CHAPITRE I

Laria ralentit Saki dans le tournant, pour donner à Tlp et Hgf le temps de la rattraper. Retenant sa monture qui aurait monté au galop la dernière colline avant la maison, elle ne regarda pas en arrière, sachant que les ‘Dinis s’étaient mis à quatre pattes pour gravir la pente. Tlp et Hgf n’aimaient pas qu’on les surprenne dans cette posture. Comme les Humains, les ‘Dinis assumaient la position debout dès que leurs muscles dorsaux étaient assez développés pour supporter leur long buste. D’après son père, les ‘Dinis avaient été soulagés de savoir que les enfants humains devaient aussi apprendre à marcher en position verticale.

Quand les oreilles frémissantes de Saki et une odeur de cuir musqué apportée par la brise lui annoncèrent leur approche, elle les salua d’un clic sifflé. Elle n’émettait pas ce son aussi bien que ses frères Thian et Rojer, mais bien mieux que Zara qui n’y arrivait pas du tout. Kaltia, elle, n’essayait même pas, tout en étant capable de communiquer assez bien par gestes pour se faire comprendre des ‘Dinis, comme Morag. Les plus petits, Ewain et Petra, étaient encore trop jeunes pour avoir plus que des contacts sommaires avec leurs frères et sœurs.

Malgré ses fontes gonflées de la chasse du jour, Saki gravissait la colline à bonne allure, évitant de marcher sur les pieds palmés de Tip et Huf – Laria nommait ainsi mentalement ses ‘Dinis – accrochés aux étriers pour s’aider dans leur marche. Habitué à remorquer les ‘Dinis, Saki accepta sans broncher cette charge supplémentaire.

Lâchant les rênes, maintenant que Saki s’était calmé, Laria eut les mains libres, et, par signes, exprima à ses compagnons sa satisfaction de leur chasse. Si elle leur avait parlé, le bruit des sabots de Saki aurait couvert sa voix. Tlp et Hgf répondirent par de joyeux clics et clacs qui résonnèrent dans leurs crânes. Ils pouvaient ainsi émettre des tas de bruits identifiables, allant de la peur à la bravade, en passant par l’acquiescement, l’aversion, la curiosité, l’inquiétude, le plaisir, et ce qui passait pour le rire chez les ‘Dinis.

Aucune des deux espèces ne parvenait à reproduire les divers sons nécessaires pour exprimer les nuances subtiles du langage de l’autre, mais le langage corporel des Humains permettait de les interpréter, de même que les mouvements du corps des ‘Dinis. Leurs cinq doigts avaient autant de dextérité pour exécuter des gestes variés que leurs cavités buccales pour émettre des bruits stridents compréhensibles que les Humains pouvaient reproduire. Les deux langues, telles qu’elles étaient parlées par l’autre espèce, avaient un vocabulaire assez limité, qui, heureusement, pouvait être enrichi dans un certain nombre de domaines techniques, tels que le voyage spatial, la conception des moteurs, les sciences biologique et météorologique, la métallurgie et l’extraction des minerais.

Le père et la mère de Laria, Afra et Damia Raven-Lyon, avaient passé les quinze dernières années à développer et perfectionner ce qui – avec les Rêves – était leur seul moyen de communiquer avec les ‘Dinis. Laria avait été le premier cobaye humain. Constamment entourée depuis sa naissance par des Mrdinis adultes, puis par les jeunes Tip et Huf, elle avait assimilé postures et sons comme tout enfant apprend une langue en l’entendant depuis l’enfance. Dès qu’elle eut six mois, Tip et Huf avaient partagé son berceau, et, en leur compagnie, elle avait fait les rêves les plus délicieux la nuit et pendant ses siestes. Par la suite, tous les enfants Raven-Lyon avaient ainsi reçu deux compagnons ‘Dinis dès l’âge de six mois.

Sur Iota Aurigae, de tels appariements étaient devenus la norme. Avant même que les communications inter-espèces se soient généralisées, les mineurs – tellement surmenés qu’ils accueillaient toute aide avec plaisir – avaient emmené des couples de ‘Dinis adultes dans les puits et les galeries après que les Mrdinis eurent « rêvé » leur acceptation de ces tâches. Les Aurigaens, d’un naturel soupçonneux, s’aperçurent bientôt que les ‘Dinis étaient des mineurs-nés, d’une force et d’une endurance peu communes.

— Hé-Yo ! cria quelqu’un derrière elle.

Se retournant, Laria vit, à la sortie du tournant, son frère Thian, sa mèche blanche rabattue en travers du visage, monté sur son poney noir, Charger, et flanqué de ses deux ‘Dinis, Mrg et Dpl.

Une fois de plus, Laria regretta que la conformation des ‘Dinis, avec leurs courtes jambes trapues et leur moignon de queue, leur interdît de chevaucher les vigoureux petits poneys dénébiens hybrides créés par les Humains. Quand ils étaient plus jeunes, elle avait de temps en temps pris Tip et Huf sur Saki avec elle, Tip qu’elle tenait fermement devant elle, et Huf en croupe, les doigts accrochés à sa ceinture. Mais ce n’était pas très confortable, et maintenant, ils étaient trop lourds pour monter Saki avec elle.

— Bonne chasse, Thian ? lui cria-t-elle.

— Assez pour la marmite et la broche, lui hurla son frère en réponse, souriant jusqu’aux oreilles. Rojer nous suit avec leur sac. Il doit avoir des terrains de chasse secrets à voir ce qu’il rapporte.

La chasse constituait le loisir du week-end pour les trois aînés Raven-Lyon, qui étaient bons archers, tandis que les ‘Dinis étaient habiles trappeurs. Avec tant de bouches à nourrir, les petits oiseaux et rongeurs, et la variété de lapin qui s’était bien adaptée à Aurigae, constituaient des suppléments bienvenus aux besoins en protéines que les végétaux des immenses jardins n’arrivaient pas toujours à satisfaire.

Naturellement, la Tour aurait pu les ravitailler, mais ils mettaient leur point d’honneur à pourvoir aux besoins de tous – Humains et Mrdinis – à partir des produits de leurs propres champs ou des hauts plateaux et des vallées s’étendant derrière Aurigae City.

Saki était impatient de rejoindre son écurie et son picotin, alors, sans attendre Thian, Laria le laissa aller à son train, remorquant les deux jeunes ‘Dinis fatigués.

Quand ils arrivèrent enfin sur la terrasse, les lumières commençaient à s’allumer dans la vaste cour. Les sabots de Saki, claquant sur les dalles, attirèrent les animaux : chatcoons, chienbuls, et ce que Laria avait baptisé les « rampeurs », équivalent ‘Dini des animaux familiers.

Ni reptile ni oiseau, ni à poil ni à plume, mais aimants et affectueux, dépendant de leurs maîtres pour survivre, les rampeurs – à la stupéfaction générale – avaient été acceptés par les chatcoons, ignorés par les chienbuls, et adoptés par les Humains pour leur utilité. Curieusement, leur existence et les soins que leur dispensaient les ‘Dinis avaient constitué un facteur d’acceptation important pour les extra-planétaires. « Toute créature qui aime un animal – même aussi répugnant que ce… cette entité reptiloïde visqueuse – ne peut pas être entièrement mauvaise », avait remarqué le Commandant de la Flotte.

Comme leur régime consistait en insectes aurigeans dédaignés par les autres espèces, ces créatures éliminaient de la demeure Raven-Lyon et des champs avoisinants tous les parasites, qui persécutaient les Humains et causaient de grands dommages aux récoltes.

Laria commençait à étriller Saki, quand Thian, puis Rojer arrivèrent à l’écurie pour s’occuper de leurs montures. Un ‘Dini apporta le produit de leur chasse à la cuisine, tandis que les autres aidaient à transporter le foin et l’avoine pour les chevaux qui se mirent à piaffer et à hennir.

Tous les poneys ont-ils eu à manger ? demanda Laria, diffusant sa pensée à la cantonade plutôt que la concentrant sur ses parents.

Je t’en prie, ma chérie, nous avons des transferts tardifs à effectuer à la Tour ! Mais, compliments pour votre chasse ! répondit Damia.

Laria téléporta les grains dans les mangeoires, ajoutant, pour les deux plus jeunes, les vitamines et les sels minéraux dont ils avaient besoin jusqu’à ce que leur digestion se soit modifiée pour accepter les herbes aurigéanes. Comme d’habitude, les quatre ‘Dinis « marquèrent » bruyamment leur approbation de ses talents kinétiques.

NOUS NOURRIR PONIS. NOUS RENDRE PONIS HEUREUX, psalmodièrent en chœur Tip et Huf, bien qu’ils n’eussent rien fait eux-mêmes, mais comme ils appartenaient à Laria, tous ses exploits étaient aussi les leurs. Laria soupira. Malgré toutes les années passées dans cette famille de Doués, les ‘Dinis étaient toujours plus sensibles à ces petites téléportations qu’aux grandes expéditions de la Tour. Le fret et les astronefs disparaissaient des nacelles ou y apparaissaient, tandis que là, les ‘Dinis voyaient le déplacement d’un endroit à un autre.

NOUS NOURRIR PONIS DAVANTAGE, ajoutèrent Mur et Dip, la paire de Thian.

NOUS NOURRIR PONIS LES PREMIERS, rétorqua Tip, toisant sévèrement Mur de ses yeux pédonculés.

Vivement, Laria leur fit signe de ne pas être si infantiles, ajoutant un claquement de langue désapprobateur. Tip haussa les épaules, maintenant son affirmation d’un balancement du buste et de la tête.

Comme ses parents lui avaient conseillé la prudence quand elle avait commencé à découvrir ses dons kinétiques, Laria s’en servait avec précaution. Les jeunes Raven-Lyon communiquaient par télépathie plus que la plupart des parents Doués ne l’auraient recommandé pour les conversations familiales, mais leur situation était exceptionnelle. Les conversations entre Humains – quand les ‘Dinis arrivaient à les suivre – étaient souvent assez houleuses, alors ils transmettaient directement leur pensée, plutôt que d’exprimer impoliment en paroles ce que leurs hôtes ne pouvaient pas comprendre. L’Autorité Gouvernementale considérait toute la famille Raven-Lyon, y compris la petite Petra, âgée de huit mois, comme sa liaison officielle avec les Mrdinis. La télépathie leur permettait de discuter en privé de questions intimes qui auraient dû exclure les ‘Dinis.

Quand ils eurent fini de soigner leurs poneys, les jeunes Raven-Lyon, accompagnés de leurs ‘Dinis, montèrent la rampe menant du complexe des écuries jusqu’au Hall, où avaient lieu la plupart des activités domestiques. Avec l’aide de ses ‘Dinis, Morag avait déjà commencé à plumer, écorcher et vider leur gibier. Zara, qui ne voulait pas prendre part à la boucherie, lavait et préparait les légumes. Afra et Flk troussaient volailles et lapins pour les mettre à la broche, tandis que Damia et Trp s’occupaient du reste du dîner. De plus, les ‘Dinis avaient engagé une conversation animée avec leurs jeunes qui rentraient. Malgré les différences de forme et d’origine, il y avait beaucoup de similitudes dans la façon dont Humains et Mrdinis aimaient, soignaient et éduquaient leur progéniture.

Laria ne saisit que la moitié de ce que Flk et Trp disaient aux jeunes, mais les sons montaient et descendaient joyeusement sur toute l’échelle vocale des ‘Dinis, de sorte que tout allait bien. Les ‘Dinis ne se servaient pas du langage corporel quand ils parlaient entre eux, mais cette famille de Doués interprétait facilement les intonations.

Quoi de neuf ? demanda Laria.

Rien, ma chérie, dit Damia. Tu peux me râper des carottes ? 

Tu sais que Flk et Trp les aiment beaucoup, mais ils ne savent toujours pas manier la râpe.

Vitamines A ! répondit Laria avec l’équivalent mental d’un sourire, téléportant deux bottes de carottes de la réserve, et les montrant de loin à sa mère pour voir si la quantité convenait. Elle hocha la tête, et Laria se mit à les éplucher.

Tlp et Hgf s’approchèrent immédiatement pour l’aider, leur unique œil pédonculé brillant de plaisir, car ils aimaient autant les carottes que les adultes. Quand elle eut fini d’éplucher, Tip et Huf coupèrent les carottes, frissonnant joyeusement du buste, et penchant la tête de manière à braquer leur œil pédonculé sur leur ouvrage. Généralement, les ‘Dinis élevaient l’objet de leur travail à hauteur de leur œil, mais quand ils s’acquittaient de tâches humaines, ils tendaient à adopter les postures humaines.

Certains prétendaient que tous les ‘Dinis se ressemblaient, mais c’était parce qu’ils ne vivaient pas en liaison étroite avec un couple. Laria les reconnaissait et savait les noms de tous les couples vivant sur Aurigae. L’appariement des ‘Dinis était un autre mystère qui n’avait pas encore été complètement élucidé, mais les biologistes continuaient à travailler sur la question. Ils avaient dû accepter le fait que les ‘Dinis allaient toujours par paire. Laria ne savait pas si Tip et Huf étaient les enfants de Flk et Trp, les ‘Dinis de ses parents, et elle ne pouvait pas dire non plus si Flk et Trp étaient issus des mêmes parents ou s’ils s’étaient appariés une fois matures par consentement mutuel. Il y avait encore de nombreuses lacunes dans les niveaux de communication.

Les Mrdinis leur rêvaient des explications, qui n’expliquaient en rien leur biologie. Les Mrdinis se reproduisaient pendant leur hibernation annuelle. L’accouplement avait-il lieu avant ou pendant, on n’en savait rien : les Mrdinis semblaient ne pas comprendre le mot « gestation » en tant que concept ou processus. Ils ne comprenaient pas ceux d’« avortement » ou « impuissance » comme des raisons de non-reproduction. On ne savait pas pourquoi toutes les naissances étaient gémellaires. Une courtoisie diplomatique déniait aux Humains le droit de les observer dans l’hibernatoire. On ignorait s’ils étaient vivipares ou ovipares. Mais les jeunes naissaient « adultes », en ce sens qu’ils comprenaient les bases de ce que tous les ‘Dinis savaient instinctivement. Ils devaient attendre que leurs muscles se soient fortifiés pour marcher debout, mais il n’était besoin que de leur « rappeler », pensait Laria, les sons – mots – pour les reproduire correctement. Comme Laria l’avait dit un jour, les ‘Dinis passaient de « oh » à « oratoire » en zéro seconde net. Et ils sortaient de l’hibernatoire propres et la bouche pleine de dents.

Les architectes des Mrdinis avaient construit l’installation spéciale d’hibernation dans les collines, derrière l’immense demeure des Raven-Lyon. Tous les Mrdinis d’Aurigae s’y retiraient pour leur période d’inactivité annuelle de deux mois. Mais tous ne se reproduisaient pas en deux mois, certains y séjournant plus longtemps. Quand tous avaient quitté l’hibernatoire, il était d’une propreté méticuleuse, et prêt pour la prochaine hibernation.

Laria se sentait à la fois soulagée et esseulée pendant les absences de Tip et Huf : soulagée, parce qu’elle n’avait plus à craindre de dire ou de faire quelque chose qui serait mal compris ; esseulée, parce qu’elle aimait leur compagnie et leur drôlerie. Les ‘Dinis avaient un humour fantaisiste, et un rire qui rappelait un sifflement asthmatique sans être un toussotement ni un crachotement et qui exprimait l’amusement. Heureusement, ‘Dinis et Humains avaient des concepts comparables du comique.

Bien qu’elle ait appris à prononcer ces noms composés uniquement de consonnes, Laria les appelait Tip et Huf ; Thian avait transformé Mrg et Dpl en Mur et Dip. Ses parents avaient modifié Flk en Fok, et Trp en Tri. A l’évidence, les ‘Dinis se passaient fort bien de voyelles, mais ils avaient d’innombrables consonnes, avec gutturales et fricatives, pour émettre leur clic, clac, dong, bong, tloc, et une infinie variété de sifflements. Laria était devenue si habile à les interpréter que ses parents lui demandaient souvent de vérifier s’ils avaient bien compris ce que disaient les ‘Dinis.

Une fois prêt, le dîner fut prestement servi à la horde affamée. Les ‘Dinis possédaient un ustensile astucieux servant à la fois de cuillère, de fourchette et de couteau. Laria savait bien s’en servir et en avait toujours un accroché à sa ceinture, comme Tip et Huf. A la maison, on pouvait manger avec les doigts, et Ewain et Morag ne s’en privaient pas, allant jusqu’à se rappeler l’usage des rince-doigts et des serviettes. Zara, qui avait neuf ans, était plus raffinée, et ses ‘Dinis tendaient à l’imiter. Les Humains s’étaient d’abord étonnés que les ‘Dinis connaissent l’usage des serviettes et des rince-doigts. Afra avait confectionné les premiers dans du bois dur de Deneb et les avait décorés du premier Rêve que les ‘Dinis leur avaient envoyé, à lui et à Damia. Il continuait à amuser la maisonnée avec ses origamis, mais il avait ajouté la sculpture sur bois à ses passe-temps.

Il avait fait des ‘Dinis en origami. Fok et Tri transportaient toujours le leur dans leur aumônière et les montraient souvent à leurs visiteurs ‘Dinis. Toute la famille aimait le regarder créer ses animaux, objets et personnages, mais seuls Rojer et Zara montraient assez d’intérêt pour apprendre ces pliages compliqués. Fok et Tri avaient assisté aux deux premières leçons, puis s’étaient retirés. Leurs doigts étaient trop gros pour ces manipulations délicates, et ils déchiraient plus de papier qu’ils n’en pliaient.

A l’évidence, les processus mentaux des Mrdinis différaient de ceux des Humains – bien que les résultats fussent souvent similaires – mais les domaines communs étaient en constant développement, et les familles doubles, comme celle des Raven-Lyon, contribuaient immensément à la compréhension inter-espèces, dans laquelle leur Don intervenait moins que leur objectivité et leur empathie innée.

— Papa, commença Thian, quand il eut un peu assouvi sa faim, il n’y a presque plus de gibier dans les collines avoisinantes. Je ne suis pas assez grand pour piloter un airbob ?

Afra considéra pensivement son fils aîné, tout en bras et en jambes, et qui ne tarderait pas à être aussi grand que son père.

Ce serait bien utile, étant donné que nous ne pouvons pas téléporter nos amis.

Laria retint son souffle, car, bien que n’enviant pas cette opportunité à Thian…

Laria et Thian sont tous deux des adolescents responsables, poursuivit Afra, hochant la tête en ce qu’ils savaient être à la fois une mise en garde et une mise à l’épreuve. Je ferai une demande de permis à la Cité. Vous devrez faire preuve de votre mérite, mais je demanderai à Xexo de vous donner des leçons… Étudiez déjà le manuel technique. 

Oui, Papa, firent en chœur Laria et Thian, ravis. Étant donné qu’ils avaient tous les deux hérité de la mémoire eidétique de la famille, ça ne leur prendrait guère plus d’une heure. Et Xexo, le débrouillard ingénieur D-8, les connaissait depuis l’enfance et était un ami de toujours.

Par signes, Laria annonça à Tip et Huf – Thian faisant de même pour Mur et Dip – qu’ils n’auraient bientôt plus à monter la colline : on leur organisait le transport. Ils pourraient atteindre sans effort de nouveaux terrains de chasse. Les ‘Dinis cliquèrent et se trémoussèrent avec enthousiasme – Tip manquant tomber de son siège dans son exubérance.

Laria, il faudra te familiariser avec le maniement des machines terrestres des Mrdinis, ajouta Damia, penchant la tête en direction de sa fille. J’arrangerai cela avec les Coordinateurs. 

Alors, je vais aller chez les Mrdinis ?

Damia hocha la tête, résignée. Cela était prévu depuis toujours. Thian te suivra dès qu’il atteindra ses seize ans. Tu seras la première jeune Humaine à le faire. Elle émit des ondes de fierté et d’encouragement vers l’aînée de ses enfants. Puis, à son tour, elle sentit l’amour et le réconfort d’Afra, adoucissant la douleur de la séparation.

Seize ans, cest assez âgé pour les gens comme nous, émit Afra sur bande étroite, l’avertissant ainsi qu’il parlait pour elle seule. Elle sentit aussi sa caresse mentale.

Je n’étais pas plus âgée quand on ma envoyée sur Altaïr, répondit-elle discrètement.

La différence étant que cette tâche plaît à Laria.

Je crois que nous avons fait ce qu’il fallait pour qu’il en soit ainsi, ajouta Damia avec un soupir résigné. Tu as été un si bon père. 

Afra engloba tous ses enfants dans un sourire radieux. Et ils ont bénéficié de l’aide de leur mère. 

Mais elle me manquera.

Pourquoi ? Elle ne sera qu’à une pensée de toi.

C’est l’idée qu’elle SERA loin qui me peine. Damia se détourna de cette pensée en téléportant les assiettes sales à la cuisine et en sortant le dessert du garde-manger.

A l’exception du miel d’abeilles terrien, les Mrdinis n’aimaient pas les sucreries. Mais le miel était un luxe apprécié, quand il y en avait. C’est pourquoi, tandis que les Humains mangeaient des fruits, ils cassèrent des noix dont ils grignotèrent la chair avec des crackers sans sucre que Damia leur faisait avec de la farine ‘Dini importée. De temps en temps, on envoyait des friandises ‘Dinis aux exilés, mais ce n’était pas le cas ce jour-là.

— DAMIA ! cria Keylarion, la D-6 de la Tour parvenant à faire passer excitation et inquiétude dans son appel à la Méta.

Damia et Afra s’excusèrent immédiatement et se téléportèrent au centre de contrôle de la Tour, où les générateurs montaient déjà en puissance.

— Le Méta de la Terre m’a ordonné de vous appeler, dit Keylarion.

Papa ? émit Damia à travers l’immensité spatiale, en gestalt avec les générateurs et soutenue par la poussée de D-2 immédiatement accessible d’Afra.

Un éclaireur Mrdini a croisé la route de trois astronefs des Coléoptères ! dit Jeff Raven.

Trois ! s’écria avec effroi la liaison mentale Damia-Afra.

Trois ! En théorie, on suppose qu’ils venaient de leur Système d’Origine, car leurs trajectoires ont commencé à diverger juste après que le vaisseau éclaireur Mrdini eut croisé leur queue ionique. Heureusement, l’éclaireur était loin de tout monde ou colonie de l’Alliance. Et les Coléoptères s’en éloignent encore davantage.

La liaison Damia-Afra laissa échapper un cri de soulagement à cette nouvelle. Depuis quinze ans, les astronefs des Mrdinis et ceux de la Ligue des Neuf Étoiles, maintenant unis au sein de l’Alliance, exploraient l’espace pour localiser le monde d’origine de la Race de l’Essaim, extragalactiques que l’obsession de la propagation brutale de leur espèce avait poussés à envahir la colonie Mrdini de leur système solaire de Sef. L’attaque avait été repoussée, mais avec de très grosses pertes en personnel et astronefs. La colonie avait été dévastée et on avait dû la reconstruire et la repeupler. Après quoi, les ‘Dinis avaient institué en permanence des patrouilles autour de leurs colonies, et envoyaient des escadres surveiller l’espace proche pour s’assurer qu’aucun vaisseau du Multiple n’approcherait plus jamais d’un monde ‘Dini. Ils avaient exercé cette surveillance pendant deux siècles, accroissant progressivement « l’espace sûr » autour d’eux, toute leur culture dominée par la menace des Coléoptères.

En vain, les Mrdinis avaient cherché un allié de sophistication spatiale suffisante pour les aider. Les ressources de leur planète et de leurs colonies avaient été mises à rude épreuve par cette constante vigilance.

Tout aussi désespérément, les Mrdinis étaient à l’affût de nouvelles armes pour détruire les vaisseaux prédateurs des Coléoptères. Une tactique efficace consistait à envoyer un vaisseau-suicide qui plongeait dans l’astronef sphérique des Coléoptères – qu’ils nommaient une Ruche – et s’y faisait exploser pour détruire totalement l’ennemi. Mais toutes les missions-suicides ne réussissaient pas, car les canonniers du Multiple étaient habiles, et il fallait souvent sacrifier six vaisseaux pour s’assurer qu’un seul passerait. Naturellement, il en était résulté d’immenses pertes en matériel, et en ‘Dinis, dont les gènes auraient dû se perpétuer.

Mais des astronefs ‘Dinis continuaient à chercher, et à suivre toutes les queues ioniques qu’ils localisaient dans l’immensité de l’espace.

Puis un vaisseau du Multiple et l’astronef ‘Dini qui suivait sa queue ionique avaient découvert le système de Deneb.

C’est alors que Jeff Raven, Télépathe et Téléporteur inconnu, avait à lui seul fait échec à trois éclaireurs des Coléoptères. Avec l’aide des Métas de la Terre, Altaïr, Procyon, Capella, Bételgeuse, et celle de la Rowane sur la lune de Callisto, la fusion mentale centrée sur Jeff Raven avait détruit deux éclaireurs et renvoyé le troisième à son vaisseau mère. Deux ans plus tard, le vaisseau mère fonçait droit sur Deneb, et en avait été détourné par la fusion mentale des femmes, qui avait paralysé le dominant des Coléoptères. Puis, Jeff Raven, point focal des Doués mâles, avait projeté le Léviathan dans la fournaise du primaire de Deneb.

Alarmée, la Ligue des Neuf Étoiles avait installé un système de balises avancées autour de tous ses systèmes habités, pour prévenir toute autre incursion de cette espèce dangereuse. Les Mrdinis avaient pu circonvenir ce système, en restant juste hors de portée de ses capteurs, et en envoyant des Rêves instructifs à Damia, Afra, et à quatre autres Doués de Deneb. Les Mrdinis exultèrent de découvrir non seulement une race qui pouvait détruire un vaisseau du Multiple sans perdre une seule vie et sans avoir à rassembler une escadre d’astronefs et d’équipages-suicides, mais encore qui serait une alliée dans leur long combat contre les ravages de la Race de l’Essaim. Sans le savoir, Deneb avait été sélectionné par les Coléoptères pour y fonder une colonie. Mais la découverte d’un monde acceptable pour que cette race y prospère signifiait l’annihilation totale de toute autre forme de vie. Malheureusement, toutes les espèces ne disposaient pas des armes susceptibles de faire échec à cette tactique, et la méthode utilisée par les Doués – télépathie et téléportation – avait paru magique aux Mrdinis. Les Mrdinis ne possédaient pas de Doués au sens où l’entendait la Ligue, mais ils avaient la capacité d’imposer leurs Rêves aux esprits humains réceptifs.

Par l’intermédiaire de ces Rêves, ils leur avaient communiqué un abrégé de leur histoire et confié leurs espérances, et la Ligue des Neuf Étoiles, avec l’aide des Doués, avait commencé à établir des communications à un niveau viable, en commençant par les Humains les plus malléables et les plus réceptifs… les enfants, de familles de Doués ou non.

La famille de Damia et Afra avait été l’une des premières à accepter des paires de jeunes Mrdinis pour établir une forme utile de communication entre les espèces. Le Don ne constitua pas un facteur important, vu que l’esprit des Mrdinis ne pouvait pas être lu, même par des Doués aussi puissants que Jeff Raven ou sa femme, Angharad Gwyn-Raven, dite la Rowane. Mais quand Damia avait réalisé qu’elle était enceinte, peu après le premier contact des ‘Dinis, elle avait été une des premières à suggérer que les jeunes de chaque espèce, élevés ensemble depuis l’enfance, assimileraient sans doute le langage de l’autre aussi facilement que le leur.

C’est pourquoi Laria avait eu des compagnons de berceau dès l’âge de six mois, comme tous ses frères et sœurs.

Presque aussi prolifique que sa grand-mère dénébienne, la Guérisseuse Isthia, Damia n’avait eu aucun problème avec ses grossesses, bien que, contrairement à sa mère, la Rowane, elle eût pris soin d’espacer les naissances d’au moins deux ans. De plus, son service à la Tour d’Iota Aurigae n’était pas aussi exigeant que celui de sa mère à la Station Lunaire de Callisto. Et Afra, étant le partenaire de sa compagne à la Tour, avait pu consacrer beaucoup de temps à sa nombreuse progéniture.

Jeff Raven le taquinait parfois sur ses scrupules exagérés vis-à-vis de ses devoirs paternels, mais Afra se contentait de hausser les épaules, lui rappelant qu’il l’avait lui-même encouragé à se marier et à avoir des enfants.

La maternité avait mûri Damia autant que la paternité avait détendu Afra. Si ses parents n’avaient jamais compris pourquoi leur fils avait quitté Capella et la perspective d’une bonne situation à la Tour de Callisto, il pouvait du moins caser dans d’autres Tours ceux de ses neveux et nièces qui souhaitaient échapper à l’atmosphère puritaine de Capella.

Toutefois, il insistait – toujours souriant – pour que ses fils et ses filles se conduisent avec la même courtoisie que son éducation lui avait inculquée. Mais il se gardait de répéter l’erreur de ses parents – qui croyaient savoir mieux que les enfants ce qui leur convenait.

En conséquence, il régnait chez les Raven-Lyon une atmosphère amicale et détendue, avec un naturel parfait dans la pratique des Dons et l’intégration d’une espèce extragalactique dans la structure familiale.

Ce mode de vie changerait peut-être du tout au tout maintenant que les Mrdinis croyaient avoir découvert le Système d’Origine des Coléoptères. Damia n’avait pas le Don de précognition, mais elle n’en avait pas besoin pour savoir qu’une ère nouvelle venait de commencer : une ère qui – espérait-elle – verrait les Humains et les Mrdinis débarrassés de la menace de la Race de l’Essaim.

Alors, qu’est-ce qu’on fait maintenant ? demandèrent Damia et Afra au Méta de la Terre.

Eh bien, répondit Jeff avec une nuance ironique, votre mère et moi, nous allons envoyer tous les astronefs disponibles, des classes Galaxie et Constellation, effectuer un rendez-vous avec l’éclaireur des Mrdinis. De leur côté, ils nous rejoindront avec tous leurs plus gros vaisseaux. 

Afra émit un grognement. Et à quoi ça servira sans le soutien des Doués, Jeff ? Nous connaissons tous d’avance le résultat de la confrontation. Qui fournira l’énergie suffisante pour les vaincre ? 

Nous suivrons peut-être, dit Jeff d’un ton cocasse.

Toi ET Maman ? Damia ne put réprimer son inquiétude, malgré l’étreinte rassurante d’Afra.

Pense à l’immense accroissement de la population des Doués par rapport à ce quelle était il y a quelque vingt ans, et cesse d’être aussi négative, ma chère fille. Beaucoup de questions restent à élucider. Mais nous ne pouvons pas refuser d’utiliser les Dons, qui représenteront sans doute un avantage tactique. 

Il faudra d’abord découvrir le Système d’Origine des Coléoptères.

Et tous les systèmes qu’ils ont colonisés, ajouta Jeff, apparemment insoucieux de l’immensité de la tâche.

Au nom de tout l’univers, comment cela sera-t-il possible ? demanda Damia, atterrée à la perspective de cette tâche.

C’est ce que nous devons découvrir. Le ton résolu de son père redonna du courage à Damia. L’événement auquel nous pensons depuis si longtemps s’est produit. Ce n’est pas le moment de perdre courage. 

Non, Papa, bien sûr que non. La Tour d’Aurigae te soutient à cent pour cent.

La nouvelle n’est communiquée qu’à ceux qui ont besoin de savoir, comme la Tour d’Aurigae. La version officielle sera annoncée en son temps, mais préparez-vous à une activité peu commune.

Le Système des Coléoptères est proche d’Aurigae ?

Non, mais la production minière devra être accrue aussi tôt et aussi vite que possible. Attendez-vous à catapulter un flot continu de conteneurs de minerai.

Et comment devrons-nous justifier cet accroissement subit ? demanda Damia, car elle savait que les syndicats miniers lui demanderaient des explications.

Dis-leur qu’un nouveau modèle de transport interstellaire a été trouvé, et que la production des unités est une priorité absolue. De plus, ce ne sera pas un mensonge, car nous venons juste de commander un prototype de Constellation à long rayon d’action, le Genèse. Il y en a quatre autres en construction, et il faudra les terminer aussi vite que possible. Vos mineurs n’ont pas à savoir où vont leurs minerais, seulement qu’ils seront payés. Où en sont vos deux aînés pour le travail à la Tour ? 

Laria et Thian ? demanda Damia, de nouveau en proie à des inquiétudes maternelles irrationnelles.

Assez fiables pour tout ce que nous avons à faire, dit Afra. Pourquoi ? 

Vous allez peut-être avoir à balancer des mastodontes à travers toute la Ligue.

Alors, n’est-ce pas une bénédiction que mes deux aînés soient D-1 ?

Jeff gloussa à la remarque sardonique de sa fille. Puis son intonation mentale se modifia brusquement, empreinte maintenant d’orgueil et de dignité. Les Gwyn-Raven et les Lyon une fois de plus sauveurs de la galaxie ! Après quoi, sa présence mentale disparut de leur esprit.

L’optimisme inébranlable de Jeff donna du courage à Damia, mais elle regarda Afra pour un surcroît de réconfort. Il la serra tendrement dans ses bras, pressant sa tête contre son épaule. Il rabattit en arrière la mèche blanche qui lui tombait toujours en travers du visage quand elle était désemparée. Puis il l’embrassa, établissant entre eux le contact à tous les niveaux qui les unissaient. Elle répondit à son baiser, autant par habitude que par besoin d’être rassurée.

Je n’ai pas élevé des enfants pour combattre la Race de l’Essaim. Laria est obligée d’aller chez les Mrdinis ?

Nous avons accepté l’échange, et nous en avons profité les premiers. Nous respecterons nos engagements. Ne t’inquiète pas. Laria est une enf… une jeune fille bien équilibrée, raisonnable et responsable – comme nous le savons tous les deux. Elle ne sera pas plus en danger sur Clarf qu’ici. 

Surtout si elle doit nous aider à expédier des conteneurs mastodontes, dit Damia, s’efforçant de prendre un ton facétieux. Afra, sachant qu’elle n’avait pas le cœur à rire, resserra son étreinte en reconnaissance de sa vaillance.

La fille de celle qui a exterminé Sodan réussira quoi qu’elle entreprenne.

Damia frissonna au souvenir de ce combat mental, dangereux pour elle, fatal pour son jeune frère Larak, et qui avait bien failli détruire les autres Doués participant à la fusion mentale. La menace des Coléoptères était encore plus dangereuse pour les Alliés.

— Damia, dit Afra tout haut, l’écartant un peu pour lui relever le menton et la regarder dans les yeux, fais le compte – si tu le peux – de tous les Doués qui sont nés depuis trente-huit ans, entre tes frères et sœurs, plus David de Bételgeuse, Mauli et Mick, Torshan et Sagoner. Les oncles, tantes et cousins de Deneb pourraient constituer une brigade à eux seuls !

Incapable de réfuter la logique d’Afra, Damia se laissa réconforter. Et c’est vrai qu’il y avait une sécurité dans le nombre des Télépathes et Téléporteurs Fédérés, sans parler de tous les Doués travaillant dans tous les domaines faisant appel aux capacités psioniques. Mais comment braquer cette arme mentale sur le monde si lointain de l’ennemi ? La fusion mentale des Doués s’était révélée très puissante, mais les paramètres actuels ne favorisaient pas cette utilisation des Dons.

— Pense aussi que nos Alliés ne sont certainement pas restés oisifs depuis vingt-cinq ans, toujours dans le dessein de vaincre les Ruches des Coléoptères.

— Mais ils sacrifiaient leurs vies pour cela !

— Oui, ils mouraient, mais cétait avant qu’ils nous envoient les Rêves !

Damia sentit la conviction dAfra. Était-ce simplement une certitude masculine ? L’esprit de son père en était coloré, également ! Damia se demanda si elle naurait pas dû s’enquérir auprès de sa mère de ce qu’elle ressentait, elle. Non, décida-t-elle, elle devait résoudre son problème elle-même. Et vite ! Il ne fallait pas laisser ses doutes saper la confiance et le courage de ses enfants. Ils en auraient besoin bientôt.

— Oui, dit-elle tout haut, regardant résolument son mari dans les yeux, c’était avant que les ‘Dinis ne nous envoient les Rêves.