CHAPITRE III
Quand ses parents lui annoncèrent qu’elle partirait bientôt pour la planète mère des Mrdinis, Laria fut d’abord en extase. Tip et Huf furent informés en même temps par le chef des Mrdinis d’Aurigae qu’ils allaient rentrer chez eux, et ils manifestèrent leur joie par de joyeuses acrobaties d’une telle complexité que tous les membres de la famille Raven-Lyon interrompirent leurs activités pour admirer le spectacle. Les autres ‘Dinis de la maison y ajoutèrent des girations de leur cru, pas aussi compliquées que celles de Tip et Huf, car, après tout, c’étaient ces derniers qui rentraient dans leur patrie.
Ces gambades, exécutées sur la terrasse de sa maison, firent peut-être réaliser à Laria qu’elle allait bientôt la quitter. Quitter Saki, les chatcoons, les chienbuls, et même les rampeurs. Quitter ses frères et ses sœurs, et surtout, quitter ses parents et tout ce qui lui était cher et familier. Laria réprima ses doutes croissants et sa vague angoisse sur ses capacités à assumer ses futures responsabilités. On lui avait expliqué le pacte d’échange dès ses cinq ans, le jour où elle avait demandé pourquoi tous les enfants n’avaient pas des amis ‘Dinis. Mais comme tout le monde allait lui manquer !
Nous serions ulcérés s’il en était autrement, lui dit son père, s’adressant à elle seule. Elle se tourna vers lui, debout en haut du perron avec sa mère, et parvint à lui sourire. Tu ne seras qu’à une pensée de nous, mon cher cœur. Nous avons cet avantage.
Oui, Papa, répliqua-t-elle bravement, adoptant résolument des pensées positives. La première fut d’imprimer dans son esprit la scène qui l’entourait : sa maison, se détachant sur les montagnes, la cité au-dessous d’elle, avec le bruit de fond incessant des engins miniers, les ‘Dinis qui dansaient, ses frères et sœurs admiratifs, les chatcoons, les chienbuls, et même quelques rampeurs qui se tenaient prudemment à l’écart pour ne pas se faire piétiner.
Le ciel du soir était encore d’un bleu magnifique, s’assombrissant lentement vers le noir étoilé de la nuit. Il y avait même une légère brise descendant des montagnes, fraîche et chargée de tous les parfums aurigaens avant-coureurs du printemps. Avec, comme toujours, cette odeur âcre qui laissait un arrière-goût métallique dans la gorge.
Laria se rappellerait à jamais ce moment, cette scène. Elle le savait, et poussa un profond soupir.
Ses sœurs, Zara et Kaltia, et même Morag qui avait sept ans, l’aidèrent à faire ses bagages, sous le regard vigilant des ‘Dinis. Eux, ils n’avaient pas grand-chose à emporter, un petit sac chacun, avec quelques babioles, précieuses uniquement pour eux : cailloux et coquillages, panneaux de verroterie d’un usage inconnu, et gemmes brutes qu’ils aimaient particulièrement. Quand on avait remarqué leur attirance pour les bijoux, Afra avait trouvé un lapidaire parmi les mineurs, mais, bien que manifestant un grand intérêt pour son travail, ils ne semblaient pas intéressés à faire tailler leurs pierres. A l’évidence, les ‘Dinis de la Terre avaient accaparé le marché des perles, de la nacre et autres coquilles irisées, articles qu’on ne trouvait pas sur Aurigae.
Le plus dur était de quitter Saki ; pourtant, Laria savait que Zara, qui en hériterait, adorait ce cheval si docile. Elle ne pouvait pas le laisser en de meilleures mains. Maintenant, le poney de Zara passerait à Morag, qui était juste en âge de le monter. Mais dès qu’elle eut accepté cette nécessité, son aventure commença à l’exciter. Car c’en serait une. Elle le sentait dans l’esprit de ses parents, avec, chez les autres, une pointe d’envie pour cette expérience qu’elle serait seule à vivre. L’aura d’envie était particulièrement forte chez Thian, mais comme il n’avait qu’un an à attendre avant de la rejoindre, elle ne lui en voulut pas. Rojer était le plus malheureux de tous, parce qu’il ne faisait pas partie du programme d’échanges, et qu’il le désirait ardemment. Laria s’efforça d’émettre vers lui des pensées apaisantes, mais il s’en aperçut et disparut pour une de ses chasses solitaires. Désemparée, elle tenta de rester en contact mental avec lui, mais, bien qu’il n’eût que douze ans, il était malin et déjoua ses tentatives.
Parfois, elle se sentait une envie de danser comme les ‘Dinis ; d’autres fois, elle se demandait dans quoi elle s’embarquait. Les ‘Dinis ressentaient-ils un émoi semblable, elle n’en savait rien, mais Tip et Huf lui manifestèrent leur soutien par des rêves si optimistes que, peu à peu, son attente devint totalement positive. Au point qu’elle espérait impatiemment l’heure du départ.
Comme plusieurs autres paires de ‘Dinis étaient du voyage, un grand véhicule était prévu. Presque incapable de se contenir dans son excitation, Laria serra sur son cœur ses frères et sœurs, sa mère et son père, puis plongea littéralement dans la capsule.
Au moment où elle refermait le sas, son père lui adressa un clin d’œil conspirateur qui la laissa pantoise.
Bien content que tu sois restée avec nous pour partir en astronef, ma chérie, dit-il. Tu avais l’air de vouloir faire le saut par tes propres moyens. Elle réprima son impatience et lui adressa un sourire radieux.
C’était vraiment ce qu’elle avait ressenti. J’ai quand même plus de bon sens que ça. Papa !
Dans le cas contraire, nous n’aurions pas envisagé de te laisser partir, Laria, répondit-il d’un ton cocasse. Dans le doute, sers-toi de ton bon sens, mon petit chatcoon, et tout ira bien.
« Chatcoon », c’était le mot tendre qu’il n’utilisait que pour elle, et un flot d’affectueuse fierté l’enveloppa. Son grand sourire s’élargit encore, puis Afra compléta la fermeture de l’astronef en claquant le toit du véhicule, comme le faisaient toujours les techniciens.
Laria remua dans son fauteuil, s’enfonçant confortablement dans ses coussins. Puis elle tourna la tête pour s’assurer que tous les ‘Dinis étaient bien sanglés dans leurs hamacs spéciaux.
Prête ? demanda sa mère.
Prête, répondit Laria, impatiente de voir se terminer les procédures de lancement pour PARTIR !
Malgré son impatience et son excitation, elle resta en contact mental avec ses parents qui commençaient le levage. Elle perçut donc l’instant précis où le véhicule quitta sa nacelle, et, avec une fraction de seconde pour s’y préparer, fut projetée à travers le vide en une téléportation qui se terminerait dans le monde des ‘Dinis.
Clarf – l’approximation humaine la plus proche du nom que les ‘Dinis donnaient à leur monde – était la troisième planète à partir de sa position initiale habituelle des mondes à oxygène-carbone. Toutefois, ce système se trouvait dans une partie très peuplée de la galaxie. Pas étonnant que les Mrdinis se soient lancés dans les vols interstellaires, avec tant de voisins proches et brillants pour les encourager à visiter d’autres mondes. La situation de Clarf au milieu d’un amas si dense lui conférait, de plus, une certaine protection contre les invasions des Coléoptères : il y avait beaucoup d’autres mondes pour attirer leur intérêt.
Le lancement terminé, Laria capta des salutations.
Salut, petite capsule, dit une joyeuse voix de baryton. Permets-moi de nous présenter : Yoshuk, c’est moi, et Nesrun est mon heureux alter ego. Suivit un gloussement grave.
Yoshuk aime bien plaisanter, dit une voix d’alto. Bienvenue, jeune Laria. Et voilà ! Tu as atterri. Le comité d’accueil est impressionnant, alors, prépare-toi. Comme les contrôles de la capsule étaient conçus pour des mains humaines, Laria descella le sas et l’entrouvrit. Elle cligna des yeux dans la lumière aveuglante qui inonda l’habitacle, tandis que les ‘Dinis cliquaient, couinaient et sifflaient de joie. S’abritant les yeux, Laria ouvrit tout grand le sas, puis s’écarta. Par signes insistants, Huf et Tip l’avaient informée qu’ils devaient émerger les premiers. Le bruit entra alors avec presque autant de violence que la lumière, mais Laria ne voyait pas assez bien pour en localiser la source. Puis les autres ‘Dinis sortirent, cliquant poliment à son adresse pour la remercier de cette courtoisie. Dès qu’ils s’encadrèrent dans le sas, ils ajoutèrent leurs cris et hurlements au tapage extérieur. Elle cligna furieusement des yeux pour ajuster sa vision. Elle se demanda comment les ‘Dinis avaient pu voir sur Aurigae si cette lumière éclatante était constante sur leur monde.
Tiens, dit Yoshuk, essaye donc ça. Des lunettes enveloppantes flottèrent vers elle. Quelqu’un aurait dû te prévenir.
Laria les chaussa, et l’intensité lumineuse fut réduite à un niveau supportable. Toutefois, le tumulte extérieur allait crescendo, et, à l’instant où elle jetait un coup d’œil dehors, quatre paires de tentacules de ‘Dinis se tendirent vers elle, les clics et couics de bienvenue renforcés par des pancartes proclamant « sors », « viens ici », et « rejoins-nous ».
Riant de cet accueil enthousiaste, Laria sortit du vaisseau et découvrit Clarf pour la première fois. Ou plutôt, elle découvrit le complexe de la Tour, d’une familiarité rassurante, malgré le ciel étranger et le soleil torride qui transformait l’aire de débarquement en véritable four. Elle se trouvait juste à côté de la Tour, l’une des premières installations semblables construites sur les mondes contrôlés par les Mrdinis. Les formes de la Tour et de ses bâtiments auxiliaires, comme les nacelles, étaient effectivement familières, mais les matériaux étaient des plus étranges. Une roche orange balafrée de rouge et de noir avait servi pour les murs, et les toitures étaient faites d’un matériau bleu sombre. Les nacelles étaient d’un beau noir de fonte et non pas bleu acier, et le plasbéton était noir verdâtre.
Laria n’eut qu’un bref aperçu de ce qui s’étendait au-delà – rangées de bâtiments bas aux formes géométriques complexes, grands tertres triangulaires dont elle supposa que c’étaient d’immenses hibernatoires, avec, au-dessus des têtes, bourdonnant comme autant d’insectes en fureur, les silhouettes bien connues des ‘Dinis soutenus par leurs ceintures de vol. De temps en temps, une ligne orange vif fulgurait dans le ciel, et un ‘Dini volant virait brusquement pour laisser la place. Mais l’espace aérien au-dessus du complexe restait dégagé.
Nous te rejoindrons dès que les arrivages se ralentiront, dit Yoshuk. Ils risquent de te tripoter jusqu’à ce que mort s’ensuive, mais ce serait une façon sympathique d’en finir.
Laria comprit sans peine ce qu’il voulait dire, car elle était entourée d’une horde de ‘Dinis de toutes les tailles et couleurs, qui voulaient tous la toucher, comme pour s’assurer que l’enfant humaine qu’on leur avait promis était enfin arrivée.
Un craquement très bruyant retentit, et les ‘Dinis qui l’entouraient s’immobilisèrent, n’émettant plus que quelques sons étouffés, qui, d’après Laria, devaient exprimer la consternation. Nouveau craquement, et les ‘Dinis s’écartèrent respectueusement devant le plus grand ‘Dini qu’elle ait jamais vu, de grands sautoirs de perles autour du cou, et une sorte de tiare ornant son œil pédonculé incliné vers elle.
Elle se demandait comment exprimer son respect à ce notable ‘Dini, quand elle sentit des pattes lui soulever les deux mains et les tendre en avant. Tip et Huf étaient-ils devenus ses mentors ? Ses parrains ?
Le grand ‘Dini inclina la partie supérieure de son corps pour amener au niveau de son visage son œil pourpre qui se mit à tournoyer lentement. Le ‘Dini tendit deux tentacules pour toucher ses mains, les replia sur sa poitrine, puis il dit d’un ton ferme Plsgt ! ce qui est la façon des ‘Dinis de décliner leur nom.
Laria imita son geste et dit LR !, très contente d’avoir bien prononcé le « l » liquide et le « r » roulé. Reculant pour exprimer sa surprise à la manière des Humains, Plus (ainsi qu’elle décida de l’appeler dans son for intérieur) émit le gargouillement signifiant la satisfaction chez les ‘Dinis.
Compliments, Laria, dit Yoshuk. Tes els et tes ers vont te gagner leur cœur. Nesrun souligna cette remarque d’un gloussement.
Un peu plus loin, un grand transporteur de personnel vint doucement se poser dans sa nacelle. Derrière elle, un bruit de tonnerre ébranla l’air et le sol. En se retournant, Laria vit pour la première fois un astronef décoller par ses propres moyens. Le décollage avait lieu à dix kilomètres ou plus, malgré le bruit. Les flammes de ses roquettes s’allongèrent à mesure qu’il montait. Stupéfaite, Laria ne put s’empêcher de se demander pourquoi une méthode si archaïque et si chère était encore utilisée alors que Clarf disposait d’une Tour. Mais c’était une Tour sans Méta, se rappela-t-elle. Yoshuk et Nesrun étaient des D-2, non des D-1, et auraient été bien incapables de catapulter de tels béhémoths. Un deuxième, puis un troisième et un quatrième astronef suivirent en succession rapide, dans le même fracas assourdissant.
Une petite secousse imprimée à sa main par l’un de ses ‘Dinis la ramena à la réalité. Tip et Huf avaient rassemblé des assistants, à peu près de la même couleur qu’eux, de sorte que Laria pensa qu’ils devaient être apparentés. Personne ne savait au juste combien d’individus constituaient un de leurs groupes familiaux.
Plus fourra la main de Laria sous son bras, contre son flanc tiède et soyeux, puis il s’ébranla, et elle le suivit. Tip lui fit discrètement signe que c’était un honneur – ce qu’elle avait déjà compris. Comme elle allongeait son pas au moment où Plus raccourcissait le sien, elle ne sut pas si elle devait rire de cette rencontre mentale. Puis elle vit Huf qui lui faisait des signes d’amusement, et elle s’enhardit à sourire au grand ‘Dini.
Oh, ma chère, quel honneur ! dit Yoshuk. Escortée par notre Plsgt en personne !
Que va-t-il se passer maintenant, Yoshuk ?
Tu vas être accompagnée à ton appartement par Plsgt, qui a toujours été le plus ardent défenseur de cette expérience sur cette planète. Puis tu participeras au banquet de bienvenue donné pour ta paire. Tip et Huf ? Oui, et c’est là que nous ferons connaissance. Nous ne t’abandonnerons pas, Laria.
Pas si nous voulons éviter de nous faire couper les oreilles par la Rowane ou le Raven, ajouta Nesrun avec l’équivalent mental d’un sourire malicieux.
Plus aida Laria à monter dans le compartiment passager à ciel ouvert, où Tip, Huf, et plusieurs autres de leur groupe de couleur, les rejoignirent. Le véhicule s’ébranla sur ses coussins d’air, le pilote manœuvrant habilement au milieu du trafic, constitué essentiellement de matériaux en ballots, boîtes et caisses sur flotteurs. Comme c’était incommode de ne pas disposer de kinétiques, pensa Laria. Un ou deux pilotes, distraits par sa présence, faillirent provoquer des accidents. Pourtant, leurs deux races étant en contact depuis plus de seize ans, la vue d’une Humaine n’aurait pas dû causer une telle sensation ! Tip et Huf se trémoussèrent d’amusement à ces collisions évitées de justesse, et adressèrent des signes à Laria et des clacs à leurs parents, apparemment plus inquiets qu’eux de la situation.
Puis ils sortirent de l’astroport et débouchèrent sur une très large « route » grouillant de piétons, de véhicules, et d’engins à une roue que leurs propriétaires maniaient avec une adresse et une audace consommées, se faufilant prestement au milieu des véhicules plus lents. Laria était si fascinée par leurs manœuvres que Tip dut lui signaler un avertissement. Plsgt lui faisait des signes, et elle n’avait pas vu les premiers. Elle lança un regard paniqué à Tip qui les répéta derrière le dos de Plus. Heureusement, Plus ne faisait que lui nommer les édifices devant lesquels ils passaient.
L’astroport était, comme de juste, entouré d’agences de maintenance et de service. Puis leur véhicule se mit au milieu de la route, pour dégager le passage à un groupe où Laria crut bien reconnaître des « soldats », quoiqu’elle n’en eût jamais vu. Contrairement aux autres ‘Dinis, ils étaient harnachés de lourdes cartouchières, avec des tubes et autres engins inquiétants en bandoulière. Ils avaient l’air dur et décidé, et beaucoup avaient des cicatrices sur le corps et les membres, sans doute d’anciennes blessures. Du moins, c’est ce qu’il lui sembla. Parfois, on n’a pas besoin d’être familier avec certaines choses pour les reconnaître.
Puis Plus lui montra des ouvertures de chaque côté de la route, et des avenues moins larges partant de l’artère principale. C’étaient les quartiers résidentiels des techniciens de l’astroport. Ces résidences formaient le quadrilatère habituel autour du lieu de travail. Séparant les différents blocs d’habitation, se dressaient les pyramides des hibernatoires. Personne n’avait loin à aller pour travailler ou hiberner. D’où venaient les vivres et autres produits nécessaires à la vie quotidienne ? se demanda Laria. Mais Plus ne jugea pas nécessaire de l’entretenir de détails si terre à terre.
Derrière eux, retentit de nouveau le tonnerre d’astronefs qui décollaient, et l’air s’emplit d’odeurs de métal surchauffé et de gaz d’échappement. C’était vraiment dommage, pensa Laria, qu’il n’y eût pas assez de Doués disponibles pour lancer les astronefs des ‘Dinis, et réduire ainsi le bruit et la pollution. Elle devrait peut-être s’entraîner pour ça. Sans vanité, Laria savait qu’elle serait une Méta quand elle aurait terminé sa formation.
Le trajet jusqu’à son nouveau foyer prit plus d’une heure, le véhicule de Plus s’enfonçant toujours plus loin dans l’immense métropole qu’était la capitale de Clarf, passant devant de vastes espaces dégagés dont on ne lui expliqua pas la destination. A un moment, elle perçut des odeurs de légumes en putréfaction et le parfum douceâtre de fruits trop mûrs. Elle ne put déterminer de quelles bâtisses provenaient ces émanations, et elle s’amusa de constater l’indifférence de Plus à cet aspect de l’écologie ‘Dini – ou peut-être son refus à le commenter. Plus faisait preuve de tact en ne lui montrant pas la vie de Clarf sous ses aspects les moins attrayants. En revanche, il lui montrait socles, piliers et colonnes avec beaucoup de fierté, et des explications qu’elle ne saisit pas tout à fait – pas plus d’ailleurs que Tip ou Huf.
Entre la pollution de l’air et l’intensité de la lumière, Laria eut bientôt une migraine terrible, qu’elle s’efforça d’atténuer de son mieux. Elle aurait aimé fermer les yeux pour les reposer. Plus ne l’aurait pas remarqué, avec les lunettes noires qui lui couvraient le visage du front au menton, mais elle devait, par politesse, regarder les signes qu’il lui adressait. Elle fut immensément soulagée quand le véhicule s’arrêta devant un grand immeuble, sans doute neuf, car l’intense lumière solaire ne l’avait pas encore décoloré, au toit surmonté d’une bizarre annexe.
Bizarre, se dit-elle quelques instants plus tard, parce qu’elle avait des fenêtres, dont étaient dépourvus tous les autres bâtiments ‘Dinis, de même qu’une porte, et une sorte de véranda vitrée garnie de plantes en pot. C’est du moins ce qu’elle crut voir. Elle réalisa alors qu’elle n’avait rien vu, absolument rien, de vert et d’aspect végétal depuis qu’elle avait débarqué. État de chose qui avait sans doute une explication. Mais, étant d’esprit pratique et ayant chassé pour se nourrir depuis l’enfance, elle se posa des questions sur la production et la distribution des vivres. Peut-être que la faim était la cause de sa migraine.
Plus ouvrit alors le panneau-portière de son véhicule, descendit, puis, très chevaleresque, se retourna pour l’aider. Elle vit alors une double file de ‘Dinis sortir de l’immeuble, yeux pédonculés respectueusement baissés devant Plus et elle-même. Marchant sur ses talons, Tip et Huf firent de la surveillance rapprochée, alignant leurs pieds palmés sur les siens, comme si, pensa-t-elle en réprimant un sourire, ils voulaient s’assurer qu’elle ne sorte pas du droit chemin.
Les deux files arrivèrent à leur hauteur, saluèrent Plus selon son rang, puis la paire de têtes se tourna vers elle, émettant des sons soigneusement articulés qu’elle comprit parfaitement, de sorte qu’elle put répondre convenablement à leurs vœux de bienvenue. Ensuite, elle et Plus furent invités à entrer, et ils acceptèrent. Elle attendit une seconde pour voir ce que Tip et Huf allaient faire, et elle sentit leur pression sur ses pieds. Elle pouvait avancer, un pas derrière Plus. Elle s’enfonça dans l’immeuble à sa suite.
Inclinant la tête à droite et à gauche devant chaque œil pédonculé, elle émit des clics et des clacs signifiant VOTRE ACCUEIL M’HONORE, ENCHANTÉE DE FAIRE VOTRE CONNAISSANCE, ou simplement MERCI.
C’est en remontant cette haie de ‘Dinis qu’elle découvrit quelque chose qui lui parut significatif. Quoique leurs fourrures fussent d’une grande variété, elles étaient toutes de la même nuance fondamentale de bleu. Pourtant, la fourrure de Plus était d’une couleur qui jurait presque avec la leur, car elle tirait sur l’orangé. Elle regarda furtivement Tlp et Huf, et réalisa qu’ils étaient des « bleus ». Ainsi, le « groupement par couleur » était plus important qu’on ne le soupçonnait.
Bravo ! Tu as compris dès le premier jour ! dit Yoshuk d’un ton triomphal. Il y en a qui n’ont encore rien remarqué.
C’est important ?
Comme tu le découvriras bientôt. Mais ne t’inquiète pas. Tu es au-dessus de la barre de la couleur, étant Humaine, dit Nesrun avec cynisme. Il faudra quand même te méfier des généralisations dans les cas de couleurs mixtes, mais cette fantaisie ne devrait pas trop te préoccuper.
La barre de la couleur ? Laria trouva ce concept déconcertant.
Puis Tip lui écrasa le pied, et elle cessa cette conversation tangentielle. Ils avaient passé la porte et se trouvaient maintenant dans le grand hall habituel, où équipements divers, vélos à une roue et ceintures de vol, étaient astiqués et rangés comme pour une inspection.
Les Mrdinis vivaient sur le pied de guerre depuis des siècles, et cette atmosphère militaire n’aurait pas dû l’étonner, même si elle ne lui était pas familière ; sans aucun doute, c’était un des domaines où elle devrait s’adapter.
L’endroit était d’une propreté immaculée – visible malgré la pénombre régnant toujours chez les ‘Dinis. Laria se félicita d’avoir si souvent visité le village ‘Dini d’Aurigae. Mais bien sûr, c’était en prévision de cette affectation qu’on l’y avait encouragée. Elle continua dans le sillage de Plus, tandis que la visite se poursuivait par les salles de bains des deux côtés de l’entrée principale, les appartements, et enfin, l’ascenseur donnant accès au sien. Plus n’aurait pas tenu dans cet espace exigu – simple morceau de plancher avec, en son milieu, un axe qui l’élevait jusque chez elle ou le rabaissait au niveau du sol. Tip lui fit signe d’y monter, prit place de l’autre côté, et enfonça le bouton avec panache. Il y avait deux boutons respectivement marqués d’un H et d’un B à la peinture luminescente. Laria montra son approbation.
Entrant par les larges baies, le soleil inondait son appartement, et elle regarda autour d’elle, joignant les mains, ce qui était justement la façon dont les ‘Dinis exprimaient le ravissement. Et c’était une surprise de taille. Elle s’attendait à être logée comme les ‘Dinis, et s’y était résignée pour honorer ses engagements. Mais elle n’avait pas prévu d’avoir un appartement particulier.
Il y avait un lit de style humain, avec de magnifiques couvertures (les ‘Dinis n’en utilisaient pas), des oreillers, une commode, une petite presse à repasser, un bureau, un terminal (affichant un plan de la ville, où un clignotant rouge indiquait sa position actuelle), un équipement audio, des étagères, deux fauteuils humains, et deux tabourets ‘Dinis, avec trous pour la queue. Il y avait aussi deux portes : l’une menant sur le toit, et l’autre, sans doute, à la salle de bains.
Oh, Tip, magnifique appartement pour Humaine célibataire. Beaucoup de réflexion dans la conception et la réalisation. Beau. Attentionné. Amical ! Dans son excitation, elle avait du mal à prononcer le ‘Dini.
Tu te débrouilles comme un chef, petite ! approuva chaleureusement Yoshuk.
Tu comprends le ‘Dini ?
Je comprends ta surprise et ton plaisir, Laria, mais la langue étant obligatoirement du ‘Dini, je ferai de mon mieux pour l’apprendre sous ta direction. Ils veulent que tu sois heureuse ici, et comme tu vois, ils n’ont rien épargné pour cela. Et à l’évidence, ils ont réussi.
Oh oui, Yoshuk, oh oui. Mais… il me faudra des rideaux. La lumière est aveuglante.
Je ne savais pas quelles couleurs tu aimais, intervint Nesrun. J’en ai plusieurs à te proposer dès que tu viendras ici.
Tip lui disait par signes qu’en tant qu’adulte, elle devait avoir son appartement privé. L’époque où elle partageait son lit avec d’autres était révolue.
A ce commentaire, Yoshuk émit un gloussement, et Nesrun un sifflement désapprobateur.
D’un point de vue ‘Dini, certainement.
Huf lui expliqua qu’ils savaient qu’elle n’avait pas besoin d’une place à l’hibernatoire, mais elle devait demander tout ce qui lui manquait.
Cette Humaine aime beaucoup cet endroit. Exprime grand plaisir et remerciements. Si gentil. Si attentionné. Si honorable.
Quelqu’un avait rappelé l’ascenseur, qui remonta avec ses carisaks. Elle les vida avec l’aide de Tip.
— Suspends jolies choses maintenant, dit Huf, avec un soubresaut de la tête signifiant que c’était important.
De son aumônière, il se mit à sortir des colliers de pierres et de coquillages, des bracelets de gemmes brutes, et ce qui, selon sa mère, était un antique peigne de mantille en ivoire, et que Tip planta sur le pédoncule de son œil.
La lumière se fit dans l’esprit de Laria, et elle chercha dans ses affaires les perles reçues en cadeau d’anniversaire : un collier à double rang de perles, des boucles d’oreilles, un bracelet, et deux bagues, l’une en perle, et l’autre en opale de feu. Un présent si somptueux l’avait stupéfiée, mais elle comprenait maintenant que ces bijoux joueraient un aussi grand rôle que sa connaissance de la langue dans son intégration sur Clarf.
L’un des domaines où Humains et Mrdinis se ressemblaient, était la sociabilité. Les ‘Dinis adoraient les réunions et les dîners en commun. C’était la raison d’être des vastes carrés qu’elle avait vus en arrivant. Car c’est dans le plus proche que Tip et Huf la conduisirent. Huf s’était harnaché de tous ses trésors – couronne de nacre, colliers divers de gemmes brutes, et des rangs et des rangs de bracelets de coquillages. Huf approuva de la tête les nombreux bijoux de Laria, puis la conduisit dans le carré.
Des percussions ‘Dinis étaient en place, rivalisant de bruit avec les décollages d’astronefs, qui se poursuivaient. De grandes tables, dressées pendant la visite de son appartement, étaient couvertes de mets, et entourées de centaines de petits cubes et cylindres qui étaient des sièges ‘Dinis.
En sa qualité d’invitée d’honneur, elle prit place – dans un fauteuil ostensiblement humain – près de Plus, qui avait ajouté d’autres bijoux à son étalage déjà impressionnant, et près de plusieurs versions plus petites de lui-même, également couvertes de bijoux. La politesse voulait qu’on examinât en détail les bijoux d’un autre ‘Dini, alors Laria se soumit à cette obligation mondaine, s’exclamant avec admiration et parvenant à trouver quelque chose de nouveau à dire à chacun.
Le temps de terminer ces civilités pour l’entourage de Plus, elle avait la gorge sèche et les mâchoires crispées.
— Boire ? demanda-t-elle à Tlp resté près d’elle sans doute en l’attente de cette requête.
Elle détourna la tête du groupe principal, et se frictionna les mâchoires en bâillant pour détendre ses muscles – chose que les ‘Dinis auraient peut-être mal interprétée s’ils l’avaient vue.
Le soleil brillait plus que jamais, et elle décida de se trouver un chapeau le plus vite possible. Elle n’en avait jamais porté, mais ici, elle devrait se protéger la tête.
L’insolation est un danger permanent, lui dit Yoshuk, mais nous avons tout prévu.
La distance n’est rien pour une Méta télépathe, mais Laria sentit immédiatement que Yoshuk était proche. Regardant autour d’elle, elle vit deux Humains qui entraient dans le carré. Ils se perdirent aussitôt dans la mêlée des ‘Dinis dansant aux rythmes endiablés des percussions. En fait, il était difficile de résister à ces rythmes, et Laria dut se retenir pour ne pas marquer la mesure du pied pendant qu’elle se livrait à son inspection des bijoux. Les ‘Dinis étaient très sensibles à la cadence, et les bons danseurs pouvaient exécuter des exploits incroyables. Chez elle, elle avait déjà dansé, mais elle savait qu’il y avait certains protocoles de danse à respecter sur Clarf. Tip et Huf n’avaient pas pu les lui expliquer en détail, mais lui avaient promis de l’en instruire pleinement après son arrivée.
Soudain, les deux Humains émergèrent du tourbillon des danseurs, l’homme coiffé d’un chapeau et en portant un autre à la main. La femme, plus grande que l’homme, avait un turban sur la tête, dont le tissu jaune et blanc encadrait parfaitement sa peau sombre et ses yeux noirs.
— Je suis Nesrun de Bételgeuse, dit-elle, avec un sourire éblouissant, ses dents blanches et régulières ressortant sur sa peau chocolat. Elle tendit sa main, paume ouverte, et Laria accepta ce contact rituel, bref et quelque peu électrique. Nesrun avait un toucher étonnant, vibrant, jaune sombre, avec un arrière-goût curieusement acide. De son côté, Nesrun approuva de la tête ce qu’elle perçut de Laria par le contact tactile.
— Je suis Yoshuk d’Altaïr, dit l’homme, avec un sourire amusé en lui tendant la main.
Comme c’était l’homme le plus beau qu’elle eût vu de sa vie, Laria hésita à tendre la sienne. Son sourire s’élargit, comme s’il avait compris son hésitation bien qu’elle ait immédiatement relevé ses écrans mentaux. Il était plus doux que Nesrun, bleu sombre et citronné : combinaison qui la stupéfia presque autant que sa beauté. Le contact de sa peau fut rapidement remplacé par le chapeau qu’il lui mit dans la main.
— Ils sont fabriqués spécialement pour protéger du soleil tropical, Laria. C’est notre cadeau de bienvenue.
Laria se confondit en remerciements, et d’autant plus que le chapeau lui allait parfaitement, et lui abritait les yeux et la nuque de son large bord ; de plus, le coussin d’air de la calotte la protégerait bien de la chaleur.
— Avec tout ce que nous savons sur Clarf, personne n’a pensé à te parler du soleil, remarqua Nesrun.
— Et pourtant. Dieu m’est témoin que j’en ai parlé d’innombrables fois, de même que tous les visiteurs humains, ajouta Yoshuk avec un sourire cocasse.
Laria avait conscience de dévisager Yoshuk, mais il continuait à sourire aimablement, comme habitué à cette attention scrutatrice, et même l’encourageant en tournant la tête, comme pour bien lui montrer son profil grec. Puis Nesrun, apparemment par hasard, lui marcha sur le pied, et il recula en dansotant, un peu comme un poulain nerveux. Cet incident interrompit la contemplation de Laria qui reprit un comportement plus normal.
— C’est vous qui êtes responsables de mon merveilleux appartement ? demanda Laria.
Yoshuk secoua la tête et Nesrun répondit :
— Non, ils ont tout conçu eux-mêmes. Ils savent de quoi les Humains ont besoin. J’ai suggéré que tu serais sans doute contente d’ajouter toi-même les touches personnelles.
Elle leva les yeux au ciel en ajoutant :
— Mais ils apprennent vite.
— Il faudra que tu voies comment ils nous ont installés !
Yoshuk grimaça.
Le problème, pensa Laria, c’est que ce rictus n’altère pas sa beauté. Et comme elle n’avait pas envie de le contrarier, elle lui sourit.
— Que voulais-tu dire, Yoshuk, dit-elle, cherchant un sujet de conversation sans danger pour meubler le silence, en déclarant que tu serais content d’apprendre sous ma direction ? Tu ne parles pas le ‘Dini ?
Nesrun éclata d’un rire malicieux, que Yoshuk ignora superbement.
— Nous ne parlons le ‘Dini ni l’un ni l’autre, Laria, dit Nesrun. Impossible de cliquer, claquer et siffler couramment. On se débrouille avec les signes – les nôtres – mais ça suffit. Ou nous demandons un Rêveur. C’est le dernier recours, dit-elle en frissonnant.
Laria la regarda, surprise.
— Tu n’aimes pas les ‘Dinis ?
— Je me suis habituée à eux, dit-elle, sardonique, mais je n’aimerais pas les voir dans mon lit.
Nouveau frisson.
Yoshuk se pencha vers Laria, avec un air presque conspirateur, s’abritant la bouche de la main pour ne pas être entendu de son entourage.
— Elle n’est pas exactement xénophobe…
— Tu as de la chance d’avoir été élevée avec eux, Laria, l’interrompit Nesrun. Ça facilite beaucoup l’adaptation.
— Tu ne veux pas apprendre le ‘Dini ? demanda Laria à Nesrun.
Cela lui semblait terriblement impoli de vivre dans un monde étranger sans rien connaître de sa culture, sans être capable de communiquer avec les habitants, surtout quand les enjeux étaient si importants !
— J’aimerais apprendre les signes, dit Nesrun à contrecœur, pinçant brièvement les lèvres. Mais c’est aussi une chose que lu devras enseigner, tu sais.
— Je sais, soupira Laria.
Yoshuk la gratifia d’un sourire d’une gentillesse désarmante.
— Ne t’en fais pas, Laria. Tu assumeras !
Il dit cela avec tant de sincérité et de sympathie qu’elle en fut réconfortée.
— Je devrais travailler à la Tour avec vous…
Le sourire de Yoshuk se fit malicieux.
— Tu seras de permanence, certainement, mais le vrai travail ne commencera pas tout de suite. Pour le moment, il est plus important que tu enseignes. En fait, c’est impératif.
— Je m’en rends compte, soupira Laria.
Puis Plus se pencha vers elle, et elle se concentra sur ce qu’il disait. Avec ses lunettes noires et son chapeau, sa migraine s’était réduite à un élancement sourd. Ou peut-être était-ce son sang qui battait au rythme des percussions ?
Elle survécut quand même à la fête, et elle était prête le lendemain matin pour les étudiants des deux races.