Chapitre 11

Assis dans le bureau du commissaire, les mains menottées dans le dos, Gérard Gropiron était flanqué de deux OPJ chargés de l’avoir à l’œil pendant l’interrogatoire. Ils avaient l’air nerveux. C’était des petits jeunes. Ou pas vraiment. Le problème, c’est que ces derniers temps Clémenti trouvait à tous les OPJ et même aux officiers nouvellement mutés à la Crime un air juvénile. Même s’ils avaient dépassé la trentaine.

On avait fait une prise de sang à Gropiron. Elle avait révélé que l’employé de la clinique Esthetica, rue de Constantinople dans le 8e, était sous l’empire de Phencyclidine ou PCP, une amphétamine puissante qui dopait force physique et agressivité. Ce qui expliquait pourquoi il avait soudain piqué sa crise et mordu Argenson au pouce quand le lieutenant avait voulu le menotter à l’arrière de la voiture banalisée. Gropiron venait de passer quelques heures de descente au dépôt et faisait face à Clémenti. Il n’était pas encore tout à fait revenu sur la planète Terre. Le bruit de la boîte de boisson énergétique pour l’effort sportif jetée par Clémenti dans la poubelle métallique lui avait tiré une drôle de grimace.

Le commissaire avait maintenant les mains croisées sur son maroquin au cuir buriné. Assis sur le bureau, Philippe Argenson fixait Gropiron en tirant sur sa cigarette, le pouce dissimulé sous une grosse poupée de gaze. Le tabac était interdit dans les bureaux mais Argenson ne pouvait pas s’en passer pendant les gardes à vue. Ça le calmait. Clémenti sentait qu’il avait une furieuse envie de défoncer la tête du prévenu.

Gropiron ne parlait pas. Il déglutissait. Toutes les trente secondes, et ça agaçait Argenson. Clémenti se demandait comment il allait le prendre, ce brun frisé serré, petit mais compact, à l’énergie d’animal fou. Les yeux pâles ne se fixaient pas longtemps. Ils erraient comme des oiseaux malades. Sa barbichette accentuait son côté faune. Clémenti avait fait récemment installer un grand miroir à dorures derrière lui pour que les « clients » puissent se regarder en face. Mais ce client-là refusait de se voir. Il voyageait dans sa tête confuse, yeux et glotte en folie. Il rappelait au commissaire ce tueur en série. Trente-six heures de garde à vue et le type niait toujours. Clémenti avait senti la difficulté qu’avait cet homme à maintenir ses émotions en place. En douceur, il avait contourné le siège où l’autre se tenait si droit, lui avait caressé l’épaule. Clémenti avait accompagné d’un doigt les mouvements de sa glotte et lui avait dit : « Ta vérité est blottie là-dessous. Je la sens bien. Elle veut sortir. Elle sortira. » Le commissaire avait répété massage et message plusieurs fois et les aveux étaient sortis de la gorge affolée. Marcellin N’Diop en était d’abord resté sans voix mais avait rebattu les oreilles de la Brigade avec l’histoire de la glotte magique pendant un mois.

Clémenti sentait qu’avec Gropiron, il allait falloir trouver autre chose. Les faits peut-être. Tout simplement les faits. Il envoya Argenson pour le galop d’essai. Un classique : le méchant flic, le flic dur mais juste. Vu leurs tempéraments respectifs, ce n’était pas une partie difficile à jouer.

— Tu sais pourquoi t’es là, mon gars ?

Coup de glotte, coup d’œil qui va, qui vient. Une tête de débile et pourtant le commissaire n’avait pas l’impression d’avoir affaire à un demeuré complet.

— Tu t’es mis dans les ennuis jusqu’au cou. Tu l’as bien compris ?

Gropiron baissa la tête et la garda penchée sur le côté. Il avait l’air plus inquiet qu’agressif maintenant. Argenson se leva, posa sa cigarette sur le rebord du bureau, alla s’accroupir à un mètre du type et lui regarda les trous de nez.

— Hé, je te parle, le technicien de surface ! Tu me réponds. C’est simple comme jeu, non ?

Les deux « uniformes » regardaient la scène d’un œil neuf. L’un d’eux gardait la main sur la crosse de son Smith et Wesson. L’autre serrait les lèvres. Ils avaient eux aussi envie de corriger le type qui avait joué à Hannibal le Cannibale avec leur collègue. Une question de génération, se disait Clémenti.

— On t’a encadré une fois déjà. Tu te souviens bien de cette affaire. On t’a fait un joli code-barres pour l’occasion. Grâce à ça, on te retrouve où on veut, quand on veut. Tu vois le truc ?

Argenson se releva d’une détente et appuya sur la nuque de Gropiron.

— Vas-y. Lorgne tes godasses un bon coup et ensuite regarde-nous, pédé !

Gérard Gropiron n’aima pas le dernier substantif. Il releva la tête et ses yeux pâles incendièrent le lieutenant qui fit mine de reculer sous l’effet d’une peur subite.

— T’es un dur, mon p’tit pédé ? Ouh ! j’ai peur, ma grande.

— Vous n’avez pas le droit de m’insulter.

— J’ai le droit de te dire que pour moi, tu n’es qu’un p’tit pédé qui a peur des femmes. C’est écrit dans ton code-barres.

Argenson jeta un œil à Clémenti qui lui fit signe de venir se rasseoir. Le commissaire ouvrit un dossier et dit :

— J’ai là une analyse d’ADN effectuée sur des hommes du quartier du fort d’Aubervilliers où vous habitiez au moment des faits. Une écuyère du théâtre équestre battue et violée. Trois mois de coma avant de pouvoir témoigner avec ce qui lui restait de mémoire. La recherche a permis d’écrouer Maurice Rimbaud. Un de vos collègues à l’époque où vous étiez dans l’équipe de nettoyage du lycée technique Le Corbusier.

— C’était lui, alors forcément c’était pas moi.

— Vous le connaissiez. Et notre prise de sang confirme que vous vous droguez. Je cite là des faits, monsieur Gropiron. Mais aujourd’hui vous n’êtes pas là pour l’écuyère.

Clémenti fouilla le deuxième tiroir de son bureau à la recherche d’un Romeo y Julieta qu’il n’avait pas l’intention d’allumer, mais le geste produisait toujours un effet théâtral intéressant. Gropiron le regarda faire. Couper le bout du cigare, le respirer en le faisant tourner, le mettre en bouche. Jouer avec son briquet, le poser sur le maroquin d’un geste sec et lever les yeux. Des yeux gris très neutres. Clémenti reprit d’une voix calme :

— Vous n’êtes là ni pour l’écuyère, ni pour les amphétamines, ni même pour agression contre les forces de l’ordre. Vous êtes là parce que vous avez peut-être passé une frontière. Et si vous l’avez bel et bien passée, sachez que nous ne vous laisserons plus faire marche arrière. Où étiez-vous la nuit du 31 mai au 1er juin ? La nuit de l’Ascension.

— J’étais parti chez mes parents.

— Vous répondez sans hésiter. Ce qui veut dire que vous y avez réfléchi et que vous savez pourquoi vous êtes ici.

— J’ai pas fait de grosses études mais je suis pas con au point de vous expliquer pourquoi vous m’avez embarqué.

— Disons que vous êtes relativement con. L’idée de mordre un flic n’est guère brillante.

— Je prends du speed pour pas dormir les nuits où je bosse et maintenant je peux plus m’en passer. Et ça me rend nerveux si on me cherche.

Clémenti le regarda un moment en silence et dit :

— Alors pour lutter contre l’insomnie vous écrivez.

— J’écris ? Ah bon.

— Des lettres, et pour faire plus gothique, vous les signez de votre sang.

— Je vois pas de quoi vous parlez.

— Du code-barres, intervint Argenson. On ne te parle que de ça depuis le début, mon gros.

Clémenti prit la lettre dans le dossier et lut :

— « Tu n’es qu’une merde qui se croit quelqu’un. Tout ça pour nous montrer tes fesses osseuses. Rhabille-toi l’artiste sinon on s’occupe de toi. » Signé : « Un admirateur. » C’est de vous, cette superbe critique d’art.

— Je vois pas qui c’est cette bonne femme.

— En tout cas, vous avez vu que c’était une femme. Sans qu’on vous le dise.

— Les fesses osseuses, l’artiste, c’est une femme. Forcément.

— Tout le monde a des fesses. Même vous.

— Quelqu’un qui aguiche en montrant ses fesses, c’est forcément une femme.

— On voit que vous n’avez pas connu l’époque Polnareff.

— C’est qui Paul Naref ?