CHAPITRE X

Vous voilà enfin ! Parfait ! s’écria joyeusement Damia. Venez donc petit déjeuner. 

Rojer gémit en débouclant son harnais, mais son père gloussa.

Pourtant, personne ne fit honneur à ce petit déjeuner, qui refroidit pendant que toute la maisonnée et tout le personnel de la Tour regardaient l’enregistrement de la sortie de la reine.

— C’est donc à ça qu’ils ressemblent, dit Damia. Elle a une coloration plutôt spectaculaire.

— Moi, je la trouve très belle, dit Zara, sur la défensive.

Fok et Tri cliquaient doucement à part eux, leur fourrure prenant progressivement leur tonalité agressive. Gil et Kat ne furent pas autant affectés, mais les deux ‘Dinis de Zara, Plg et Dzl, restèrent d’abord sans voix, puis se rapprochèrent non de Zara, mais de Fok et de Tri pour se faire réconforter.

Rojer commença à se demander si Zara regarderait la bande jusqu’au bout. Il avait trouvé la reine pathétique quand elle avait adopté sa posture statique. Et Zara était une empathe très sensible, et des tas de choses qui les laissaient froids, lui et les autres, l’affectaient profondément. A la fin, quand la reine se figea et que la bande continua à diffuser la même scène, Zara éclata en sanglots et sortit en courant. Damia lança un regard anxieux à Zara et la suivit. Mais pas les ‘Dinis de Zara. Fok et Tri se consultèrent un moment, puis quittèrent aussi la pièce.

La projection terminée, Keylarion, Xexo et Hérault, le directeur de la station, demandèrent à revoir la bande, et Afra la leur repassa.

Rojer en profita pour s’éclipser. Il ne savait pas trop quoi faire : devait-il dire à Zara que, lui aussi, il avait ressenti la solitude et la tristesse de la reine ? Il doutait que sa mère apprécie cette réaction, et pourtant, elle était sincère. Et Zara serait peut-être réconfortée de n’être pas la seule à avoir réagi ainsi à propos de la reine.

Comme il commençait à monter l’escalier, il croisa sa mère, et vit à son air qu’elle était très inquiète. Mais elle se ressaisit et s’arrêta près de lui en souriant. A sa grande surprise, elle lui caressa la joue.

— Je suis très fière de toi, Rojer. Maintenant, je suis heureuse que Papa t’ait soutenu. Il est très content de toi, lui aussi. Même de ton assemblage des pièces ! termina-t-elle avec un sourire cocasse.

— Maman, comment va Zara ?

— Tu es gentil, Rojer. Elle se remettra. C’est juste sa féminité qui la travaille, soupira Damia. Elle est un peu… changeante en ce moment.

— Oooooh ! fit Rojer, étirant l’exclamation à mesure qu’il comprenait.

Puis il secoua la tête.

— Mais Laria n’était pas comme ça !

— Laria a une personnalité totalement différente. Un Don beaucoup plus puissant. En fait, soupira Damia, je suis bien contente que tu sois rentré. Avec ses règles qui l’affectent tellement, elle a été totalement inutile à la Tour, bien qu’elle soit une D-1. Je ne connais aucun cas où la menstruation ait jamais provoqué un dysfonctionnement chez une Douée, mais je suppose qu’il y a toujours une première fois. J’espère que vous êtes assez reposés, ton père et toi, pour pousser quelques mastodontes ce matin, dit-elle, avec un nouveau soupir. Morag m’a été d’un grand secours – au moins à la Tour.

Et il n’eut pas besoin d’une transmission télépathique pour savoir que Morag n’en avait fait qu’à sa tête. Elle était assez dominatrice, et Zara était trop malléable pour lui résister.

— Il y en a combien à téléporter, Maman ? demanda Rojer avec animation. J’ai plusieurs déjeuners à faire passer. Tu auras besoin de moi pour chasser ?

— Oui et il y en a beaucoup à téléporter. Nous allons démarrer les générateurs pendant que les autres revoient cette fameuse bande que vous avez rapportée.

Conscient de l’animosité de sa mère envers les Coléoptères, il se félicita de ne pas lui avoir révélé sa réaction secrète.

Afra les rejoignit à la Tour, accompagné du reste du personnel.

— Tu as entendu Xexo ? Il dit qu’on a ajouté trois pièces de plus à ton assemblage, dit Afra, s’allongeant sur sa couche.

— Non, je ne savais pas, mais j’en suis bien content. Et ce n’était pas mon assemblage, Papa. Seize l’ont trouvé aussi.

Damia sourit à son fils, puis, d’un signe de tête, les avertit de se préparer pour la première téléportation. Il y avait beaucoup de retard dans les envois, et il était près de midi quand ils terminèrent. L’estomac de Rojer émettait des grognements embarrassants sur le chemin de la maison.

Morag, qui avait préparé le repas, avait un petit air important et suffisant, pensa Rojer, qui décida de le lui faire passer pendant la chasse de l’après-midi, pour la remettre un peu à sa place. Morag pouvait être exaspérante quand elle se mettait à vouloir faire concurrence à ses frères et sœurs. Et pourtant, elle n’avait vraiment pas besoin de ça. Pas trace de Zara, qui aurait dû aider au service. Kaltia et Ewain avaient donné à manger à tous les chatcoons, rampeurs, chienbuls et chevaux, balayé l’écurie, et, à l’évidence, avaient encore eu le temps de revoir la bande vidéo, car ils étaient en train de la visionner une fois de plus avant le déjeuner.

— Où est Zara ? demanda Afra, regardant autour de lui.

— Laisse-la tranquille, Afra, dit Damia, qui ajouta sans doute une explication télépathique car Afra n’insista pas.

Laissant volontairement les ‘Dinis à la maison, Rojer partit chasser avec Morag, prenant le raccourci – ce qui signifiait que la chevauchée serait dure et délicate – menant dans la vallée voisine. Il y connaissait quelques terriers et tanières dont il espérait qu’ils étaient toujours son secret. Ils étaient d’accès difficile, et c’était tant mieux. D’abord, Morag fut ravie de montrer ses dons de cavalière, et maintint son poney au niveau de Saki jusqu’en haut de la montée. Mais dans la descente, surtout à un endroit où la pente abrupte tombait dans un éboulis, cent mètres plus bas, elle n’était plus si fiérote. Ils durent traverser d’épais fourrés : Rojer avait mis un pantalon de cuir, mais sa sœur était en jupe. Elle était en nage, couverte d’écorchures, et avait perdu toute forfanterie quand ils atteignirent le fond du ravin. Et le temps qu’ils arrivent à destination, elle était complètement assagie, mais résolue à souffrir en silence.

Rojer devait l’admettre quand ils rentrèrent, avec dix couples d’oiseaux et de lapins. Il se laissa suffisamment attendrir pour prendre au retour un chemin plus facile, quoique plus long, mais sans paraître lui faire de concession, car il traversait des terres couvertes de plantes comestibles et de buissons de fruits sauvages. Ils rentrèrent en fin d’après-midi, chargé de victuailles pour les trois prochains jours – s’ils n’avaient pas des hôtes inattendus.

Les représentants des mineurs, Yugin et Mexalgo, vinrent chercher des copies de la bande vidéo, et repartirent tout de suite, se confondant en remerciements. Il leur tardait de visionner l’enregistrement et de voir l’ennemie, dirent-ils, et, entendant cela, Zara quitta la pièce en étouffant ses sanglots. Les mineurs ne le remarquèrent pas, car ils se dirigeaient déjà vers la porte.

Zara ! Du calme, sœurette, cria Rojer. Je m’occupe d’elle, Maman, ajouta-t-il, et il la suivit.

Elle avait pris l’ancienne chambre de Laria, ayant quitté celle qu’elle occupait auparavant avec deux de ses petites sœurs. Rojer remarqua qu’aucun de ses ‘Dinis ne l’accompagnait.

Non, Rojer, laisse-moi tranquille ! dit-elle d’une voix brisée.

Sœurette, est-ce que ça te consolerait si je te disais que, moi aussi, j’ai trouvé que la reine avait l’air bien seule et effrayée, et très belle ?

Mais tu étais présent ! Tu as tout vu ! Et tu nas rien dit ? 

Il entra dans la chambre, et elle se tourna face à lui, le visage inondé de larmes, l’air révolté, dans une attitude de défense.

— Ah, ma petite Zara, dit-il tendrement, mais elle leva une main pour le repousser.

— Pas de « ma petite Zara » avec moi. J’en ai supporté assez de Maman. Elle ne veut ni « voir » ni « sentir » ce que j’éprouve. Et si tu viens me servir des idioties de mec sur le moment du mois, je t’assomme !

Rojer n’avait pas de telles platitudes en tête, mais la menace l’alarma, car c’était la première fois qu’elle se montrait si agressive. C’était la plus douce de ses sœurs, généralement effacée et conciliante. Ce qui n’était guère surprenant, avec sept frères et sœurs aux fortes personnalités. Rojer se percha sur un coin de son bureau, et, croisant les bras, projeta des ondes d’affection et de réconfort.

— Et n’essaye pas ça non plus, dit-elle, essuyant ses larmes.

— Tu sais que tu ressembles à Grand-Mère Rowane plus qu’aucun de nous ?

Elle étrécit les yeux.

— Et ne cherche pas non plus à détourner la conversation, Rojer Lyon !

— Ce n’était pas mon intention, dit-il avec animation, mais j’ai déjeuné ce matin avec Grand-Mère et la ressemblance me frappe pour la première fois. Tu lui ressembles plus que Laria ou Morag. Tu n’as pas vu Grand-Mère depuis longtemps, et d’ailleurs, tu serais la dernière à le remarquer. Je me demande si Papa s’en est aperçu.

Mais Zara refusa de se laisser distraire.

— Elle doit vouloir tuer la reine, non ?

— Grand-Mère n’est… pacifiste en aucune circonstance, tu le sais, dit-il en haussant les épaules. Mais il n’était pas question des réactions de Grand-Mère à propos de la reine, mais seulement de ta ressemblance avec elle. Au fait, il y a un groupe d’Humains qui pensent que nous devrions au moins faire une tentative pour comprendre le point de vue des Coléoptères.

— Mais tu n’as pas une très haute opinion d’eux, rétorqua-t-elle avec colère, repoussant sa mèche argentée.

— Je n’ai pas dit ça, et je ne l’ai pas projeté, sœurette. Mais je tenais effectivement à te dire que tu n’es pas la seule à avoir des perceptions différentes. Moi, dit-il dirigeant son pouce sur son sternum, je l’ai trouvée belle.

Il n’alla pas jusqu’à avouer que, lui aussi, avait senti sa peur.

Zara étrécit les yeux.

— La moitié d’Aurigae City voudrait qu’elle soit… mise à mort publiquement… écartelée, membre après membre. Tu le savais ?

— Non, mais ça ne m’étonne pas étant donné d’où ça vient, dit Rojer avec un sourire condescendant. Écoute, sœurette, je respecte tes réactions, tes sentiments concernant la reine. J’ai eu les mêmes…

— Mais tu n’as pas eu le courage de les avouer tout haut ! lui lança Zara, les yeux flamboyant comme ceux de Grand-Mère, mais pour une cause différente.

— Curieusement, tous les ‘Dinis n’ont pas envie de la tuer. Ils veulent…

— Sonder, fureter, disséquer, et rendre folle cette pauvre créature pour savoir comment elle fonctionne, comment elle produit ses petits. Ils ont déjà tué la moitié des larves que Thian a trouvées. Je regrette bien cette découverte ! Oh, comme je la regrette !

— Sœurette, tu dérailles, dit Rojer, un peu exaspéré par son entêtement. Tu n’es pas une Douée pour rien. Il y a d’autres façons d’arriver à ses fins que de rager contre tout le monde et son père. D’ailleurs, ça ne te ressemble pas. Contacte les gens qui pensent comme toi – je t’aiderai, si tu veux, en cachette de Papa et Maman. Vois ce que tu peux faire pour aider à modifier l’opinion publique. Car on peut la changer, tu sais. Et tu serais une drôlement bonne lobbyiste. C’est comme ça que tu pourras aider la reine.

— Elle ne sera jamais libérée, dit Zara, refusant de se laisser consoler.

Rojer trouva qu’elle se complaisait un peu trop dans la sensiblerie.

— Elle mourra dans cet affreux endroit, sans amis, sans enfants, seule, son foyer détruit…

Zara enfouit son visage dans ses mains, secouée de sanglots désespérés.

Bien que « sentant » qu’elle se montait la tête, Rojer ne put supporter de voir pleurer sa ravissante sœur. Il la prit dans ses bras, et elle s’abandonna contre lui, pleurant plus pathétiquement que jamais.

Je prends la relève, dit sa mère, enfilant le couloir.

Pas la peine, Maman. Je m’en charge. Je vais la calmer. Tu sais que j’arrivais toujours à l’endormir quand elle était bébé.

Oui, c’est vrai. Il y a toujours eu une forte affinité entre vous, comme… Damia s’interrompit, et Rojer sut qu’elle allait dire « comme entre Larak et moi ».

Alors, Maman, laisse-moi m’en servir pour l’apaiser. Ce fut long, et Rojer dut renoncer aux quelques heures qu’il pensait consacrer aux pièces de l’épave, mais Zara était plus importante. Il la réconforta, l’inondant d’ondes de tendresse, de soutien et de compréhension, et, épuisée par cette tempête émotionnelle, elle finit par s’endormir.

Quand elle reparut le lendemain matin, elle était calme et réservée comme d’habitude, mais il y avait en elle une tristesse qui déchira le cœur de Rojer.

Ses règles sont terminées maintenant, lui dit Damia sur bande très étroite. Merci de l’avoir calmée. Tu es très intelligent, mais tu es très gentil également. 

Gentil ? fit Rojer, écœuré. Zara a le cœur trop tendre malheureusement pour elle. 

Sa mère poursuivit la conversation, pas avec lui, mais avec son père, et sur un sujet tel qu’il s’étonna d’y être inclus. Puis il réalisa qu’il n’était pas inclus, et qu’il surprenait une conversation privée qu’il n’aurait pas dû « entendre ». Il aurait remonté ses écrans mentaux si sa mère n’avait pas parlé de Zara avec son père.

C’est une Méta dysfonctionnelle, Afra, disait Damia avec tristesse et consternation. Papa ne peut pas compter sur elle pour servir dans une Tour. Elle craquerait sous le stress. Et pourtant, comme on sait que c’est une D-1, tout le monde s’attend qu’elle soit Méta de Tour. 

Tout le monde, ce nest pas ton père, ni Gollee Gren, qui de nos jours s’occupe bien davantage que Jeff de placer les Doués. Nous devons informer Gollee de ton jugement et de ton inquiétude. Elle peut être préparée à une autre affectation. Quand même, elle a une bonne poussée… 

Erratique, comme ses sympathies… Sa mère semblait irritée.

Pourtant, j’avoue avoir ressenti moi-même un pincement de sympathie pour la reine…

TOI ?

Rojer en fut tout aussi stupéfait, et, de plus, soulagé.

Oui, moi. C’est une attitude qui ne va pas me rendre très populaire, mais pour être franc, Damia, et nous l’avons toujours été l’un envers l’autre, il y avait quelque chose de pathétique chez cette reine ! De pathétique, gauche et… courageux, peut-on dire.

Un long silence s’ensuivit. Objectivement parlant, reconnut lentement sa mère, mais malheureusement, je suis partiale envers les Coléoptères – je ne peux pas m’en empêcher –, on pourrait dire qu’elle a été brave de quitter la capsule. Bien sûr, elle y était forcée, non ? Plus d’oxygène, plus de nourriture. 

Rojer faillit pousser un cri de joie en entendant sa mère parler ainsi.

Les Dinis de Zara m’inquiètent davantage, reprit Damia. Ils ne comprennent pas sa perversion… 

Elle n’est assurément pas perverse, Damia. Rebelle, ou peut-être déviante, mais pas perverse. C’est une enfant extrêmement sensible… Je travaillerai à rassurer ses Dinis. 

Oh, je crois qu’ils se remettront, une fois passé le choc d’entendre Zara défendre la reine.

Elle défend moins la reine quelle nest en empathie avec elle, à mon avis. Et elle s’abrite derrière un écran mental hermétique. Nous devons respecter l’intimité de ses pensées, comme nous l’avons toujours fait pour les autres Doués, dit Afra.

Elle nest pas encore adulte. 

Mais presque. Je crois me rappeler…

Afra !

Puis leurs pensées prirent un tour si intime que Rojer se ferma précipitamment à la conversation.

Cet échange mental ne fut pas le seul qu’il « surprit » par inadvertance au cours des jours suivants, car les messages télépathiques affluaient de tous les Métas. Il aurait préféré ne pas en entendre certains, mais d’autres étaient curieux et fascinants. Par exemple, le badinage de sa mère avec son grand-père, ou les sèches remarques qu’elle faisait à son frère Jeran ou à sa sœur Cera, tous deux Métas dans des Tours. Il capta aussi les rapports que Laria émettait à partir de Clarf. Et ceux-là, il se félicita que Zara ne les entendît pas.

Il y avait sur Clarf une faction, sœur de celle d’Aurigae City, souhaitant que la reine fût exécutée sommairement et aussi publiquement que possible.

Il capta aussi tous les rapports de la Base de Heinlein. La reine était restée immobile pendant soixante-seize heures, ignorant le renouvellement des végétaux qu’on lui avait vu manger. Les xénobiologistes et xénozoologistes s’efforçaient de déterminer si les aliments proposés couvraient tous ses besoins nutritionnels, car ils étaient certains qu’elle allait pondre les œufs qui lui distendaient l’abdomen au point que des striations et des crevasses commençaient à y apparaître. Dans les laboratoires de l’Alliance, on avait fait plusieurs autres tentatives avortées pour revitaliser les larves, mais leur nombre diminuait rapidement. C’est alors que quelqu’un suggéra d’envoyer les larves restantes à la Base de Heinlein, dans l’espoir que la reine les couverait. Peut-être qu’elle avait besoin de domestiques pour l’assister dans sa ponte et que, sans eux, elle ne pouvait fonctionner.

On téléporta donc des larves de chaque type à la Base pour voir si leur présence ranimerait la reine. Les hommes semblaient dominer la campagne pour donner les larves à la reine. Les femmes sympathisaient moins avec son état. Car, à part le fait qu’elle s’était remise à manger, elle ne faisait absolument rien, et pourtant, son abdomen continuait à se dilater.

Et quand on donna enfin quelques larves de chacun des trois types, Rojer prit Zara à l’écart pour lui apprendre ce qu’il pensait être une bonne nouvelle.

— C’est bien le moins qu’ils puissent faire, répondit-elle simplement d’un ton écœuré.

Pourtant, Rojer la trouva moins triste pendant le reste de la journée. Et elle était présente à la projection du transfert. La scène fut encore plus spectaculaire que l’émergence de la reine.

La reine se rua vers les larves, passant ses membres supérieurs sur chacun des sacs en émettant un bourdonnement grave. Elle retourna prestement les larves une par une pour les examiner sur toutes leurs faces, puis, gauchement, elle se mit à balayer une allée menant au bâtiment le plus proche. Cela, dirent les experts, devait tenir à un comportement instinctif, car le pavement avait été soigneusement nettoyé quand on avait préparé la Base en vue de son internement. Elle repartit en courant chercher les légumes du jour et les empila à l’entrée du grand hall. Cela fait, elle roula patiemment chaque larve jusqu’à son nouveau site, avec force tapotements, retournements et bourdonnements. Les activités du jour semblèrent l’avoir épuisée, car elle reprit ensuite son immobilité d’après son premier repas, soutenue par ses membres postérieurs.

Biologistes et zoologistes – y compris deux éminents entomologistes Humains – discutèrent sur le genre de « literie » qui conviendrait à ses besoins, et choisirent la paille, les copeaux et différents flocons de matériaux synthétiques. On ajouta à ces offrandes une quantité de belle cire artificielle et de suif naturel, pour le cas où elle serait davantage apienne qu’insectoïde. Quand elle s’installa sur les copeaux, qu’elle amoncela sur les larves, on lui en envoya d’autres. Rojer riait intérieurement de ce que devait faire le cousin Roddie en sa qualité de Doué d’Observation.

Zara s’éclairait à chaque concession accordée à la « prisonnière » et restait en permanence à portée de vue de l’écran, attendant l’étape suivante. Sa mère la laissait faire parce que, ainsi qu’elle l’avait dit à Afra, elle était plus utile à la maison qu’à la Tour. Elle n’était d’ailleurs pas la seule à être fascinée par ce qui se passait à la Base de Heinlein. En tant que passe-temps galactique, l’observation de la reine avait supplanté l’assemblage du puzzle.

Deux jours plus tard, un appel délirant de Zara leur parvint alors qu’ils partaient pour la Tour. Damia fit un signe de tête à Afra et à Rojer, et ils se téléportèrent tous les trois dans le séjour.

Regardez ! Regardez ! Elle pond ! cria Zara, montant l’écran avec agitation. Morag, Ewain et Kaltia surgirent de leurs chambres et dégringolèrent bruyamment l’escalier. Pour une fois, Damia ne les gronda pas.

La reine, se soutenant sur ses membres supérieurs, avait l’abdomen à moitié enfoui dans le tas de copeaux, qui semblait puiser et grossir.

— Ils ne peuvent pas la laisser pondre en privé ! protesta Zara, les yeux flamboyant de colère.

— Nous ne voyons pas tout, Zara, lui dit Ewain, se jetant dans le fauteuil le plus proche, l’air dégoûté. Et on regarde toujours. Qu’est-ce qu’il y a de mal à la regarder ?

— Ewain a raison, Zara, dit placidement Afra. Nous ne voyons rien du processus proprement dit, mais simplement son résultat : les œufs.

Mais, jetant un coup d’œil sur sa fille, il ajouta : Ta sensibilité est respectable, quoique inutile, Zara. Contrairement aux Humains, les insectoïdes ne connaissent pas la pudeur. Dans sa Ruche, domestiques et suivantes grouilleraient autour d’elle en cette circonstance. L’intimité est sans doute une épreuve pour elle. 

Rojer savait qu’il n’était pas censé entendre cette réprimande privée, et il secoua la tête, se demandant pourquoi il recevait toutes ces confidences inattendues. Mais Zara avait sans doute extrapolé à partir de ce qu’elle pensait ressentir plus tard au cours d’une naissance, sans prendre en compte la différence des espèces. Peu à peu, elle se calma.

— Le prof de biologie va nous faire un cours spécial sur les orthoptères à cause de la reine, dit Ewain avec désinvolture, les yeux rivés sur le tas d’œufs couronné de copeaux. Il dit que les insectes pondent d’énormes quantités d’œufs en une seule fois. Ça ne va pas tarder avant qu’ils explosent hors des copeaux.

Et en effet, des centaines de perles blanches et luisantes apparurent.

— Je me demande quelle variété elle pond en ce moment, poursuivit Ewain avec naturel. Elle devait être enceinte – comment on dit dans son cas ? pleine d’œufs ? – avant la destruction de sa Ruche. Il n’y avait rien avec elle dans la capsule.

— Chez certains insectes, les femelles mangent le mâle après l’accouplement, dit Morag, regardant subrepticement sa sœur. C’est peut-être ça qui a causé tous les grattements qu’on entendait dans la capsule…

— En voilà assez, Morag, dit Afra avec fermeté.

— Mais Papa, le prof de biologie nous a dit d’observer la reine pour notre projet, protesta Morag du ton pleurnichard que ses parents déploraient en elle.

— Alors, observe, mais garde tes commentaires pour ton cours.

Morag obéit. Après une telle réprimande de son père, Rojer savait qu’elle n’oserait plus provoquer Zara. D’ailleurs Zara semblait indifférente aux provocations de sa sœur, car elle avait les yeux rivés sur l’écran, l’air attendri. Ses ‘Dinis étaient assis près d’elle, mais apparemment ne partageaient pas ses émotions. Rojer tenta de la sonder, mais elle avait un écran si hermétique qu’il douta que même ses parents puissent « entendre » ses pensées et ses sentiments en ce moment.

La reine pondit pendant des heures. Rojer finit par s’ennuyer, et alla passer un moment avec Xexo, essayant de renouveler son triomphe du Pékin. Il y avait de nouvelles pièces. Le KLTL avait calculé le point probable où la Ruche avait été frappée et avait patrouillé tout le secteur. Rojer se demanda si cette idée géniale ne venait pas de Thian, car ils avaient collecté une quantité de pièces et de détritus : certains trop tordus ou fondus pour être d’aucune utilité, mais chaque fragment, brin ou éclat était soigneusement recueilli et répertorié. Il y avait plusieurs grands morceaux de coque, fondus et déformés, mais l’art de la reconstruction permettrait peut-être de leur rendre leur forme originelle.

Rojer et Xexo ne s’intéressaient pas autant aux grosses pièces qu’aux plus petites demeurées intactes, plus faciles à assembler. Ces nouvelles pièces, ils commencèrent par les trier et les distribuer dans les sections où une concordance semblait possible.

— Si seulement celle-là n’avait pas ce petit crochet au bord, dit Rojer, ayant vainement essayé d’apparier deux pièces qui semblaient aller ensemble.

— Un crochet au bord ? dit Xexo, lançant à Rojer la pièce qu’il tripotait depuis un moment.

— Ça concorde ! Ça concorde parfaitement ! s’écria Rojer, ravi.

Xexo contourna la table pour voir et grimaça.

— Et dire que je te l’ai donné !

— Tu peux faire le rapport toi-même !

Rojer ne demandait qu’à lui laisser la gloire de cette réussite. Ces derniers temps, son nom avait surgi dans la conversation de ses parents, et il avait fermé son esprit pour ne pas les entendre parler de lui. Ils avaient des standards très élevés qu’il n’atteindrait peut-être jamais. Il regrettait d’être devenu un télépathe si réceptif.

Xexo revint bientôt, souriant jusqu’aux oreilles.

— Tu vas avoir une surprise ! dit-il, refusant pourtant de s’expliquer. Oh, ça ne te tuera pas de mijoter un peu ! Bon, cet assemblage est original. Je suis le premier à le signaler. Et j’ai dit que c’était une découverte commune. Ce n’est que juste, Roj. Maintenant, voyons si mon intuition est bonne, parce que je pense que c’est une partie de gyroscope. Je sais que ça a l’air tiré par les cheveux, parce que les propulsions gyroscopiques sont de l’histoire ancienne en ingénierie…

— Un gyroscope ! Mais bien sûr ! s’écria Rojer, tendant le bras pour s’emparer d’une demi-douzaine de pièces et de morceaux qui, avec quelques tâtonnements, finirent par s’assembler en un anneau parfait. Xexo considéra le résultat, les yeux exorbités.

— Ils ne vont pas y croire : deux assemblages le même jour…

— On a toujours pensé que le premier serait le plus difficile…

— Tu vas enregistrer cette découverte à ton nom, Rojer Lyon ! dit Xexo, tournant et retournant l’anneau. Ce n’est peut-être pas un élément de propulsion. Ça servait peut-être de cardan de compas ou… Va faire ton rapport, dit-il, le poussant hors de l’atelier.

Rojer fit son rapport aussi modestement qu’il le put, soulagé d’avoir un répondeur au bout du fil. La machine lui demanda des détails, et il donna le numéro des pièces et la séquence d’assemblage, puis elle s’enquit de son nom, de l’heure de la découverte, et finalement, le remercia d’avoir immédiatement transmis ses données. Ce qu’il y a de bien avec les machines, pensa Rojer, c’est qu’elles ne sont pas impressionnées par le rang. Elles vous prennent tel que vous êtes.

Lui et Xexo tentèrent d’adapter de nouvelles pièces à leur montage, mais le sens temporel de Rojer l’avertit bientôt que son temps libre était terminé. Lui et Morag devaient exercer les poneys, et leurs ‘Dinis voulaient venir avec eux. Damia leur demanda de rapporter des légumes s’ils en trouvaient des mûrs, mais précisa qu’ils n’avaient pas besoin de chasser. Ewain et Kaltia les accompagnèrent, bien droits sur leur selle, avec leurs ‘Dinis encore assez jeunes pour monter en croupe. Zara resta à la maison, les yeux rivés sur l’écran, observant la reine à moitié ensevelie sous les œufs et les copeaux.

Quand ils rentrèrent, Zara était de nouveau en larmes.

— Elle est peut-être morte ! Est-ce que quelqu’un s’en est inquiété, seulement ? Ils ne transmettent pas les données des capteurs. Elle est épuisée après cette ponte, Maman. Il faut absolument que quelqu’un s’occupe d’elle ! Je vais appeler Grand-Mère Isthia moi-même si tu ne veux pas le faire.

— Pas question que tu déranges ta grand-mère. Ni l’une ni l’autre. Et tu vas arrêter ce cinéma.

Rojer eut un léger mouvement de recul devant la force de la transmission maternelle. Elle essayait à la fois de calmer Zara et de s’assurer qu’elle ne pourrait pas projeter un appel. Même Damia ne pouvait pas transmettre jusqu’à Deneb sans assistance. Dans ce cas, Damia avait Rojer sous la main – mais, curieusement, les sympathies du jeune homme allaient plutôt à Zara.

— Allons sœurette, dit Rojer d’une voix traînante, s’approchant d’un pas nonchalant. Regarde ! On vient juste de poser des aliments près de ses palpes. Roddie les place de mieux en mieux.

— Roddie…

Au nom de son cousin, elle battit des paupières, étonnée, et, reportant sur l’écran ses yeux rougis par les larmes, vit les gros tas de plantes disposés à portée de la reine.

— Comment sais-tu que c’est Roddie ?

La présence d’un parent, proche ou éloigné, près de la reine, était importante pour elle, il le sentit.

— C’est le seul Doué là-haut, hein, Maman ?

Damia confirma, vocalement et mentalement, trop heureuse de détourner de ses préoccupations l’attention de la trop sensible Zara.

— Je sais qu’il téléporte des produits frais tous les jours. Et si tu réfléchis une minute, tu réaliseras qu’on s’est efforcé de satisfaire les besoins de la reine dès qu’on les a connus. Comme pour les copeaux. Tous les xénobios et xénozoos surveillent l’écran autant que toi. Arrête de te ronger comme ça. Et si tu es tellement inquiète, tu peux toujours flasher une ou deux questions à Roddie, hein Maman ?

Damia attacha sur lui un regard pénétrant, et il sut qu’il l’avait surprise.

— Si ça peut calmer tes angoisses, je crois que Roddie n’aura rien contre. Mais ne le bombarde pas de questions idiotes, dit Damia, levant l’index d’un air sévère. Il a des devoirs à remplir, et il ne peut pas être dérangé plus que ton père et moi, même si ce n’est pas un Doué de Tour.

— Tu n’as jamais aimé Roddie, Maman, dit Zara, se hérissant à cette affirmation.

Rojer sentit sa mère se détendre : cette remarque était une tentative délibérée pour détourner de la reine les pensées de Zara. Perversement, elle avait toujours pris le parti de Roddie, simplement parce que ses frères et sœurs le détestaient.

— Regarde, Zar, dit Morag. Elle mange !

Instantanément, Zara reprit place dans son fauteuil, les yeux braqués sur les activités de la reine. Elle remuait avec lenteur, chaque mouvement semblant lui demander de gros efforts, et elle paraissait épuisée. Rojer regarda jusqu’au moment où il la vit poser soigneusement à l’écart pépins et noyaux, puis il partit à la recherche de son père. Tout le monde étant occupé à autre chose, il aurait l’occasion de lui parler en particulier pendant son bain du soir. Il descendit à la piscine et se mit rapidement en maillot.

Ils nagèrent quelques minutes en silence, puis, saisissant une pensée fugitive, Afra s’accrocha d’une main au bord du bassin et se tourna vers son fils.

— Quelque chose te tracasse, mais, pour la première fois de ma vie, je ne détecte pas ce que c’est.

Rojer eut un grand sourire, son père lui fournissant l’ouverture qu’il cherchait.

— C’est justement de ça que je voulais te parler, Papa. Je peux bloquer mes émissions, et j’entends des tas de conversations qui ne me sont pas destinées. Mais je te jure, Papa, que je ne le fais pas exprès.

Afra remua paresseusement sa main libre et ses deux pieds pour s’équilibrer dans l’eau, et il eut un sourire pensif.

— Je dirais que ton Don arrive à sa pleine puissance. Ta mère et moi, nous pensions que ce serait le cas après le transfert de là capsule. C’était à peu près le moment pour toi. Et tu l’as confirmé en nous téléportant sans problème à Heinlein puis pour rentrer à la maison.

— Mais tu m’as aidé les deux fois… hein, Papa ?

— En fait, non, gloussa Afra. Je t’ai laissé faire tout le travail.

— J’ai fait ces deux téléportations tout seul ?

— Je m’étonne que tu ne t’en sois pas aperçu. Je t’assure que je n’ai rien fait.

— Mais je croyais que tu étais le point focal…

— Seulement pour le transfert de la capsule.

— Alors…

Afra hocha la tête.

— Ta mère préfère attendre ce soir pour t’annoncer la nouvelle, quand les petits seront couchés.

Mais la nouvelle, et la fierté de son père, était si présente à la pensée d’Afra que Rojer la capta sans difficulté.

— C’est vrai ? Je vais rejoindre l’escadre ? jubila-t-il.

Puis il ravala son air, consterné.

— J’aurais dû écouter Thian !

— Tu t’es déjà parfaitement bien conduit sur le Pékin, Rojer. Crois-tu pouvoir te maîtriser jusqu’après le dîner, où nous pourrons en discuter dans mon bureau ?

— Bien sûr, Papa, bien sûr !

Mais il eut du mal à contenir sa joie. Zara, toujours hypersensible, perçut sa jubilation, mais sans en détecter la cause. Au dîner, il régala donc tout le monde du récit de son double assemblage, leur laissant croire que c’était la cause de son exaltation.

Les petits allèrent se coucher, puis Zara, sans doute avec quelque encouragement de sa mère, car elle se mit à bâiller beaucoup plus tôt que d’habitude, monta dans sa chambre.

Damia leur adressa un clin d’œil, puis les précéda dans le bureau d’Afra, totalement protégé des fuites télépathiques.

— Compliments pour ton numéro de ce soir, mon chéri. Et nous t’en remercions, car la nouvelle est encore secrète. Mon père veut qu’on la garde sous le boisseau. Mais l’Escadre B, partie à la poursuite d’une des trois Ruches qui ont réchappé de la nova, a été localisée.

Afra prit la suite du récit.

— L’Escadre B se compose de trois astronefs : le KTTS ‘Dini…

— Il fait partie de la classe construite avec les métaux d’Aurigae, non ?

— Oui, de même que les deux croiseurs Humains, l’Arapahoe et le Genesee. C’est peut-être un peu prématuré, mais le Grand Conseil voudrait qu’ils aient un Méta à bord pour relayer les messages. Ton frère a si bien donné satisfaction à tout le monde, que, même si tu n’as pas encore seize ans, ton grand-père et Gollee Gren pensent que tu es parfaitement qualifié pour assumer les devoirs et les responsabilités de cette charge.

— Papa, je ne pourrai jamais enseigner comme l’a fait Thian…

— Ce ne sera pas nécessaire. Tout l’équipage du KTTS sait assez bien le Basic, et les deux commandants Humains connaissent suffisamment de ‘Dini pour les échanges nécessaires. C’est ta puissance de levage qui les intéresse.

— Ah ! fit Rojer avec un grand sourire.

Dans la famille, tout le monde plaisantait toujours sur leurs activités de « débardeurs ».

— Mais pourquoi ce serait prématuré ?

— L’escadre a découvert que la Ruche en question était en train de décélérer. Sa destination apparente est un système solaire de type G. Quand ils ont lancé la capsule contenant leur message, la Ruche approchait de l'héliopause. Et elle n’a projeté ni éclaireurs ni sondes. On pense donc que ce système pourrait abriter une colonie des Coléoptères.

— Ouah !

— Exactement. C’est une supposition assez raisonnable, vu que ce système n’est pas très éloigné, spatialement parlant, de leur monde natal. On pense qu’il ne s’agit pas de colons, mais de réfugiés.

— Ouah ! Et nous allons l’attaquer ?

— Ah, ça n’a pas encore été discuté, et encore moins décidé. Un travail de reconnaissance approfondi est indispensable. En ce qui concerne la défense des colonies des Coléoptères, même les ‘Dinis n’ont aucune expérience. Par rapport à Clarf, ce système se trouve à l’opposé de la galaxie, au nord si l’on peut dire, et tout près du bord.

— Et c’est pourquoi ils ont besoin d’un Méta pour transmettre les données rassemblées par les éclaireurs et les sondes !

— Exactement ! Et aussi pour recevoir les ordres. Tu as toujours été discret, Rojer.

Rojer soupira, réalisant seulement alors qu’il retenait son souffle depuis un moment.

— Je serai muet comme une carpe, avec mes écrans relevés au maximum.

— Surtout pas, mon chéri, dit sa mère. Tu devras être prêt à recevoir des messages en permanence, mais il n’y a pas de Doué dépassant le D-8 sur aucun des deux vaisseaux Humains, de sorte que personne ne pourra te lire.

— Tu partiras avec des conteneurs de provisions dont ils ont grand besoin.

— Peu importent les bagages pourvu que je parte !

Afra serra l’épaule de Rojer, lui laissant percevoir sa fierté. Rojer regarda sa mère. Il lut de la tristesse dans ses yeux, et Rojer réalisa que le bonheur des uns fait le malheur des autres.

— Maman !

Il lui toucha la joue, et elle pressa brièvement sa main contre son visage. Il sentit qu’elle avait accepté, bien qu’à contrecœur, qu’on lui enlève encore un enfant de plus.

— Je suis d’accord aussi, Rojer. Mais pour toi, cela signifie que tes études d’ingénieur seront retardées. D’après Xexo, tu as des aptitudes considérables dans ce domaine. Et tu n’es pas exactement du genre à t’épanouir dans une Tour.

— Mais je suis capable d’y travailler, tu le sais, Maman.

Damia haussa les sourcils.

— Tu n’as pas eu le choix jusqu’à présent. Pas plus que je ne l’avais à ton âge.

— Mais Maman, ce n’est pas une question de choix, non ? Le Don impose des responsabilités…

Il se tut brusquement.

— Tu as vraiment bien appris ta leçon, n’est-ce pas ? dit-elle en souriant.

— Ouais, je suppose. Tu nous as vraiment bien élevés, Maman. Et nous avons des choix, tu sais. Vous y veillez tous les deux. Même Zara…

— Oh, et Damia fit claquer sa langue, elle devient un problème avec son instabilité chronique…

— Elle s’assagira, dit Afra d’un ton apaisant. Et elle finira sans doute par nous étonner.

— C’est aussi mon avis, dit Rojer avec conviction, pour rassurer sa mère – et se rassurer lui-même. Bon, quand est-ce que je pars ? Et est-ce que j’emmène Gil et Kat avec moi ?

— Naturellement. Ils sortent d’hibernation, et ne poseront donc pas de problème. Non que ceux de Thian aient pâti de passer la leur sur Clarf, dit Afra, souriant en entendant Damia glousser à cette remarque. Quant à ton départ, nous informerons ton grand-père que nous t’avons posé la question et que tu as accepté. Ce ne sera pas facile, mais tu auras l’expérience de Thian pour te guider. Tu es un civil, et tu dois être protégé. Ne te formalise donc pas si un jour on te pousse dans une capsule de sauvetage en t’ordonnant de te téléporter en lieu sûr. Les Métas sont très rares et doivent être sauvés à tout prix.

Rojer sourit, imaginant le vacarme que feraient ses grands-parents s’il arrivait quelque chose à un petit-fils Méta.

— Nous garderons le contact, dit Damia, lui passant la main dans sa mèche blanche. Où que tu sois, nous ne sommes qu’à une pensée de distance.

— Je le sais, Maman, Papa. Mais je crois qu’il vaut mieux ne pas dire à Zara où je vais ; elle perdrait complètement les pédales.

Damia hocha la tête en faisant la moue.

— Je vais demander à Elizara de venir voir son homonyme. Ce n’est peut-être qu’une crise d’adolescence. Mais personne n’en a jamais eu dans ma famille, et encore moins dans celle de ton père.

— Tous nos enfants sont des individus de plein droit, Damia.

— Je sais !