CHAPITRE II

Dès le lendemain, Afra reçut du Commandement Allié une énorme commande de minerai, qu’il transmit à l’Office Central des Mines. Puis il se renversa dans son fauteuil, attendant tranquillement l’explosion.

Quelques minutes après la réception du message, Segrazlin, Maître Mineur et chef de différentes organisations minières d’Aurigae, sollicita un rendez-vous urgent avec la Méta, pour discuter des possibilités de transport. Son attitude était un mélange de satisfaction pour les quantités commandées, d’inquiétude et de stupéfaction au sujet des dates de livraison, de nervosité sur la façon d’aborder avec la Méta le tonnage à expédier, le tout allié à une intense curiosité sur l’utilisation de ces énormes quantités de métaux.

Damia sourit de sa diligence, et répondit qu’il pouvait venir immédiatement, les expéditions du matin étant terminées.

Segrazlin arriva accompagné de son assistant personnel, et des propriétaires des principales mines concernées.

— Cette commande, c’est très bien, dit Segrazlin, pliant et dépliant nerveusement le message, mais, primo, nous n’avons pas assez de mineurs, même en travaillant jour et nuit, pour respecter les dates de livraison, et secundo, nous n’avons pas assez de véhicules petits et moyens pour livrer la moitié de ce qu’on nous demande.

Il tournait autour du pot, n’osant pas lui demander de téléporter les conteneurs mastodontes.

— Et mes collaborateurs, reprit-il, montrant les cinq propriétaires qui approuvèrent de la tête, voudraient savoir à quoi serviront tous ces métaux.

— Ah, dit Afra, émettant des ondes rassurantes, j’ai moi-même posé la question au Méta Central. Un nouveau vaisseau de la classe Constellation à long rayon d’action a été conçu, et la construction de toute une escadre autorisée. Pour remplacer certains astronefs vieillissants. Et ce n’est pas trop tôt, à ce que j’ai cru comprendre. Les TTF réduisent l’usure normale des véhicules spatiaux, mais le problème de la fatigue du métal reste préoccupant.

Damia lui adressa mentalement un sourire approbateur pour cette explication magistrale.

— Et je suis heureuse de vous apprendre que la Tour est maintenant en mesure d’expédier de plus gros conteneurs, poursuivit Damia, ce qui sera un bon exercice d’entraînement pour nos aînés. La taille et la forme des conteneurs étant maintenant standardisées, n’importe quel Méta peut les expédier n’importe où à l’intérieur de l’Alliance. Ce sont les objets nouveaux et inusités qui posent problème, parce qu’ils doivent être vus, et, de préférence, touchés, par un ou une Méta avant que leur téléportation puisse être garantie. Mais nous pourrons assurer toutes vos expéditions parce que vos conteneurs sont standard. Comme vous le savez, Thian et Laria sont tous les deux D-1…

— Mais sont-ils assez âgés ? demanda Segrazlin, les yeux exorbités de surprise.

S’étant préparé à rencontrer de la résistance, il était désarçonné.

— Ils sont assez grands, et travailleront sous notre autorité, mais leur aide permettra d’expédier des poids plus considérables. Cette collaboration mentale sera un bon entraînement à leurs activités futures.

Damia inclina la tête avec grâce.

— Cela ne résout quand même pas le principal problème, Méta, dit l’un des propriétaires, s’éclaircissant la gorge, et quêtant du regard le soutien de ses confrères, qui hochèrent la tête en murmurant leur accord. Le manque de personnel.

— Je croyais que vos effectifs étaient satisfaisants, Yugin, dit Damia, fronçant les sourcils en feignant d’être surprise.

Yugin émit un grognement.

— Pour une production normale, oui, mais les derniers immigrants ne sont pas encore entraînés au travail en profondeur et c’est cela qu’il nous faut. Et aussi davantage d’ingénieurs plus qualifiés et expérimentés. Nous devrons ouvrir de nouveaux puits…

Sa voix mourut.

— Nous ne pouvons pas extraire ces quantités prodigieuses à partir des installations existantes, dit Mexalgo.

— Accepteriez-vous davantage de ‘Dinis ? demanda Afra.

Mexalgo eut l’air dubitatif, mais les autres montrèrent un intérêt considérable.

— Mex, si tu les traites bien, tu n’as qu’à te louer d’eux, dit Yugin. Mes ‘Dinis travaillent comme s’ils faisaient ça depuis le berceau.

— Le gros problème, ce n’est pas les mineurs, mais les ingénieurs d’expérience, si nous voulons ouvrir de nouvelles mines, dit Mexalgo.

— Accepteriez-vous des ingénieurs ‘Dinis ?

Mexalgo fit la grimace.

— Oui, si je les comprenais.

— Qu’est-ce qu’il y a à comprendre ? demanda Segrazlin. Tu leur montres où est la veine, tu leur donnes le matériel qu’il leur faut, et ils creusent. Selon leurs standards, ils sont aussi bien formés que les nôtres, et de plus, ajouta-t-il avec un grand sourire, ils sont mieux conformés pour le travail souterrain.

— Oui, c’est un fait, reconnut Mexalgo de mauvaise grâce. Mais, avec leurs petites vacances, comment être sûrs que nous aurons toujours le personnel indispensable ? Nous ne pouvons pas assurer ces expéditions avec des travailleurs à mi-temps.

— Les Mrdinis n’hibernent pas tous en même temps, dit Damia. La période d’hibernation semble dépendre du continent d’origine. Il se trouve que les Mrdinis actuellement sur Aurigae sont tous originaires du Grand Continent Nord. C’est du moins ce que m’a dit Fok. Dois-je m’enquérir, en votre nom, si d’autres ingénieurs et mineurs ‘Dinis accepteraient de venir travailler sur Aurigae ?

— Oui, Méta, nous vous en serions reconnaissants.

— Naturellement, vous les paierez conformément à leurs diplômes et à leur expérience ? demanda Afra.

— Naturellement, dit Segrazlin, légèrement indigné. Et nous leur fournirons les habitations et les hibernatoires qu’ils voudront. Nous n’avons jamais eu aucune plainte jusqu’à présent.

C’était assez vrai, parce que Damia et Afra avaient veillé à ce que les cahiers des charges des ‘Dinis soient respectés.

— J’aimerais quand même voir leurs qualifications, dit Mexalgo, toujours prudent. En traduction.

— Bien sûr, répondit Afra en souriant. Assez curieusement, il est plus facile de traduire les textes scientifiques que les œuvres littéraires.

Mexalgo renifla avec dédain.

— Le Méta de la Terre accepte de transmettre votre requête à la Tour de Clarf, dit Damia, qui avait parlé à son père pendant l’intervention d’Afra. Il vous transmettra la réponse dans la journée.

D’après Jeff, les ‘Dinis non seulement acceptaient de venir sur Aurigae, mais acceptaient avec enthousiasme. Leurs propres mines étaient presque épuisées, et les mineurs, ouvriers aussi bien qu’ingénieurs, avaient désespérément besoin de trouver du travail et de fournir à leur monde natal les minerais nécessaires à leur industrie.

Après le départ de Segrazlin et des propriétaires, Damia exécuta une petite danse jubilatoire, tant elle était contente du résultat de l’entrevue. Il y avait eu quelques critiques – exprimées par Flk et Trp à Damia et Afra – car les ‘Dinis étaient déçus que leurs travailleurs expatriés n’aient pas obtenu les postes d’autorité pour lesquels ils étaient qualifiés. Ce que la communauté minière ne réalisait pas, c’est qu’il y avait des ingénieurs parfaitement formés et expérimentés parmi les travailleurs ‘Dinis se trouvant déjà sur Aurigae. Maintenant, grâce à ces commandes massives, les ‘Dinis auraient l’occasion de montrer leur vraie valeur. Les ‘Dinis avaient fait preuve d’une grande patience, et maintenant ils auraient la chance qu’ils méritaient depuis longtemps. Damia et Afra avaient toutes les raisons de se réjouir.

Dès que les mineurs furent à bord du véhicule les ramenant à Aurigae City, Afra partit à la recherche de Flk et Trp pour leur apprendre la bonne nouvelle. Ils cliquèrent, claquèrent et sifflèrent leur joie, puis partirent la répandre dans la cité.

— Nous devrons insister pour que certains des nouveaux puits soient dirigés et gérés par des ‘Dinis, dit Afra.

— Il fallait procéder lentement, pour ne pas mettre l’intégration en danger, dit Damia.

— Je sais, je sais. Nous pouvons remercier les ‘Dinis de leur patience.

Damia sourit à son mari.

— Ils ont beaucoup de choses à nous apprendre. Flk dit qu’il leur a fallu près de dix générations pour implanter la philosophie de la patience dans le tempérament ‘Dini.

Une fois de plus, il fut heureux que les ‘Dinis fussent difficiles à identifier, car, dès l’arrivée du premier contingent, les ingénieurs ‘Dinis stupéfièrent les propriétaires des mines par leur compréhension des méthodes actuellement en usage sur Aurigae, et par leur incroyable dextérité dans l’emploi du matériel humain. Ils avaient également apporté des machines, dont de grands tunneliers qu’ils assemblèrent sur place. La première consultation, consacrée à l’organisation des puits qui seraient dirigés par des ‘Dinis, effaça toute méfiance ou répugnance que les propriétaires des mines et leurs ingénieurs auraient pu entretenir sur leur professionnalisme.

— J’ai été impressionné, confia Mexalgo à Damia. Très impressionné. Ils ont cliqué et claqué quand nous leur avons montré les sites des nouveaux filons localisés, et en un rien de temps, ils nous ont dessiné les plans des galeries et des puits, avec les quotas de production. Puis ils nous ont dit quelles quantités de matériaux il leur fallait pour étayer, et le nombre de wagonnets, rails et grues que nous devions leur fournir – matériel qu’à l’évidence ils savaient trouver ici. Ils nous ont demandé l’autorisation d’importer certaines de leurs machines, et je les comprends. Ils nous ont montré les plans de certains engins lourds, et je dois dire qu’ils ont l’air très efficace. De plus, ils seront plus à l’aise avec leur propre matériel. Mais on peut dire qu’ils comprennent vite !

Il ne cessait de branler du chef.

— Maintenant, ajouta-t-il vivement, j’ai toujours su que ces créatures étaient intelligentes. Mais je n’avais pas réalisé à quel point.

Damia et Afra concoctèrent une réponse appropriée.

Il aurait une attaque s’il savait que ses « nouveaux » ingénieurs Dinis travaillent dans ses mines depuis seize ans ! dit Damia, avec, dans son ton mental, l’équivalent d’un rire inextinguible.

Plus tard. Nous l’avouerons à Mexalgo. Mais plus tard, promit Afra.

De leur côté, les ‘Dinis furent impressionnés par la qualité des logements fournis, et comprenant une infirmerie avec personnel ’Dini. C’était un extra dont l’initiative revenait à Segrazlin.

— On loge et on nourrit décemment un travailleur et sa famille, dit le représentant des mineurs, et on rend les puits aussi sûrs que possible, mais en plus, il vaut sacrément mieux avoir aussi une infirmerie pour les urgences. Un homme travaille mieux s’il sait qu’on attache de la valeur à sa vie. Ce doit être la même chose pour les ‘Dinis. Ils ont des sentiments, eux aussi.

Pendant la période d’installation, Laria, Thian et même Rojer remplirent le rôle d’interprètes. Zara, bien que seulement âgée de neuf ans, voulut prendre part aux activités familiales et eut l’idée de donner aux nouveaux arrivants les œufs de la dernière ponte de son rampeur.

— Pour qu’ils se sentent chez eux, dit-elle solennellement par signes à Tip et Huf.

Tous les ‘Dinis des Raven-Lyon lui exprimèrent leur reconnaissance de sa générosité. Ils savaient également où il y avait de jeunes rampeurs encore au nid, et une expédition fut décidée.

— Ce sera un cadeau des jeunes Humains aux jeunes ‘Dinis, Laria, alors, tu peux piloter – prudemment –, dit Damia, renforçant mentalement son conseil pour cette excursion.

Elle est parfaitement compétente pour piloter ce type d’airbob, Damia, dit Afra à sa femme quand elle commença à regretter sa suggestion. Tu as assez souvent piloté avec elle pour savoir qu’elle en est capable. Et il faut commencer à la laisser voyager seule. Non qu’elle soit seule en l’occurrence. 

Je sais, je sais, Affie, dit Damia, incapable de réprimer son agitation maternelle, malgré les assurances logiques de son mari. C’est simplement que… 

J’ai confiance en elle, et je la suivrai tout le temps.

Si tu avais vraiment confiance en elle, tu ne la suivrais pas, dit Damia, sombrement accusatrice.

Afra lui ébouriffa affectueusement les cheveux en éclatant de rire, et ils regardèrent Laria et ses passagers s’entasser dans le grand airbob. La jeune fille ne cessait de regarder ses parents par-dessus son épaule.

Tu vois ? Elle craint que tu ne reviennes sur ta décision, Damia. Souris, encourage-la !

Elle n’a pas vraiment besoin d’encouragement, répliqua Damia, acide, mais elle sourit quand même en agitant vigoureusement les bras. Elle retint son souffle quand l’airbob se souleva avec aisance sur son coussin d’air. Laria effectua un virage impeccable, et Damia se détendit un peu, surtout quand Afra gloussa d’un air taquin.

On ne va pas la regarder toute la journée, ajouta-t-il, la poussant doucement vers la Tour. Et ne regarde pas en arrière ! 

Damia ne put s’empêcher de rire à cette injonction, car elle tentait de maintenir un léger contact mental avec Laria, qu’Afra avait parfaitement perçu. Nous devons maintenant expédier les premiers mastodontes, et je veux ton attention sans partage, ma petite chérie ! 

Afra avait raison de vouloir la concentrer sur son travail, elle le savait. Il ne s’agissait pas encore des vrais mastodontes, mais quand même de conteneurs respectables. L’industrie minière était bien résolue à faire ses livraisons dans les délais, et cette première expédition serait le gage de leur sérieux.

Les générateurs atteignaient leur pleine puissance quand la Méta d’Aurigae et son D-2 de mari prirent leur place à la Tour. Damia contacta David de Bételgeuse, qui la salua joyeusement.

Il paraît qu’on réarme et qu’on va bientôt balancer des mastodontes, dit David.

Est-ce bien raisonnable d’en plaisanter ainsi ? répondit Damia, prudente.

Qui veux-tu qui nous entende, Damia ?

Bon, attrape, David ! Avec l’habileté et l’aisance, fruits d’une longue pratique, Damia, s’aidant des générateurs portés à leur puissance maximale, téléporta les conteneurs, depuis les mines directement jusqu’à David, qui les transmettrait aux raffineries.

La maternité ne t’a pas ralentie, non ?

Non, pourquoi ?

Ça te rattrapera plus tard !

En attendant, rattrape toi-même ! répondit-elle, Keylarion lui transmettant une charge urgente.

Dans le feu de l’action, Damia oublia la première expérience de pilotage de sa fille.

Laria trouva le pilotage exaltant, à peine consciente de la présence de ses passagers, ni même de son frère, assis à l’avant avec elle.

C’était une chose de se téléporter, ce qui chez elle était maintenant de la routine, et c’en était une autre de piloter des passagers dans un appareil mécanique, même sachant que tous les véhicules étaient toujours en parfait état de marche. L’airbob était très facile à manœuvrer, avec un manche à balai pour la direction, et des pédales pour l’accélération et le freinage. Même si, pour une raison imprévisible, le moteur se bloquait et que le coussin d’air disparût, ses réflexes étaient maintenant assez rapides pour passer en mode kinétique et amortir l’atterrissage. Son père l’avait parfaitement entraînée à ces mesures d’urgence, avant même qu’elle ne pilote en solo l’un des plus petits airbobs.

L’essentiel, c’était qu’aucun de ses parents ne la « surveillait ». Elle, en revanche, sentait qu’ils étaient absorbés par le travail de la Tour. Ils la laissaient vraiment agir en toute indépendance. Ce qu’elle trouvait normal, vu qu’elle avait presque seize ans et serait bientôt considérée comme majeure.

Le village ‘Dini avait été construit un peu à l’extérieur de la ville, sur une pente montant vers le plateau occidental. Tout le monde avait participé à l’entreprise : Flk et Trp avaient supervisé le projet, assistés par quelques spécialistes Humains et beaucoup de ‘Dinis appartenant à tous les corps de métier. Une fois les matériaux réunis, toute la population d’Aurigae avait consacré trois jours à la construction du village, avec son hibernatoire et ses installations médicales et récréationnelles conformes aux plans ‘Dinis. Ces plans avaient d’ailleurs suscité l’admiration des équipes Humaines, qui avaient communiqué leur enthousiasme à toute la communauté. Résultat : un village de grand standing, pourvu de tout le confort que les ‘Dinis auraient trouvé sur leurs mondes d’origine.

Laria fut saisie d’appréhension à l’approche du parking, car les ‘Dinis, utilisant les équipements de vol individuels qu’ils avaient apportés, voletaient au hasard sans ordre apparent. Laria craignait de provoquer un accident par inadvertance. Tip lui adressa des clics encourageants, tandis que Huf, ouvrant une fenêtre, claquait à l’adresse des « voltigeurs » les plus proches, qui s’écartèrent, et Laria atterrit sans encombre.

— Ces ceintures sont super, Lar, s’exclama Thian, se dévissant le cou pour observer les manœuvres des « voltigeurs ». Tu crois qu’on pourrait en avoir ?

— Alors qu’on peut se téléporter n’importe où ? demanda Laria, étonnée.

— La téléportation, ce n’est pas la même chose, Lar, répondit Thian avec envie, ignorant le grognement dédaigneux de sa sœur. Moi, j’aime les trucs mécaniques, ajouta-t-il, sur la défensive.

Ce qui était vrai, comme le savait sa sœur. Il était tout le temps en train de démonter un appareil ou un autre, pour le remonter ensuite laborieusement. Pas toujours si laborieusement d’ailleurs, quand il connaissait assez bien sa conformation pour le ré-assembler par télékinésie.

Leur père encourageait ces activités, mais leur mère était toujours restée sceptique.

Tip, Huf, Mur et Dip les rejoignirent sur la terre battue du parking, chacun chargé d’une précieuse boîte de rampeurs. Zara serrait la sienne sur son cœur, les yeux dilatés à la fois de plaisir à cause de cette excursion, et d’appréhension à l’idée de ses responsabilités.

Tip cliqua et pointa un aileron dans la direction à suivre – vers le hall de la communauté. Les ‘Dinis avaient opté pour un service de restauration communautaire, et la salle à manger était aussi devenue leur lieu de rassemblement. Des piles de bols étaient soigneusement alignées le long d’un mur, et des coussins étaient éparpillés sur le sol, dont la plupart occupés quand Laria, son frère et leurs amis ‘Dinis entrèrent, suscitant des bruits joyeux dans l’assistance, composée en majorité de jeunes ‘Dinis encore en apprentissage, qui travaillaient moins longtemps que les adultes. Mais c’étaient ces jeunes qui chériraient le plus les rampeurs, source d’amusement inépuisable pour les ‘Dinis. Laria, quant à elle, n’appréciait guère leur contact sur sa peau nue : ça lui faisait une impression bizarre.

Les clics, les clacs et les sifflements des jeunes ‘Dinis impatients rendant la distribution urgente, on y procéda sans délai, Zara et Rojer remerciés avec effusion, Tip, Huf, Mur et Dip s’acquittant de la traduction. Les jeunes s’en allèrent avec leurs nouveaux amis, et les femelles adultes offrirent des rafraîchissements aux Humains. Laria, Rojer et Zara furent invités à s’asseoir sur les coussins et devinrent la cible de tous les yeux pédonculés.

— Qu’est-ce qu’on a de si drôle ? s’enquit Zara.

— Je crois que ces ‘Dinis n’ont pas encore vu beaucoup d’Humains, dit doucement Laria. Oui, dit-elle, traduisant les signes de Tip. Ces femelles viennent juste d’atteindre leur maturité et ne sont pas encore sorties du village.

Par signes, elle posa une question à Tip et sourit à la réponse.

— Elles pensaient que les Humains étaient une invention de leurs supérieurs ‘Dinis, et elles sont étonnées de constater que nous existons. Tip dit qu’elles sont originaires d’un continent du sud assez arriéré. Mais ils avaient tous tellement besoin de travailler qu’ils n’ont pas résisté à l’attrait d’un bon salaire. Ils sont tous très contents que les installations soient aussi confortables qu’on le leur avait promis.

Puis elle éclata de rire en rougissant.

— Qu’est-ce qu’il y a, Lar ? demanda Thian étonné, car sa sœur rougissait rarement.

— Celle qui est de couleur chamois avec des rayures sur les jambes plaît bien à Tip.

Thian feignit d’observer la ‘Dini avec intérêt, et remarqua avec un grand sourire :

— C’est vrai qu’elle est charmante.

Puis les deux jeunes gens éclatèrent de rire, car la ‘Dini, se méprenant sur leur attention, s’approcha précipitamment avec son plateau de friandises.

Vous êtes méchants, dit Zara d’un ton cinglant, avec un regard désapprobateur.

Pas vraiment, Zara, répondit Laria, reprenant son sérieux.

Puis, se tournant vers Tip, elle lui demanda s’ils pouvaient visiter les quartiers d’habitation, ou si ce serait considéré comme une indiscrétion.

Tip se leva, adressant une remarque à la ‘Dini tigrée, et les autres, quittant instantanément leurs coussins, firent signe aux Humains de se diriger vers la porte.

— On va faire le tour du propriétaire, je suppose, dit Thian, souriant jusqu’aux oreilles, manifestant par signes qu’il était très reconnaissant d’un tel honneur.

Ayant passé toute leur vie avec des compagnons ‘Dinis, ils furent stupéfaits de constater ce que les ‘Dinis considéraient comme des installations adéquates. Il y avait une piscine chauffée au rez-de-chaussée de chacun des cinq dortoirs qu’ils visitèrent, avec des panneaux permettant de passer dans les aires de service, ainsi que le suggéra Thian à ses sœurs. Dans le hall faisant suite à la grande entrée, les murs étaient couverts de râteliers où les ‘Dinis rangeaient les ceintures de vol dont ils se servaient pour leurs déplacements. Aux deux niveaux supérieurs, car les ‘Dinis préféraient s’étendre en largeur plutôt qu’en hauteur, de longs corridors sombres divisaient l’espace en deux, avec, de chaque côté, des portes ouvrant sur de petits appartements. Ils se composaient d’une pièce principale, jamais très grande, de l’équivalent ‘Dini de toilettes, et de plusieurs chambres à coucher, avec deux ou trois lits gigognes à quatre couchettes superposées, chacune se terminant par un petit coffre, destiné au rangement des affaires personnelles. Il n’y avait ni oreillers ni couvertures, et Laria se demanda pourquoi leurs ‘Dinis en avaient toujours utilisé.

Ils se sont bien adaptés, non ? dit Thian à sa sœur, poursuivant la visite et exprimant dûment son approbation par signes. Leurs quatre ‘Dinis répondirent par des signes de contentement. Quant à Zara, elle était très impressionnée et se contentait de tout regarder avec de grands yeux.

Je me demande pourquoi ils n’ont pas de fenêtres, dit Laria à Thian, étonnée de cette omission. Ce serait mieux que ces barres lumineuses. 

Pour nous peut-être, mais réservons la question pour après la visite, dit Thian.

Je n’avais pas l’intention de la poser, dit Laria, contrariée qu’il puisse la croire capable d’un tel manque de tact.

Je le sais bien. Dis donc, ils ont de grands ventilateurs aspirants au plafond. Du moins, ça en a bien l’air. Et de plus petits au-dessus de chaque lit, à moins que ces trucs ronds ne soient aussi des lumières. Alors, est-ce que nos Dinis ont vécu chez nous en milliardaires ou en clochards ? 

Thian !

Il sourit, nullement repentant.

Leur visite se termina à l’entrée d’un hibernatoire. Thian demanda à Mur s’il y en avait cinq à cause du grand nombre de ‘Dinis, ou parce qu’ils avaient cinq continents sur leur planète. A cause des continents, l’informa Mur, afin que les mines disposent toujours des travailleurs nécessaires. Les ‘Dinis respecteraient leurs contrats.

— Je n’en ai jamais douté une minute, dit Thian, approuvant de la tête en souriant.

Les trois jeunes gens n’auraient jamais insisté pour entrer en ce lieu sacré, mais ils s’aperçurent soudain que les ‘Dinis les pilotaient adroitement vers le parking. Au même moment, le sifflet de la mine annonça le changement d’équipe, ce qui abrégea les adieux.

Le soir, en préparant le dîner, Laria posa des tas de questions à ses parents.

Maman, à ton avis, les habitations des Dinis sont luxueuses ou juste acceptables ? 

Flk et Trp nous ont fait savoir sans ambiguïté que leurs quartiers sont de très grand standing et que tous en sont très satisfaits, répondit Damia.

Afra, qui faisait manger Petra, regarda Laria en souriant. Ce qui les enchante, ce sont les piscines chauffées. Apparemment, rien, que ça compenserait à leurs yeux n’importe quelles autres insuffisances. 

Dont nous nous sommes assurés qu’il n’y en aurait aucune. Même si certains des aménagements quils nous ont demandés nous ont paru un peu bizarres, dit Damia, fronçant légèrement les sourcils.

Comme quoi ? s’enquit Thian. Les ventilateurs aspirants ou les barres lumineuses ? 

Damia fit une pause pour réfléchir. Tu sais, je ne sais pas au juste. 

Ils n’utilisent apparemment ni oreillers ni couvertures, poursuivit Thian. Pourtant, ils s’en servent chez nous. 

Ce sont pour eux des tourments cruels et inusités, dit Afra d’un ton judicieux, enfournant une cuillerée de purée dans la bouche de sa fille.

Ah, Papa ! dit Thian.

Ils s’adaptent à nos coutumes, dit Damia, avec un regard réprobateur à son mari.

Alors, moi, il faudra que je madapte à leurs coutumes ? dit Laria, dubitative.

A Rome… commença son père.

Afra ! Damia se retourna pour rassurer sa fille. L’heure de l’échange approchait pour elle, et ces questions exigeaient des réponses véridiques. Nous avons demandé à tous les Dinis quelles commodités il leur fallait. Elle eut un soupir exaspéré. Et ils ont répondu, rien de particulier. Ils sont très heureux de tout ce que nous faisons pour eux. 

Mais moi, est-ce que je serai heureuse ? répondit Laria, se demandant comment elle pourrait vivre dans des pièces sans fenêtres, avec ventilateurs aspirants et longues barres lumineuses. Elle n’avait jamais pensé aux conditions de vie qu’elle rencontrerait sur Clarf, ayant toujours été très à son aise en compagnie de Tip et Huf. Au moins sur son territoire. Et aussi quand ils allaient en vacances sur Deneb, chez leur arrière-grand-mère Isthia.

Le personnel de la Tour de Clarf m’a assuré qu’ils avaient des logements spacieux et élégants, dit Damia, si catégoriquement que Laria en fut un peu rassurée.

Mais Laria ne vivra pas à la Tour, n’est-ce pas, Maman ? demanda Thian, prenant l’air aussi innocent que sa petite sœur.

— Thian ! le réprimanda son père d’une voix ferme, et Thian se tut immédiatement. Bien sûr, tu devras passer deux mois par an à l’hibernatoire comme tous les autres Dinis. 

Le ton était si naturel qu’elle le regarda, stupéfaite, puis elle éclata de rire, rassurée sur son avenir. Autre chose : ses parents ne se seraient jamais engagés si la situation n’avait pas été absolument sans danger pour elle, l’aînée de leurs enfants. Laria était assez fière d’être l’aînée des Raven-Lyon ; pas trop, mais suffisamment pour avoir conscience de la supériorité que cela lui donnait.

La semaine suivante fut consacrée aux exercices pratiques, elle et Thian rejoignant leurs parents à la Tour pour l’expédition des premiers mastodontes.

— C’est la masse qui est difficile à déplacer, pas le poids physique, leur dit Afra quand ils s’allongèrent sur les couches supplémentaires installées à leur intention dans la salle de contrôle.

Thian frémissait d’excitation, mais Laria parvenait à dominer la sienne, malgré son estomac noué d’appréhension. Non qu’elle eût jamais assisté ses parents en cas d’urgence. Ils avaient tous aidé lors de l’effondrement à la Mine de Maltese Cross. La télékinésie avait sauvé les cent huit mineurs d’une mort certaine par asphyxie. Afra était même parvenu à récupérer les cadavres, grand réconfort pour les familles affligées. Laria avait des doutes sur cet aspect du sauvetage, mais elle avait été très heureuse de participer à la fusion mentale pour sauver les vivants, car elle, Thian, Rojer et même Zara avaient ajouté leurs forces à celles de leur mère en une fusion mentale spontanée. Ils s’étaient déjà exercés à ces fusions – en cas d’urgences semblables – mais en l’occurrence, c’était une question de vie ou de mort.

L’exercice d’aujourd’hui n’exigeait que la simple union des quatre plus grands Doués de la planète, pour soulever le poids mort du fer raffiné, et l’envoyer à travers la galaxie jusqu’à Bételgeuse et ses usines de transformation. Il y avait cinq conteneurs à expédier.

— Simple exercice pratique, les enfants, leur dit Afra. Et tout à fait dans vos possibilités actuelles.

— Vous le ferez souvent, et avec beaucoup plus de conteneurs, de sorte que ce pourrait devenir lassant à la longue, ajouta Damia, s’installant sur sa couche. Mais ça ne doit jamais devenir ennuyeux ou se résumer à un simple exercice, ajouta-t-elle en brandissant l’index. Vous devez être extrêmement attentifs au protocole et à la technique, aujourd’hui et chaque fois qu’on vous demandera de téléporter ; surtout quand il s’agira de masses pareilles.

Laria et Thian hochèrent solennellement la tête. Ils savaient que leur mère était très fière de sa situation de Méta de la Tour d’Aurigae. Elle l’occupait depuis ses dix-huit ans, et elle n’avait jamais endommagé ou perdu un chargement, vivant ou inanimé. Ils avaient été entraînés depuis la première fois qu’ils avaient « soulevé » par le seul pouvoir de l’esprit.

— Maintenant, installez-vous confortablement, dit Damia, renversant la tête sur son dossier, et secouant ses mains pour les détendre.

Les générateurs atteignaient leur pleine puissance. Laria connaissait intimement leur son. Elle remua les mains et allongea les bras, parfaitement détendus, renfonçant la tête dans les coussins. Elle écouta intensément les générateurs, perçut le contact mère-père dans son esprit, sentit la liaison mentale se former, puis Thian qui s’y ajoutait. Sauf que ce n’étaient plus maintenant quatre esprits séparés, mais un seul Esprit, beaucoup plus puissant qu’un seul élevé à la puissance quatre. Cet Esprit se concentra sur le premier des cinq ballots gisant comme des limaces rebondies dans la cour pavée des Mines de Trefoil. L’Esprit le saisit, le souleva, puis, tel un enfant qui lance des pierres plates sur les eaux tranquilles d’une rivière ou d’un lac, le catapulta au-delà de la planète, au-delà de sa lune, de plus en plus loin, de plus en plus vite, jusqu’au moment où il sentit une résistance.

Réception à Bételgeuse, dit l’Esprit dirigé par David, soutenu par ses enfants adultes.

C’est le premier des cinq, annonça cérémonieusement Damia.

Réception.

Lancement.

Pause.

Réception.

Lancement.

Pause.

Réception. Et les envois continuèrent jusqu’à expédition des cinq charges.

C’est tout pour aujourd’hui.

C’est assez pour aujourd’hui, répondit Bételgeuse avec soulagement.

Ta-ta-ta, David. Nous devons donner l’exemple aux jeunes.

C’est nous les jeunes aujourd’hui, Damia ! Salut, Afra, Laria, Thian.

Salut, David, Perry, Xahra, Margelle.

Le silence qui suivit fut aussi pénible que la conversation avait été agréable : presque douloureux. Laria sentit une absence, sut que Thian s’était retiré de l’Esprit. Puis elle se sentit exclue à son tour et ouvrit les yeux, roulant la tête de droite à gauche pour détendre les muscles de son cou, et vit Thian qui faisait la même chose.

— Merci, dit Damia avec chaleur. Cela nous a beaucoup facilité une tâche difficile.

— Je crois que j’ai attrapé le coup. Maman, dit timidement Laria. Je n’ai pas mal à la tête.

— Cela n’arrive que si l’on résiste à la liaison mentale, dit-elle, ébouriffant affectueusement les cheveux de sa fille. Et toi, Thian, ça va ?

Le jeune homme secoua la tête, roulant des yeux pathétiques.

— J’ai dû résister parce que j’ai la tête comme un chaudron.

Damia se leva immédiatement, alla s’asseoir près de lui, et lui massa le cou, le cuir chevelu, redescendant ensuite aux muscles des épaules. Thian grimaça à l’adresse de Laria, qui sympathisa, connaissant la force des doigts de sa mère, tout en lui enviant ce traitement spécial.

— Cela vient avec la pratique, dit Afra, s’asseyant près de sa fille et la massant doucement.

Thian refit la grimace.

— Et la pratique, on va en avoir à revendre maintenant, non ?

— Assez pour apprendre la technique requise, dit Damia. Voilà, ça devrait aller maintenant. Bon, sauvez-vous ; vous avez encore des cours aujourd’hui.

Thian gémit, et Laria fut certaine qu’il avait feint d’avoir la migraine pour couper à ses leçons. Maman était bien plus finaude que Thian. Mais elle garda ses réflexions pour elle, car elle n’était pas d’humeur à se disputer pour le moment. Avoir participé à l’Esprit faisait peut-être simplement partie du travail d’un Doué télékinétique, mais avoir été en liaison avec ses parents, son frère, et en prise sur les générateurs, c’était une expérience exaltante – oui, exaltante, c’était le mot – et sans comparaison avec aucune autre facette du Don. Un jour, elle avait tenté d’expliquer la complexité de ce rapport à son père, et avait misérablement échoué. Mais ils n’étaient pas télépathes pour rien, et il l’avait bercée dans ses bras, l’assurant télépathiquement qu’il savait exactement ce qu’elle ressentait. C’était ce que ça devait être, une transcendance du moi. Et cela l’avait beaucoup rassurée.

Bien qu’elle eût grandi parmi des Doués de premier ordre, et qu’elle eût manifesté des capacités évidentes dès l’âge de trois ans, certains aspects du Don continuaient à la subjuguer.

— Et c’est exactement ainsi que ce doit être, ma petite chérie, lui avait dit tendrement son père, l’enveloppant dans son amour comme dans un châle douillet. Il est mauvais de devenir arrogant, et c’est un danger que nous devons éviter à tout prix.

Puis elle descendit de la salle de contrôle à la salle principale du complexe, et dit au revoir à Keylarion, la D-6 de la Tour, et à Hérault, le chef de station, qui semblait immensément soulagé que le transfert se soit si bien passé. Xexo ne leva pas les yeux des cadrans de ses chers générateurs, et Filamena, l’expéditrice, continua à lire la liste des prochains arrivages.

Quand elle apparut sur le perron, Tip et Huf levèrent les yeux de la partie de bâtonnets qu’ils faisaient avec Mur et Dip. Ils sifflèrent, et ramassèrent leurs bâtonnets, malgré les protestations de Mur et de Dip, et Laria éclata de rire. Quelle que fût la fréquence de leurs parties, Tip et Huf gagnaient toujours, Mur et Dip ne semblant pas comprendre pourquoi. Elle fit signe à Mur qu’elle ne parvenait pas non plus à battre Tip et Huf, mais cela ne les consola pas. L’arrivée de Thian les calma, et ils remontèrent tous les six vers la grande maison et les cours qui les attendaient. Car tous les six avaient des cours, et c’est ainsi qu’ils occupèrent leur temps jusqu’à l’heure du déjeuner.