Chapitre 2

Jeudi 1er juin 2000. Ascension

 

La lumière crue des projecteurs donnait à la peau d’Ophélie Reix une splendeur orientale. Cette blancheur des membres et des fesses faisait ressortir le tatouage couvrant tout le dos et une partie des bras. Autour de son corps sanglé sur le matelas pneumatique en forme de X, la Seine agitait des milliers de langues dorées. C’est plus fort que la fois où je l’ai filmée au hammam des hommes avec une bite et des poils postiches, les seins camouflés sous une serviette, se dit Gregory Patte depuis le quai du port de Grenelle, l’œil collé au viseur du caméscope, certain que cette nuit Ophélie réalisait sa plus belle performance. Une traversée de Paris nocturne, liquide et athlétique.

Il leva le viseur vers la lune puis recadra son amie emportée par le courant et qui tournait sur elle-même. L’effet était saisissant. Gonflé par la fonte des neiges, le fleuve la malmenait. Malgré ça, Ophélie s’accrochait. Depuis des heures. Et pour le reste de l’équipe, tout allait pour le mieux. Tommy maintenait la barque à moteur dans le bon sillage pour que Luce puisse braquer les projecteurs sur Ophélie. Patte repensa à ce qu’Ophélie lui avait dit un jour :

« Tu sais quand m’est venue ma meilleure idée, Gregory ? Le jour où j’ai décidé de me recréer une famille. »

Cette nuit plus que jamais, leur petite tribu solidaire affrontait bravement les éléments, réunie une fois encore par une émotion. Une de celles dont Ophélie avait le secret.

Son physique juvénile la faisait sortir intacte des scandales qui avaient façonné sa réputation d’artiste extrémiste. Certaines de ses vidéos expérimentales dépassaient le cercle des musées et des galeries pour passer à la télé ou trouver un écho dans la presse. Et ça l’arrangeait bien : son rêve était de toucher le grand public. Patte était prêt à parier qu’entre elle et lui, l’histoire était en train de se nouer. Et que ça serait du solide.

Elle avait déjà bien donné de sa personne. Après le hammam, on l’avait vue enterrée huit heures en forêt, par temps variable, jusqu’au cou et à la verticale au centre d’une foule de nains de jardin. Dansant comme une pro à Pigalle dans un peep-show avec de vrais clients comme figurants. Tartinée de Nutella à la FIAC pour y être léchée par une dizaine d’étudiants des Beaux-Arts. À l’hôpital, flottant dans un bassin de formol au milieu de cadavres destinés à la dissection.

Cette nuit, elle changeait courageusement de registre. Et c’était beau de la voir se coltiner à la légende de son prénom. La blanche fiancée d’Hamlet avait descendu la rivière, tombeau de ses espérances. Ophélie Reix qui ne croyait plus au couple et ne jurait que par l’affection de sa bande se laissait emporter vers la statue de la Liberté parce que son corps outil d’expression avait encore mille limites à franchir.

Elle avait tenu à démarrer des deux ponts Nelson Mandela liant Ivry à Charenton et pour lesquels personne ne s’était fatigué à trouver des noms différents. À Luce qui l’avait questionnée sur son choix, elle avait répondu : « Ça sonne mieux que pont National ou passerelle d’Ivry-Charenton, tu ne trouves pas ? Et puis, je ne connais pas d’autres ponts clonés. »

En attendant, cette performance toute simple avait la beauté des grandes œuvres. À trente-deux ans, nue sur la Seine et pas plus fière qu’à ses débuts, on pouvait dire sans se tromper qu’Ophélie Reix était au sommet de son art.

Grâce à son revêtement argenté, la croix émettait un faible halo qui nimbait le corps d’Ophélie et donnait à sa prestation un aspect irréel. Elle ne bougeait pas. Patte la savait concentrée. Elle était tout entière dans ses performances. Et c’était ce don de soi que commençait à aimer le public. Les gens comprenaient d’instinct les images d’Ophélie. Combien de performeurs s’étaient entendu traiter de connards d’intellos ? Des tonnes. Ophélie Reix jamais. Tout un chacun l’entendait distinctement quand elle disait sans parler : « Ce monde est à investir parce que nous pouvons encore nous y déployer si nous le voulons bien. Frères humains, ceux qui nous mondialisent et paradoxalement nous restreignent ne nous prendront pas notre espace mental si nous savons le cultiver. »

Patte imaginait déjà le montage. Dans l’après-midi, il avait filmé les buildings hétéroclites entourant l’hôtel Nikko, les graffiti qui couvraient le tunnel du RER à ciel ouvert, le réseau d’escaliers qui menait à l’allée des Cygnes, cette tranche de béton en milieu de Seine par laquelle on s’approchait de la statue de la Liberté à la toucher et la barge pleine de gravats amarrée quai de Javel, au-delà de la laideur métallique du pont de Grenelle. Ophélie voulait clore la vidéo de sa performance sur des images de ce front de Seine qui était « le quartier de Paris ressemblant le plus à Tokyo ». Elle aimait sans réserve le Japon et sa culture. Et ce pays le lui rendait bien puisqu’il avait été l’un des premiers à reconnaître la puissance évocatrice de ses performances.

La voûte du pont de Grenelle semblait trembler légèrement. D’ici quelques secondes, Ophélie allait la franchir. Elle quittait la zone des gros bateaux de croisières fluviales bien éclairée par une batterie de lampadaires pour s’enfoncer sous l’obscurité du pont. Frontière sombre avant le retour de la lumière grâce aux projecteurs braqués sur la statue de la Liberté.

Patte se sentait vidé et heureux. Il avait sillonné les rives de la Seine sur sa Vespa pour filmer la performance par étapes. Les finances d’Ophélie étaient sur la pente ascendante ces derniers temps, elle aurait pu s’offrir plusieurs cameramen et techniciens. Jalouse de son indépendance, elle préférait se restreindre à sa « famille choisie » et, bien que fourbu, Patte lui était infiniment reconnaissant de cette confiance.

Ophélie allait passer le pont. Quelques mètres. Quelques secondes.

Une explosion. Et encore. Encore. Traces de feu dans le viseur. Patte se surprit à zoomer sur Ophélie, tête qui se relève. Qui retombe. On tire sur elle, réalisa-t-il, tétanisé. Coup de caméra à gauche vers une ombre en mouvement. Quelqu’un qui court.

Un cri de Tommy. Gregory Patte tourna la caméra vers ce cri et fit ce qu’il ne se serait pas cru capable de faire. Tandis que Luce se jetait à l’eau pour tenter de porter secours, Patte continua de filmer la scène qui ne devait plus jamais quitter sa mémoire. Celle de la mort en direct de sa meilleure amie.