CHAPITRE XII
De toute sa parenté, seule son arrière-grand-mère Isthia se montra véritablement compréhensive à l’égard de ce qu’on finit par appeler le Cinéma de Zara. Granny Isthia avait déclaré arquant un sourcil impérieux :
— Vous leur enseignez que là où il y a une volonté, il y a une solution. Alors, quand ils mettent votre enseignement en pratique, ne paniquez pas.
Même son père, pourtant le papa le plus compréhensif du monde, avait répondu :
— Et si elle avait été tuée ?
— Elle est à moitié Dénébienne. Nous sommes des survivants nés ! avait péremptoirement répondu Isthia.
En fait, Zara avait consacré beaucoup de temps et de réflexion à la façon d’arriver à ses fins. Sa mère avait fini par le reconnaître. Ce qui avait mis hors d’elle Grand-Mère Raven, c’était l’usage éhonté et contraire à l’éthique qu’elle avait fait de son Don. A sa décharge, elle n’avait nui à personne et avait seulement contourné quelques règlements.
Après le départ de Rojer – et les nuits de cauchemar où elle le voyait en danger mortel – Zara avait partagé son temps, pendant des jours, entre l’observation de la reine et l’élaboration de son plan. Depuis sa ponte, la reine n’avait pas bougé. Car on ne pouvait pas donner le nom d’« activité » au mouvement d’une palpe pour porter de la nourriture à sa bouche, chose qu’elle faisait de temps en temps. Roddie avait astucieusement placé les vivres près de l’unique palpe qu’elle utilisait, et disposé des nourritures plus tentantes à portée de son autre membre supérieur. Mais elle restait immobile, la partie inférieure de son corps enfouie dans le tas d’œufs et de copeaux.
Une nouvelle théorie circulait, selon laquelle les œufs de cette espèce d’orthoptère devaient être fertilisés par le mâle après la ponte, et non avant. Chaque théorie avancée donnait lieu à des discussions interminables, à des débats furieux où les adversaires perdaient souvent leur sang-froid.
Plutôt que de la détourner de son plan, ces discussions renforcèrent la décision de Zara de passer à l’action, car, à l’évidence, personne ne SAVAIT ce qu’il fallait faire pour la reine. Car il faudrait FAIRE quelque chose, et vite, sinon on risquait de la perdre. Zara était certaine qu’elle le saurait si elle pouvait approcher assez près pour « sentir » ses besoins. Roddie faisait tout ce qu’on peut attendre d’un mâle. Mais la reine était une femelle. C’étaient des femelles comme son arrière-grand-mère Isthia et ses grands-tantes Besseva et Rakella qui avaient « entendu » la réponse des Coléoptères au retour arbitraire de l’unique éclaireur ayant survécu à la Répulsion Rowane-Raven au-dessus de Deneb. Et cela avait attiré la grande Ruche vers Deneb, où les Doués l’avaient précipitée dans le primaire. Cela se passait, bien sûr, avant que les Mrdinis n’aient pris contact avec les Humains ; en fait, c’était la raison pour laquelle les Mrdinis avaient pris contact avec les Humains. Mais, aux yeux de Zara, cela ne justifiait en rien leurs actions actuelles. La seule femelle présente sur le Module d’Observation était le Capitaine Waygella, qui n’était pas une Douée. Pourquoi diable son grand-père ou sa grand-mère n’avaient-ils pas pensé à poster une Douée empathe sur le Module ?
Mais ça ne leur était pas venu à l’idée. C’était donc à elle de remédier à cette situation.
Ce qui exigeait un plan et un minutage précis, car, s’il y avait un trafic intense en partance d’Aurigae, une infime partie en était à destination de la Terre, ou à la rigueur de Callisto. C’était là qu’elle avait manqué à l’éthique… en écoutant les messages télépathiques pour savoir quand il y aurait un départ pour Callisto ou la Terre. Elle avait caché dans sa chambre un respirateur, pour le cas où elle devrait partir dans un conteneur de fret. Elle s’était préparé un sac de voyage, avec des vêtements de rechange, et quelques objets de première nécessité, dont des provisions de bouche, car les enfants utilisaient des rations de survie quand ils partaient à la chasse ou en camping pour plusieurs jours. Ses ‘Dinis, Pol et Diz, étaient en hibernation, ce qui éliminait le problème. Non qu’elle ne fût pas capable de leur dissimuler son projet, mais il lui aurait semblé déloyal d’avoir l’air de les déserter sans pouvoir leur donner d’explication.
Le temps pressait. La reine s’affaiblissait de plus en plus : rien ne la tentait assez pour manger plus de quelques bouchées, d’ailleurs de plus en plus espacées.
Zara entendit ses parents parler de la vie de Rojer à bord du Genesee. Avant de lancer un nouveau genre de sonde autour de la planète colonisée par les Coléoptères, il semblait avoir eu un problème à bord. Bien fait pour lui, pensa-t-elle perfidement, puisqu’il participait activement à la destruction d’une espèce. Quand on pense que l’Alliance trouvait la Race de l’Essaim sanguinaire, prédatrice, impitoyable ! Elle alla jusqu’à se réjouir d’apprendre – et en cela ne faisait certes pas partie de la majorité – que cette colonie des Coléoptères grouillait de vie, avec des défenses puissantes et des centaines de satellites et d’astronefs en orbite. Certains indices donnaient à penser que les Coléoptères se préparaient à de nouveaux voyages exploratoires. Cela, naturellement, selon les ‘Dinis. Quand un monde devenait surpeuplé, cela signifiait qu’il y avait trop de reines ; un astronef était armé, sur lequel les reines en surnombre partaient à la recherche d’une nouvelle planète à coloniser.
Cette procédure changerait-elle quand l’astronef non armé, originaire de leur monde natal, arriverait sur la colonie et leur apprendrait la destruction de leur système originel par la nova ? Beaucoup pensaient que cela provoquerait le chaos sur tous les mondes des Coléoptères. Et peut-être même, suggéraient les optimistes impénitents, que cela interromprait leurs explorations le temps de fonder un nouveau monde natal. Mais d’autres étaient certains que la Race de l’Essaim continuerait à explorer comme si de rien n’était.
Les spéculations allaient bon train sur ce qui arriverait au cas où les mondes des Coléoptères apprendraient qu’une reine était prisonnière sur la Terre. Mais comme il était peu probable que la proie de l’Escadre B fût au courant de la destruction du plus grand astronef jamais construit par le Multiple, la question était purement académique.
Ce qui rendait cette reine solitaire encore plus importante aux yeux de Zara.
Mexalgo, Représentant des Mineurs, approcha un jour la Tour d’Aurigae pour un passage vers la Terre, où il devait assister à une importante réunion de l’Association des Mineurs et Métallurgistes de la Ligue des Neuf Étoiles. C’était la chance de Zara, car Mexalgo était un grand gabarit, près de deux mètres de haut, et pas loin de cent dix kilos, et il ne tiendrait pas dans une capsule pour une personne. On lui alloua effectivement une capsule double. Il emportait avec lui des échantillons d’alliages. Zara faillit hurler de joie. Elle était si menue qu’elle ne provoquerait aucun déséquilibre dans l’appareil, surtout si elle s’y téléportait. Et si petite qu’elle tiendrait facilement sous la seconde couche matelassée, cachée du regard de Mexalgo par une couverture noire. Dès l’aube, la double capsule fut installée dans sa nacelle. Zara déjeuna avec sa famille comme d’habitude, mais, quand elle remonta dans sa chambre, ostensiblement pour brancher le télé-prof, elle s’accroupit et se téléporta directement dans l’appareil. Elle avait mal jugé de ses dimensions, car elle s’écorcha les mollets contre la couchette intérieure, et s’érafla le dos contre la couchette extérieure. Elle aurait dû se téléporter longitudinalement, et non transversalement. Elle se frictionna vigoureusement les jambes, suscita un blocage mental pour réduire la douleur, puis elle s’installa sous la couchette avec son sac, la couverture jetée sur elle pour ne pas attirer l’attention quand on ouvrirait la capsule au RM Mexalgo. La veille, elle avait mis son télé-prof sur automatique, de sorte qu’il parlerait et se tairait aux moments voulus, et elle avait laissé une note disant qu’elle sortait chercher des légumes. Personne ne s’étonnerait de son absence avant le dîner.
Elle eut un instant de panique quand quelque chose de lourd lui pesa sur le dos : Mexalgo venait de s’allonger sur sa couchette.
— Il faut attacher vos échantillons sur l’autre couche, Mexalgo, dit le chef de station, et Zara retint son souffle et releva ses écrans mentaux pour ne pas être détectée par Keylarion.
— Pourquoi ? grogna le Représentant des Mineurs.
— Politique de la Tour. Vous ne tenez pas à être écrasé, non ? Le paquet tiendra facilement sur l’autre couche et vous pourrez l’assujettir par le harnais.
Cela fait, le sas se referma. Malgré ses écrans fermés aussi hermétiquement que possible, Zara « sentit » la poussée initiale de la capsule.
— Ça prend plus longtemps que j’aurais cru, grommela Mexalgo. Quand est-ce qu’ils vont se décider à me téléporter ? Je ne veux pas être en retard à cette réunion. Ce n’est pas pratique d’avoir des heures différentes sur les différents mondes. Ils devraient les synchroniser.
Zara avait envie de rire de son ignorance et de sa nervosité. Elle, elle avait su tout de suite quand ils étaient partis, et quand ils étaient arrivés, quelques secondes plus tard. Puis, le sas s’ouvrit.
— Représentant des Mineurs Mexalgo ?
Une bouffée d’air frais pénétra dans la cabine.
— D-10 Guanil. Un véhicule de surface vous emmènera à l’immeuble Blundell, où un aérocar vous attend. Là, permettez-moi de vous aider.
Ni l’un ni l’autre n’avait le moindre soupçon de sa présence, et son estomac se dénoua. Elle exerça une infime pression sur le sas pour l’empêcher de se verrouiller. Personne ne le remarquerait, ce qui ne serait pas le cas si elle était devait user de son Don kinétique pour le forcer de l’extérieur. Elle se trouvait dans une zone protégée.
Dehors, elle entendait des activités de toutes sortes, mais les installations du Méta de la Terre travaillaient jour et nuit, surtout depuis qu’on accélérait les préparatifs contre les Coléoptères. Elle pouvait établir la gestalt avec n’importe lequel des moteurs qu’elle entendait ronronner à l’extérieur. Mais où voulait-elle aller maintenant ?
Elle décida que personne ne s’attendrait à être écouté télépathiquement ici, sur l’aire de chargement. Roddie importait tous les jours des vivres de la Terre… Il suffisait de trouver l’un de ses conteneurs. Sinon aujourd’hui, du moins demain…
Avec prudence, elle projeta ses sens hors de la capsule, comme on le lui avait enseigné, pour évaluer l’environnement. C’était un jeu qu’ils avaient tous pratiqué, et dont la récompense, pour le rapport le plus complet, était un origami de Papa. Elle n’en avait pas autant que Laria, Thian et Rojer, mais ils étaient plus âgés qu’elle et avaient fait cet exercice plus souvent. Morag n’en avait que deux.
L’immensité de l’aire de chargement la stupéfia, et aussi le nombre des nacelles qui se remplissaient et se vidaient presque instantanément. Puis elle se demanda avec inquiétude si sa capsule n’allait pas être renvoyée d’où elle venait, et, malgré ses mollets écorchés, elle se téléporta vivement sous l’appareil. Il n’y avait personne dans son voisinage immédiat, alors elle risqua un coup d’œil à la proue.
Peu à peu, à mesure qu’elle sondait son entourage, elle réalisa qu’il y avait des zones distinctes : elle se trouvait dans la zone des capsules « vivantes » beaucoup moins animée que les autres où l’on chargeait toutes sortes de produits sur d’immenses plates-formes de levage gravitationnelles qui passaient silencieusement entre les rangées de conteneurs, grands et petits. La première plate-forme ne portait que des caisses et des ballots. Rien de « frais ». Pas de légumes ni de fruits.
Soudain, elle sursauta en entendant des voix approcher.
— D’accord, prends cette double, Orry, dit une voix masculine. On pourra y caser les cageots. Le Doué soulève toujours en douceur, pour que rien ne roule ou s’écrase. Il manie ces trucs aussi délicatement qu’un bébé. Je ne sais pas pourquoi, vu qu’elle ne mange pas.
— Alors, qui est-ce qui mange tout ça ? Les gens du Module ?
— J’en doute, grogna dédaigneusement le premier. Ça doit être contaminé ou autre chose par cette créature. En tout cas, moi, j’y toucherais pas pour un empire. Tous ces trucs de premier choix pour un insecte !
— Un gros insecte… bon, attache ça. Le harnais ira tout juste.
Zara sonda, comme on le lui avait enseigné, pour évaluer la masse et le volume du chargement de la capsule. Il ne restait pas beaucoup de place. Pourtant… En se roulant en boule, elle tiendrait au bout de la couche où les fruits frais étaient arrimés.
Cette fois, elle se cogna la tête, et, en prime, faillit révéler sa présence par une malencontreuse exclamation de douleur.
— T’as entendu ça, Orry ?
— Entendu quoi ?
— Oh, rien. Filons. Capsule FT-387-B prête au « levage ». Maintenant, comme je te disais…
Zara entendit les voix s’éloigner…
Et elle sentit le « levage », un peu saccadé car le Doué dut exercer une poussée plus forte à cause de son poids.
Qu’est-ce qu’ils envoient donc aujourd’hui ? Et, si elle ne se trompait pas, cette voix était celle de son cousin Roddie. Toutefois, elle s’était bien préparée et elle savait exactement où elle avait atterri : dans le Hangar A, installation originelle du Module, énormément agrandi depuis. Une seconde capsule reposait dans sa nacelle. Elle se téléporta hors de la première et se cacha derrière la deuxième. Elle s’était assez cognée et écorchée, en entrant et sortant de ses divers transports, pour ne pas avoir envie de recommencer.
A peine avait-elle vidé les lieux que le sas s’ouvrit et qu’elle « sentit » son cousin Roddie, l’esprit uniquement occupé de ses devoirs et de son inquiétude pour sa pensionnaire. Il avait commandé spécialement des fruits tropicaux succulents – jusque très récemment, la reine avait manifesté beaucoup d’intérêt pour les fruits, qu’elle mangeait en mettant de côté les pépins et les noyaux. Maintenant, elle ne les regardait même plus. Il fallait qu’il trouve le moyen de stimuler son appétit d’une façon ou d’une autre. Les xénobios et xénozoos commençaient à s’empoigner au sujet de son manque d’intérêt pour les larves. Ces choses pouvaient mourir de négligence tout comme les petits de n’importe quelle espèce. Si la reine ne faisait rien pour s’en occuper très bientôt, il faudrait les lui enlever et les joindre au reste du programme. Deux larves avaient réussi la transition au stade suivant de leur développement… Roddie connaissait le fait, mais n’en avait pas été témoin.
Zara se félicita d’arriver à temps. Il n’était pas trop tard. Elle pourrait aider la pauvre reine. Elle la sauverait. Les traînements de pieds continuèrent.
— Exact. Les fruits d’abord.
Et Zara suivit l’esprit de Roddie tandis qu’il livrait des melons parfumés à la prisonnière de Heinlein.
— Dans le mille !
Son attitude irrévérencieuse en des situations graves avait toujours déplu à ses cousins, et, bien qu’elle eût entendu ses ruminations mentales, Zara lui en voulut. Elle suivit sa deuxième téléportation. Sentit sa confusion.
— Hé, qu’est-ce que c’est que ça ?
— Quoi, Lieutenant ?
— Je ne sais pas, Sergent, mais je vais tirer ça au clair.
Horrifiée, Zara prit une profonde inspiration, suivit la direction de la dernière téléportation de son cousin, et glissa sur du jus de fruits trop mûrs gelé sur le sol ; elle tomba à la renverse et se cogna la tête contre un sac de larves.
Elle resta un bon moment étourdie par le choc. Puis elle fut pénétrée d’un froid terrible, comme si toutes les fibres de son corps étaient gelées. Zara réfléchit : elle savait très bien que la température de la Base était maintenue à 32 ° Celsius. Puis elle regarda le corps inanimé de la reine. Il était beaucoup plus grand que Zara ne l’avait pensé jusque-là : la reine était plus grande qu’elle, qui était, il est vrai, plutôt petite pour une Lyon. Mais pas pour une Gwyn. Fugitivement, elle se rappela Rojer, lui disant qu’elle ressemblait beaucoup à sa grand-mère.
Eh bien oui, elle lui ressemblait, et c’est à cause de ça qu’elle était là. Et elle avait en partie résolu le mystère. 32 ° Celsius, ce n’était pas assez chaud pour une reine pondeuse ni pour ses œufs. Zara perçut une faim terrible, une faiblesse terrible, l’angoisse de laisser une tâche inachevée. Solitude ! Faim ! Froid ! Étrangeté de l’environnement ! Froid ! Faim !
Zara Raven-Lyon ? Que fais-tu en bas ? Elle leva les yeux sur le Module d’Observation, consciente d’être dégoulinante de jus de fruit.
Elle a froid ! Terriblement froid ! Elle gèle, et c’est pour ça qu’elle ne peut pas manger. Monte la température. Envoie d’autres copeaux pour les couvrir, elle et ses œufs, ou tu vas tous les perdre.
Par les soixante-dix soleils de l’Alliance, comment le sais-tu, Zara Lyon ?
Les esprits des Coléoptères sont femelles. La Rowane et toutes celles qui ont entendu les nombreux esprits des Coléoptères étaient des femelles. Je suis une femelle ! Elle a froid ! Chauffe-la donc !
C’est déjà fait. Et je vais te remonter ici où ça va sûrement chauffer aussi pour toi d’une autre façon !
Zara sentit son contact, pour la téléporter jusqu’au Module. Elle résista avec un sourire jusqu’aux oreilles.
Je te conseille de te téléporter toi-même dans le Module immédiatement, Zara Raven-Lyon ! dit une autre voix, avec une grande autorité et sans le moindre humour.
Grand-Mère Rowane, laisse-moi rester ici jusqu’à ce qu’elle ait assez chaud pour manger, parce qu’elle a besoin d’aide et que je lui accorderai la mienne si personne d’autre ne veut la secourir !
Petite effrontée !
Un gloussement mâle épargna à Zara de faire assaut de volonté avec sa grand-mère. Elle est venue de loin pour faire ça, Rowane, dit la voix de son grand-père. Comme elle est assez brave pour être là, et que son diagnostic a des chances d’être juste, donnons-lui sa chance de le prouver. Sinon, les experts craignent de perdre la reine.
Pendant les deux heures qui suivirent, Zara se mit dans le plus simple appareil possible pour ne pas trop souffrir de ce qui devint une chaleur tropicale en plein midi, mais la reine se remit à bouger, se remit à manger, Zara poussant vers elle de plus en plus d’aliments, assez près pour qu’elle puisse les saisir avec ses palpes.
Quand les balles de copeaux apparurent, Zara les entassa autour des œufs et des larves. Son cousin lui envoya à boire pour humecter sa gorge desséchée, un serre-tête, et des serviettes qu’il remplaçait dès qu’elles étaient trempées de sueur.
Puis, lentement, la reine se dégagea de son tas d’œufs, et rampa de l’avant sur ses membres supérieurs. Zara, restant à distance respectueuse de ces longs bras et de ces palpes puissantes, remonta les copeaux. La reine continua à manger. Quand elle s’arrêta, Zara s’éloigna d’elle le plus possible, mettant les larves entre elle et la reine. La reine ajouta des copeaux sur les larves, comme pour critiquer les efforts de Zara. Puis elle reprit sa posture stationnaire.
Zara ne sentait plus rien.
Tu as fait ce que tu avais prévu, Zara. Maintenant, remonte au Module, dit sa grand-mère, mais sans aucune colère, tout en lui donnant un ordre auquel Zara savait qu’elle ne pouvait désobéir. Je suggère que tu prennes une douche avant de nous rejoindre sur Callisto, ajouta-t-elle d’un ton amusé.
Ça va chauffer pour moi, pensa Zara, mais j’ai fait ce que j’avais prévu. Et désormais la reine vivra !
A sa grande surprise, le personnel du Module ne la critiqua pas et ne la mit pas sous bonne garde. Mais le Capitaine Waygella se boucha le nez, en déclarant qu’un grand nettoyage s’imposait.
— Nous avons une bonne installation de recyclage au Module, mon petit, mais tu vas épuiser tous nos déodorants du mois.
Zara fut donc conduite, au trot, à l’installation sanitaire, quelqu’un lui mit un drap de bain dans les mains, un autre une tunique et des chaussures de station à semelles souples. Après une longue douche, elle ramassa ses vêtements, et alors seulement, elle réalisa quelle puanteur elle avait dégagé. A bout de bras, elle prit son costume du bout des doigts et le jeta dans l’incinérateur, puis elle se relava les mains.
Elle ouvrait la porte, remarquant qu’une femme-soldat était postée devant, quand elle se sentit arbitrairement téléportée dans la nacelle, voisine de la capsule dans laquelle elle était arrivée.
Monte, mon enfant. Nous voulons t’épargner la publicité dans la mesure du possible, dit son grand-père.
Zara « sentit » que Jeff Raven était plus étonné que furieux, mais rien n’était sûr pour les autres.
En quoi elle avait raison, car, à son arrivée sur Callisto, elle fut accueillie par Gollee Gren, le premier assistant de son grand-père, et l’homme qui décidait où placer les Doués dès qu’ils étaient assez grands pour se voir assigner un poste officiel.
— Tu nous as tous pris au dépourvu, mon petit !
— Mais, Oncle Gol, tu ne comprends donc pas que je devais faire ce que j’ai fait ? Personne d’autre ne savait !
— Zara, ma chérie, dit-il, lui mettant un bras sur les épaules et la guidant vers la maison de sa grand-mère, la seule chose qui te sauve de la relégation dans une station de transfert de Capella, c’est qu’effectivement tu savais. Et que tu as sauvé la reine.
Zara respira un peu mieux et allongea le pas pour l’accorder aux longues enjambées de Gollee. Le bras entourant ses épaules était réconfortant, et elle savait qu’elle aurait besoin de réconfort si sa mère se trouvait chez sa grand-mère.
Elle n’osait même pas « sentir » si ses parents étaient là.
Je suis là. Et la douce sérénité de son arrière-grand-mère l’envahit. Ta mère et ton père sont bien trop occupés à balancer des mastodontes à travers toute l’Alliance.
Puis ils furent sur le perron ; la porte était ouverte. Son arrière-grand-mère Isthia était là, et aussi – les yeux de Zara se dilatèrent – la femme dont on lui avait donné le nom, Elizara. Son courage défaillit. Elle aurait su sur quel pied danser avec son père et sa mère, même avec son grand-père et sa grand-mère, mais avec Isthia et Elizara… ! Le bras de l’Oncle Gollee était toujours réconfortant sur ses épaules, puis elle sentit le contact mental d’Isthia et d’Elizara, doucement mais implacablement, l’envelopper de leur tendresse.
Le klaxon de l’alerte rouge réveilla Rojer. Il s’habilla à la diable, se demandant, paniqué, s’il devait aller à sa capsule de sauvetage. Mais c’était une alerte rouge, pas l’alerte d’évacuation du vaisseau. Et en cas d’alerte jaune ou rouge, il devait se présenter à la passerelle. Il enfonça ses jambes dans sa combinaison, poussa ses pieds dans ses chaussures à semelles souples tout en enfilant ses manches.
Restez là, je reviendrai vous chercher, dit-il à ses ‘Dinis ensommeillés en refermant la porte. Puis il se téléporta à la passerelle, ratant de justesse une collision avec le Capitaine Metrios qui se ruait à son poste.
Rojer ouvrit son esprit et rencontra celui du Commandant. L’alerte n’annonçait pas un danger pour eux, mais pour la Ruche en approche qui semblait attaquée.
La veille, Rojer avait mis plusieurs sondes en orbite géostationnaire – afin qu’elles ne soient pas détectées par les balises d’alarme du Multiple – autour de la planète habitée et autour de plusieurs lunes où les sondes précédentes avaient détecté des systèmes d’armes.
Ces sondes planétaires montraient une activité insolite, et les sondes lunaires indiquaient que des missiles à longue portée étaient braqués sur la Ruche qui approchait.
— Leur code de sécurité n’est pas à jour, on dirait, remarqua Metrios à l’adresse de l’officier d’artillerie, le Capitaine Yngocelen.
— Oui, ou alors ils savent que la Ruche qui arrive est pleine de reines, et ils en ont déjà assez. N’oublions pas, ajouta Yngocelen, ce que nous savons de leurs principes de colonisation, et ce qui semble se passer sur cette planète.
— Oui, mais il s’agit de leur propre espèce, quand même, non ? dit l’astrogateur, perplexe.
— Comme je l’ai dit, ils n’ont peut-être pas le mot de passe pour aujourd’hui. Mais regardez-moi ce barrage ! Bien content de ne pas avoir à le forcer !
— Mais ils ne font pas mouche ! Regardez les explosions !
— On dirait qu’ils tirent au hasard, dit l’artilleur.
— Côté précision, ce n’est pas fameux en effet, dit Metrios. L’astronef n’est même pas à leur portée. Pourquoi n’attendent-ils pas ?
— Appel pour vous, Commandant, dit Doplas. Du Commandant Prtglm.
— Écran branché.
— C’est comme ça qu’ils se battent, Commandant Osulvan, dit Prtglm. Le barrage continuera jusqu’à ce que l’astronef soit détruit ou batte en retraite. Et alors il sera poursuivi jusqu’à annihilation.
— Mais c’est un astronef de leur espèce, Commandant.
— Les reines n’aiment pas partager, Osulvan, répliqua Prtglm.
— Peut-être que le vaisseau en approche n’a pas pu s’identifier comme Ruche, ou avertir qu’il a survécu à la destruction du monde natal.
— Tout cela importe peu, Osulvan. Trop de reines ! Celles en surnombre doivent mourir !
— Au moins, nous savons maintenant d’où ils lancent leurs missiles sol-espace, dit Yngocelen, ses mains volant sur son clavier. J’entre toutes les données.
— Y a-t-il des chances qu’ils épuisent leurs munitions, ce qui nous laisserait la voie libre ? demanda Metrios.
— Théorie dangereuse, Capitaine, dit Prtglm.
— Ouaaah ! fit Doplas, et un écran retransmettant les données d’une sonde s’éteignit.
La perte d’une sonde ne les empêcha pas d’assister aux terribles destructions qui suivirent.
— Tactique différente, dit soudain Prtglm, comme les missiles, qui avaient commencé à frapper la surface de la Ruche, modifiaient leur trajectoire pour seulement la frôler.
— Pourtant ils ne peuvent pas manquer la cible, elle est à bonne portée maintenant, s’écria Ynggie. Comment font-ils pour la rater ? Les missiles rebondissent sur la coque !
Le grincement d’un rire ‘Dini fit taire tout le monde sur le Genesee.
— Ils veulent récupérer l’astronef intact. Ils veulent forcer les reines à l’évacuer. C’est une nouvelle tactique. Très nouvelle. Très intéressante.
Au bout d’un moment, l’intérêt faiblit pourtant pour Rojer, qui devait se frotter les yeux de temps en temps, tandis que la bataille, à des millions de miles de distance, était relayée par les sondes. A cause du délai de transmission, ils ne surent pas exactement quand elle cessa… sauf qu’il y avait moins de minuscules étincelles autour de la troisième planète.
— Regardez bien, Alliés, entonna Prtglm d’un ton si grave et solennel que tout le monde obéit. Observez les capsules de sauvetage qui quittent maintenant l’astronef.
Heureusement, ils avaient une sonde en position parfaite pour cette observation.
— Elles vont se faire canarder comme des vaches dans un couloir si les missiles ont une portée suffisante, dit Ynggie.
Et, gémissant à chaque impact, il vit chacune des seize capsules de sauvetage se faire pulvériser quelques secondes après avoir quitté la sécurité de la Ruche.
— Et maintenant, comment vont-ils s’emparer du vaisseau ? demanda Yngocelen. Les reines ne sont plus là pour donner des ordres aux ouvrières… et ils n’ont toujours pas cessé de tirer, non ?
— Ce qui va arriver n’est pas connu. Observez. Ce n’est pas la procédure habituelle, dit Prtglm.
Ce qui arriva prit beaucoup plus de temps qu’il n’en avait fallu pour obliger les reines à abandonner leur vaisseau. En fait, Rojer s’était endormi sur sa couche, fatigué de fixer les écrans. L’officier des communications le secoua doucement par l’épaule pour le réveiller.
— On a besoin de vous, mon garçon, dit-il avec bonté, le visage hagard de fatigue. C’est fini, et il faut transmettre notre rapport.
— Que… comment ça s’est-il terminé ?
Rojer se frotta les yeux, mais on posa une tasse de café fumant devant lui, et il remercia l’astrogatrice Langio.
— Selon toute apparence, la Ruche a fini par épuiser ses munitions, dit Metrios, s’arrêtant pour siroter son café. Puis une grande navette a fait un trou au milieu de la coque – sans doute dans une aire de fret ou d’atterrissage. Prtglm dit que dès que des reines sont montées à bord, elles ont pris le contrôle de l’équipage. Mais ce n’est qu’une supposition, parce que, comme l’a dit Prtglm…
— … dit, redit et répété… marmonna Doplas, levant les yeux au ciel.
— … les ‘Dinis ne connaissent aucun précédent au comportement dont vous venons d’être témoins. Maintenant, l’alerte rouge est terminée pour tout le monde, sauf pour vous, Rojer, dit le Commandant Osullivan.
Et il le stupéfia en lui donnant une amicale tape sur l’épaule tout en lui tendant son bloc.
Grand-Père somnolait, lui aussi, mais il se réveilla instantanément en entendant la voix de Rojer et coupa court à ses excuses.
Rojer lui lut son message, ce qui allongea beaucoup la transmission.
Eh bien, voilà des nouvelles stupéfiantes. Sur quoi, son grand-père gloussa. L’escadre aurait été chaudement reçue si elle avait débarqué au milieu de tout ça comme certains l’auraient voulu. Ne répète pas ça, Rojer.
Bien sûr que non, Grand-Père, dît Rojer, qui parvint même à garder son sérieux. Nous avons été en alerte rouge. Pendant des heures. Je ne sais pas exactement combien de temps a duré la bataille.
Peu importe, Rojer. L’important, c’est ce qui s’est passé, la durée et la férocité de la rencontre, et son résultat.
Prudence, toujours prudence, voilà ce que nous devons mettre en pratique. Même les plus belliqueux des ‘Dinis le comprendront maintenant. Cette bataille aura sans doute sauvé bien des vies d’Humains et de ‘Dinis.
Mais Grand-Père, dit Rojer, réalisant que la partie officielle de la transmission était terminée ; cette planète possède maintenant quatre Ruches dont elle peut se servir pour la colonisation.
Peut-être, Rojer. Mais ils n’ont pas encore quitté ce système. Peut-être qu’ils ne le quitteront pas. Je bavarde un peu avec toi, fiston, parce que j’ai transmis ton rapport aux Grands Conseils, et qu’ils répondront peut-être immédiatement. Tu peux rester éveillé jusque-là ? Je te sens bâiller avec moi.
Rojer eut un grand sourire. Il vit le Commandant Osullivan hausser un sourcil interrogateur.
— Le Méta de la Terre me demande de rester à l’écoute, Commandant, au cas où il y aurait une réponse immédiate à votre rapport.
— Oh !
Et le Commandant se mit à faire les cent pas. La plupart des officiers avaient quitté la passerelle, et le timonier avait été remplacé. Un lieutenant occupait le siège de Doplas, mais la ravissante astrogatrice était toujours à son poste, clignant fréquemment les yeux en regardant ses écrans.
Je crains d’avoir à te laisser où tu te trouves, Rojer, dit son grand-père, et cela vaut pour toute l’escadre. Répète tout haut après moi : « Message à l’intention du Commandant Osullivan à bord du Genesee. Rapport reçu. Données en cours d’analyse. L’escadre doit rester dans sa position actuelle, à moins que le trafic ennemi n’exige son repositionnement. Toute activité sur la planète en cause doit faire l’objet d’un rapport toutes les douze heures, à moins qu’une activité accrue ne fasse prévoir le départ imminent des vaisseaux ennemis. Les reconnaissances par sondes doivent être poursuivies, et leur rayon d’action augmenté si c’est possible. Du personnel supplémentaire sera téléporté bientôt. Grand Conseiller Gktmglnt et Amiral Tohl Mekturian. Fin du message. » Rojer, je crois que ton frère va te rejoindre. Et peut-être te remplacer.
Ah, Grand-Père, juste au moment où ça devient excitant ! Et où ils ne pensent plus à moi comme à un « gosse » !
Je suis ravi de l’apprendre, personnellement et professionnellement, mais je crois que tu as assisté aux seuls événements excitants qui se passeront avant longtemps. De toute façon, tu ne bougeras pas d’ici un bon moment…
Hurrah !
Thian est à au moins six semaines du point le plus proche d’où nous pourrons le téléporter à partir du KLTL. Tu es coincé à bord jusque-là.
Tant mieux, Grand-Père. Le Capitaine Metrios me donne des cours d’ingénierie navale, de sorte que je ne manque même pas l’école.
Ha ! s’exclama son grand-père. Tu n’es pas le seul de mes petits-enfants à prendre des initiatives. Puisque tu ne peux pas savoir ce qu’a fait ta sœur Zara…
Elle est allée voir la reine ?
S’ensuivit un si long silence que Rojer crut avoir perdu le contact, puis il entendit un gloussement. Tu n’ajouterais pas la précog à tes autres Dons par hasard, Rojer ?
Non, Grand-Père, mais je sais qu’elle tombait en morceaux au sujet de la reine.
Au contraire, elle a réuni tous les morceaux, Rojer. Tu peux être fier de ta sœur. Elle vit sur Callisto et étudie sur la Terre avec Elizara. Entre-temps, on a placé une D-4 sur le Module pour monitorer la reine. Zara a découvert que la pauvre créature mourait de froid. La température dans une chambre de ponte est bien plus élevée que partout ailleurs dans une Ruche.
Tu veux dire que Zara a fait tout ça à partir d’Aurigae ? dit Rojer, stupéfait des capacités de sa sœur.
Son grand-père lui résuma les aventures de sa sœur, ce qui plongea Rojer dans la stupeur parce qu’il ne l’aurait jamais crue capable d’une telle témérité.
Parfois, Rojer, nous ne savons pas de quoi nous sommes capables à moins de nous trouver devant des situations inattendues ! Aujourd’hui, Zara est heureuse d’étudier auprès d’Elizara, et, ajouterai-je, au soulagement de tous. Maintenant, comme je te sens bâiller, va te coucher. Une longue attente va commencer, mais pour le moment, nous pouvons tous aller nous reposer.