Chapitre 21

Gregory Patte observait le visage d’Ophélie Reix tendu vers l’œil de la caméra de surveillance, la bouche figée en cercle sur le O de son prénom.

— Je suis effondré, dit-il à Clémenti.

Ils étaient tous deux assis autour de la table en Formica d’une vaste cuisine meublée de bric et de broc. Avec ces meubles 1960 aux couleurs criardes, ce mur audiovisuel couvert de peluche mauve supportant une télé à écran géant, on était loin de l’ambiance de la rue de Bellechasse.

— Je ne saisis pas ce qu’elle foutait chez ce type, reprit Patte.

— Elle ne vous avait pas parlé de Xavier Bellache ?

— Jamais !

— Pourtant, elle le connaissait depuis l’enfance.

— Elle n’aurait pas fait de mal à qui que ce soit, dit-il en appuyant sur play : (« … phélie », articula-t-elle avant que Bellache ne déclenche l’ouverture de la porte).

— D’où venait-elle quand elle vous a rejoint à Ivry ?

— De Montreuil, je pense. Tommy, Luce et moi étions partis en éclaireurs pour déballer le matériel, installer l’éclairage sur le canot.

— Comment est-elle venue ?

— En voiture.

— Laquelle ?

— Celle de la tribu, répondit Patte en appuyant sur rewind. On avait loué un camion pour le matériel.

— Vous avez vu la voiture ?

— Bien sûr ! Elle l’avait garée sur le quai.

— Que portait-elle ?

— Un jean, un T-shirt noir. Celui que j’aimais bien avec cette phrase en toutes petites lettres blanches : « Le Beau est toujours bizarre. »

— Ce n’est pas celui qu’elle porte sur la vidéo de surveillance, dit Clémenti. Comment expliquez-vous ça ?

— Pas mieux que le reste. Elle a pu se changer dans la voiture ou repasser par Montreuil avant de venir ici. Mais franchement, je ne la vois pas abattre ce pauvre type, aller se changer comme si de rien n’était, et nous offrir à Ivry ce visage radieux qu’elle n’avait que lorsqu’elle s’enthousiasmait pour un projet.

Gregory Patte appuya une nouvelle fois sur play et ajouta :

— Là, en plus, elle a l’air de se foutre de nos gueules à tous. Ça n’a pas de sens.

— Même si le beau est toujours bizarre ?

— Clémenti, faites-moi une faveur. Arrêtez avec votre obsession du victim-art.

— Il vous arrivait de parler du travail de son père et de son ex-mari avec elle ?

— Non. Leur commerce ne l’intéressait pas.

— Votre ton suggère qu’elle le méprisait.

— Il lui arrivait de parler des marchands d’art, des faussaires et des escrocs. En général.

— Elle considérait son père et son ex-mari comme des escrocs ?

— Elle n’a jamais dit ça. Et moi non plus.

Patte dit qu’il ne supportait plus de regarder ça et éteignit le téléviseur. Il demanda :

— Vous croyez que Bellache était un receleur ?

— C’est possible. Vous n’avez vraiment rien de plus précis sur les marchands, les faussaires et les escrocs en général ?

— Non.

Clémenti réfléchit un instant et dit :

— Elle n’a jamais souhaité travailler sur le thème de l’escroquerie en art ?

— Maintenant que vous le dites…

Il se tut, ses mains jouaient nerveusement avec la télécommande. Clémenti attendit, se demandant pourquoi Patte d’habitude si prolixe avait décidé de se faire interroger aux forceps aujourd’hui. Il se frotta la racine du nez et se dit : J’ai comme un petit coup de fatigue. Une boîte de boisson énergétique pour l’effort sportif serait la bienvenue. Il y en avait peut-être dans le réfrigérateur tribal.

Patte se détendit. Lui vint un sourire. Celui de la nostalgie des bons moments avec Ophélie. Il dit :

— On n’avait jamais évoqué de projet précis mais je m’attendais à ce qu’elle me dise un jour ou l’autre qu’on allait s’attaquer au thème du faux en art ou à celui du trafic.

— Elle vous avait parlé du stradivarius volé ?

— Non.

— Son père dans la partie, elle-même violoniste, elle aurait pu…

— Vous n’y êtes pas du tout ! Le faux, le vol, elle s’en fichait. Ce qui l’intéressait, c’était le problème de la sincérité de l’artiste.

— La sincérité de l’artiste.

— Bien sûr. Attendez ! Je viens de me souvenir d’un numéro d’Art Press qui traîne encore dans sa chambre.

Clémenti en profita pour détailler ce qui remplaçait le lustre : un mobile réalisé en boîtes de sardines. Bizarrement beau. Et sûrement sincère. Patte revint avec le magazine, le feuilleta et montra une phrase surlignée en jaune fluo.

— C’est une déclaration de l’artiste américain Jeff Koons, le roi de la provocation. Il avait même épousé la Cicciolina. Ses œuvres se vendent à des prix obscènes.

Clémenti lut à haute voix :

— La contradiction est un outil puissant. On ne peut pas libérer tout le monde. Ma personnalité est profondément contradictoire. En partie, je suis un escroc. Mais je possède aussi une intégrité qui apparaît dans mon œuvre.

— Ophélie n’était pas une théoricienne de l’art, ajouta Patte. Elle travaillait sur l’émotion. Si elle a surligné ce passage, c’est parce que le problème de la sincérité et de l’intégrité était au centre de son œuvre. Mais je ne la vois pas pousser le bouchon jusqu’à flinguer un receleur.

— Il n’y a personne d’autre qu’Ophélie sur la vidéo de Secury pendant le temps estimé par le légiste.

— Qu’est-ce que vous voulez que je vous dise !

— Appelez-moi si un détail vous revenait.

— Bien sûr que je vous appellerai si un détail me revient. Vous avez de ces formules toutes faites, quelquefois !

— Est-ce que vous m’autorisez à vous emprunter votre cuisine encore un peu ?

— Il y a du saucisson, du guacamole et du pâté de canard au poivre vert dans le frigo, et du pain emballé dans un torchon.

— Je n’ai pas faim, merci, mais j’aimerais réfléchir tranquillement devant cette vidéo de surveillance, répondit Clémenti en actionnant la télécommande. Vous avez peut-être une boisson pour l’effort sportif ?

— Chez nous, personne ne fait de sport.

 

Patte était parti se recoucher et Clémenti regardait à son tour une image fixe. Celle d’une Ophélie Reix évoquant un triangle isocèle avec un étui à violon dans chaque main. Il remit la vidéo au point de départ. Ophélie entre, passe le porche. Ophélie sonne à l’interphone, regarde la caméra. Le compteur de la vidéo de surveillance tourne : dix-huit heures cinquante-cinq quand Bellache ouvre à Ophélie ; vingt heures quatorze lorsque Ophélie ressort avec ses étuis. Ce mercredi soir 31 mai, il fallait quarante à cinquante minutes pour rallier Ivry-sur-Seine en voiture. De quoi arriver à l’heure au rendez-vous fixé à vingt et une heures trente sous les ponts Nelson Mandela. Et peut-être celui de faire un détour par Montreuil pour se changer.

La sonnerie de son mobile interrompit Clémenti.

— Je sors de chez Secury, patron. Les dictons sénégalais ont du bon.

— Je me tue à vous le dire. Quoi de neuf ?

— Un con. Vingt-trois ans. Il a à peine servi.

— Bastien, le neveu de Donatien ?

— Exact. Il vient de terminer une formation chez Dansa Vision.

— Dansa Vision ?

— Cette boîte fournit en équipements de surveillance électronique une cohorte de supermarchés et de sociétés. Dont Secury. Dieudonné Miller laisse à son neveu les problèmes de réglage du système. Eh bien le môme s’est planté sur un détail.

— Lequel ?

— L’heure d’été.

— L’heure d’été !

— L’ordinateur lui a demandé l’avant-dernier week-end de mars s’il acceptait le changement d’heure d’été. Au lieu d’entériner la proposition de la machine, Bastien a voulu peaufiner. Il a appelé l’horloge parlante pour vérifier qu’il était bien dix heures comme le proposait l’ordinateur. Mais pour l’horloge, il était 9 h 59. Alors Bastien a entré l’heure lui-même dans l’ordinateur et s’est planté. Il a tapé 8 h 59.

— Au lieu de 9 h 59.

— Parce que entre un 9 et un 8…

— Il a avancé l’horloge de la vidéo de surveillance d’une heure.

— Tout juste.

— J’ai du mal à croire que ni Dieudonné ni son neveu n’ont vérifié l’heure par la suite ! dit Clémenti en consultant son agenda. L’avant-dernier week-end de mars tombe le 19. Du 19 mars au 31 mai, il s’est quand même passé du temps.

— L’écran de surveillance est fractionné en autant de lieux à surveiller. C’est-à-dire une vingtaine d’immeubles pour Secury. L’heure s’inscrit en petits chiffres jaunes sur les images.

— Je sais ça par cœur. Ophélie est filmée sortant du 45, rue de Rome à vingt heures, quatorze minutes et neuf secondes.

— On ne prête attention à ces chiffres qu’en cas de problème. Or avant l’affaire Bellache, c’était le calme plat du côté des immeubles surveillés par Secury.

— J’ai toujours beaucoup de mal à croire que personne n’a rien remarqué.

— Et vous avez raison, patron. Le môme a balisé un bon moment. Il s’était rendu compte de son erreur après la découverte du corps de Bellache puisqu’en regardant les bandes comme un fou, il a fini par remarquer que le type de la société de nettoyage était drôlement en avance pour sortir les poubelles. Six heures du matin, c’est de l’excès de zèle !

— Et il n’a rien dit à Dieudonné Miller.

— Dommage pour lui parce que ça a chauffé. On l’a cuisiné en tandem et il a fini par se lâcher. Ensuite, Dieudonné lui a retourné une baffe et lui a dit qu’il était le même con que son père. Le mari de la sœur de Dieudonné.

— Bon, on s’en fout de la sœur de Dieudonné. Vous me convoquez Bastien et son oncle pour le procès-verbal.

— C’est déjà fait, patron.

— Il va nous falloir réfléchir férocement, maintenant, N’Diop.

— Je m’en doute bien, patron.

— Parce que personne ne peut être au même moment dans deux endroits différents. À part dans les vieilles légendes sénégalaises, peut-être ?

— Vous savez, patron, de nos jours, même les gamins ont cessé d’y croire.

Clémenti décida d’aller réveiller Patte une nouvelle fois et de lui demander ce qu’il pensait de ça : Ophélie Reix, en plus de ses nombreux talents, avait le don d’ubiquité. Elle est filmée sortant de chez Bellache après l’avoir abattu. Autrement dit à vingt et une heures quatorze, elle est encore rue de Rome dans le 17e arrondissement. À vingt et une heures trente, elle retrouve sa tribu à Ivry-sur-Seine, gare sa voiture sur le quai bordant les ponts Nelson Mandela. Le trajet lui a pris seize minutes en tout et pour tout.

Impossible. Sauf en hélicoptère.

Malgré le manque de sommeil, le visage de Patte s’éclaira avec une sincérité qui ne s’inventait pas. Il prit même Clémenti dans ses bras pour une accolade lui laissant voir de très près la phrase tatouée sur son crâne qui avait besoin d’être rasé et piquait un peu. Et si ça signifiait « Buvez Coca-Cola » en sanskrit ? se dit le commissaire avec un sourire intérieur.