Le pire sort qui puisse frapper un horcite n’est pas l’esclavage, mais la mutation : une esclave a toujours une chance de tomber sur un maître compatissant, et toujours une chance de s’évader. Tandis qu’un mutant n’a plus aucune chance de mener une existence humaine.
Proverbe horcite
Pays horcite
Les mutations qui ont touché les populations horcites n’ont pas engendré que des déformations physiques, mais aussi et surtout de brusques évolutions psychiques. Bien que n’étant pas savante, j’ai suffisamment observé les gens autour de moi pour affirmer que les déchéances physiques, la perte d’un sens par exemple, ou l’immobilité partielle, ou encore l’extrême fragilité de la peau, étaient compensées par un développement spectaculaire des facultés cérébrales comme la capacité de prédire l’avenir, la possibilité de deviner les intentions de son adversaire ou encore le pressentiment du danger. Souvent utilisés comme vigies des clans, les mutants devenaient les cibles prioritaires des attaques. On essayait de les tuer ou de les enlever pour affaiblir un clan ou renforcer un autre. Dans un cas comme l’autre, leur vie était brève. Je dois reconnaître ici que les mutants m’ont toujours mise mal à l’aise, que je les ai toujours regardés comme des monstres. Ainsi sommes-nous, les horcites, bannis des Cités Unifiées à cause de nos différences et maudits par notre incapacité à accepter les différences.
« Vous ne me voyez pas, mais moi je vous vois… »
La voix était étrange, traînante, haut perchée, vibrante, comme déformée par un brouilleur à hydrogène.
« Dans ces ténèbres ? » demanda Deux Lunes.
Naja garda son pistolet pointé sur l’obscurité de la galerie, cran de sûreté déverrouillé, index recroquevillé sur la détente. Elle avait beau écarquiller les yeux, elle ne discernait aucune forme dans les ténèbres.
« T’es qui, putain ? glapit-elle. Vite, ou je tire. »
L’autre marqua un temps de silence avant de répondre, d’une voix hésitante :
« Je sais que tu ne vas pas me faire du mal.
— Ah ouais ? Comment tu peux en être aussi sûr ?
— Les Heures… Les Heures me l’ont dit.
— Les Heures ? Tu te fous de ma gueule ? »
Une respiration bruyante résonna quelques instants, semblable à un grincement de fer rouillé.
« Les Heures me disent à l’avance ce qui va se passer. »
Naja lança un coup d’œil à Deux Lunes avant de lâcher, entre ses lèvres serrées :
« Je vois, t’es encore un de ces cinglés complètement ravagés par les vents nucléaires.
— Les Heures me disent que vous venez d’une agglomération du sud où a éclaté une guerre de clans et que vous allez bientôt vous mettre en chemin sur les rives du fleuve et vous diriger vers une autre agglomération. Les Heures me dissent aussi que vous flottez sur l’eau. »
Deux Lunes empêcha Naja de parler d’une pression de la main sur son avant-bras.
« Les Heures te parlent aussi bien du passé que du futur ? demanda-t-il.
— Les autres croient qu’il coule toujours dans le même sens, mais je sais, moi, qu’il va dans toutes les directions. »
Naja repoussa avec nervosité la main de Deux Lunes.
« Qu’est-ce que tu fous dans ce trou du cul du diable ? »
Des bruits de pas retentirent, accompagnés de la respiration bruyante.
« Bouge pas, ou je tire ! » cria Naja.
Elle distinguait à présent une ombre claire dans la pénombre, une silhouette plutôt menue au premier regard.
« C’est ma maison, ici. » La voix était maintenant presque geignarde. « J’ai toujours vécu là.
— Seul ? demanda Deux Lunes.
— On était beaucoup, avant…
— Avant quoi ?
— L’attaque… ils les ont tous massacrés.
— Qui ça, ils ? »
La voix ne répondit pas tout de suite. Naja perçut des halètements sonores évoquant des sanglots étouffés.
« Je ne sais pas… des hommes… mais ils ne sentaient pas comme des hommes, ils… ils n’avaient pas d’odeur… »
Deux Lunes s’avança d’un pas et se tint devant le canon du pistolet de Naja.
« Comment tu leur as échappé ?
— Les Heures me l’ont dit. J’ai essayé de prévenir les autres, ils n’ont pas voulu m’écouter, ils ne me croyaient pas, ils disaient que j’étais fou. Alors, moi, je me suis caché, les tueurs ne m’ont pas trouvé. »
Naja se porta à hauteur de Deux Lunes, baissa son arme et fixa la silhouette.
« Tu as laissé les tiens se faire massacrer ?
— Les miens ?
— Ben oui, quoi, tes parents, tes frères, tes sœurs…
— Je ne sais pas ce que c’est… »
Naja lança un coup d’œil incrédule à Deux Lunes.
« Attends, tu veux dire que tu n’avais pas de père, pas de mère ?
— Je… je ne sais pas…
— Eh ben, les Heures ne te racontent pas tout, on dirait. En tout cas, tes tueurs, ils ressemblent foutrement aux Cavaliers de l’Apocalypse. »
Deux Lunes fit encore deux pas en direction de la silhouette.
« Les tueurs sont partis ? »
La douceur contenue dans la voix du jeune guérisseur avait sur Naja l’effet d’un baume apaisant.
« Je suis resté longtemps dans ma cachette, puis je vous ai entendus, et les Heures m’ont dit que je pouvais aller à votre rencontre.
— C’est loin, là où tu vis ?
— Loin ?
— Il faut longtemps pour y aller ? »
La silhouette s’agita. Naja releva son bras armé. D’un geste, Deux Lunes la pria de le rabaisser.
« Non, pas longtemps, pas longtemps…
— Tu peux nous y conduire ?
— Je veux bien… »
Naja marqua sa réprobation d’une moue prolongée.
« T’es complètement dingue, Deux Lunes. Ça doit puer la mort, là-bas.
— Il y a peut-être des trucs intéressants à récupérer, argumenta Deux Lunes. Des couvertures par exemple. De la bouffe. Des balles. Tu n’as pas dit que tu risquais bientôt d’en manquer ? Je suis d’avis d’aller y jeter un œil.
— Et si l’un des tueurs est resté sur place ? »
Deux Lunes décocha un regard ironique à Naja.
« Alors, c’est toujours moi le trouillard ? »
Elle se contint pour ne pas le frapper.
« T’es vraiment débile, Deux Lunes. Je me suis déjà retrouvée devant un Cavalier de l’Apocalypse et je peux te dire que je n’ai aucune envie d’en croiser un autre.
— Fais ce que tu veux. Moi, j’y vais. » Deux Lunes se tourna vers la silhouette. « Tu peux me conduire chez toi ? Au fait, comment tu t’appelles ?
— Josp. »
Petit, frêle, souffreteux, entièrement nu, toujours penché en avant, Josp avait des yeux énormes et ronds et de drôles de cheveux épars et filasse sur le crâne. Les os saillaient sous sa peau blême criblée de taches bleuâtres. Ayant vécu toute son enfance dans l’obscurité des grottes, il ne voyait pas à plus de trois pas devant lui. Il marchait d’une allure traînante, chancelante, et fatiguait vite. Si sa vue n’était pas très performante, il en allait tout autrement de son odorat et de son ouïe, nettement plus développés que la moyenne, et, surtout, il jouissait d’une incroyable faculté à prédire l’avenir immédiat. Il percevait les images et les sensations quelques minutes ou quelques secondes avant que les événements ne se produisent, comme projeté dans le temps. Curieusement, il était toujours absent de ses prédictions, comme si elles ne le concernaient pas. Il ne savait jamais s’il survivrait au danger qu’il pressentait. Il évoquait dans l’esprit de Naja ces hommes, ces femmes, ces enfants retrouvés dans les grottes, hagards et réduits à l’esclavage par des clans peu scrupuleux. D’une maigreur désolante, ils ressemblaient à des hiboux déplumés ; la plupart du temps, ils mourraient après quelques semaines de captivité.
« Putain, c’est une infection ! À ton avis, ça fait combien de temps qu’ils sont morts ? »
Elle désignait les cadavres d’hommes, de femmes et d’enfants criblés d’impacts en train de pourrir au milieu d’ustensiles et de débris de toutes sortes. Ils avaient d’abord exploré plusieurs salles qui communiquaient entre elles, éclairées par des rayons de lumière obliques tombant des voûtes.
« Cinq ou six jours à en croire leur état, répondit Deux Lunes. Peut-être plus : ils pourrissent moins vite dans ces grottes que dehors. »
Josp se tenait dans un coin, prostré, exténué par la marche, la tête pratiquement enfouie dans les jambes.
« Y en a au moins deux cents. » Au bord de la nausée, Naja chercha un courant d’air pour reprendre sa respiration et oublier quelques instants la puanteur. « Ils sont tous à poil. Tu crois que les tueurs leur ont piqué leurs vêtements ?
— Je ne crois pas. » Deux Lunes pointa l’index sur Josp. « Il ne porte rien lui non plus. »
Elle observa le petit homme sans parvenir à masquer le dégoût qui s’était emparé d’elle lorsqu’il s’était présenté devant eux. Des mutations provoquées par les radiations, celle de Josp était sans doute l’une des plus terribles. On aurait dit un gnome gris échappé des légendes du Noyau.
« Il dit plus rien depuis qu’on a mis les pieds dans leur bled.
— C’est la première fois qu’il voit leurs cadavres, je pense. Il est en état de choc.
— D’où elle vient, cette lumière ?
— Du jour. Elle doit se glisser par des ouvertures naturelles et filtrer jusqu’ici. »
Naja sentit enfin une caresse fraîche sur son visage et s’immobilisa sous la bouche d’où soufflait le courant d’air.
« Ils vivaient comme des rats dans ce trou, marmonna-t-elle. Y a rien à récupérer en tout cas. Qu’est-ce qu’ils pouvaient bien bouffer ? »
Deux Lunes se rendit dans un recoin sombre de la salle principale et donna un coup de pied dans un monticule recouvert de plusieurs couvertures trouées. Des crânes et des os se répandirent sur le sol dans un roulement prolongé de crissements et de craquements.
« Si j’en juge par ça, ils se mangeaient entre eux.
— T’es ouf, protesta Naja. C’est leur cimetière, pas leur garde-manger…
— On ne découpe pas les corps en morceaux quand on les enterre.
— Putain, c’est dégueu. Ils sont… ils étaient pires que des animaux. »
Accroupi pour examiner les ossements, Deux Lunes releva la tête et fixa tour à tour Naja et Josp.
« Ne les juge pas trop vite : je ne vois pas ce qu’ils auraient pu manger d’autre. Ils ne pouvaient pas cultiver de céréales ni de légumes, pas élever non plus d’animaux, ils étaient condamnés à se manger entre eux. »
Naja serra les dents et les poings pour contenir une envie de vomir de plus en plus pressante.
« Ils auraient pu chasser à l’extérieur. »
Deux Lunes se releva et s’approcha d’elle ; son teint blême indiquait que le spectacle de ces corps pourrissants et de ces squelettes l’avait secoué.
« Ils l’ont certainement fait dans les débuts, et puis ils se sont habitués à vivre dans l’obscurité, ils se sont sentis en sécurité dans le ventre de la Terre, ils se sont adaptés et ont réglé à leur manière le problème de la survie.
— Comment tu peux en être sûr ? Les Heures te parlent, à toi aussi ? »
Deux Lunes éclata d’un rire qui s’étrangla et se perdit dans les aigus.
« Une simple déduction logique. Moi, j’essaie seulement d’apprendre le langage des plantes.
— Bon, si on se tirait ? Je sais pas pour toi, mais, moi, j’en ai ma claque de respirer cette infection.
— C’est seulement l’odeur de la mort, Naja, il faut s’y habituer, on finira tous comme ça. »
Naja se dirigea d’un pas résolu vers la sortie de la salle.
« Ouais, eh ben, je suis pas pressée. On fout le camp. »
Deux Lunes resta immobile au milieu de la grotte.
« Et Josp ? On en fait quoi ?
— Qu’est-ce que tu veux qu’on fasse d’un taré cannibale ? maugréa Naja sans se retourner.
— Si on le laisse là, on le condamne à mort.
— Dehors non plus, il n’a pas la moindre chance de s’en sortir. Me dis pas que tu as l’intention de l’emmener avec nous. T’es vraiment dingue. C’est comme si on s’attachait une pierre aux pieds. »
Josp ne bougeait pas, tête baissée, semblant ne pas prendre garde à leur conversation.
« Je n’aurais pas la conscience tranquille si je le laissais là.
— Fous-nous la paix avec ta conscience, Deux Lunes. Si on ramasse chaque paumé qu’on croise sur notre chemin, on n’a pas… »
Josp se redressa tout à coup et déclara, d’une voix forte :
« Deux hommes. Ils vont arriver. »
Naja s’arrêta sur le seuil de l’ouverture principale et, cette fois, se retourna.
« Tiens, il a retrouvé sa langue ?
— Ils vont arriver », répéta Josp. Il parlait avec une clarté inhabituelle, comme s’il s’exprimait avec la voix de quelqu’un d’autre. « Il faut partir.
— Les Heures ne te disent pas s’ils vont nous tuer ? ironisa Naja. Ça nous éviterait au moins de cavaler !
— Il faut partir… »
Deux Lunes se rendit près du petit homme et l’aida à se relever.
« Si les autres l’avaient écouté, ils seraient peut-être encore en vie. Je crois qu’on devrait y aller.
— Ah, t’es pressé, maintenant ? » persiffla Naja.
Deux Lunes se dirigea vers la sortie en tirant Josp par la main.
« C’est pas le moment, Naja. On file. »
Ils sortirent rapidement des grottes et parcoururent l’enfilade de galeries aussi rapidement que le leur permettait l’allure de Josp.
Ils entendirent d’autres bruits de pas que les leurs, lourds, saccadés, et des craquements sinistres, sans doute des os craquant sous des bottes.
Le courant violent charriait des troncs et des branches. Le tumulte de l’eau couvrait les frissonnements des arbres sous la brise et les crépitements de bois mort sous leurs pieds. Ils longeaient la rive depuis un bon moment. Le fleuve était en cet endroit trop large et profond pour être traversé. Le seul pont de bois qu’ils avaient dépassé avait été emporté par le courant ; il n’en restait que les piles de pierres.
Naja désigna Josp d’un coup de menton.
« Il nous retarde. On est obligé de s’arrêter toutes les cinq minutes à cause de lui. Il voit que dalle et tremble tellement que j’ai l’impression qu’il va tomber en miettes.
— Faut lui trouver des vêtements, rétorqua calmement Deux Lunes.
— Et où veux-tu dénicher des fringues dans le coin ? vitupéra-t-elle. Si ça se trouve, y avait pas de tueur dans la grotte, ce taré nous a raconté des conneries pour nous obliger à le prendre avec nous.
— Il nous a peut-être aussi sauvé la vie, Naja. Si seulement on pouvait utiliser le courant du… » Deux Lunes s’immobilisa et pointa le bras sur les roseaux presque couchés par le vent. « Là, une barque. »
Ils se frayèrent un passage au travers des arbustes, des buissons et des roseaux. Une horde de nuages noirs et menaçants roulaient dans le ciel, pourchassés par un vent irascible. Deux Lunes s’avança dans l’eau boueuse jusqu’aux genoux pour examiner la barque.
« Elle semble en bon état…
— Attends, tu veux tout de même pas dire que tu comptes me faire grimper là-dedans ? s’insurgea Naja. J’ai horreur de la flotte, moi. Tu te fourres le doigt dans l’œil jusqu’au coude si tu crois que je… »
Josp s’agita, son corps blanc et nu creva la grisaille du jour.
« Deux hommes, lança-t-il. Ils vont arriver…
— Encore ? soupira Naja.
— Ils sont vides, silencieux, poursuivit le petit homme. J’entends pas leurs pensées, ils n’ont pas d’odeur… pas d’odeur. »
Deux Lunes se releva et fouilla les environs du regard.
« Dans combien de temps, tu crois ?
— Je ne sais pas, bientôt… »
Deux Lunes plongea la main dans l’eau et la ressortit deux secondes plus tard en tirant une chaîne rouillée et ruisselante.
« Elle est attachée. Son propriétaire ne doit pas être bien loin.
— Je serais toi, Deux Lunes, j’oublierais cette idée, grogna Naja.
— Cette barque peut nous faire gagner un temps fou. Aide-moi donc au lieu de caqueter comme une vieille poule. »
Naja resta plantée dans l’herbe haute et humide de la berge.
« Putain, je te dis que j’ai une trouille bleue de la flotte.
— Dents de Rat dit qu’il faut regarder ses peurs en face si on veut s’en débarrasser.
— Dents de Rat, moi, je le…
— Les deux hommes, coupa Josp. Ils arrivent. »
Deux Lunes parvint à détacher la chaîne de la branche submergée à laquelle elle était attachée et saisit le rebord de la barque pour la maintenir dans le courant.
« On embarque. Vite. »
Josp se dirigea de son allure tressautante vers l’eau. Sa peur provoquait un claquement violent et incoercible de ses dents.
Une voix grave tomba des hauteurs.
« Lâchez cette barque ! »
Naja repéra une silhouette sur un gros rocher surplombant la rive du fleuve, un homme barbu coiffé d’un bonnet, vêtu d’un long manteau et armé d’un antique fusil de chasse.
« Je t’avais dit que c’était une mauvaise idée, siffla-t-elle. Il nous tient en joue. Il doit y en avoir un deuxième dans le coin, si Josp a raison. »
Deux Lunes aperçut à son tour l’homme perché sur le rocher entre les branches et les panaches des roseaux.
« Excusez-nous, lança-t-il d’une voix forte. Nous ne savions pas que cette barque appartenait à quelqu’un.
— Te fous pas de ma gueule, petit con, rétorqua l’homme. Vous êtes de quel clan ?
— Moi, je suis du Haut Lieu, le clan des guérisseurs ; elle, du Pégase, et lui… euh, de l’Ours.
— C’est pas des clans de par chez nous, ça ! Moi qui croyais rentrer bredouille de la chasse, me voilà avec une sacrée bonne prise. Vous deux, vous pouvez me rapporter assez de fric pour que j’passe un hiver tranquille. L’autre, là, l’homme de cavernes, j’vais pas m’en encombrer : il est tellement rachitique que j’pourrai pas en tirer grand-chose ».
Naja se positionna légèrement de profil pour glisser la main sous sa chemise et saisir la crosse de son pistolet.
« Votre copain, il est où ? cria-t-elle.
— Quel copain ? » L’homme ricana. « Je travaille toujours seul. Pas envie de partager. »
Elle croisa le regard affolé de Josp, enfoncé dans l’eau jusqu’aux cuisses près de l’arrière de la barque ; la peur creusait son visage, accentuant sa disgrâce.
« T’avais pas parlé de deux hommes ?
— Deux hommes, ils arrivent. » Le volume de la voix du petit homme augmentait à chaque syllabe, de plus en plus aiguë, de plus en plus perçante. « Ils arrivent, ils n’ont pas d’odeur…
— Dites-lui donc de fermer sa gueule, rugit l’homme debout sur le rocher. Ou j’l’abats comme un putain de rat. Il m’a l’air complètement… »
Une détonation éclata. L’homme eut un soubresaut, bascula en arrière, son corps tomba de l’autre côté du rocher dans un fracas de branches brisées.
« Putain, c’est quoi, ce bordel ? » souffla Naja.
D’autres détonations retentirent, des balles sifflèrent et crépitèrent autour d’eux.
« Sautez dans la barque, glapit Deux Lunes. Vite. Vite ! »
Naja se précipita dans l’eau et saisit au passage le poignet de Josp.
« Bouge-toi. »
Elle l’aida à grimper dans la barque, le renversa sans ménagement et enjamba à son tour le rebord plat. Deux Lunes lâcha la chaîne et poussa la barque jusqu’à ce qu’elle prenne de l’élan. Des balles miaulèrent sur les rochers environnants, frappèrent la surface de l’eau, déchiquetèrent les feuilles derrière eux. Naja se rétablit sur ses genoux et tendit la main en direction de Deux Lunes.
« Saute, Deux Lunes !
— Attends, haleta-t-il. Faut qu’elle soit bien engagée dans le courant.
— Saute, je te dis. Je les vois. Deux mecs. Putain, des Cavaliers de l’Apocalypse. Déconne pas, Deux Lunes, saute. »
Deux Lunes poussa encore la barque sur cinq ou six mètres, puis, quand elle eut pris suffisamment de vitesse, il se hissa à la force des bras sur la plage arrière et se laissa tomber de tout son long dans l’embarcation. Une nouvelle salve de balles crépita au-dessus d’eux. Quelques-unes se fichèrent dans le bois, heureusement assez dense pour les arrêter.
Naja se redressa et osa un regard en direction de la rive qui s’éloignait rapidement. Elle entrevit les deux Cavaliers immobiles sous les arbres et en partie dissimulés par les branches.
« Putain, dit-elle en se rallongeant dans le fond de la barque. Josp, je te jure qu’à partir de maintenant, je croirai tout ce que tu nous diras… »