CHAPITRE IX

PAPA ! Le cri fut émis sur une bande assez large pour réveiller Rojer. Il ne lui fallut qu’une nanoseconde pour reconnaître la voix de Thian. Rojer jeta un coup d’œil sur le cadran lumineux de la pendule digitale, et constata qu’il avait dormi à peine une heure.

Salut, Thi. Il n’y a pas moyen de dormir !

Excuse-moi, Roj…

Salutations qui se chevauchèrent avec celles d’Afra.

Je ne t’ai pas réveillé au moins, Papa ? J’ai vérifié les heures et…

Tu ne m’as pas réveillé, Thian. On a donné une fête en notre honneur. Le Commandant et les officiers sont affamés de nouvelles après une si longue croisière. Callisto et la Terre sont submergées de requêtes de transport de personnel et de matériel, essentiellement pour la Base de Heinlein. Alors on nous a informés que nous devrions attendre notre tour.

C’est incroyable ! Youpi ! Qu’est-ce qu’ils vont avoir comme badauds ! La voix de Thian s’altéra. Vous avez eu des problèmes avec le ping-zing ? J’avais oublié de vous mettre en garde. Maman se rappelait ? 

Moi, j’aurais dû me rappeler, dit Afra, d’un ton inopinément penaud, mais ton frère s’est conduit comme un chef. Pas même un frisson, et pourtant, le ping-zing était très fort et inattendu. Tu peux être très fier de Rojer. 

Bien sûr que je suis fier. C’est mon frère, non ? Ce ping-zing – et Rojer ne put détecter si Thian s’excusait ou s’expliquait – il est beaucoup plus fort au voisinage d’êtres vivants, hein ? C’est comme ça que je suis tombé sur les larves. Il y a du nouveau ? 

Non, absolument rien, et c’est officiellement vrai. Enfin, avec une reine vivante, les choses vont peut-être s’accélérer… Vos recherches se passent bien ?

Nous sommes encore à des mois d’un point de téléportation, et nous devrons sans doute faire la queue en attendant notre tour, mais je suis devenu un as pour repérer les artefacts des Coléoptères. Plus efficace qu’un détecteur de métal dans un champ de mines.

Mais c’est ce que tu es devenu aujourd’hui, dit Rojer, bien réveillé maintenant, et ravi de cette conversation nocturne avec son frère et son père. Hé, tu n’aurais pas trouvé des éclats comme ça, par hasard ? dit-il, visualisant le groupe de pièces – lourdes bandes de dix centimètres d’épaisseur finement usinées – sur lesquelles il travaillait avec Xexo, et dont il était si sûr qu’elles concorderaient entre elles. Elles sont toutes du même modèle et ont l’air de pouvoir s’assembler. 

Oui, on en a trouvé. Je t’en envoie des copies. Tu travailles pour la récompense, toi aussi ? dit-il, le ton amusé adoucissant le léger sarcasme. Il n’est pas un Dini à bord qui n’essaye d’assembler les pièces du puzzle. Vide ton esprit, et je t’envoie les spécifications. 

Ils l’avaient fait très souvent avec les masses, poids et tailles des capsules pendant leur pratique à la Tour, alors Rojer vida son esprit et Thian lui transmit les données, qu’il enregistra immédiatement dans son terminal après avoir remercié son frère. Puis un bâillement le terrassa, et il regagna sa couchette, glissant ses jambes entre ses ‘Dinis endormis.

Dis, Thian, Mur et Dip sont revenus avec toi ?

Depuis des semaines. Je n’avais pas réalisé comme ils me manquaient. Ils sont plus grands maintenant. Ils ont passé une bonne Hiber… Papa, transmets-moi une visualisation de la Base de Heinlein, s’il te plaît. Elle ne figure pas dans les fichiers du KLTL, et le Commandant Plr voudrait voir où se trouve la reine. Ça les rend nerveux de la savoir si près de la Terre.

Rassure-les. La Base de Heinlein est construite sur du roc. Impossible à creuser. Et la reine ne pourrait aller nulle part. Enfin, nulle part où il y a de loxygène. 

Je le leur dirai.

Incapable de garder les yeux ouverts plus longtemps, Rojer s’endormit pendant la fin de cette conversation.

Une semaine entière se passa avant que Damia ne commence à s’agiter pour faire rentrer son mari et son fils. Il y avait des mastodontes à catapulter, et il lui était impossible de le faire sans les muscles mentaux de son mari et de son fils.

Rojer ne se plaignait pas du délai. On lui avait détaché l’Enseigne Bhuto comme ordonnance pour lui faire visiter l’astronef.

— Et n’ayez pas peur de jouer les nounous avec moi ! dit Rojer, après le départ de l’officier qui les avait présentés.

Bhuto, qui avait la peau la plus noire, les dents les plus blanches, et les yeux bruns les plus grands qu’il ait jamais vus, le gratifia d’un grand sourire.

— Monsieur Lyon, vous n’avez sûrement pas besoin de nounou après ce que vous avez fait hier ! dit-il, roulant des yeux expressifs. Mangez donc, Monsieur Lyon. Le petit déjeuner, c’est le meilleur repas de la journée à bord ! Dites donc, vous ne pourriez pas nous téléporter des trucs frais, pendant que vous êtes là, vous et votre père ? Ça fait une éternité que je n’ai pas mangé un fruit. Je n’en ai pas eu la dernière fois que votre frère en a réceptionné, mais comme je suis votre guide, j’aurai peut-être plus de chance cette fois s’il y en a d’autres. Vous ne trouvez pas ?

Juste un petit coup de sonde dans l’esprit grand ouvert de Bhuto, et Rojer sut qu’il était sincère. Il réalisa bientôt que Bhuto parlait sans interruption, victime d’une logorrhée verbale irrépressible. Mais il connaissait le Pékin comme sa poche et le fit visiter à Rojer et à ses ‘Dinis dans ses moindres recoins. Il en profita aussi pour pratiquer son ‘Dini, traduisant en leur langue ce qu’il venait de dire à Rojer.

— Pourquoi ne pas parler directement en ‘Dini ? demanda Rojer tandis qu’ils descendaient sur un pont inférieur. Ce serait plus doux pour votre gorge.

— Le ‘Dini n’est doux pour aucune gorge. Je me demande comment ils font pour les longs discours ? C’est pour ça que je vous parle en Basic, ça me repose les cordes vocales. D’ailleurs, je pourrais ne parler que le Basic, parce qu’ils le comprennent à voir comme leurs yeux brillent. Ils ne sont pas bêtes, les ‘Dinis, comme le pensent certains idiots, juste parce qu’ils ressemblent à des fouines. Moi, je n’ai jamais vu de fouine – enfin, jamais de fouine vivante – mais ils ont quand même un vague air de fouine avec leur fourrure et tout ça. Mais les ‘Dinis n’ont rien de fouinard, si vous voyez ce que je veux dire.

Puis il se retourna pour aider Mur à passer par une étroite ouverture donnant accès à une autre coursive. Baissez la tête pour ne pas blesser votre œil pédonculé. 

— Où avez-vous appris à parler le ‘Dini couramment ? demanda Rojer.

— Mon frère aîné avait une paire de ‘Dinis. Nous avons été l’une des premières familles à en avoir. Mais je suppose que vous autres Lyon, vous avez été la première de toutes, dit-il avec un grand sourire pour bien montrer qu’il n’en ressentait aucune rancune, et je suppose qu’étant des enfants Raven-Lyon, vous en aviez chacun une paire ?

Rojer n’eut que le temps de hocher la tête, que Bhuto poursuivait déjà.

— Tous ? Tous les huit ? Je suppose que ça marche, avec votre frère qui a été Méta d’abord sur le Vadim, et maintenant sur le KLTL. Quel beau geste d’accompagner le KLTL pour être sûr qu’ils auraient assez à manger et qu’aucun ‘Dinis n’aurait à passer la ligne.

De nouveau, il roula des yeux. Il devait être l’un des rares à savoir ce que cela signifiait. Rojer frissonna, heureux qu’il n’y ait absolument aucune chance que Gil ou Kat subissent ce sort.

— On peut vraiment leur tirer son chapeau, aux ‘Dinis, pour avoir persévéré alors qu’ils avaient tout contre eux, et pour s’être sacrifié afin d’empêcher une Ruche de détruire les mondes qu’ils avaient juré de protéger.

— Bhuto ? Vous arrêtez de parler quand vous dormez ?

— Oh, désolé, monsieur Lyon. J’ai tendance à parler beaucoup.

Il se tut deux bonnes minutes – Rojer gardait la notion du temps. Puis ils arrivèrent dans le hangar, et, pour le coup, Rojer fut ravi d’écouter Bhuto lui raconter comment ils avaient pris la capsule de sauvetage au filet et l’avaient chargée à bord.

— Elle a essayé de nous fuir, et a brûlé tout son carburant, même si on ne sait pas ce que c’est. Après, elle dérivait dans l’espace. Vers le soleil jaune 757-283, pense le Commandant. Dans ce quadrant, il n’y a pas d’autre système qui leur convienne avant dix années-lumière. Vous croyez que la reine le savait et avait une destination prévue à l’avance ? Je veux dire, c’est sacrément près de leur monde d’origine, spatialement parlant. Ils y avaient déjà peut-être une colonie. Ce n’est pas un monde exploré par les ‘Dinis : on a vérifié. Et pour nous, ce n’est pas dans nos vues : trop loin de notre Centre. Même avec des millions de planètes habitables dans ce bras de la Voie Lactée, c’est quand même bizarre qu’il y en ait eu une assez proche de la capsule. Bien sûr, certains disent que la reine était juste entrée en hibernation, en animation suspendue ou autre chose, jusqu’à ce que les instruments aient localisé une planète habitable. Ou peut-être que ça avait toujours été sa destination ; dans le prolongement de la trajectoire de l’épave. Mais elle n’aurait peut-être pas pu rectifier son cap après avoir reçu l’onde de choc de la nova.

« En plus, notre hangar était juste assez large pour caser la capsule. Ce qu’elle était graaaande ! Au moins six mètres ! Si c’était un véhicule humain, on aurait pu y loger toute une équipe de quart. J’espère qu’elle contient autre chose que juste un corps de reine. Parce qu’alors elle serait drôlement énorme, cette femelle. Mais il paraît qu’il doit y avoir des serviteurs, des ouvrières, des bourdons et autres avec elle, parce qu’elle ne pourrait pas survivre sans leurs soins. Les ‘Dinis nous ont dit – quand on était gosses – que les reines décident quels rejetons il faut à une Ruche pour fonctionner, et pondent en conséquence. Ça doit être commode. Pas assez de matelots de pont – qu’on m’en mette deux douzaines. Pas assez d’enseignes – fabriquez-m’en six de plus.

Par inadvertance, le regard de Rojer rencontra celui de Bhuto, qui sourit de toutes ses dents.

— Je parle trop, hein ?

— Vous parlez beaucoup, dit Rojer, émettant des ondes rassurantes, mais ce que vous dites est intéressant. Dites-moi, est-ce qu’il y a ici quelqu’un qui s’intéresse au puzzle ?

Bhuto poussa un « ah ! » de ravissement, levant les bras au ciel de surprise, puis, avec un sourire encore plus large que d’habitude, fit signe à Rojer de le suivre à la poupe.

— On nous autorise à travailler dans la Cale 3 parce qu’elle est vide. Le Chef Firr a programmé l’ordinateur d’ingénierie pour reproduire, à l’échelle, toutes les pièces qu’on a trouvées, et il se tient à jour quand on en trouve de nouvelles. Je parie qu’on est aussi bien outillés que les Services Secrets ou que les Grands Conseils des deux Alliés.

Pour une raison dont Rojer soupçonna qu’elle avait quelque chose à voir avec une pression quelconque exercée par ses camarades, Bhuto ne parla pas sans interruption dans la Cale 3. En fait, il ne chuchota que deux fois : pour proposer qu’ils mangent sur place avec les autres obsédés du puzzle, et pour demander si les ‘Dinis ne voudraient pas des tabourets. Il savait qu’il y en avait à bord pour les jours où le Commandant Smelkoff recevait des experts ‘Dinis.

Rojer eut un bref problème de conscience : parler ou non au Chef Firr des dernières trouvailles de Thian. Contournant l’immense table où les pièces étaient étalées – de la même façon que Xexo avait installé les siennes – il trouva celles sur lesquelles il travaillait avec le mécanicien d’Aurigae.

Il demanda à Bhuto de lui montrer le Chef, s’il était là, et Bhuto s’exécuta, sans dire un mot. C’était un homme trapu au grand nez couperosé.

— Chef, je suis…

— Bonjour et bienvenue, monsieur Lyon, dit-il, très affable. Mes compliments pour votre téléportation d’hier. Bien content qu’on soit débarrassés de cet engin. Il est en sécurité maintenant ?

— Oui, à la Base de Heinlein, sur la lune de la Terre.

Le Chef fronça les sourcils.

— Je n’aimerais pas avoir ça dans mon ciel. Bon, qu’est-ce que je peux faire pour vous, monsieur Lyon ? J’ai l’impression que vous devez être un obsédé du bricolage, sinon vous ne seriez pas resté si longtemps avec nous. Je connais les symptômes. Qu’est-ce que vous pensez de notre installation ? Impressionnante, non ? dit le Chef, projetant un désir de louanges.

— C’est une installation splendide, avec accès facile à toutes les pièces, principales et secondaires, dit Rojer, conscient d’imiter la façon de parler de Xexo, mais cela semblait faire tellement plaisir au Chef ! L’Enseigne Bhuto – une curieuse expression passa sur le visage du Chef, dont Rojer déduisit qu’il trouvait Bhuto assommant – me dit que vous avez usiné toutes ces pièces.

— Effectivement, monsieur Lyon.

— J’ai les spécifications de quelques autres récemment récupérées…

Avant qu’il ait terminé sa phrase, le Chef l’avait saisi par le bras et propulsé vers l’alcôve de l’ordinateur.

— Allez-y… dit-il, les doigts en attente sur le clavier.

— Rondes, dit Rojer, et le Chef entra la forme de base. Dimensions…

Et Rojer les énuméra. Comme presque toute sa famille, il avait une mémoire eidétique.

Quand le Chef eut terminé la programmation et que les pièces tombèrent dans le panier, il les disposa pompeusement près des autres sur la table, annonçant que c’était la contribution de M. Lyon, et demandant ce qu’ils en disaient.

Rojer se sentit rougir aux acclamations que poussèrent une trentaine de gorges, et dissimula son embarras en saisissant une pièce pour voir s’il pouvait l’adapter à une autre.

Beaucoup plus tard dans la journée, son père vint l’extraire de la Cale 3 pour recevoir trois conteneurs de ravitaillement. Rojer, se rappelant la requête de l’Enseigne, lui mit de côté un filet de fruits assortis. La gratitude du jeune homme fut touchante, et Rojer réalisa que son bavardage provenait surtout de sa nervosité, et de son besoin d’être compris et rassuré ; il se mit à projeter des ondes de calme et de compréhension chaque fois qu’ils étaient ensemble – et pas seulement quand ils étaient dans la Cale 3 – et il fut sans doute le seul à remarquer que son verbiage diminuait – mais peut-être était-ce simplement parce que le jeune Enseigne prenait Gil et Kat à l’écart pour perfectionner son ‘Dini ? Quoi qu’il en fût, tant que Bhuto gardait le silence, Rojer pouvait rester dans la Cale 3 et s’abandonner à son obsession.

Une seconde préoccupation compulsive centrée sur les Coléoptères était née à la Base de Heinlein. Dans toute l’Alliance, les téléspectateurs attendaient pour voir la reine émerger de sa capsule. Une chaîne spéciale était réservée à l’observation de la reine, avec des experts donnant des causeries érudites sur ce qu’elle devait faire dans le véhicule (se livrer à des investigations sur son nouvel environnement ?) ; sur le moment où l’on pouvait penser qu’elle émergerait (détail sur lequel les joueurs avaient parié des milliers, et même des millions de crédits) ; sur son apparence – ces spéculations se fondant sur les vestiges trouvés dans l’épave et sur d’autres détritus (grosse et insectoïde, avec des mandibules puissantes). Certaines estimations précédentes avaient dû être considérablement révisées au vu de la taille de la capsule. Étant bien entendu que beaucoup d’espace devait être occupé par les systèmes de survie, de guidage et de propulsion. Aucune ouverture pour les armes n’avait été localisée, mais leur présence était peu vraisemblable sur une capsule de sauvetage. Tout aussi attendue que la reine, l’occasion d’entrer dans la capsule, pour l’examiner en détail et la soumettre à toutes les analyses imaginables. Le revêtement de la coque éveillait un intérêt tout spécial.

De nombreux débats faisaient rage quant à ses compagnons possibles. Certains affirmaient qu’elle était seule, pour assurer sa survie au cas où un long voyage aurait été nécessaire avant de trouver un refuge. Les ‘Dinis pensaient qu’elle se suiciderait peut-être plutôt que de tomber dans des mains ennemies.

Un petit groupe d’Humains voulaient l’accueillir avec civilité – meilleur moyen, pensaient-ils, de s’assurer sa coopération. Comment saurait-elle, arguaient-ils, qu’elle avait été sauvée/rapportée par des ennemis putatifs ? Les Humains n’avaient pris l’espace avec les ‘Dinis que récemment, et la reine n’avait sans doute pas connaissance de l’Alliance. Si on l’accueillait avec courtoisie, peut-être en apprendrait-on davantage sur la Race de l’Essaim ?

Les ‘Dinis opposaient une résistance sans faille à cette interprétation. Les Dénébiens et tous les Doués interviewés la réfutaient également.

On voit qu’ils n’étaient pas à Deneb, dit la Rowane d’un ton implacable dont Rojer espéra qu’elle ne l’emploierait jamais avec lui. Il l’avait surprise en train de parler avec son père, et il n’avait pu faire autrement qu’entendre cette partie de la conversation. Ils nont jamais senti leur étrangeté, leur VOLONTÉ de conquérir Deneb ! On ne peut pas permettre la prolifération incontrôlée des Coléoptères. Leurs déprédations doivent cesser. 

Je suis d’accord, Rowane, dit Afra. Mais au risque d’encourir ta colère, je me demande si nous avons adopté la bonne tactique. Puisque leur monde natal est détruit, nest-il pas possible que la perte de cette base d’opération limite leurs activités ? 

Afra ! Tu ne te rappelles donc rien de tes contacts avec les Coléoptères ? La colère de sa grand-mère à la réfutation modérée d’Afra fut telle que Rojer renforça ses écrans mentaux. Il n’était pourtant qu’à la périphérie de sa projection mentale, mais l’agitation de la Rowane était palpable. Comment son père pouvait-il encaisser tout le poids de sa désapprobation ?

Je me les rappelle comme au premier jour, Rowane, mais jusqu’à présent – et je n’ai jamais été opposé à l’Alliance de quelque façon que ce soit – nous avons toujours accepté le jugement des Mrdinis comme irréfutable. Ne serait-ce pas faire preuve de sagesse – puisque nous nous piquons d’être civilisés et sophistiqués – de voir si un contact direct avec un représentant des Coléoptères est justifié ? 

Vraiment, Afra Lyon, seule notre longue amitié m’empêche de soupçonner ton loyalisme !

Rojer se renfonça sous sa couverture thermique, rassuré par la tiédeur de Gil et de Kat, à sa droite et à sa gauche. La couchette n’avait pas été conçue pour trois occupants, et il se réveillait tous les matins avec des crampes. Mais ce n’était qu’un inconfort mineur. Sur Iota Aurigae, son lit avait toujours été assez large pour trois corps en pleine croissance. Avant son réveil, il faisait un rêve ‘Dini fascinant, et il s’en servit pour se rendormir, ignorant la détresse provoquée par cette conversation. La Rowane était peut-être sa grand-mère, et une héroïne hautement respectée parce qu’elle avait été le point focal de la contre-attaque dénébienne, mais elle n’aurait pas dû parler comme ça à son père !

Le lendemain matin, Rojer se réveilla avec un souvenir très net de son rêve ‘Dini. Gil et Kat aussi. Ils décidèrent de courir immédiatement à la Cale 3, car leur rêve concernait un certain assemblage. Sûrs que les trois pièces de leur rêve s’assortiraient, Rojer s’habilla à la hâte, prenant quand même le temps de raser le fin duvet de ses joues, tandis que Gil et Kat, sautant comme des diables de leur boîte, lui reprochaient de traînasser.

Il faut respecter certaines habitudes d’hygiène personnelle pour conserver sa dignité et avoir de l’autorité, leur dit-il avec tant de fermeté qu’ils se calmèrent. Il ne pouvait pas se promener partout dépenaillé sur le Pékin comme il le faisait sur Aurigae. Sans compter que son père le regarderait de travers, pour lui faire comprendre qu’il ne faisait pas honneur à la famille.

On y va au plus vite ? dit Gil, demandant pour la première fois à être téléporté. Généralement, c’était Rojer qui choisissait, et les ‘Dinis respectaient scrupuleusement ses décisions.

Bonne idée pour cette fois.

Rojer se pencha, en prit un sous chaque bras et se téléporta dans la coursive adjacente à la Cale 3. Il pensait ne pas courir grand risque d’être vu. Et même si quelqu’un repérait son apparition miraculeuse, eh bien, tout le monde à bord savait qu’il était Méta, et pourquoi n’aurait-il pas utilisé le Don qu’il avait reçu en partage ? Ce n’était pas comme s’il avait surgi n’importe où sans discrimination. Et quiconque se trouverait près de la Cale 3 saurait aussi qu’il était un dingue du puzzle.

Ils ne rencontrèrent personne, mais entendirent le murmure habituel, entrecoupé d’un juron occasionnel quand l’assemblage espéré ne se réalisait pas. Certains les saluèrent de la tête, mais la plupart restèrent absorbés par leurs pièces et leurs montages.

Aiguillonnés par leur rêve, ils s’approchèrent tous les trois de la table – les ‘Dinis baissant la tête pour diriger leur œil pédonculé sur leur objectif. Rojer prit une pièce, alla un peu plus loin, en prit une deuxième, et trouva la troisième de l’autre côté de la table où il eut du mal à l’atteindre. Maintenant, tout le monde le regardait, pressentant un incident.

Retenant son souffle, Rojer plaça l’une des pièces de champ, adapta la deuxième à son long côté, et la troisième au petit ; elles s’adaptaient parfaitement. Tous acclamèrent, et ses voisins lui donnèrent de grandes bourrades dans le dos, ce qui bouleversa Gil et Kat. On alla tirer de son lit le Chef Firr pour lui annoncer la nouvelle, qui se répandit rapidement dans tout l’astronef. Le fait qu’il n’était qu’une des dix-sept personnes – six ‘Dinis et onze Humains – de l’Alliance à avoir réalisé cet assemblage ne diminua en rien la joie régnant sur le Pékin. 

Aie le triomphe modeste, Rojer, lui dit son père, sans toutefois dissimuler son plaisir personnel.

Ne t’inquiète pas, Papa, répondit-il, sans prendre la peine d’atténuer sa jubilation intérieure, car seules les manifestations publiques auraient déplu à son père. De plus, je ne suis pas le seul. 

Tu es en très bonne compagnie, car tous les autres sont des ingénieurs chevronnés. Ta mère et moi, nous avons peut-être pris ta vocation trop à la légère. Nous en discuterons à notre retour. Tes grands-parents seront contents. Ah…

L’allusion à ses grands-parents avait fait penser Rojer à la conversation surprise la veille par hasard, et son père s’en aperçut immédiatement.

Enfin, on ne peut rien y faire. La Rowane était trop bouleversée pour émettre sur bande étroite. Nous rentrons aujourd’hui. Tu as parfaitement minuté ton succès. Mes compliments, Rojer.

On ne pourrait pas faire une petite escale à la Base de Heinlein ?

La question sortit avant que Rojer ait eu le temps de la censurer. Tout le monde, y compris le petit-fils du cousin du frère de son oncle, devait intriguer pour visiter la Base de Heinlein. Qu’est-ce qui lui faisait croire qu’il avait la priorité ?

Je crois que nous avons un bon argument à faire valoir, dit son père.

Je n’ai pas pensé ça pour être entendu, je t’assure, Papa !

Afra répondit d’un ton amusé : Je te crois. Tu dois être exalté par ta réussite, parce que je t’assure que, de mon côté, je ne te sondais pas. 

Le sens de cette simple remarque fut pour Rojer le couronnement de la journée. Les parents Doués avaient le privilège de lire l’esprit de leurs enfants – surtout quand ils étaient des Doués de haut niveau – afin de corriger toutes les imperfections psychologiques avant qu’elles ne s’enracinent et ne gâchent une personnalité. Le fait qu’Afra renonçât à cette prérogative signifiait qu’il considérait son fils comme suffisamment adulte pour fonctionner sans supervision.

Puis son père poursuivit. Il se trouve que, moi aussi, j’ai envie de voir la capsule de sauvetage de plus près qu’au bout d’un filin de remorquage. La définition des écrans est très bonne, mais il y a des choses qu’on ne ressent qu’en présence de l’objet de l’observation. Et nous aurons le loisir de l’observer. 

Cet échange avait lieu pendant que les réjouissances continuaient, et que bien des bricoleurs passionnés examinaient l’assemblage, séparant et ré-assemblant les morceaux. Quand le Chef Firr arriva, il plaça les trois pièces sous le microscope et en vérifia l’ajustement. Il n’aurait pas été plus content s’il l’avait réalisé lui-même.

— Maintenant, à vous de jouer, les gars, dit Rojer, quand son excitation fut assez calmée pour lui permettre de parler. Mon père et moi, nous avons ordre de nous téléporter à Callisto.

— Hé, vieux, pourquoi pas vous téléporter d’abord sur la Lune pour zieuter un bon coup cette chère capsule ? lança un matelot.

— Le grade a ses privilèges, dit Rojer en souriant.

— Le grade ? fit le Chef, les yeux dilatés.

— Je ne suis qu’un civil, après tout, dit Rojer, avec une modestie trompeuse.

— Vous êtes un brave… garçon, dit le Chef, et Rojer sourit, car il savait que Firr avait failli dire « gosse ».

— Je vous souhaite bonne chance, Chef. Vous trouverez peut-être le prochain assemblage !

— Pour l’honneur du Pékin ! répondit Firr avec un grand sourire en lui tendant la main.

Rojer la prit sans hésitation, sachant que le Chef l’aimait pour lui-même, et parce qu’il était parvenu à mettre un bâillon dans la bouche de l’Enseigne Bhuto. Après quoi, il dut serrer toutes les mains, avec l’impression que, bien qu’il fût un Doué avec encore à peine un soupçon de barbe, l’équipage l’aimait bien.

Il en fut presque aussi heureux que de son assemblage, et se prépara à rejoindre son père au mess. Gil et Kat demandèrent l’autorisation de rester dans la Cale 3, pour le cas où un élément de leur rêve partagé leur permettrait un autre assemblage. Quand Rojer la sollicita pour eux, le Chef Firr la donna distraitement : il était déjà en train de rassembler des pièces qui pourraient peut-être augmenter la construction de Rojer.

Rojer sortit, laissant derrière lui le murmure excité de ces passionnés, stimulés par le succès.

Le Commandant Smelkoff les rejoignit pour le petit déjeuner, joignant ses compliments à ceux des officiers.

— Lors d’une mission de longue durée, Rojer, ce genre d’activité est inappréciable, et vous y avez ajouté l’aiguillon de la réussite. C’est bon pour le moral. Vous composez une équipe extraordinaire, tous les deux. J’aimais déjà beaucoup votre fils aîné, monsieur Lyon, mais je l’ai trop peu connu. C’est vraiment un plaisir de vous avoir à bord, et nous vous remercions de nous avoir téléporté des produits frais. Quand l’équipage est bien nourri, il supporte mieux des tas d’autres privations.

Puis le Commandant se pencha vers Afra, prenant un faux air de conspirateur.

— Vous ne pourriez pas nous laisser celui-ci pour un temps ? Je vous garantis que j’en ferais un bon marin !

— Malheureusement, Commandant, il est sur le point de diriger une Tour, répondit Afra en souriant.

C’était nouveau pour Rojer, mais, captant la pensée de son père, il réalisa que c’était pour lui une façon courtoise de refuser.

— En tout cas, je suis sûr qu’il vous fera honneur. Grand honneur.

Rojer commença à se sentir gêné de tant de louanges hyperboliques. Il savait qu’il avait bien accompli sa mission, ravi d’avoir passé une semaine à bord, et heureux d’avoir réussi un assemblage, même s’il n’était pas le seul. D’ailleurs, c’était presque un soulagement. Mais après tout, il n’avait fait que ce qu’on l’avait entraîné à faire : téléporter et interpréter les rêves ‘Dinis.

Tout en mangeant, il demanda à son père aussi discrètement que possible : Combien des seize autres auraient pu faire le même rêve ? 

Ah, c’est donc ainsi que tu as trouvé ? Il serait sans doute instructif de le savoir. La transmission indiquait des origines diverses.

Rojer garda pour lui – et cacha même à Gil et à Kat – qu’il y aurait un détour par Callisto et une escale à la Base de Heinlein. Mais cela facilita ses adieux au Commandant, aux officiers, à l’équipage et à l’Enseigne Bhuto, qui, pour une fois, se contenta de sourire et de laisser parler Rojer.

L’écoutille refermée, Rojer prit une profonde inspiration et se plaça derrière son père pour centrer la « poussée » qui les amènerait à la Station de Callisto.

Ainsi, mon petit-fils s’est couvert de gloire, n’est-ce pas ? dit sa grand-mère, d’un ton tout différent de celui de la nuit passée.

Pas spécialement, Grand-Mère, répondit-il modestement, car il savait qu’elle lui sauterait dessus à la moindre manifestation de vanité.

Hum, on dirait que cette mission t’a fait le plus grand bien, jeune homme. Je déteste les jeunes prétentieux !

Et quand est-ce qu’un Lyon pourrait avoir eu l’occasion d’être prétentieux ?

C’est exactement ce que je veux dire. Bon, sortez donc de ce cercueil spatial et venez déjeuner avec moi. Je nai pas si souvent l’occasion de vous voir. 

J’ai déjà déjeuné, merci. Malgré son grand appétit habituel, il y avait des limites à ce qu’il pouvait ingurgiter.

Alors, vous me regarderez manger. Et après, tu pourras vous téléporter à la Base de Heinlein. Tu en es capable, non ?

Si Papa est trop fatigué pour le faire, dit Rojer, se demandant combien de temps avait duré la conversation nocturne.

J’ai une heure avant que Callisto soit dégagé.

Rojer saisit le regard de son père et sourit. Ils débouclèrent leurs harnais, aidèrent leurs ‘Dinis à descendre, et s’engagèrent sur le chemin menant à la maison de la Rowane.

A la surprise de Rojer, parce qu’il n’en avait eu aucune intuition préalable, Jeff Raven était assis à la table du petit déjeuner, et leur fit signe avec enthousiasme de se joindre à eux. Le couvert était mis pour deux Humains de plus et deux ‘Dinis.

— J’ajoute mes félicitations à toutes les autres, Rojer, dit son grand-père… 

— Et moi, j’aimerais bien un baiser.

C’était l’ultime compliment, et Rojer faillit trébucher en contournant la table. Damia disait souvent que sa mère cultivait effrontément son attitude impérieuse. En tous cas, elle intimidait Rojer. Mais, gardant soigneusement cette pensée pour lui, il se dit qu’il avait une grand-mère très belle, avec la masse étonnante de ses cheveux argent et ses traits délicats – sauf que maintenant, elle ne lui arrivait plus qu’à l’épaule. Elle lui présenta sa joue, mit une main sur sa nuque en le voyant hésiter, et il l’embrassa. Il ne savait pas ce qu’il attendait : ce qu’il sentit, ce fut une acceptation et une approbation sans réserve. La Rowane avait une joue lisse comme un pétale de rose, et dégageait un parfum floral subtil, sans être douceâtre.

Merci, Grand-Mère, dit-il avec reconnaissance.

C’est un des inconvénients d’être Doué, Rojer. Les contacts les plus ordinaires prennent une signification qui dépasse leur importance. C’était un baiser de bienvenue après une longue absence, rien de plus. Mais je suis très contente de ta performance. Aussi bien exécutée que par ton grand-père ou moi-même. Tu as bien mérité de voir cette capsule, si tu en as envie.

A l’évidence, la Rowane n’avait aucun désir de la voir, même s’il ne sentit chez elle aucune trace de la haine et de la colère de la veille.

— Thé ou café, Rojer ? lui demanda-t-elle, lui faisant signe de s’asseoir. Avez-vous fait de beaux rêves ? demanda-t-elle en un ‘Dini pincé à Gil et à Kat qui prenaient leurs tabourets.

Très beaux. Nous avons assemblé des pièces. Nous ne sommes pas les premiers, mais les premiers pour le vaisseau, ce qui a provoqué beaucoup de joie et de félicitations, répondit Gil.

— Nuuus très euh-reux, ajouta Kat, faisant assaut de courtoisie.

Il n’avait jamais bien prononcé le son « ou » qui ne posait pas de problème à Gil.

— Amusant de jouer aux jeux des Humainses.

Kat prononçait toujours le « s » du pluriel.

Et c’est un jeu utile, répondit la Rowane, bien qu’utilisant pour « jeu » un mot signifiant « temps libre bien employé ».

Rojer but son café et trouva encore assez de place pour un délicieux petit pain téléporté une heure plus tôt, lui dit sa grand-mère. Son grand-père parla du dernier arrivage de cousins dénébiens, et des récents appariements. Il s’informa des neveux et nièces d’Afra qui, grâce au discret parrainage de leur oncle, obtenaient des postes de Doués loin de Capella. Rojer trouvait les cousins capellans ennuyeux – du moins tant qu’ils n’avaient pas vécu un certain temps loin de leur planète. Après quoi, ils se débarrassaient de ce que son père appelait leurs manières « méthodistes », mais pas, heureusement, de leur formation de base. Si ses cousins dénébiens étaient dissipés et francs à l’excès, ses cousins capellans étaient trop pimbêches et réservés.

Rien de plus ne fut dit sur la Ruche, sa capsule de sauvetage, la reine et maints autres problèmes assaillant l’Alliance. Le petit déjeuner ressembla beaucoup à ce qu’il était chez lui, agréable moment de détente avant les stress du jour.

Donnant le bras à son mari, la Rowane les conduisit à l’aire de décollage, où deux capsules personnelles attendaient dans leurs nacelles. La plus petite était celle de Jeff, dans laquelle il se téléporterait à la Tour de Blundell, l’immense bâtiment administratif des TTF sur la Terre.

Jeff et la Rowane aidèrent Afra, Rojer et les ‘Dinis à s’installer dans la leur.

Qui assure la téléportation ? demanda la Rowane.

Rojer, dit Afra, avec un clin d’œil solennel à son fils.

Alors, prends la vue de la plate-forme dans ma tête, Rojer. C’est de là que vous verrez cet endroit. Elle prononça « cet endroit » avec dédain, mais comme il connaissait son sentiment sur la question, il « regarda » profondément en elle, et « vit » l’aire d’atterrissage et les nacelles prévues pour les visiteurs. Des nacelles spéciales étaient réservées à la police militaire.

Rojer sentit les générateurs de Callisto monter en puissance. Il réprima la nervosité qu’il ressentait à exécuter la téléportation en présence de ses deux grands-parents, mais puisqu’il en avait la compétence, ça ne changeait rien. Et il téléporta, visualisant mentalement la Base de Heinlein.

Sauf que, bien sûr, il n’atterrit pas à la Base même, mais sur la plate-forme qui orbitait à cent mètres au-dessus d’elle. Plate-forme qui paraissait avoir été assemblée à la va-vite, et Rojer n’oublia pas de consulter le tableau de sa capsule qui répertoriait les conditions extérieures. Il y avait tout l’air désirable. Puis il entendit un bruit de bottes cloutées résonner sur le sol métallique.

Doués Afra et Rojer Lyon comme on vous l’a annoncé, dit et pensa Afra.

— Oui, monsieur. A vos ordres ! hurla-t-on en réponse. Je vais vous ouvrir l’écoutille. L’échelle est en place.

C’est sympa de venir nous voir, dit une deuxième voix d’un ton rieur, que Rojer reconnut pour celle de son cousin, Roddie Eagle.

Son père lui lança un regard sévère, et il grimaça en retour avant de reprendre un air neutre. Roddie pouvait faire le gardien tant qu’il voulait s’il n’était bon qu’à ça.

Assez ! dit son père sur bande très étroite.

Rojer se leva, faisant sortir ses ‘Dinis en premier, afin d’avoir le temps de maîtriser les véritables sentiments que lui inspirait la présence de Roddie. Quand il leva enfin les yeux, il fut plutôt surpris de constater que l’adolescent maigre et boutonneux s’était transformé en un homme au teint net d’à peu près sa taille, impeccable dans son uniforme de l’Alliance, orné des galons de lieutenant de la marine.

— Je suppose que vous n’étiez pas au courant, leur dit Roddie, avec un sourire de bienvenue, car vous n’étiez pas là la semaine dernière. Je ne peux pas dire que ça m’enchante d’être bombardé de ping-zing sans interruption – surtout au niveau où projette cette reine – mais c’est vraiment l’occasion de rencontrer tout le monde ! termina-t-il en riant. Bons rêves, gl, ktg. Rd a partagé vos rêves mais pas votre assemblage. Vraiment content que tu aies réussi, Roj. Et tu as posé ta capsule au millimètre. Chapeau ! Je suis en pleine crise d’orgueil familial, c’est moi qui vous le dis !

Rojer essayait de se réconcilier avec ce nouveau Roddie, si différent du détestable adolescent de naguère.

— Le petit déjeuner est servi, Oncle Afra, si vous avez faim.

— Merci, Rhodri, dit Afra en hochant la tête, mais je crois qu’on ne pourrait pas avaler un troisième déjeuner ce matin, ni l’un ni l’autre.

Roddie eut un sourire affable.

— Oui, c’est un des inconvénients de la téléportation. On se rencontre soi-même en chemin, pour ainsi dire. Par ici. En arrivant avant le petit déjeuner, gloussa-t-il – et Rojer se dit que son humour n’avait pas changé et restait assez lourd – vous avez évité la foule. Parce que ici, c’est la foule sans interruption. Merci, Sergent, dit-il au garde posté à l’entrée de la section principale de la plate-forme. Il paraît qu’on sera mieux logés bientôt. Pour le moment, il n’y a que le strict nécessaire.

Il les précéda dans le couloir, et Rojer remarqua que ses rondeurs d’adolescent avaient fait place à des muscles fermes et bien découplés. Il avait quand même un doigt ou deux de plus que son cousin, et ça lui fit plaisir.

— Je vous amène directement à la grande salle d’observation. Les écrans y diffusent en permanence toutes les vues possibles de la Base. Elle ne pourra pas faire un mouvement sans qu’on la voie. Enfin, si elle sort jamais !

— Elle est encore vivante ? demanda Rojer.

— Oh oui. Nous avons des capteurs sur la coque, qui enregistrent sans interruption tous les sons parvenant de l’intérieur. Ce qu’elle fait pour produire tous ces craquements et grattements, on ne sait pas. Aucun de nos appareils ne pénètre la coque. On a quand même détecté qu’elle a analysé l’atmosphère. Mais c’était dès la fin du premier jour. Ah ! Nous y sommes !

La salle où ils entrèrent était percée, du sol au plafond, d’une grande baie de plasverre alignée sur la capsule de sauvetage située cent mètres plus bas. Toutefois, le plasverre avait été optiquement modifié pour donner à l’observateur l’impression de n’être qu’à quelques pieds du véhicule. Les grands écrans affichaient d’autres vues de la Base, et il y avait une rangée d’écrans plus petits qui seraient activés quand la reine sortirait de la capsule et commencerait à circuler dans les bâtiments.

— Elle semble avoir besoin de températures supérieures à celles que préfèrent les Humains, quoique les ‘Dinis puissent facilement supporter sans malaise des températures allant jusqu’à 32 ° Celsius. Nous avons monté le chauffage dans toute la Base. Il y a deux jours, Blrg, le spécialiste ‘Dini, a émis l’hypothèse qu’elle ne sortirait pas avant que tout l’oxygène de la capsule ne soit épuisé. Et j’ai tendance à être d’accord avec lui, ajouta-t-il avec un sourire modeste. Parce qu’elle ne doit avoir que des quantités d’oxygène limitées, même dans une capsule aussi grande, vu qu’une partie de l’espace doit être occupée par les vivres et les appareils de survie. Et vous avez sans doute de la chance : trois hypothèses sont émises sur le moment de sa sortie, la plus probable étant, selon les experts, que son oxygène sera épuisé dans le courant de la journée. Vous pouvez rester jusque-là ?

— Nous avons le temps, dit Afra, à la grande jubilation de Rojer.

Ce serait vraiment trop bête, pensa Rojer, d’avoir la chance d’observer la sortie et de la rater !

Non que ton minutage ait été défaillant toute la semaine passée, Rojer. Sauf en ce qui concerne la chasse, lui dit son père sur bande étroite.

Rojer lui transmit une grimace de repentir. Puis son cousin leur montra les commodités et aménités de l’installation – assez rudimentaires pour les vingt hommes et les trois officiers qui y étaient cantonnés.

— Un séjour plus vaste sera téléporté cette semaine, avec d’autres unités sanitaires, et une cuisine plus grande, mais on nous téléporte déjà des produits frais tous les jours. J’avais passé une commande spéciale de petits pains pour le déjeuner. Dommage que vous n’ayez pas faim, ajouta-t-il, et il y avait encore des traces de l’ancien Roddie dans le sourire un peu condescendant qu’il adressa à Rojer.

— Plus tard peut-être, s’il en reste, dit Rojer, parvenant à prendre un ton léger et affable.

Ils retournèrent dans la salle d’observation, où des techniciens analysaient les bandes vidéo et discutaient les organigrammes.

— Lieutenant, nous avons un groupe de douze personnes qui demandent l’autorisation d’une heure d’observation…

Le Caporal s’interrompit brusquement alors qu’un bruyant fracas métallique sortait des haut-parleurs. Ses yeux se dilatèrent, sa bouche s’ouvrit et se ferma sans émettre un son, et il pointa frénétiquement le doigt sur la baie de plasverre.

Rojer et Afra, qui lui tournaient le dos, pivotèrent et eurent un mouvement de recul devant ce qu’ils virent par le plasverre grossissant.

L’écoutille de la capsule fut violemment projetée à l’extérieur, et rebondit bruyamment sur le plasbéton. Apparut d’abord un long bras épineux aux jointures étranges, et des doigts filiformes se refermèrent d’un côté de l’ouverture, puis de l’autre. Le membre était couleur de cuivre sombre et poli, et couvert de poils fins dont Rojer se dit qu’ils étaient sans doute des organes sensitifs : il crut les voir bouger, mais ce n’était peut-être qu’une idée. Quatre autres bras se montrèrent, pour soutenir le corps qui émergeait lentement. Puis un « pied » parut sur le seuil. Quelqu’un eut la présence d’esprit de modifier l’angle du projecteur pour éclairer la forme debout juste à l’entrée de la capsule.

Rojer maîtrisa fermement ses nerfs et son estomac trop bien rempli tandis qu’émergeait la grande créature segmentée, avec un abdomen en forme de larme s’amincissant vers le haut en un long torse filiforme. Trois paires de bras étaient réparties le long de ce torse, et deux paires de « jambes », dont l’une assurait la marche, tandis que l’autre soutenait le poids de l’énorme ventre distendu. Le triangle aux yeux exorbités surmontant le torse devait être la tête, couronnée d’une quantité d’antennes qui s’agitaient furieusement.

Plus que sa forme, sa couleur était fascinante pour l’œil, l’esprit et l’attention, car elle chatoyait de reflets cuivrés, bordeaux, bleus et verts, comme les iris de Sibérie que cultivait sa mère dans le jardin d’Aurigae. Sous la lumière du projecteur, toutes les nuances de son corps scintillèrent, depuis les surfaces planes des membres aux jointures si étranges, et ce qui semblait être des ailes atrophiées saillant de la partie supérieure du torse à hauteur de ce qui aurait pu être des épaules, jusqu’à l’abdomen distendu, en passant par la taille si fine.

— Une mante religieuse, voilà ce que c’est, dit doucement son père observant la créature immobile au bord de l’écoutille.

— On dirait une actrice attendant son entrée, commenta inopinément Roddie.

— Elle a peur ! balbutia Rojer, surprenant et lui-même et les autres assistants, hypnotisés par l’apparition.

Elle doit être détruite, dit Gil avec tant de ferveur que Rojer prépara mentalement une sévère réprimande avant de voir son père secouer la tête. Elle a tué beaucoup de Mrdinis. 

Pas celui qui parle, Grl, répondit doucement Afra.

Elle est seule et elle a peur, pensa Rojer, secouant la tête pour ne pas se laisser aller à la pitié envers cette représentante d’une espèce prédatrice si dangereuse.

Pataude, la reine se laissa alors tomber sur ses six membres supérieurs et rampa hors de la capsule. Elle se releva avec plus de grâce sur ses quatre membres inférieurs, puis sa tête décrivit un cercle complet. Enfin, d’une démarche résolue mais toujours disgracieuse, elle se dandina en direction des montagnes de plantes et de légumes placés à quelque distance de la capsule, et qu’on avait renouvelés tous les jours. S’asseyant sur ses pattes postérieures, dont Rojer eut l’impression qu’elles se terminaient par des ventouses, elle prit quelques feuilles, les fit passer d’une main dans l’autre, puis les approcha délicatement de l’ouverture la tête triangulaire. De temps en temps, certaines mains rejetaient un échantillon, et Roddie ordonna à un Caporal – car tout le personnel de la station s’était maintenant rassemblé dans la salle d’observation – de noter ce qu’elle rejetait. Elle mangea des fruits, peau, écorce et pulpe, mettant soigneusement de côté les pépins et les noyaux. Elle rejeta les plantes herbacées, y compris le blé, le seigle et l’avoine, mais seulement après les avoir goûtées. Elle mangea les tubercules, les légumes à feuilles de toutes sortes, la canne à sucre et les légumineuses. Elle ne toucha pas au riz. Elle avala sans interruption jusqu’à épuisement des vivres.

Puis elle s’assit, immobile, sans même bouger une antenne ou un poil sensitif de ses membres, sans cligner les yeux, ou rabattre ses moignons d’ailes. Rojer pensa qu’elle s’était trop gavée pour être capable de remuer. Depuis quand n’avait-elle pas mangé ? se demanda-t-il.

Les douze visiteurs qui venaient juste de rater le spectacle furent horriblement déçus de cette inertie, et un lourdaud demanda au Capitaine Waygella, la supérieure de Roddie, qui avait assisté à la sortie, de faire quelque chose pour la stimuler. Le Capitaine refusa mais fit diffuser la vidéo de l’événement en répétition automatique sur l’écran principal.

Un second groupe de visiteurs étant annoncé, Afra, Rojer et les ‘Dinis décidèrent de se retirer. Le Capitaine demanda à Roddie de les raccompagner au hangar des capsules et d’accueillir les arrivants.

— Je vous ai fait une copie pour Tante Damia et les petits, dit Roddie, la donnant à Afra en arrivant à leur véhicule.

— C’est très attentionné de ta part, Rhodri.

— C’est bien normal. Le Caporal va passer la journée à copier cette séquence. J’en téléporterai des douzaines à Tante Rowane, pour qu’elle les distribue à qui de droit, parce que, ajouta-t-il avec un sourire ironique, les Métas ont besoin de savoir, non ?

Inopinément, il salua Rojer de la tête, acceptant pour la première fois son statut plus élevé.

— Ça ne change rien à ton attention, Rhodri, dit Afra.

Rojer murmura aussi des remerciements, car l’ancien Roddie n’aurait sûrement pas été aussi prévenant. La vie dans les Gardes de l’Alliance l’avait manifestement amélioré.

Ils montèrent dans leur capsule, s’assurant que les ‘Dinis avaient bien bouclé leurs harnais.

Générateurs en puissance, prêts pour la poussée, dit Roddie.

Vas-y, Rojer, dit son père. Si ma notion du temps ne me trompe pas, nous devrions être à la maison à temps pour le petit déjeuner. 

PAPA !