Ce que tu vois, ce que tu sens, ce que tu entends, ce que tu touches, ce que tu goûtes, ce n’est pas toujours la vérité. La vérité se tient au-delà, dans le cœur du silence, là où rien n’est manifesté, là où les sens ne peuvent pas être trompés.
Dents de Rat, clan du Haut Lieu
Pays horcite
Naja se débattit, mais son agresseur lui enfonça le canon de son pistolet mitrailleur dans la bouche pour la contraindre à rester immobile. Le fer lui cogna sur les dents et lui racla le haut du palais.
« Laisse-toi faire, petite pute, et peut-être que je t’épargnerai. »
L’homme soufflait comme un bœuf et continuait tout en parlant de lui retirer ses vêtements. Ses yeux brillants semblaient sur le point de jaillir hors de leurs orbites et des fentes de la cagoule. Elle était maintenant pratiquement nue, offerte, en proie à des spasmes qui lui contractaient la poitrine et le ventre. Il ne l’épargnerait pas. Ce genre d’homme ne connaissait pas la pitié. Naja fut envahie d’un grand froid. Personne ne lui viendrait en aide. Son corps pourrirait dans le fouillis végétal recouvrant les ruines de l’ancienne cité. Le tueur dégrafa les boutons de son pantalon, rendu fébrile par le désir et les saloperies chimiques. Puis il pesa de tout son poids sur elle, et elle sentit, à l’entrée de son ventre, son soc aussi dur, aussi blessant que le canon du flingue dans sa bouche. Elle voulut hurler. Aucun son ne franchit le seuil de ses lèvres. L’homme émit un grognement, puis, tout à coup, alors qu’il donnait le premier coup de rein pour la pénétrer, un coup sourd retentit. Il se figea, se redressa, oscilla un petit moment au-dessus d’elle, puis s’effondra comme une masse sur le côté. Elle distingua alors la serpe profondément enfoncée dans sa nuque, sous la cagoule. Puis, en arrière-plan, une silhouette, des tissus enchevêtrés servant de vêtements, des cheveux longs, une barbe clairsemée, des yeux qui la fixaient avec inquiétude…
Nous, membres du Haut Lieu, prononçons à l’âge de dix-huit ans le serment solennel de neutralité et restons à l’écart des guerres qui opposent les clans du pays horcite. Nous avons jadis tenté de mettre fin aux conflits, pensant que les hommes devaient faire preuve de solidarité pour augmenter leurs chances de survie dans un environnement hostile, mais les autres ont refusé de nous écouter. Les instincts, ces vieux démons qui ont mené l’ancienne civilisation à sa perte, ont repris le dessus. Il existe sans doute une malédiction humaine voulant que, même dans les situations les plus désespérées, les hommes ne songent qu’à leurs petits intérêts. La guerre terrible qui avait ravagé la Terre aurait dû nous enseigner une autre façon de regarder le monde, elle n’a fait que planter en nous de nouveaux germes de discorde et de destruction. Nous poursuivons, hélas, l’œuvre d’anéantissement commencée par nos pères.
Nous, membres du Haut Lieu, avons renoncé depuis longtemps au dessein de ramener la paix et la sérénité sur la Terre. Nous essayons seulement d’adoucir les souffrances de ceux qui viennent nous consulter, victimes des règlements de comptes entre clans ou des nouvelles maladies ravageant le pays horcite.
Je fus le maître d’un jeune guérisseur du nom de Deux Lunes, un élément doué, prometteur, qui a disparu avant d’avoir achevé sa formation. J’ai cru un temps qu’il avait reçu une balle perdue au cours de l’affrontement entre les clans du Pégase, de l’Orfraie et du Cyclope, puis j’ai eu de ses nouvelles par l’un de ces trappeurs colporteurs qui se promènent de fleuve en fleuve pour vendre leurs peaux de bêtes et qui avait croisé un garçon et une fille sur les bords de ce fleuve qu’on appelait jadis la Seine…
L’homme s’avança vers la porte de la maison de pierre aux murs tapissés d’un lierre épais et noirâtre. Sans la plante parasite, la masure se serait écroulée depuis bien longtemps. L’homme, un trappeur chevelu, barbu, vêtu de cuir et traînant derrière lui une sorte de brancard couvert de peaux fraîchement tannées, examina avec attention le vieil herboriste avant de déclarer, d’une voix rocailleuse :
« C’est vous, Dents de Rat ? Oui, c’est vous, sans aucun doute : vos dents de devant, on dirait celles d’un castor. Dame, j’aimerais pas que vous me mordiez. J’ai rencontré il y a quelque temps un jeune gars appelé Deux Lunes. Il m’a dit, si je passais dans le coin, de vous donner son bonjour. »
Constatant qu’il n’avait rien à craindre de son vis-à-vis, le trappeur renfonça dans sa gaine la lame du large coutelas qu’il portait à sa ceinture.
« Deux Lunes ? Il va bien ? »
Deux Lunes avait disparu sans donner de nouvelles depuis trois jours. Dents de Rat en avait conçu une vive inquiétude : ce n’était pas dans les habitudes de son jeune disciple de s’absenter sans prévenir.
« Dame, l’est guère plus épais qu’un chat sauvage, mais il a l’air d’aller à peu près bien.
— Il vous a dit pourquoi il était parti ?
— C’est rapport à la fille.
— Quelle fille ?
— Une toute maigrillotte, elle aussi. D’après ce que j’ai compris, elle est du clan du Pégase.
— À l’heure qu’il est, les membres du Pégase ont tous été exterminés, murmura Dents de Rat d’une voix empreinte de tristesse. Le Pégase était devenu arrogant, sûr de lui, dominateur. La Citerne du Bouc a changé de mains : elle est désormais passée sous le contrôle du Cyclope et de l’Orfraie. Ça ne devrait guère améliorer les choses. Leur alliance n’est qu’une affaire de circonstances. Ils ne vont pas tarder à s’entre-tuer, comme les autres. »
Le trappeur acquiesça d’un hochement de tête.
« Dame, c’est la raison pour laquelle j’ai jamais voulu faire partie d’un clan. Comme je ne possède rien et que j’vaudrais pas un clou à la vente aux esclaves, on me fout une paix royale. J’échange mes peaux contre de la nourriture et de l’eau, parfois des vêtements ou du tabac, et, ma foi, ma vie est aussi enviable qu’une autre. Faut juste aimer dormir à la belle étoile…
— Et ne pas avoir peur des bêtes sauvages.
— Bah, le feu suffit à les tenir à l’écart.
— Parle-moi de Deux Lunes.
— Vous auriez pas d’abord quelque chose à boire, l’ami ? J’ai fait une longue marche pour monter chez vous et j’ai la gorge en feu.
— Un peu d’eau fraîche, ça ira ?
— Ma foi, si vous avez rien de mieux. »
Quelques instants plus tard, le trappeur assis à la table de bois devant la cheminée monumentale vidait son troisième verre d’eau d’affilée.
« Ça fait du bien par où ça passe. Donc votre gars, là, Deux Lunes, il est tombé sur la fille du Pégase aux prises avec un tueur, et il a rien trouvé de mieux à faire que de lui fracasser la nuque à coups de serpe. Voilà ce qu’il m’a raconté : il est arrivé au moment où le tueur s’apprêtait à la violer et il l’a frappé sans réfléchir. Elle avait rien de cassé. Il a tout de suite su qu’elle était du Pégase, rapport au tatouage qu’elle portait… enfin, entre les cuisses, dans sa toison. Il l’a aidée à se relever, à se rhabiller. Elle lui a dit que le tueur voulait la zigouiller, comme tous ceux de son clan. Il le savait. La rumeur courait depuis bien longtemps que les clans de l’Orfraie et du Cyclope s’étaient alliés contre le Pégase pour prendre le contrôle des citernes d’hydrocarbures et qu’ils avaient recruté une armée de mercenaires. Elle a eu de la chance que votre gars passe dans le coin pour cueillir des herbes et qu’il ait entendu les coups de feu.
— L’idiot, rugit Dents de Rat. Il a violé son serment. Le clan du Haut Lieu est neutre. Il n’intervient jamais dans les affaires des autres clans.
— Votre gars, il est jeune, il a pas votre sagesse. Et puis, pas toujours facile de garder sa neutralité quand on voit quelqu’un se faire malmener par une brute. Si, en plus, c’est une jolie fille… Naja, je crois bien qu’elle s’appelle, est partie à la recherche de ses parents dans le Noyau. Il l’a accompagnée. Elle a été blessée d’une balle, il l’a soignée, puis ils se sont rendus tous les deux à la Citerne du Bouc pour essayer de retrouver d’autres membres du Pégase. Ils se sont fait tirer dessus comme du vulgaire gibier, et votre Deux Lunes a pris à son tour une balle dans le flanc. »
Dents de Rat frappa du plat de la main le bois rainuré de la table.
« Qu’allaient-ils foutre là-bas ? La guerre fait rage. Les gens racontent qu’il y a là-haut plus de dix mille cadavres en train de pourrir et que la puanteur est atroce.
— Vous inquiétez pas pour Deux Lunes et la fille : ils ont réussi à semer leurs poursuivants. Ils sont partis vers le nord, en direction de l’autre fleuve. C’est là-bas que je les ai croisés. Ils s’étaient planqués dans la grotte aux ours, enfin, c’est comme ça que je l’appelle parce que j’y ai trouvé le squelette d’un ours. J’y passe toujours deux ou trois nuits quand je zone dans le coin. J’ai partagé mon repas avec eux, un gros ragondin que j’ai fait rôtir à la broche. Pas mauvais le ragondin, assez facile à chasser, et puis avantageux : après les avoir mangés, je récupère et vends leurs peaux. La blessure de votre gars était presque cicatrisée. Faut dire qu’il a l’air de s’y connaître en herbes. J’avais des problèmes de peau, des démangeaisons insupportables la nuit, et il m’a conseillé de passer dessus du jus de l’écorce d’un arbre…
— Le cornouailler ? »
Le trappeur tendit son verre pour que Dents de Rat le remplisse.
« Vous avez vraiment rien de plus goûteux ? Oui, le cornouailler, c’est bien ça. Je dois dire qu’il a été rudement efficace, son truc. Je dors maintenant comme un bienheureux. Si c’est vous qui l’avez formé, vous avez été un sacré bon maître. »
Dents de Rat secoua la tête d’un air navré.
« Deux Lunes aurait pu et dû devenir un grand guérisseur. Le meilleur d’entre nous. Quelle idée il a eue de secourir cette fille ?
— Vous savez ce que c’est, non ? Vous avez été jeune, vous aussi. Pas toujours facile à contrôler, les hormones, hein.
— Quand on s’engage dans le Haut Lieu, mon ami, quand on prétend soulager la souffrance de ses frères humains, on s’efforce justement de dompter ses instincts, on réfléchit avant d’agir.
— Peut-être, mais votre gars, là, il est comme tout le monde. À la façon dont il la regarde, je crois bien qu’il est tombé raide amoureux de la fille du Pégase. Pas qu’elle ait beaucoup plus que la peau sur les os, mais quand on aime… Ils m’ont parlé de ces cinglés qu’on appelle les Cavaliers de l’Apocalypse. C’est pas la première fois que j’entends quelque chose là-dessus. Vous en savez plus, vous ? »
Dents de Rat prit un temps de réflexion avant de répondre.
« Ils surgissent de temps en temps et se retirent en laissant des centaines de morts derrière eux. Leurs attaques sont de plus en plus fréquentes. On n’a jamais réussi à en capturer un. Ni à en tuer ou en blesser un. Ils sèment la mort et la désolation et disparaissent aussi mystérieusement qu’ils sont apparus. Il faudrait que les clans cessent de se faire la guerre et s’unissent contre la menace, mais…
— Autant demander à un chat sauvage d’embrasser un chien sur le museau, pas vrai ? C’est pas tout ça, faut que je me remette en route. Je compte bien atteindre le sud avant les grands froids. »
Dents de Rat se leva dans un concert de craquements. Son corps lui annonçait qu’il ne passerait sans doute pas le prochain hiver. La vie lui pesait, la mort serait un grand soulagement, le meilleur des remèdes sans doute.
« Qu’est-ce que tu vas chercher dans le sud ? »
Le trappeur se leva à son tour et se dirigea vers la porte.
« Ma foi, j’aime bien réchauffer mes vieux os en posant les yeux sur cette immense étendue d’eau qu’on appelle la Grande Bleue.
— Merci de ta visite, l’ami.
— Dame, quand on peut se rendre service… »
La vie en pays horcite prend parfois des détours inattendus. La faculté d’adaptation des êtres humains est sidérante. Des voyageurs rapportent que des familles ont survécu des années entières sous les décombres d’une ville sans jamais voir le soleil, se nourrissant de racines et de rongeurs, buvant l’eau qui filtrait des parois, le sang des petits animaux ou leur propre urine. Ni les nuages nucléaires ni les colères de la Terre maltraitée ni les épidémies ni la famine ne sont parvenus à souffler ces flammes de vie qu’on croyait pratiquement éteintes. Personne n’imaginait que le clan du Pégase renaîtrait de ses cendres. Les tueurs associés de l’Orfraie et du Cyclope n’avaient pas exterminé tous les membres du Cheval ailé. Il en restait quelques-uns, terrés sur les rives du fleuve, fous de terreur et de chagrin. J’ai fait partie de ceux-là. J’ai vécu plusieurs mois comme un fantôme, chapardant de la nourriture dans les maisons, dormant dans les caves en compagnie des rats, me donnant à des hommes dont je ne voyais même pas le visage pour un quignon de pain ou un bout de couverture. Je devenais moi aussi une mutante, je n’avais plus d’âme, plus d’émotions, plus de sentiments, je n’étais plus qu’un corps essayant de se maintenir en vie, ou plutôt un fragment dérisoire que la vie tentait désespérément de prolonger.
« On ne va tout de même pas rester toute notre vie dans cette grotte. »
Naja ne ressentait pratiquement plus rien de sa blessure. Les herbes de Deux Lunes avaient accompli des miracles.
« Pourquoi pas, Naja ? répliqua Deux Lunes. On n’est pas si mal ici. On a tout ce qu’il faut, il nous suffit d’aller dans les environs pour trouver des plantes et de la nourriture. Et puis, tu comptes aller où ? »
Elle l’observa d’un regard en biais et lui trouva toujours le même charme avec ses longs cheveux maintenus par une tresse de cuir, sa barbe clairsemée, ses yeux clairs, sa peau légèrement hâlée et son air de jeune sage. Il portait un pantalon et une tunique usés, grossièrement raccommodés, et des bottes de cuir si fatiguées que leurs semelles bâillaient à fendre l’âme.
« Les grands froids ne vont pas tarder à descendre, on n’a pas de vêtements chauds ni de couvertures, argumenta-t-elle. Si on suit la rive du fleuve, on finira tôt ou tard par tomber sur une agglomération.
— On peut se protéger du froid en faisant du feu. Et puis je te rappelle que nous ne sommes plus sous la protection d’un clan.
— Et alors ? On se débrouillera. J’ai un flingue, non ?
— Il te reste combien de balles ?
— Trois. Mais on se débrouillera pour en trouver d’autres. Tu pourrais te faire payer pour donner des soins. »
Deux Lunes tiqua : il y avait certainement des clans d’herboristes dans les autres agglomérations ; ils ne le verraient pas arriver d’un bon œil.
« Si tu crois que les autres me laisseront m’installer comme soigneur, tu te fourres le doigt dans l’œil. »
Naja évacua son exaspération d’une longue expiration.
« Des fois, t’es vraiment chiant, Deux Lunes.
— Des fois seulement ? »
Naja répondit d’une grimace à son sourire narquois.
« Moi, si je reste dans cette grotte, je vais devenir cinglée. »
Deux Lunes glissa sa serpe dans la besace de cuir qui ne le quittait jamais. Il ne savait pas si les plantes coupées par une lame souillée de sang humain conservaient leurs propriétés curatives. Il n’était toujours pas revenu de la détermination, de la violence avec lesquelles il avait planté le fer dans la nuque du tueur.
« À propos de la grotte, elle est beaucoup plus grande qu’on ne le croyait, fit-il. J’ai trouvé l’entrée d’une galerie par là, je l’ai remontée sur environ trois kilomètres, puis je suis revenu sur mes pas.
— Pourquoi t’es pas allé jusqu’au bout ?
— Je pensais qu’on pourrait le faire ensemble, que ça t’intéresserait.
— Avoue plutôt que tu as eu la trouille.
— Des fois, c’est toi qui es chiante, Naja. »
Elle se leva et le fixa avec effronterie. Elle ne lui avait pas encore demandé son âge. Elle estimait que, malgré ses efforts pour paraître plus vieux, il n’avait pas dépassé les dix-huit ans. Il l’avait sauvée d’une mort atroce en tuant son agresseur et en violant son serment de guérisseur, mais la pensée qui la troublait le plus, c’est qu’il l’avait vue nue, sans défense, et qu’il n’en avait pas profité.
« Y a pas de mal à avoir la trouille. Moi, je l’ai au ventre depuis que je suis née.
— Imagine que je me sois perdu dans cette galerie. Il vaut mieux qu’on soit le plus possible ensemble. À deux, on augmente nos chances de survie, c’est mathématique.
— Ouais, si le marchand de peaux avait voulu nous étrangler pendant notre sommeil l’autre jour, on n’aurait pas pu l’en empêcher, même à deux.
— Dents de Rat dit toujours que la méfiance va de pair avec la confiance. Faut que tu apprennes à être confiante, Naja.
— On voit bien que t’es pas une fille ! Enfin, j’crois pas…
— Comment ça, tu crois pas ?
— Ben, tu te comportes pas toujours comme un garçon, enfin pas comme les garçons que je connais…
— Comment est-ce que je suis censé me comporter ?
— Je vais quand même pas te le dire. Tu trouveras tout seul si t’es un vrai garçon. Allez, emmène-moi dans cette galerie. »
On ne savait jamais quelle tuile allait vous tomber dessus dans le pays horcite, particulièrement hors des agglomérations. Les clans, au moins, offraient un semblant de sécurité, de protection. Les premières attaques des Cavaliers de l’Apocalypse avaient soufflé les fragiles flammes d’espoir qui éclairaient notre nuit perpétuelle. Un ennemi mystérieux, insaisissable, avait décidé de nous exterminer. La mort se terrait dans la moindre faille, derrière le moindre buisson, le moindre tronc d’arbre, le moindre rocher.
La galerie s’étranglait par instants, mais elle restait praticable malgré les éboulis, les affaissements et les failles. Ils avaient parcouru une distance que Deux Lunes estimait à sept kilomètres. Il avait proposé à plusieurs reprises à Naja de se reposer ; elle avait refusé, puisant dans ses ultimes réserves d’énergie pour ne pas lui donner le spectacle de sa faiblesse. De temps à autre, un bruit d’écoulement brisait le silence oppressant qui régnait dans les entrailles de la Terre.
Exténuée, Naja s’assit enfin sur un rocher. Elle eut besoin d’un long moment pour reprendre sa respiration.
« Ça fait combien de temps qu’on marche, putain ?
— On se repose un peu si tu veux.
— Tu parles d’une balade. On ne voit que dalle là-dedans. »
Un murmure prolongé, lugubre, s’insinua dans l’obscurité.
« C’est quoi ça ? » souffla Naja.
Deux Lunes se concentra sur le bruit.
« Probablement le vent.
— Y a pas de vent dans des galeries souterraines.
— Des courants d’air, si. »
Elle tira le pistolet de sa ceinture et déverrouilla le cran de sûreté.
« Ton flingue servira pas à grand-chose dans cette obscurité, objecta Deux Lunes. J’ai encore jamais vu quelqu’un tuer un courant d’air.
— Tais-toi, écoute. »
Le murmure se rapprochait avec une régularité inquiétante.
« Alors, tu persistes à dire que c’est le vent ? » chuchota Naja.
Il se concentra sur le bruit sans réussir à l’identifier.
« On dirait qu’il y a quelqu’un…
— Quelqu’un, ou quelque chose, une bête peut-être. Un ours ? »
Deux Lunes secoua la tête.
« Une bête ne ferait pas autant de bruit.
— On fiche le camp ?
— Je croyais que c’était moi, le trouillard. »
Naja lui lança un regard noir.
« Putain, Deux Lunes, c’est vraiment pas le moment de jouer les susceptibles. Je te l’ai déjà dit, je vis avec la trouille depuis que je suis née et je n’en ai pas… » Elle s’interrompit, les yeux agrandis par l’effroi. « Merde, ça se rapproche encore. On se tire. »
Deux Lunes la retint en lui posant la main sur l’avant-bras.
« Attends. Je ne sens aucune agressivité. Plutôt de la souffrance. Comme une supplique. »
Elle se dégagea avec vivacité, troublée par le contact chaud, presque brûlant, de sa paume.
« Comment tu peux sentir ce genre de truc ?
— Dents de Rat m’a appris à voir l’invisible, flairer l’inodore, entendre l’inaudible, palper l’intouchable. »
Elle se releva et le tira par la manche.
« Moi, ma peau me crie qu’on doit dégager au plus vite. Viens. J’ai vraiment pas envie de finir dans l’estomac d’un putain de monstre. »
Il résista à sa traction.
« Si tu arrêtais de te laisser déborder par tes pensées, tu réussirais peut-être à te servir correctement de tes perceptions. »
Le murmure enflait dans la galerie, accompagné cette fois d’un claquement.
« Merde, Deux Lunes, souffla Naja. Tu fais chier avec tes perceptions, j’ai pas l’intention d’attendre que ce truc nous tombe dessus, c’est peut-être un Cavalier de l’Apocalypse.
— Encore un instant, s’il te plaît. Je te répète que tu n’as rien à craindre.
— Tes fameuses perceptions t’ont pas empêché de te prendre une balle dans le flanc. »
Il eut une réaction inconcevable pour une fille du Pégase habituée depuis sa tendre enfance à côtoyer le danger : il sourit.
« Dents de Rat prétendait que j’étais parfois un peu distrait. C’est le moment ou jamais d’apprendre la confiance, Naja. »
Naja braqua son pistolet dans la direction d’où venaient les bruits.
« Putain, je vais crever de trouille, oui. »