Chapitre 9

Éric Corona était venu en personne chercher Serge Clémenti à son arrivée à l’aéroport de Toulouse-Blagnac. Puis le commandant des compagnies d’intervention l’avait emmené à Girestons. Les deux hommes avaient emprunté à pied le chemin de la Plage, la seule issue pour rejoindre le terrain vague où s’entassaient à perte de vue des carcasses de voitures.

— Il y en a plus d’un millier qui échouent ici chaque année. Le plus drôle de l’histoire, c’est que les gitans appellent régulièrement la fourrière pour qu’elle vienne dégager.

— Vous m’avez dit que Scoli était ferrailleur.

— Exact. Girestons, c’était son fonds de commerce au père Scoli. Comme un charognard, il venait se fournir au cimetière de voitures. Leur maison est à deux minutes par la route.

Ils reprirent la voiture et Clémenti expliqua qu’Ophélie Reix et Anita Scoli s’étaient connues à l’hôpital de La Grave.

— Pas étonnant, dit Corona. C’est le centre des toxicos. Anita y a fait plusieurs séjours. C’est la seule qui touchait à l’héroïne dans la famille. La mère et les trois frères carburent plutôt à la bière. Vous verrez, ils sont gratinés.

La maison était un corps de ferme délabré. Dans le jardin en friche traînaient une camionnette tube Citroën rouillée et quelques autres carcasses mécaniques et électroménagères. Un angelot en plâtre jouait de la flûte sur une fontaine branlante envahie par la mousse. Les Scoli étaient assis à côté d’un meuble de barbecue et une odeur de viande grillée flottait dans l’air. Un téléviseur installé sur une table de jardin marchait à plein volume. La mère et ses deux fils étaient trois montagnes de chair hypnotisées par le programme. Le plus jeune jeta un regard rapide vers Corona et Clémenti qui attendaient derrière la grille défoncée mais ne réagit pas. Les deux officiers patientèrent assez longtemps pour se rendre compte qu’il s’agissait d’un épisode de La Petite Maison dans la prairie.

— Police, madame Scoli, dit Corona. Pouvons-nous entrer ?

Elle ne bougea pas. En revanche le jeune se leva, une bouteille de bière vide en main, les regarda encore d’un œil morne et rentra dans la maison en prenant ses précautions pour marcher droit.

Corona passa par la grille entrouverte et avança vers le duo.

— Qu’est-ce que vous voulez ? demanda la mère sans quitter l’écran des yeux.

Le chant de l’accent sudiste tué par la voix coup de trique. Idem pour toute cette chair molle contredite par le visage dur.

— Savoir si vous avez des nouvelles d’Anita.

— Je la connais plus celle-là.

— Quand l’avez-vous vue pour la dernière fois ?

— J’en sais rien et je m’en fous.

Corona se tourna vers Clémenti l’air de dire : « Qu’est-ce qu’on fait ? » Le commissaire alla se placer devant l’écran.

— Hé ! Barre-toi de devant ma télé, toi !

— Que reprochez-vous à votre fille ? demanda Clémenti en éteignant le téléviseur.

— Rallume !

— Regarde-moi bien !

— Pour quoi faire, hé con ?

— Je suis commissaire à la Crime.

— J’en ai quoi à branler ?

— Dans ta télé, il y a plein de types comme moi. Mais ils sont faux. Regarde-moi bien. Je suis vrai. Et en plus j’ai la tête de Steve McQueen.

La mère Scoli se tapa sur les cuisses en s’esclaffant.

— Toi, t’es un marrant, au moins. Hein, c’est un marrant ? dit-elle à son fils qui haussa les épaules.

Le jeune revint avec des bouteilles qu’il posa sur la table. Il saisit des steaks et des saucisses avec une pique et les mit sur une assiette. Il poussa distraitement une bouteille vers la mère, trempa une saucisse dans le pot à moutarde et la grignota en fixant le téléviseur comme s’il fonctionnait. La mère fit sauter le capuchon de porcelaine, porta le goulot à ses lèvres et dit :

— Je bois à ta santé, Steve McQueen. (Elle rota, lui tendit la bouteille, demanda : ) T’en veux un coup, mon poulet ?

Clémenti la prit sans hésiter et but une bonne gorgée avant de la lui rendre.

— Hé, t’as une sacrée descente, mon beau salaud !

— Rallume ! merde ! cria le fils aîné.

— Anita ? demanda Clémenti.

— Je l’ai foutue dehors, répondit la mère. C’était une droguée.

— Elle a fugué plusieurs fois. Elle est revenue récemment ?

— Ça fait des années qu’elle est barrée, mon poulet ! Je l’ai jetée pour de bon. J’me souviens même plus quand c’était. Cinq ans. Dix ans. Le temps passe tellement vite quand on se marre.

— Télé ! brailla l’aîné.

— Et toi, le téléspectateur, tu as des nouvelles de ta sœur ? continua Clémenti.

— Ma sœur ? Non.

Le plus jeune fixait toujours l’écran gris, Clémenti lui demanda :

— Et toi, tu as des nouvelles d’Anita ? Tu sais où elle se trouve ? Regarde-moi, fils. Je te parle.

— Faut le laisser, dit la mère. C’est mon simplet.

— Anita, elle faisait toujours sa maligne, dit le simplet.

— Qu’est-ce que tu veux dire ? demanda Clémenti.

— Ma sœur, elle voulait toujours faire sa maligne.

— Je veux la télé, dit le fils aîné en glissant un steak entre deux tranches de pain tartinées de moutarde.

Clémenti ralluma le téléviseur et rejoignit Corona qui attendait en fumant une cigarette. Il lui tendit son paquet. Clémenti se servit et dit :

— Gratinés.

— Je vous avais prévenu. En plus, ils disent sûrement la vérité. Quel intérêt aurait Anita à revenir ici ? Elle est la seule qui s’en soit sortie finalement.

Ils fumèrent en silence. Corona répondit à deux appels radio. Clémenti s’adossa contre la voiture de fonction et observa les Scoli, immobiles si ce n’était quelques mouvements de bras pour mettre bouteilles et boustifaille sur orbite. Des années-lumière séparaient leur vie de celle qu’Anita avait menée avec Ophélie Reix et la tribu de Montreuil. De vertigineuses années-lumière. Clémenti laissa ses pensées flotter. La chaleur grimpait, l’odeur des champs montait en puissance, stimulée par une brise légère gâchée par les effluves de viande grillée. Il y avait même le chant d’un grillon en soliste sur ceux de mille oiseaux. Le tout superposé aux dialogues de La Petite Maison dans la prairie.

— On y va, commissaire ?

— Encore un peu, si vous le permettez, Corona.

Clémenti écrasa sa cigarette du talon. Il essaya d’imaginer Anita Scoli, pachydermique devant la télé entre ses gros frères et ses gros parents. Les demeurés, le ferrailleur alcoolo, la mégère imbibée. Tranche de vie grillée sur barbecue. Christian Donovan avait parlé de l’enfance sinistre d’Anita Scoli, l’avait qualifiée de parasite avant d’ajouter : « J’ai couché avec elle. Je n’aurais pas dû. » Gregory Patte trouvait la jeune femme vulgaire. Et le lieutenant N’Diop avait bien résumé la situation : « Personne ne sait où elle est et tout le monde s’en fout. Sauf nous. » On aurait pu ajouter : et jadis Ophélie Reix. Ophélie qui selon Donovan avait pris Anita « sous son aile ». Son aile duveteuse d’ange ; angélique Ophélie qui sauvait une droguée en perdition. À voir.

La détonation éclata, suivie de deux autres. Ça venait de l’arrière de la maison.

— Fusil à pompe ! dit Corona en sortant de la voiture.

— Vous avez l’oreille musicale, dit Clémenti.

— C’est plus une question de probabilités. On a pas mal d’adeptes de ce genre d’instruments dans le coin.

Le gars tirait depuis le premier étage, vers l’étendue frissonnante des champs. Il y avait une cabane à outils défoncée, une moto guère plus reluisante et au loin un château d’eau. Il tirait donc dans le vide, on voyait le canon sortir de l’embrasure de la fenêtre et ses gros bras et son ventre.

— C’est Joël. Y fait rien de mal, dit la mère qui arrivait en soufflant comme un phoque. C’est rien, j’vous dis.

— Il a un port d’arme, votre fils aîné, madame Scoli ? demanda Corona.

— Un port d’arme ! Y tire depuis qu’il est haut comme ça, dit-elle en montrant le milieu de son ventre. Et c’est la première fois qu’y fait un carton depuis des années. J’croyais qu’on l’avait paumé ce fusil !

 

On avait embarqué Joël Scoli et son trois coups au commissariat. Éric Corona comptait bien l’inculper pour port d’arme illégal. Depuis fin 1998, tous les fusils à pompe, trois coups ou cinq, étaient soumis à autorisation préfectorale. Clémenti obtint de Corona de faire envoyer l’arme au labo de Paris. Il y avait une vague chance pour que le fusil « paumé » puis retrouvé de Joël Scoli soit celui qui avait servi à abattre Ophélie Reix.

Clémenti assista à l’interrogatoire. De temps à autre, il jetait un coup d’œil à la photo d’Anita Scoli placardée dans le bureau de Corona, prise lors de sa dernière arrestation, neuf ans auparavant. Il lui faudrait demander un tirage à Corona. Une jolie blonde au regard brun. Des traits fins si ce n’était la bouche, charnue, lèvres un rien entrouvertes comme si la jeune fille s’apprêtait à répliquer vertement face au vol de son image par le photographe. La couleur des cheveux et les yeux en amande : c’était la seule ressemblance avec l’aîné boursouflé des Scoli. Ce dernier déclara qu’il avait retrouvé son vieux fusil dans le bric-à-brac du père et qu’il avait eu envie de tirer comme quand il était gamin. La nuit du meurtre, il était chez lui avec la famille. D’ailleurs, il ne quittait jamais la région de Toulouse. Corona dit à Clémenti que le gars n’était pas assez intelligent pour s’inventer un alibi sur le pouce. Le commissaire approuva.

Clémenti songea à rester à Toulouse pour le week-end puisque Louise n’était pas disponible mais un appel de Marcellin N’Diop le samedi matin à six heures l’en dissuada. Le labo avait transmis les résultats du test ADN et il y avait un gars à aller cueillir. Le garçon de salle d’une clinique parisienne de chirurgie esthétique. Un drôle de nom : Gérard Gropiron. On n’en sort pas de ces histoires de modification corporelle, se dit Clémenti en s’extirpant de son lit.