VII

novembre. Suite d’hier.

Au départ, j’avais l’intention de cacher à Satsuko la raison pour laquelle je voulais estamper son pied. Je pensais en effet qu’il valait mieux qu’elle ne sache rien de mon projet de faire graver son empreinte sous le pied d’un bouddha en pierre, de me faire enterrer dessous, et d’en faire ainsi la tombe du nommé Utsugi Tokusuke, c’est-à-dire moi-même. Or j’ai soudain changé d’avis hier, décidant qu’il valait mieux lui parler à cœur ouvert. Pourquoi cela ? Pourquoi me suis-je confié à elle ?

Premièrement, j’ai voulu voir quelle serait sa réaction, quelle tête elle ferait, dans quel état psychologique ça la mettrait que d’apprendre mon secret. Deuxièmement, j’ai voulu connaître ses sentiments quand elle verrait, ornant les feuilles de papier blanc, les empreintes cramoisies de la plante de ses pieds. Elle, si fière de ses jambes, ne pourra s’empêcher d’éprouver un plaisir extrême en voyant ses pieds, tels ceux du Bouddha, marquer de rouge le papier blanc. J’avais envie d’assister à son enchantement. Elle ne manquera pas de s’écrier : « C’est de la folie ! », mais quelle joie intérieure ! Troisièmement, et lorsque je serai bientôt mort, voilà ce qu’elle ne pourra s’empêcher de se dire : « C’est sous mes pieds, si beaux, que dort ce vieil imbécile, ce pauvre vieillard dont je continue de piétiner les ossements ! » Et je suppose qu’elle en ressentira un zeste d’intense bonheur, mêlé à beaucoup de déplaisir. Elle aura beau essayer d’oublier ce souvenir désagréable, elle ne pourra s’en débarrasser aisément, et ce, à ne pas en douter, tout au long de sa vie. Vivant, j’ai aimé cette femme aveuglément, et si, après ma mort, je souhaitais un tant soit peu me venger, je devrais employer ce genre de moyen. Mais peut-être, une fois mort, perd-on toute volonté de réfléchir à ces choses ? Pour ma part, je suis persuadé du contraire. Le bon sens veut que, le corps disparu, la volonté disparaisse aussi, mais ce ne peut être définitif. Ainsi, une partie de ma volonté possédera la sienne et demeurera en vie. Lorsque, foulant la pierre de ses pieds, elle se dira : « En ce moment, je piétine les ossements de ce vieux gâteux », mon âme sera elle aussi en vie quelque part, sentira le poids de son corps tout entier, souffrira, percevra la douceur lisse de la peau qui couvre la plante de ses pieds. Même mort, je me fais fort de ressentir tout cela. Il est impossible qu’il n’en soit pas ainsi. Et, simultanément, Satsuko sentira elle aussi la présence de mon âme souterraine, en train de supporter son poids dans la joie. Peut-être entendra-t-elle même sous terre le cliquètement des ossements les uns contre les autres, s’entremêlant, riant de connivence, chantant ensemble, crissant de concert. Et cela ne se limitera pas aux seuls moments où elle foulera la pierre : à la simple pensée du « Pied de Bouddha » modelé à partir de son pied, elle entendra sangloter les ossements sous terre. En pleurs, je crierai : « J’ai mal ! j’ai mal ! », et aussi : « J’ai mal mais je suis heureux, heureux comme jamais, bien plus heureux que lorsque j’étais en vie ! », et aussi : « Piétine-moi encore, encore, piétine-moi ! »…

« Aujourd’hui je n’utiliserai pas de pierre, mais autre chose, lui ai-je donc dit hier.

— Et c’est quoi ? a-t-elle demandé.

— Je vais, si tu le permets, tamponner la plante de tes pieds. Et je ferai des estampages, en rouge, sur ces feuilles en papier de Chine. »

Si elle avait vraiment trouvé cela abominable, elle aurait sûrement trouvé le moyen de l’exprimer. Mais elle s’est contentée d’un : « Et pour quoi faire ? »

Elle n’a pas réagi davantage lorsque je lui ai appris mon intention de faire modeler un « Pied de Bouddha » à partir de ses empreintes, et de demander, à ma mort, que l’on m’enfouisse sous cette pierre. À ce stade, je suis certain que, loin de me désapprouver, elle a trouvé cela pour le moins amusant. Par chance, il y avait, attenante à la mienne, une deuxième chambre de huit tatami, de style japonais. Pour ne pas salir la pièce, j’ai demandé à un garçon de service d’apporter deux grands draps, que j’ai fait superposer pour couvrir les tatami. J’ai apporté ensuite, sur un plateau, le nécessaire à encre rouge et un pinceau. Puis j’ai pris l’oreiller que Satsuko avait laissé sur le sofa et l’ai posé à l’endroit qui me paraissait le plus approprié.

« Voilà, Sat-chan, il n’y a rien d’embêtant pour toi. Tu viens ici, simplement, et tu t’allonges sur ces draps. Je m’occuperai du reste.

— Comme je suis ? L’encre rouge ne va pas tacher mes vêtements ?

— Non, je te le promets, je ne mettrai d’encre que sur la plante de tes pieds. »

Elle m’a obéi : elle s’est couchée sur le dos, les deux jambes sagement alignées, redressant seulement un peu les pieds pour que je puisse voir aisément la plante de ses pieds.

Quand tous ces préparatifs ont été achevés, j’ai imbibé de vermillon un premier tampon, que j’ai tapoté sur un deuxième tampon, afin d’obtenir une teinte moins foncée. Puis j’ai écarté ses pieds de deux ou trois pouces, et j’ai commencé à tapoter méticuleusement la plante du pied droit avec le second tampon. En faisant en sorte que les grains de la peau apparaissent nettement, un à un, pour être fidèlement reproduits.

Entre le talon rebondi et la voûte plantaire, l’empreinte était particulièrement difficile à réaliser. Comme ma main gauche est malhabile, je ne fais pas ce que je veux, et la manœuvre est plus complexe. J’avais promis à Satsuko de ne pas en mettre sur ses vêtements, seulement sur la plante des pieds, mais plusieurs fois j’ai perdu le contrôle, maculant ses cous-de-pied et le bas de son négligé. En même temps, j’étais plus qu’heureux de ces échecs répétés, de devoir essuyer avec une serviette éponge son cou-de-pied ou la plante de ses pieds, de devoir y remettre de l’encre, etc. L’excitation s’était emparée de moi. J’ai recommencé un nombre incalculable de fois, inlassablement.

Enfin, je suis parvenu à encrer convenablement les deux plantes de pied ; j’ai ensuite soulevé légèrement le pied droit et ai appliqué la feuille blanche à partir du bas, lui demandant de la repousser avec son pied comme pour apposer un cachet. Et j’ai renouvelé l’opération je ne sais combien de fois – en vain, car je n’ai pas réussi à obtenir l’empreinte désirée. Les vingt feuilles de papier n’ont donc rien donné. J’ai appelé le Chikusuiken, exigeant que l’on m’apporte de suite quarante feuilles supplémentaires. J’ai aussi changé de méthode : après avoir complètement lavé l’encre rouge sous ses pieds, et essuyé tous ses doigts et les intervalles entre ses doigts, je l’ai relevée et l’ai fait asseoir sur une chaise ; à mon tour, je me suis allongé sous elle, et, en dépit d’une posture plus qu’inconfortable, j’ai tamponné d’encre la plante de ses pieds, puis lui ai demandé, en guise de sceau, de fouler la feuille fermement de ses deux pieds…………

 

D’après mon plan initial, je devais avoir achevé le travail avant le retour d’Itsuko et de Sasaki, avoir rendu au garçon de service les draps sales, confié provisoirement au Chikusuiken les quelques dizaines de feuilles marquées de l’empreinte des plantes de pied, nettoyé la chambre comme si de rien n’était, bref je devais mimer la plus parfaite innocence – mais les événements ne se sont pas déroulés comme je l’aurais voulu. Itsuko et Sasaki sont revenues plus tôt que prévu, avant 21 heures. J’ai entendu frapper et, sans même me laisser le temps de répondre, la porte s’est ouverte devant elles. Satsuko s’était déjà réfugiée dans la salle de bains. D’innombrables mouchetures rouges et blanches éclaboussaient la pièce japonaise. Frappées de stupeur, les deux femmes se dévisageaient sans un mot. Puis Sasaki, toujours silencieuse, a mesuré ma tension :

« Vous êtes à 23,2 », a-t-elle annoncé, l’air soucieux……………………………

Le 17 au matin, j’ai appris vers 11 heures que Satsuko, sans un mot d’excuse ou d’explication, était repartie à Tôkyô. Ne la voyant pas au petit-déjeuner du restaurant, j’avais pensé qu’elle faisait, comme à son habitude, la grasse matinée. Or, loin de là, au même moment elle se faisait conduire en voiture à l’aéroport d’Itami. Vers 11 heures, donc, Itsuko est venue dans ma chambre me donner la nouvelle :

« C’est ennuyeux, tu sais, me dit-elle.

— Et quand l’as-tu su ?

— Je viens de l’apprendre. Quand je suis arrivée à l’hôtel pour te voir et connaître le programme de la journée, le réceptionniste m’a dit tout à coup : « Mme Utsugi est partie seule, tout à l’heure, pour Itami », voilà.

— Ne fais pas l’idiote ! Je suis sûr que tu l’as su avant.

— Absolument pas ! Comment veux-tu que je sois au courant ?

— Qu’est-ce que tu racontes, espèce de renarde ! Vous vous êtes donné le mot, c’est évident !

— Non, je t’assure, je viens de l’apprendre, j’étais même très étonnée, parce que d’après le réceptionniste c’est à sa demande expresse qu’il n’a pas prévenu. Elle lui a dit, il paraît : « Je rentre par la J.A.L. plus tôt, en cachette de mon beau-père, surtout ne dites rien à personne jusqu’au moment où je serai à Itami ! »

— Espèce de menteuse ! Vieille renarde ! C’est toi qui as tout manigancé, pour que Satsuko se mette en colère et s’en aille ! Toi et Kugako, vous avez toujours été douées pour le mensonge et la flagornerie. Quel dommage que je ne m’en sois pas souvenu !

— Oh là là ! tu exagères ! Comment peux-tu dire des choses pareilles !

— Madame Sasaki !

— Oui !

— Ce n’est pas « oui ! » que je veux entendre, vous le saviez n’est-ce pas, Itsuko vous avait prévenue ! Vous vous êtes toutes liguées contre ce pauvre vieillard pour le tromper, et vous voulez aussi toutes vous débarrasser de Satsuko !

— Ah non ! Si c’est ce que tu penses, Mme Sasaki pourrait le prendre mal ! Dites, madame Sasaki, vous pouvez nous laisser, descendre dans le hall un petit moment par exemple ? Je vais profiter de cette occasion pour dire quelque chose d’important à mon père ; puisque de toute façon tu me traites de vieille renarde, je ne vois pas pourquoi je me gênerais !

— Attendez, sa tension est très élevée, il vaudrait mieux ne pas insister, sinon…

— Oui, je sais, je sais. »

Et voilà ce qu’Itsuko me raconta…

« Tu prétends que c’est moi qui ai poussé Sat-chan à s’en aller, mais c’est une accusation sans aucun fondement. Je pense, enfin j’imagine, qu’elle avait une autre raison de vouloir retourner rapidement à Tôkyô. Je ne connais pas cette raison, mais toi, dit-elle en s’adressant à moi, tu n’as rien remarqué ? » Je lui ai répondu alors que je n’étais pas le seul à savoir qu’elle s’accordait bien avec Haruhisa, qu’elle-même ne s’en cachait nullement, que même Jôkichi, tout époux qu’il était, n’y trouvait rien à redire. On pouvait même affirmer que tout le monde était au courant. Mais, pour autant, l’adultère n’était pas prouvé, et d’ailleurs personne ne croirait une chose pareille, ai-je dit. « Personne, vraiment ? » m’a rétorqué Itsuko dans un rire entendu. Et elle a poursuivi : « Je ne sais pas si j’ai le droit de parler, mais moi je trouve l’attitude de Jôkichi un peu bizarre, même s’il se passait quelque chose entre Sat-chan et Haruhisa, il est prêt à leur pardonner en faisant semblant de n’avoir rien vu ; moi, je pense que, de son côté, Jôkichi fréquente quelqu’un ; et, bien sûr, Sat-chan et Haruhisa le savent sans le dire, non, ce n’est même pas implicite, ils se sont tous mis d’accord, tu ne crois pas ?… » À cet instant du récit d’Itsuko, soudain, j’ai senti bouillonner dans ma poitrine les tourbillons d’une rage et d’une haine indicibles vis-à-vis de cette femme. J’ai contenu de justesse un rugissement de colère, craignant qu’une de mes artères n’éclate. Bien qu’assis sur une chaise, j’ai été pris de vertiges, manquant m’effondrer, tandis qu’Itsuko a blêmi en voyant que mon visage avait changé de couleur.

« Arrête tes histoires. Arrête et rentre chez toi ! » lui ai-je dit en tremblant, d’une voix aussi basse que possible.

Pourquoi ai-je ressenti une telle colère ? Est-ce parce que, brutalement, elle m’avait dévoilé un secret impensable, ou au contraire parce que la vieille renarde avait, d’un coup, livré toutes les clés d’une affaire dont je me doutais depuis longtemps tout en faisant mine de l’ignorer ?

Itsuko a disparu et je paie maintenant mon surmenage de la veille : souffrant terriblement du cou, des épaules, des reins, partout, et ayant à peine dormi de la nuit, j’ai pris à nouveau trois comprimés d’Adaline, trois d’Atraxine, et j’ai demandé à Sasaki, avant de me recoucher, de me coller sur le dos, sur les épaules et sur les reins des quantités de bandes Salonpas. Mais comme je ne parvenais toujours pas à m’endormir, j’ai songé à une piqûre de Luminal, avant de me raviser pour éviter de dormir trop longtemps. J’ai décidé, en revanche, de rejoindre Satsuko au plus vite en prenant un train dès l’après-midi, et j’ai demandé à un ami du bureau local du journal Mainichi de faire l’impossible pour me procurer les billets (je n’ai jamais pris l’avion). Sasaki s’y est farouchement opposée, me disant qu’il était absurde de voyager avec une tension aussi élevée, me suppliant, quasi en pleurs, de rester tranquille au moins trois ou quatre jours en attendant que la tension se stabilise – mais je n’ai rien voulu entendre. Sur ces entrefaites, Itsuko est revenue pour s’excuser, me demandant si elle pouvait m’accompagner elle aussi. Je lui ai rétorqué que si elle voulait me suivre, ce serait dans un autre wagon, parce que je ne supporte plus de voir sa tête…

 

18 novembre. Hier, j’ai pris le Kodama n° 2, départ à 15 heures 02 de Kyôto. Moi et Sasaki étions en première, Itsuko en seconde. Arrivée à Tôkyô à 21 heures. Ma femme, Kugako, Jôkichi et Satsuko étaient tous quatre sur le quai pour nous accueillir. Avaient-ils prévu que j’aurais du mal à me déplacer, ou considéré qu’il fallait m’éviter de marcher, toujours est-il qu’un chariot nous attendait également. Certainement, Itsuko avait dû tout manigancer par téléphone.

« Quoi ! Mais c’est idiot ! Je ne suis tout de même pas M. Hatoyama ! »

J’ai tempêté et me suis entêté, au grand dam de l’assistance, quand soudain j’ai senti sur ma main droite une paume douce se poser : c’était Satsuko qui me prenait par la main.

« Voyons, voyons, il faut que tu m’écoutes ! »

Aussitôt apaisé, je suis devenu docile. Le chariot s’est mis très vite en branle, est descendu au sous-sol par l’ascenseur et a roulé en cahotant le long d’un chemin long et sombre. Tout le convoi me suivait à la file, mais le chariot roulait si vite que beaucoup peinaient à suivre. Ma femme a même fini par se perdre, en sorte que Jôkichi a dû retourner la chercher. Quant à moi, j’étais surpris par l’étendue et la complexité des couloirs souterrains de la gare de Tôkyô. Enfin, nous sommes arrivés à la station réservée aux voitures avec chauffeur, au bout d’un corridor spécial proche de la sortie centrale de la gare, côté Marunouchi. Deux voitures nous attendaient. Je suis monté dans la première, entre Satsuko et Sasaki, tandis que les quatre autres, ma femme, Itsuko, Kugako et Jôkichi, se sont engouffrés dans la deuxième.

« Écoute, je suis désolée d’être revenue ici sans t’avoir prévenu.

— Tu avais peut-être un rendez-vous ?

— Non, ce n’est pas ça : pour t’avouer la vérité, j’ai été épuisée par notre séance d’hier, toute la journée. Tu auras beau dire, c’est quand même insupportable de se faire tripoter la plante de ses pieds du matin au soir ! Un seul jour, et je n’en pouvais plus, c’est pour ça que je me suis enfuie ! Je suis vraiment désolée ! »

Quelque chose sonnait faux dans le ton de sa voix, et cela ne lui ressemblait guère.

« Comme tu dois être fatigué ! J’ai décollé d’Itami à midi 20 et, à 14 heures, j’étais à Haneda. C’est rapide, l’avion, tu ne trouves pas ? »…………………………………………………………………………………………

 

EXTRAIT DU CARNET DE SOINS

DE L’INFIRMIÈRE SASAKI

 

… Le patient, rentré à Tôkyô le 17 novembre au soir, a passé la majeure partie de son temps alité les 18 et 19, subissant sans doute le contrecoup de la fatigue accumulée jour après jour à Kyôto ; toutefois, il a rejoint à plusieurs reprises son bureau afin de compléter son journal de la veille. Or, le 20 novembre à 10 h 55, est survenu l’incident que je vais relater maintenant.

Auparavant, Mme Satsuko était revenue de Haneda à la maison de Mamiana le 17 vers 15 heures. Elle avait immédiatement appelé son mari pour lui expliquer qu’elle était rentrée seule, plus tôt et sans prévenir, parce qu’elle ne pouvait supporter de passer un jour de plus avec ce vieillard dont l’état mental devenait vraiment inquiétant. Après discussion, le couple avait décidé, sans rien en dire à la vieille Madame, d’aller consulter ensemble l’un de leurs amis psychiatre, le professeur Inoue, pour savoir quelle était la conduite à tenir. Selon le professeur, la maladie du vieillard correspond à ce que l’on appelle libido pathologique, sans qu’il s’agisse, au stade actuel, d’une maladie mentale. Mais, considérant que le désir sexuel est indispensable pour le patient, qu’il est même devenu sa raison de vivre, il faut choisir un traitement approprié ; Mme Satsuko devait donc se montrer très attentive sur ce point, en évitant d’exciter sans raison le patient, en évitant aussi de s’opposer à lui, en tâchant au contraire de le soigner aussi gentiment qu’elle le pouvait : telle était la seule thérapie possible. Voilà pourquoi le jeune couple ménage M. Utsugi depuis son retour, s’efforçant de suivre les conseils du professeur.

 

Mardi 20 novembre. Ciel clair.

À 8 heures, je prends les mesures : température 35° 5, pouls 78, rythme respiratoire 15, tension artérielle 13,2/8. Pas de modification particulière quant à l’état général. Signes de mauvaise humeur dans ses gestes et paroles.

Après le petit-déjeuner, le patient va dans son bureau. Apparemment il a l’intention de rédiger son journal.

10 h 55 : il a surgi dans sa chambre en proie à une excitation anormale. Il semble vouloir dire des choses qui me sont incompréhensibles. Je parviens à le mettre au lit, en position allongée. Le pouls est à 136, rapide mais régulier, sans pauses. Rythme respiratoire 23. Il se plaint de palpitations. Tension artérielle 15,8/9,2. Il montre du geste qu’il souffre de violents maux de tête. Son visage est déformé par un rictus de peur. J’appelle le docteur Sugita, mais il ne me donne aucune consigne. Comme toujours, ce médecin veut ignorer les observations de l’infirmière.

11 h 15 : pouls 143, rythme respiratoire 38, tension artérielle 17,6/10. J’appelle à nouveau le docteur Sugita, qui persiste à ne pas réagir. Je vérifie la température de la pièce, l’éclairage, l’aération. Seule la vieille Madame est présente. Ayant l’impression qu’il faudra sans doute de l’oxygène, je téléphone à l’hôpital de Toranomon et demande, après avoir décrit l’état du malade, que l’on prépare le nécessaire.

11 h 40 : je rends compte de la situation au docteur Sugita, qui vient d’arriver. Après examen, il sort de sa serviette de quoi faire une injection, qu’il pratique lui-même. L’ampoule contient de la vitamine K, de la Contomine et de la Néophylline. Alors que le docteur, l’injection terminée, se trouve encore dans le vestibule, le malade pousse brusquement un grand cri avant de perdre connaissance. Son corps tout entier est secoué de convulsions, avec un début de cyanose sur les lèvres et aux extrémités des doigts. Lorsque les spasmes s’apaisent un peu plus tard, cette fois le malade passe par une phase d’agitation, cherchant à bondir hors du lit en écartant ceux qui le retiennent.

Émission incontrôlée d’urine et de selles. Suite à la crise qui a duré pour tout douze à treize minutes, il tombe dans un profond sommeil.

À 12 h 15, l’épouse du patient, présente dans la chambre, se plaint de vertiges : nous la transportons sur le lit de l’autre pièce pour qu’elle se repose.

Elle se rétablit une dizaine de minutes plus tard. Mme Itsuko se charge de veiller sur elle.

12 h 50 : le patient dort calmement. Le pouls est à 80, le rythme respiratoire à 16. Mme Satsuko entre dans la chambre.

13 h 13 : le docteur Sugita repart, ordonnant que le malade ne soit dérangé par aucune visite.

13 h 35 : température 37°, pouls 98, rythme respiratoire 18. Le patient, parfois pris de quintes de toux, est couvert de sueurs glacées ; je change ses vêtements de nuit.

14 h 10 : arrivée du docteur Koizumi, un proche parent de la famille. Je lui décris la situation médicale.

14 h 40 : le patient reprend conscience. Il est parfaitement lucide. Aucun trouble d’élocution. Il se plaint de douleurs lancinantes, comme des coups sur le visage, sur la tête, sur la nuque. Les élancements qui le faisaient souffrir au bras gauche avant la crise ont disparu. Sur les instructions du docteur Koizumi, je donne au patient un comprimé de Saridone et deux d’Adaline. Bien qu’ayant constaté la présence de Mme Satsuko, il se repose calmement, les yeux fermés. À 14 h 55, il urine normalement : 110 cm3, aspect clair. À 20 h 45, il se plaint d’avoir très soif. Mme Satsuko lui donne 150 cm3 de lait et 250 cm3 de soupe aux légumes.

23 h 05 : sommeil léger. Le vieillard ayant complètement repris conscience, il semble qu’il ne soit plus en danger ; comme on ne peut toutefois affirmer qu’il n’y ait pas risque de rechute, il est décidé de consulter également le professeur Kajiura, de l’université de Tôkyô ; la soirée est déjà très avancée, mais le jeune M. Utsugi parvient à le joindre et le conduit à la maison. Après examen, le professeur annonce que, s’agissant non d’une hémorragie cérébrale, mais d’un spasme artériel, il n’y a pas, dans l’immédiat, de sujet d’inquiétude. Il prescrit ensuite de faire deux fois par jour, matin et soir, une injection de 20 cm³ de glucose à 20 %, 100 mg de vitamine B1, 500 mg de vitamine C, ainsi que de lui donner, une demi-heure avant le coucher, deux comprimés d’Adaline et le quart d’un comprimé de Solven. Suivent d’autres consignes détaillées : pendant deux semaines au moins, le patient doit être au repos, sans recevoir de visites ; pas de bain non plus pendant quelque temps, à ne prendre que lorsque le patient se sentira particulièrement bien ; quand il pourra quitter le lit, qu’il se contente au début de quelques pas dans la chambre ; par des journées clémentes et en fonction de l’état physique, il sera autorisé à marcher lentement dans le jardin, mais les sorties sont, elles, absolument proscrites ; il faut s’efforcer de lui tranquilliser l’esprit, l’empêcher de se plonger dans des réflexions profondes ou obsessionnelles ; lui interdire formellement d’écrire son journal, et ainsi de suite…………………………………

 

 

EXTRAITS DU BULLETIN MÉDICAL

DU DOCTEUR KATSUMI

 

15 décembre. Ciel clair, puis passage d’un smog épais, puis ciel clair à nouveau.

Diagnostic principal : crise d’angine de poitrine. Antécédents : hypertension artérielle depuis une trentaine d’années, maxima à 15/20, minima à 7/9,5. Il est même arrivé qu’un pic de 24 soit atteint. Victime d’une attaque d’apoplexie il y a six ans, le patient éprouve depuis une légère gêne dans sa démarche. Ces dernières années, souffre de douleurs lancinantes, apparemment névralgiques, dans le bras gauche en particulier à partir du poignet – douleurs plus vives au contact du froid. A eu, jeune, une maladie vénérienne, consommait régulièrement près de deux litres de saké, mais se contente désormais d’une ou deux coupes en de rares occasions. A cessé de fumer en 1956.

Symptômes actuels : depuis environ un an, l’électrocardiogramme montrait un sous-décalage du segment ST, accompagné notamment d’un aplatissement de l’onde T, ce qui faisait craindre une lésion du myocarde, mais jusque récemment le patient ne s’était pas plaint en particulier du cœur. Or, le 20 novembre, il a présenté une crise de violents maux de tête, avec convulsions et troubles de la conscience – ce que le professeur Kajiura a diagnostiqué comme étant un spasme artériel cérébral. Grâce à son traitement, le malade tendait vers la guérison, lorsque le 30 du même mois, lors d’une dispute entre le patient et l’une de ses filles, qu’il déteste, il a ressenti, durant une dizaine de minutes, une légère douleur antérieure gauche dans la poitrine ; par la suite, ce type de crise s’est reproduit fréquemment. Les électrocardiogrammes de l’époque ne montrent aucune modification notable par rapport à l’année précédente. Le décembre au soir, s’étant efforcé d’expulser ses selles, il a ressenti durant plus de cinquante minutes une douleur violente et suffocante au niveau du cœur, et a été examiné par le médecin de quartier ; l’électrocardiogramme du lendemain a montré un probable infarctus antéroseptal. Le 5 du même mois au soir, une forte crise du même type est survenue durant une dizaine de minutes, tandis que des accès plus légers se succèdent quotidiennement. Le patient a tendance à la constipation, et les crises surviennent souvent après les selles. Jusqu’à présent, le traitement consiste en comprimés de P, de Q, oxygène, sédatifs, et piqûres de Papavérine. Le 15 décembre, le patient est admis ici (service de médecine générale de l’hôpital de l’université de Tôkyô), dans la chambre A. Après que M.S., son médecin traitant, et sa belle-fille m’ont décrit les différentes phases de la maladie, je procède à un rapide examen. Le patient, un peu corpulent, ne présente ni anémie ni ictère, mais je constate un petit œdème des membres inférieurs. Tension artérielle à 15/7,5 ; le pouls, à 90, est rapide mais régulier. Pas de turgescence des veines cervicales. Râles discrets mais humides des deux bases pulmonaires ; pas d’hypertrophie cardiaque ; chuintement systolique de la valve aortique. Foie et rate non palpables. Le patient dit ressentir une gêne à mouvoir ses membres du côté droit, mais il n’y a pas diminution de la force musculaire, ni réflexes anormaux. En revanche, le réflexe rotulien est diminué dans les mêmes proportions aux deux genoux.

Je ne constate aucune anomalie des nerfs crâniens ; la famille affirme que le patient s’exprime comme d’habitude, mais l’intéressé dit éprouver des difficultés depuis l’attaque d’apoplexie. Le médecin traitant, M.S., m’informe que pour ce patient particulièrement sensible aux médicaments les doses ordinaires sont trop fortes, le tiers ou la moitié suffisant largement, tandis que la belle-fille me recommande d’éviter les intraveineuses, qui ont déjà entraîné des convulsions chez le patient.

 

16 décembre. Ciel clair, avec passages nuageux.

Peut-être rassuré par son hospitalisation, le patient, épargné par les crises la nuit dernière, dit avoir bien dormi. Vers le matin, il a pourtant ressenti, par séries de quelques secondes, une légère douleur dans le haut de la poitrine : il se peut qu’elle soit d’origine névralgique. Je lui conseille d’utiliser des laxatifs pour éviter la constipation. Le patient, qui s’était fait la même observation, prend déjà de l’Istizin de chez Bayer, qu’il fait venir exprès d’Allemagne. À cause de l’hypertension et des névralgies dont il souffre depuis de longues années, il possède une culture pharmaceutique bien supérieure à celle d’un médecin débutant, non averti. Il y a tant de médicaments disposés autour du lit qu’il n’est pas nécessaire d’en fournir de supplémentaires : je prescris donc de continuer les comprimés de P et de Q. Et, en cas de crise, je donne pour consigne de sucer un des comprimés de nitroglycérine qu’il a également apportés. Je fais installer auprès du patient un masque à oxygène et prends les dispositions pour que l’on puisse procéder immédiatement à des injections. La tension artérielle est à 14,2/7,8, et sur l’électrocardiogramme on constate, comme il y a trois jours, des anomalies du segment ST, de l’onde T, et des aspects qui font suspecter un infarctus antéroseptal ; le cliché de thorax montre un cœur peu augmenté de volume, mais des signes d’artériosclérose. Il n’y a ni accélération de la vitesse de sédimentation, ni hyperleucocytose, ni augmentation de la SGOT. Souffrant depuis un certain temps d’hypertrophie de la prostate, le patient dit qu’il éprouve parfois des difficultés pour uriner, ou que l’urine est trouble ; aujourd’hui pourtant, l’échantillon est clair, sans albumine, et la recherche de glycosurie est légèrement positive.

 

18 décembre. Ciel clair, puis nuageux.

Depuis l’hospitalisation, il n’y a pas encore eu de crise importante. Les symptômes consistent essentiellement en une douleur thoracique haute ou antérieure gauche, qui dure rarement plus de quelques minutes. En saison froide, les névralgies se ravivent et les crises cardiaques sont plus fréquentes : pour suppléer au chauffage central, insuffisant, on a installé deux ou trois chauffages d’appoint, à l’électricité et au gaz propane.

 

20 décembre. Ciel légèrement nuageux, puis clair.

Hier, vers 20 heures, douleurs angineuses depuis la région précordiale jusqu’en rétrosternal pendant une demi-heure. La crise est jugulée avec un comprimé de nitroglycérine, les sédatifs du médecin de garde et une injection de vasodilatateur. L’électrocardiogramme n’est pas notablement modifié par rapport au précédent. Tension artérielle 15,6/7,8.

 

23 décembre. Ciel clair, suivi de passages nuageux.

De petites crises surviennent quotidiennement. Ayant constaté la présence de glucose dans l’urine, on demande au patient de prendre un copieux petit-déjeuner – riz et accompagnements variés –, afin de contrôler ensuite la glycémie et vérifier s’il y a, ou non, diabète.

 

26 décembre. Dimanche. Ciel clair, puis couvert.

Vers 18 heures, on m’appelle de l’hôpital pour me prévenir que le patient ressent, depuis plus d’une dizaine de minutes, une forte douleur thoracique antérieure gauche. Après avoir demandé au médecin de garde de prendre les mesures d’urgence, j’arrive à l’hôpital vers 19 heures. Tension artérielle à 18,5/9,7, pouls à 92, mais régulier. Le patient s’apaise un peu après une piqûre de sédatif.

Il semble que les attaques soient plus fréquentes le dimanche, peut-être à cause de l’anxiété provoquée par l’absence du médecin traitant. En tout cas, sa tension est toujours plus élevée lors de ces crises.

 

29 décembre. Ciel clair, puis grêle suivie de smog, avant le retour du soleil.

Pas de crise importante ces derniers jours. Le vectocardiogramme révèle aussi un probable infarctus antéroseptal. Wasserman négatif. Je décide l’introduction, dès demain, du nouveau vasodilatateur R qui vient des États-Unis.

 

3 janvier 1961. Ciel clair, puis couvert, suivi de pluie.

Je ne sais si c’est un effet du nouveau médicament, mais le patient semble en meilleure santé. Il signale que son urine est trouble. Au microscope, on constate la présence de très nombreux leucocytes.

 

8 janvier. Ciel clair, passage de smog, puis retour au ciel clair.

Examen du professeur K., du service d’urologie. L’infection bactérienne a été provoquée par l’hypertrophie de la prostate et la rétention d’urine ; le professeur prescrit des massages de la prostate et des antibiotiques, en recommandant de surveiller l’évolution de la situation. On constate une légère amélioration de l’électrocardiogramme. Tension 14,3/6,5.

 

11 janvier. Alternance de temps clair et couvert.

Depuis deux ou trois jours, le patient se plaignait de douleurs lancinantes aux reins, qu’il supportait malgré leur aggravation progressive, quand une crise est survenue cet après-midi : durant une dizaine de minutes, il a éprouvé une forte constriction latérale sur la poitrine. C’est l’incident le plus grave de ces derniers temps. Tension 17,6/9,1 ; pouls 87. Le comprimé de nitroglycérine, le vasodilatateur et une piqûre de sédatif parviennent à le soulager. L’électrocardiogramme ne révèle aucune nouvelle modification pathologique.

 

15 janvier. Ciel clair.

Les radiographies effectuées hier ayant mis en évidence une déformation rachidienne, une planche à repasser est glissée sous le matelas pour maintenir le corps et éviter les mauvaises positions lombaires.

 

[Ici, omission de plusieurs lignes.]

 

3 février. Beau temps.

L’électrocardiogramme s’est nettement amélioré, et même les petites crises sont désormais exceptionnelles. Le patient pourra sans doute bientôt quitter l’hôpital.

 

février. Soleil et nuages alternés.

Sortie de l’hôpital dans les meilleures conditions. Il règne une douceur rare pour le mois de février. Comme le froid est formellement déconseillé, c’est aux heures les plus tièdes de l’après-midi que je raccompagne M. Utsugi en ambulance chauffée. Il paraît qu’un grand poêle a été installé dans le bureau du maître de maison.

 

EXTRAIT DU CARNET DE NOTES

DE SHIROYAMA ITSUKO

 

Mon père, terrassé par un spasme artériel cérébral le 20 novembre de l’année dernière, s’est mis peu après à souffrir de sténocardie et d’infarctus du myocarde, après quoi il a été hospitalisé, le 15 décembre suivant, à l’hôpital de l’université de Tôkyô ; grâce au docteur Katsumi, il a échappé de justesse au pire, et a pu, après quelque cinquante jours d’hospitalisation, rentrer chez lui à Mamiana, le 7 février de cette année. Pour autant, la sténocardie n’est pas complètement guérie : des crises légères surviennent encore de temps à autre, l’obligeant à recourir parfois à la nitroglycérine. De février à fin mars, il n’a pas mis un pied hors de sa chambre. Mme Sasaki, l’infirmière, est restée à la maison durant l’hospitalisation de mon père pour soigner ma mère, mais une fois mon père de retour, elle a de nouveau été chargée de sa personne, veillant aux trois repas et à ses besoins, petits et grands, avec l’aide ponctuelle d’O-Shizu.

Comme je ne suis plus très occupée chez moi, à Kyôto, je remplace Mme Sasaki la moitié du mois au chevet de ma mère à Mamiana. Ma simple vue assombrit l’humeur de mon père, aussi je m’efforce de ne pas le croiser. À ce propos, Kugako est logée à la même enseigne.

La position de Satsuko est à la fois extrêmement délicate et difficile à tenir. Conformément aux conseils du professeur Inoue, elle essaie d’être prévenante à l’égard de mon père, mais quand elle se montre trop gentille, ou reste trop longtemps à son chevet, mon père s’en émeut et commence à s’agiter. Il arrive fréquemment qu’une crise survienne après le passage de Satsuko dans sa chambre. Pour autant, si elle ne vient pas le voir plusieurs fois par jour, le pauvre malade s’en inquiète, ce qui a pour résultat d’aggraver son mal.

Mon père se trouve dans une situation psychologique à peu près aussi délicate que celle de Satsuko. Bien qu’il affirme ne pas avoir peur de la mort, les crises de sténocardie sont si douloureuses qu’il s’est mis à craindre la souffrance physique qui précède la mort. C’est pourquoi il se fait violence pour éviter que Satsuko ne l’approche de trop près – mais il ne peut non plus supporter de rester sans la voir. Pour ma part, je ne suis jamais allée à l’étage où résident Jôkichi et Satsuko. Mais, d’après Mme Sasaki, Satsuko ne dort plus ces derniers temps dans la même pièce que son mari, ayant apparemment choisi de s’installer dans la chambre d’amis. Il semblerait aussi que Haruhisa se glisse parfois là-haut, en catimini.

Un jour, alors que j’étais rentrée à Kyôto, j’ai reçu à l’improviste un appel de mon père. Comme je l’écoutais, intriguée, il me dit qu’ayant déposé au Chikusuiken des estampages des pieds de Satsuko, il voulait que je les récupère pour les montrer au marchand de pierres afin de faire graver une sorte de « Pied de Bouddha ». Selon le Mémoire sur les contrées d’Occident à l’époque des Grands Tang, a-t-il ajouté, les empreintes des pieds du bouddha Shaka sont encore conservées dans le pays de Magadha : couvertes de roues, elles font un pied huit pouces de long et six pouces de large. S’il n’est pas nécessaire de graver ces roues sous les pieds de Satsuko, en revanche il faut agrandir ses empreintes aux mêmes dimensions, d’un pied huit pouces. Voilà quelle était la commande que mon père me demandait instamment de transmettre. Comme il n’était pas question que je m’acquitte d’une tâche aussi insensée, j’ai vaguement acquiescé avant de couper le téléphone. Puis je l’ai rappelé :

« Il paraît que le marchand de pierres voyage en ce moment du côté du Kyûshû, et qu’il donnera sa réponse par la suite », ai-je dit à mon père pour gagner du temps.

Quelques jours plus tard, j’ai reçu un autre appel de mon père, me demandant de lui renvoyer en ce cas tous les estampages. Ce qui fut fait.

Ensuite, Mme Sasaki m’a annoncé que le paquet était arrivé. Elle m’a raconté que mon père a choisi, après maintes hésitations, quatre ou cinq exemplaires parmi la dizaine d’empreintes, et qu’il passe des heures, sans se lasser, à les contempler une à une, passionnément. « J’ai bien pensé qu’il ne fallait pas provoquer de nouvelles excitations, mais étant donné qu’il est difficile de tout lui interdire, qu’il vaut mieux qu’il s’en contente plutôt que de s’en prendre à Mme Satsuko, je le laisse faire », a-t-elle ajouté.

Après la mi-avril, les jours de beau temps, mon père a recommencé à se promener, par petites demi-heures, dans le jardin. C’est en général l’infirmière qui l’accompagne, mais de temps à autre on voit Satsuko le guider par la main.

Les travaux pour la piscine, promise il y a longtemps, ont débuté à cette époque, et la pelouse du jardin est complètement retournée.

« Ça ne sert à rien, d’avoir une piscine ; de toute façon, papi ne peut pas sortir en été, il vaut mieux renoncer à ces frais inutiles », a dit Satsuko.

Mais Jôkichi n’était pas d’accord :

« Tu sais, papa observe que les travaux de la piscine suivent leur cours comme prévu, et ça lui suffit pour avoir la tête remplie de rêves ! D’ailleurs, les enfants s’en réjouissent, eux aussi ! »