séduire l’homme dont elle était tombée désespérément amoureuse. Il réalisa soudain que l’histoire avait été écrite et qu’elle s’appelait La Petite Sirène. Ça ne fait rien, se dit-il au bout d’un moment en jetant un œil au-dessus de Jude endormi et au-delà du hublot vers un ciel indéchiffrable où nuit et jour venaient de se rencontrer. Les histoires peuvent se raconter des milliers de fois.
Jody Foster embrassa Val Kilmer avec passion. Elle le balança sur le lit du motel minable avec violence. Kilmer lui dit qu’il en avait assez qu’elle fasse l’homme et il la souleva pour l’allonger sur le tapis. Ensuite il l’embrassa avec passion. Elle lui dit que le lit était plus confortable et il finit par l’admettre et la balança sur le lit du motel minable avec violence. Ces Américains ! se dit Scherrer en pensant à la façon dont il aurait écrit cette scène. Une montée en tension bien plus subtile. Cela dit, les dialogues n’étaient pas mauvais.
— Je suis dingue de toi, dit Kilmer à Foster.
— Tais-toi et baise, répondit Foster à Kilmer.