Chapitre 5

D’où les New-Yorkais tirent-ils leur légendaire arrogance ? Des temps d’avant sans doute, de cette période à la fois proche et lointaine où New York, porte de l’Amérique toute puissante, trônait sur le monde.

Léo Dantzig, journaliste au Matin des Parisiens

Cité Unifiée de NyLoPa

Une grande partie de la ville de New York, la mythique New York, fut engloutie par le tsunami de 2056. En sortant de la gare souterraine du tube, on distinguait d’abord les sommets des tours à demi immergées. Les autorités de la ville les avaient consolidées en les enserrant dans d’énormes gangues de béton. Reliées les unes aux autres par des filins et des passerelles, parfois penchées, elles semblaient flotter sur les eaux verdâtres qui avaient recouvert un grand nombre de rues de Manhattan. New York y avait gagné un surnom : la Venise américaine, et pas mal d’ennuis. L’eau, sapant les fondations de la ville, continuait en effet de monter et de progresser vers l’intérieur des terres. Comme les filtres de sécurité interdisaient aux New-Yorkais d’élargir leur espace, la promiscuité engendrait une grande tension dans la population, la plus dense de NyLoPa. La proportion des plombeurs y était nettement plus importante qu’à Paris et Londres, et la police, pourtant efficace, peinait à contenir les vagues de violence qui déferlaient régulièrement sur la ville.

Je fus pris un jour dans l’une de ces lames surgissant de nulle part et balayant les rues et les places avec la violence terrifiante d’un tsunami. Je n’avais dû mon salut qu’à la bouche d’égout par miracle ouverte dans laquelle je m’étais jeté.

 

Théodore et Ganesh remontaient l’avenue bordée d’un canal trop étroit pour contenir l’eau verte et sale qui léchait les gangues de béton. Les passerelles jetées entre les immeubles tissaient une gigantesque toile d’araignée où les passants ressemblaient à des insectes piégés. Des embarcations de toutes sortes glissaient silencieusement entre les vestiges des ponts. Des pompes aspiraient inlassablement l’eau pour les rejeter, à l’extrémité de Manhattan, derrière la digue géante sur laquelle se fracassaient les vagues de l’océan. Les différents filtres teintaient le ciel d’une couleur oscillant entre l’ambre, le safran et l’orangé.

Filtres plus anciens que ceux de Paris et de Londres, installés en 2098.

« C’est bien ce que je pensais, marmonna Théodore sans desserrer les lèvres. Les fouineurs de New York passent pour être les plus performants de NyLoPa, mais ils n’en savent pas plus que nous sur les Ombres.

— Ils n’avaient pas l’air très contents de nous montrer leurs archives, ajouta Ganesh. Il n’y avait pourtant pas grand-chose dedans. »

Ils avaient passé plusieurs heures dans l’un des bureaux des fouineurs new-yorkais de la 5e avenue, avaient même été reçus par le responsable de Manhattan, mais n’avaient trouvé aucun élément nouveau dans les réponses polies et patientes — hypocrites, selon Théodore — des grubs, comme on les appelait ici. Leurs matrices pataugeaient autant que celles des autres cités de NyLoPa.

« Ils détestent avouer leurs faiblesses, comme nous d’ailleurs, reprit Théodore. On va manger un morceau ? Je crève de faim.

— On ne devait pas rejoindre le maire ?

— Il attendra. Lui ne se gêne pas pour nous faire poireauter. Elle a duré presque dix heures, leur putain de réunion. Tout ça pour quoi ? De vagues promesses de renforcement de la coopération entre les trois villes. »

Ils s’arrêtèrent et s’accoudèrent au garde-corps d’une passerelle pour contempler quelques instants le spectacle de débardeurs déchargeant les marchandises d’une barge sur un balcon transformé en quai. Certains immeubles penchés semblaient attendre le coup de grâce pour s’écrouler définitivement. Ils étaient habités, pourtant, et Ganesh se demandait comment leurs occupants aménageaient leurs intérieurs avec des cloisons, des plafonds et des sols obliques. Les jurons des débardeurs éclataient comme des détonations entre les façades.

« Je n’ai pas bien saisi les enjeux du conseil, dit Ganesh. Dans le tube, le maire nous avait parlé de l’équilibre des forces.

— Les New-Yorkais étant les plus nombreux, ils estiment qu’ils devraient avoir davantage de poids dans les décisions concernant NyLoPa. » Théodore retira son chapeau et secoua ses cheveux roux. « Ce que craint le maire de Paris, c’est qu’ils nous prennent de vitesse sur le problème des Ombres et qu’ils tirent profit de leur succès pour prendre le contrôle total de la C.U. Voilà pourquoi nos chers collègues de New York sont si peu coopératifs. À mon avis, ils refusent de nous donner accès à toutes leurs données, ils se foutent de notre gueule, ils nous cachent des trucs, quoi. Ça te dit, une bonne vieille pizza ?

— J’aurais préféré un curry. Mais, s’il n’y a rien d’autre…

— Je parie que tu as aussi un autel chez toi et que tu vénères des Dieux. » Théo lança un regard soupçonneux à Ganesh. « D’ailleurs, ton nom, c’est pas celui d’une divinité hindoue ? »

Ils franchirent la passerelle et s’engagèrent dans une rue pavée bordée d’arbres et de restaurants.

« Ta culture m’étonne, Théo, ironisa Ganesh. Je porte le nom du dieu éléphant. Il n’y a pas d’autel chez moi. Je me contente de faire de temps à autre une méditation, de me vider la tête. »

Théo s’immobilisa devant la carte suspendue d’un restaurant sobrement appelé Venezia. De nombreux clients se pressaient dans la première salle et sur la terrasse.

« Et tu y arrives ? À te vider la tête ? Même avec la biopuce ? Ce restau m’a l’air sympa. On y va ? »

 

« Y a longtemps que j’en avais pas mangé une comme ça, dit Théo en repoussant son assiette. Elles ne sont pas aussi… onctueuses à Paris.

— Grasses, tu veux dire ? » corrigea Ganesh.

10 grammes de lipides, 22 grammes de glucides, 200 calories pour 100 grammes.

Théo émit un petit bruit qui hésitait entre le rire et l’éructation.

« Il reste de menues différences culturelles à NyLoPa. On continue de manger plus gras à New York. D’ailleurs, il y a deux fois plus de corrections génétiques d’obésité ici que dans les deux autres villes. À Londres, ce sont les dépressions qui dominent. À Paris, l’obsession du rajeunissement.

— C’est vrai que vous autres, les Parisiens, vous avez toujours été obsédés par votre silhouette », intervint une voix teintée d’un fort accent new-yorkais.

Théo se retourna vers l’homme qui les avait apostrophé, un grand gaillard assis à la table voisine, cheveux en pétard et épaules carrées, vêtu d’un costume à carreaux que seul un anglo-saxon pouvait avoir l’idée de porter.

« Peut-être, répliqua le fouineur. Mais nous, au moins, on ne fourre pas notre nez dans les conversations des autres. »

L’homme but une gorgée de café, reposa sa tasse sur la soucoupe et se pencha vers les deux fouineurs avant de répondre, à voix basse :

« Désolé. Je ne voulais surtout pas être grossier. Je dois vous parler et cet endroit me semble parfait. Je m’appelle Tom. Tom O’Brien.

— Enchanté, Tom O’Brien, moi c’est…

— Théodore Bernier, je sais, et vous, vous êtes Ganesh Parvati. »

Les traits de Théo se tendirent. Ganesh s’étonna que son équipier ne parvienne pas à mieux masquer sa stupeur malgré son expérience de fouineur. Les autres clients ne semblaient pas s’intéresser à la conversation.

« Vous m’avez l’air bien renseigné, souffla Théo. Vous n’êtes pas un citadin lambda, n’est-ce pas ? »

Tom O’Brien se leva. Immense. Plus de deux mètres sans doute.

2 mètres 12.

« Vous permettez que je m’assoie à votre table ?

— Avons-nous vraiment le choix ? maugréa Théo.

— Vous savez bien que la liberté est l’un des premiers amendements de NyLoPa. »

Tom O’Brien ponctua sa déclaration d’un large sourire dévoilant des dents d’une blancheur surnaturelle et se ménagea une petite place entre les deux fouineurs.

« Disons que nos merveilleux principes ont subi pas mal d’entorses depuis la fondation de la C.U., grinça Théo. Je parierais que vous nous suivez depuis un bon bout de temps et que vous n’avez rien perdu de nos conversations. »

Tom O’Brien s’inclina pour rendre hommage à la perspicacité de son interlocuteur.

« Tout juste. Nos biopuces nous permettent de voir dans la nuit et d’entendre à distance. Mais je n’ai nullement l’intention de vous piéger. Je cherche seulement à entrer en contact avec vous à l’abri des regards et des oreilles indiscrètes.

O’Brien balaya les environs d’un regard panoramique.

« Je viens vous parler des… comment les appelez-vous, déjà ? Shadows… ah oui, les Ombres.

— On sort justement des bureaux des grubs.

— Comment dites-vous chez vous ? Les fou… foui…

— Fouineurs.

— Fouineurs, yes. Ça vient d’un petit animal qui fourre son museau partout, n’est-ce pas ? Chez nous, c’est nettement moins glamour : grub veut dire à la fois fouiller et larve. Savez-vous comment nous surnomment les New-Yorkais ? Les trash grubs, les larves d’ordures. »

Théodore lança un regard en coin à Ganesh. Le serveur débarrassa la table et leur demanda s’ils désiraient un café. Ganesh commanda un thé au lait et Théo un expresso bien serré.

« Larves ou pas, vos collègues ne nous ont pas semblé très accueillants ce matin, reprit Théo.

— Ils obéissent aux ordres », affirma O’Brien. Ganesh entrevit la crosse jaune de son taz dans l’entrebâillement de sa veste. « La municipalité de New York a l’intention de jouer solo dans cette affaire. Elle considère Londres et Paris comme des… quel est le terme déjà ?… boulets. Elle a décidé de prendre le leadership de NyLoPa et, si elle rencontre une trop forte résistance, de faire sécession. Ce sera la fin des Cités Unifiées, le retour à un ordre archaïque basé sur les rapports de force. »

Théodore signifia son incompréhension en écartant les bras.

« Dans quel but ? Le système des C.U. nous a permis de passer la période délicate qui a suivi l’hiver nucléaire, et, même si elles ne sont pas destinées à durer éternellement, je crois qu’il est encore bien trop tôt pour les démanteler.

— Vos conclusions rejoignent les nôtres : la fin des Cités Unifiées marquerait le coup d’envoi d’une nouvelle ère de chaos incontrôlable et très délicate.

— Les grubs ne sont donc pas d’accord avec la municipalité ? »

Ganesh remarqua que leur interlocuteur gardait une main en paravent devant sa bouche, comme s’il craignait d’être épié par des spécialistes de la lecture sur les lèvres.

« Une partie des grubs. Une toute petite minorité, pour être tout à fait exact. Qui pense que le problème posé par les Ombres dépasse de loin les querelles et les rivalités habituelles. Nous sommes même persuadés que les premières attaques des Ombres ne sont que des prémices, des essais qui préludent à une extermination sur une plus grande échelle.

— Qui serait assez puissant ou technologiquement avancé pour commettre de tels massacres sans laisser une seule trace ?

— La technologie, vous l’avez dit : c’est de ce côté-là qu’il faut chercher. Nous n’avons pas affaire à des criminels ordinaires.

— On n’a même pas la plus petite revendication à se mettre sous la dent. Pas de demande de rançon. Pas de motif. Rien. »

Tom O’Brien marqua un temps de silence. Ganesh se demanda s’il n’était pas relié à d’autres biopuces, s’il ne formait pas une mêlée avec quelques-uns de ses confrères.

Probabilités : 56 %.

« Il y a nécessairement un motif.

— Vous avez une idée ? intervint Ganesh.

— Une petite, qui demande confirmation.

— Vous ne pouvez pas nous en dire plus ?

— J’attends de savoir si la piste est sérieuse avant de vous en parler. Pour l’instant, nous souhaitons seulement établir un premier contact avec certains confrères de Londres et de Paris. Nous souhaitons avoir votre accord de principe pour mettre en commun nos données, et travailler ensemble, en dehors… en dépit, devrais-je dire, de nos dirigeants.

— Pourquoi refusez-vous de nous révéler votre petite idée ? grogna Théo. Ce serait pourtant une belle preuve de confiance, une excellente façon d’entamer notre collaboration.

— Vous avez raison, mais il vaut mieux pour l’instant garder certaines informations secrètes. Je ne vous connais pas après tout. Même si j’ai pris quelques renseignements sur vous. Je sais que vous, Théodore, vous ne portez pas la hiérarchie dans votre cœur. Et que vous, Ganesh, vous êtes également quelqu’un d’indépendant, nous avons étudié votre profil psychologique. Notre groupe ne fait confiance à personne et a besoin de têtes de pont fiables à Londres et à Paris. Nous pensons que vous pouvez être nos intermédiaires avec les fou… foui… damn it… fouineurs de Paris. »

Théodore attendit, les mâchoires crispées, que le serveur dépose les tasses devant eux et s’éloigne en direction d’une autre table.

« Pas très sympa de mener des enquêtes sur les collègues, Tom.

— La situation est urgente. Nous n’avons plus le temps de ménager les susceptibilités. Si nous n’agissons pas, entre nous je veux dire, en dehors de la hiérarchie, alors je ne donne pas cher de nos peaux. Pas cher de NyLoPa.

— Qu’est-ce que vous attendez de nous ?

— La même chose que vous pouvez attendre de nous : la mise en commun de nos données, toutes sans exception. Des échanges, d’éventuelles collaborations sur le terrain, évidemment officieuses. Et cela jusqu’à ce que nous ayons réussi à arrêter ces putains d’Ombres. »

Théo trempa ses lèvres dans sa tasse ; l’amertume du café le fit grimacer.

« En gros, vous nous demandez d’agir en toute illégalité. De mordre la main qui nous nourrit.

— Qui vous parle de la mordre ? objecta Tom. Il suffit de l’esquiver. À en croire ce que j’ai découvert dans les archives, vous avez déjà pris des libertés avec la hiérarchie, Théodore. C’est ce que nous recherchons, des esprits libres. »

Ganesh but une gorgée de thé avant de demander :

« Vous êtes sûr qu’on ne nous écoute pas en ce moment ?

— Rassurez-vous : ma biopuce est équipée d’un système de brouillage très performant. Notre conversation ne sortira pas de ce restaurant. Pas mauvaises les pizzas, d’ailleurs, n’est-ce pas ? »

Efficacité estimée du brouillage : 92 %.

« Excellentes.

— De même, les données que nous échangerons seront transférées dans une mémoire spéciale, inviolable.

— Hum, existe-t-il encore des espaces inviolables ?

— Il suffit de les créer. Si cela ne suffit pas, nous échangerons verbalement, physiquement. Avec le tube, il ne nous faut que sept heures pour passer d’une ville à l’autre. Londres pourrait être notre point de rendez-vous ».

Théodore se tourna vers son équipier.

« Qu’en penses-tu, Ganesh ?

— Eh bien, d’après ce que j’ai déduit des paroles du maire, d’après ce que nous dit Tom, et en tenant compte de ta propre défiance envers nos dirigeants, Théo, je pense que nous devons collaborer. »

Un sourire égaya la face cabossée de Théodore.

« Ça m’aurait déçu que tu penses le contraire. »

Les yeux gris vert de Tom se posèrent tour à tour sur ses deux interlocuteurs.

« J’en conclus que vous accueillez favorablement ma proposition.

— Putain, Tom, j’en suis. » Une grande excitation perçait dans le chuchotement de Théodore. « Et Ganesh aussi. »

Tom se leva et resta un petit moment penché au-dessus des deux fouineurs à la façon d’un grand échassier.

« Vous m’en voyez ravi. Je vous recontacte rapidement.

— À Paris ?

— J’essaierai avant votre départ de New York. »

Théo salua le grub d’un geste de la main.

« Faudra pas tarder : on repart demain. »

 

New York était considérée comme la ville la plus dangereuse de NyLoPa. Contrairement à Londres et Paris, cités qui avaient traversé une très longue histoire, New York avait connu un développement fulgurant illustré par la prolifération et le gigantisme de ses tours. Une simple balade dans ses rues et ses canaux étroits suffisait à donner le vertige. Plaque tournante de l’immigration entre les XVIIIe et XXe siècles, la ville avait été le théâtre d’affrontements impitoyables entre les différents groupes venus d’Europe, d’Amérique du Sud, des Caraïbes, d’Afrique ou d’Asie, qui tentaient d’en prendre le contrôle ; ses flambées de violence étaient probablement les réminiscences de ce passé chaotique, douloureux. Sans doute fallait-il également y voir une expression du désespoir de la population qui voyait sa ville s’enfoncer inexorablement dans les eaux.

 

« On nous suit, Ganesh. »

Théo avait prononcé ces mots sans se retourner. Ganesh les avait repérés quelques minutes plus tôt : deux types habillés de noir qui marchaient une vingtaine de mètres derrière eux.

« Je sais. Tu crois que leur présence a un rapport avec notre conversation dans le restaurant ?

— Y a des chances. »

Ils traversaient une rue étroite et populeuse. Les chances étaient faibles que leurs poursuivants lancent leur attaque au milieu de la foule vomie par les portes des immeubles, les barges et les avenues perpendiculaires.

« Le brouillage de la biopuce de Tom n’était peut-être pas si efficace que ça, reprit Théo. Ou pire : on se sert de lui pour repérer les brebis galeuses. Quoi qu’il en soit, il faut nous débarrasser de ces deux types.

— Tu crois qu’ils veulent…

— … nous éliminer ? Nous proposer une promenade sur un bateau ? J’ai pas envie de le leur demander. Voilà ce que je te propose : on tourne dans la prochaine rue à droite, on cavale et, s’ils nous poursuivent, on essaie de les semer dans ce putain de labyrinthe.

— On va tomber sur des canaux, à droite », objecta Ganesh.

Probabilités : 72 %.

« Prions le ciel pour qu’il y ait un pont ou une passerelle… Prêt ?

— Prêt.

— On fonce. »

Ils s’élancèrent dans la première avenue à droite, louvoyant entre les passants, bousculant quelques groupes au passage. Des cris de protestation enflèrent dans leur sillage. Comme prévu, l’avenue rectiligne se jetait plusieurs centaines de mètres plus loin dans un réseau de canaux bordant le fleuve Hudson. D’un coup d’œil par-dessus son épaule, Ganesh vit que les deux hommes en noir s’étaient à leur tour mis à courir, et qu’ils comblaient rapidement l’intervalle. Il avisa une passerelle métallique un peu plus loin et ralentit l’allure pour permettre à Théo de revenir à sa hauteur.

« Par là. »

Théo, déjà à bout de souffle, acquiesça d’un hochement de tête. La sirène grave d’un grand bateau glissant sur le fleuve transperça la rumeur de la ville. Ils gravirent les marches quatre à quatre et foncèrent sur la passerelle large de deux mètres et flanquée de hautes grilles. Une poussette aux énormes roues barrait le chemin de l’autre côté. La jeune femme qui la poussait, affolée, se tassa comme elle le put sur un côté. Ganesh vit leurs deux poursuivants déboucher à leur tour sur le passage.

« Merde, ils se rapprochent…

— Passe devant, gémit Théo. Je te retarde. »

Le plancher en alvéoles vibrait sous leurs pas et sous ceux des hommes lancés à leurs trousses. Ils se faufilèrent dans l’étroit espace entre la poussette et la grille.

« Encore un petit effort. Il y a un grand magasin devant ; on pourra les semer. »

Ganesh désignait l’enseigne aux lumières vives dominant le canal d’un côté et le fleuve de l’autre. L’escalier de la passerelle donnait sur une plate-forme qui longeait la façade de l’immeuble de six étages, tous occupés par le magasin.

« On peut aussi demander aux biopuces de neutraliser leurs systèmes nerveux, haleta Théo.

— Ils sont sans doute protégés par des brouilleurs. »

Probabilités : 76 %.

« Courage, Théo : on y est presque. »

 

Alaric Bronier s’engouffra dans l’antichambre où Jule Richebourg, assis dans un fauteuil en cuir, regardait d’un œil morne les informations défilant en boucle sur l’écran vertical transparent déployé devant lui ; les Ombres y tenaient une place écrasante.

« Où sont passés ces satanés fouineurs, Jule ? Je leur avais pourtant donné rendez-vous dans ma suite à midi. »

Jule jaugea le maire d’un bref coup d’œil : costume neuf, mine renfrognée, œil sombre, humeur massacrante. La réunion avec les maires de New York et de Londres s’était révélée décevante, et on n’avait pas installé la délégation française dans le même hôtel que d’habitude — raison officielle : sécurité. Les policiers d’élite qui les accompagnaient avaient dû passer chaque pièce au peigne fin pour s’assurer qu’elles ne recelaient pas de micro ni d’autre système de surveillance.

« Aucune nouvelle, Monsieur. »

Alaric Bronier se mordilla la lèvre inférieure.

« Les fouineurs ont tendance à n’en faire qu’à leur tête. Il va falloir les reprendre en main. Y compris le premier d’entre eux.

— Caton ? releva Jule. Vous n’avez pas confiance en lui ? C’est pourtant vous qui l’avez nommé à la tête du corps des fouineurs.

— Lui ou un autre, le choix n’était pas facile : je n’ai pas confiance en beaucoup de monde.

— Pas même en moi, Monsieur ? » demanda Jule sans se retourner.

Alaric Bronier marqua un long temps de silence, les yeux rivés sur l’écran. La décoration de la pièce, toile antipollution, couleur perle, semblait dater du temps d’avant les cités.

« Il faut que vous me retrouviez ces deux fouineurs, reprit le maire. Je veux savoir s’ils ont réussi à recueillir de nouvelles données chez les grubs new-yorkais. »

Jule Richebourg s’agita dans son fauteuil.

« Je contacte les gémines de Paris.

— Risqué, objecta le maire. Leur juridiction s’arrête au périmètre de Paris. Si les New-Yorkais s’aperçoivent que nous débordons sur leur territoire, ils vont encore nous traîner devant le tribunal administratif de la C.U. »

L’adjoint se leva et se plaça face à son interlocuteur.

« Si nous ne prenons pas le risque d’appeler les gémines, Monsieur, nous n’avons aucune chance de localiser nos deux hommes.

— Nous attendrons donc qu’ils se manifestent. Mais ces deux crétins ne perdent rien pour attendre.

— Vous n’avez plus besoin de moi, Monsieur ? »

Jule Richebourg n’attendit pas la réponse du maire pour sortir.

Une fois seul, Alaric Bronier augmenta le son de l’écran d’un claquement de doigt et activa son endophone d’une pression de la langue sur l’une de ses dents.

« Demande d’accès au domaine crypté de l’hôtel de ville de Paris, demande d’accès au domaine crypté de l’hôtel de ville de Paris.

— Le code d’accès, s’il vous plaît, répondit une voix synthétique.

— XCAV23HK95BZ.

— Un instant s’il vous plaît. Accès autorisé. »

S’ensuivirent quelques instants de silence bercé par un léger grésillement.

« Qui sollicite une audience ? demanda une autre voix.

— Alaric Bronier.

— Un instant s’il vous plaît, reconnaissance vocale. » Un temps. « Bienvenue, Monsieur le maire. Quoi de neuf à New York ?

— Nos craintes étaient fondées : les autorités de New York et de Londres ont conclu une alliance contre Paris. Ils cherchent à saper notre influence et imposer leur vision de la Cité Unifiée. Ils croient me rouler dans la farine, ces idiots ; on m’a rapporté chaque mot, chaque virgule de leur conversation.

— Devons-nous mobiliser immédiatement la Fraternité ?

— La maintenir en alerte, en tout cas. La guerre sera bientôt déclarée. Les Ombres ont précipité le mouvement.

— La guerre ? Il ne s’agit que d’une lutte d’influence, Monsieur.

— Quand une cité manœuvre pour prendre le pouvoir sur deux autres cités, la guerre est le seul mot qui convienne. »