V

29 septembre. Hier soir, grâce à un bain plus long que d’habitude, j’ai moins souffert de la main et j’ai pu dormir tranquillement. Mais quand je me suis réveillé vers l’aube, la douleur m’a relancé. La pluie avait cessé, laissant le ciel parfaitement dégagé. Si seulement je pouvais être en bonne santé, comme je trouverais revigorantes ces belles journées d’automne ! En songeant qu’il y a à peine quatre ou cinq ans je profitais pleinement de ces plaisirs, j’enrageais, je m’en voulais terriblement. Prise de trois comprimés de Dolosine.

À 10 heures, on mesura ma tension : chute à 10,5 et 5,8. Sur les conseils de Sasaki, je mangeai deux crackers, un peu de fromage Kraft, et bus une tasse de thé. Nouvel examen de tension une vingtaine de minutes plus tard. Remontée à 15,8 et 9,2. Des variations aussi fortes dans un intervalle si court n’étaient pas de bon augure.

« Vous ne pensez pas qu’il vaudrait mieux ne pas passer autant de temps à écrire ? Je serais très inquiète que vous ayez mal à nouveau. »

Voilà ce que me dit Sasaki, voyant que je tenais un journal. Je ne le lui avais pas fait lire, mais, ayant désormais fréquemment recours aux soins de cette infirmière, je ne pouvais éviter qu’elle fût partiellement au courant. D’ailleurs je n’excluais pas que j’eusse bientôt à lui demander, au moins, de me préparer l’encre.

« Même si j’ai un peu mal, au moins ça me distrait ; j’arrêterai quand ça sera trop pénible, mais en attendant il vaut mieux que je travaille, alors laissez-moi, je vous prie. »

Sieste à partir de 13 heures : je m’assoupis pendant une petite heure. Quand j’ouvris les yeux, j’étais en nage.

« Vous allez attraper un rhume », dit Sasaki en entrant.

Elle me fit changer mon sous-vêtement de gaze, trempé de sueur. Mon front et mon cou étaient poisseux.

« La Dolosine est efficace, mais elle fait tellement transpirer que c’en est insupportable ; il n’y aurait pas un autre remède ? »

À 17 heures, visite du docteur Sugita. Peut-être les médicaments ne faisaient-ils plus leur effet, toujours est-il qu’une forte douleur m’assaillit.

« Monsieur dit qu’il n’aime pas la Dolosine, ça le fait transpirer, expliqua Sasaki au docteur.

— Je sais, mais je suis ennuyé. Comme je vous l’ai indiqué plusieurs fois, les examens radiologiques montrent que vos douleurs proviennent pour deux ou trois dixièmes du centre du cerveau, et pour le reste de névralgies dues à des modifications physiologiques qui affectent vos vertèbres cervicales. Pour en guérir, il n’y a pas d’autre solution que de dégager la pression neurologique, soit par une immobilisation au plâtre, soit par des élongations, mais il faut subir ces traitements trois à quatre mois. Et comme vous n’êtes plus de la première jeunesse, il est bien normal que vous trouviez ces contraintes pénibles. Dans ce cas, il ne vous reste plus que les médicaments pour surmonter les crises. Il y en a de toutes sortes, et si vous ne voulez ni de la Dolosine, ni du Noblon, eh bien je vais tenter une piqûre de Parotine : cela devrait vous soulager un peu. »

De fait, je sentis un léger mieux après l’injection…

 

1er octobre. Ma main continue de me faire souffrir ; initialement, j’avais très mal au petit doigt et à l’annulaire, la douleur allant en s’atténuant jusqu’au pouce, mais maintenant elle atteint mes cinq doigts ensemble. J’ai mal, non seulement à la paume, mais aussi plus bas vers le poignet, à la saillie de l’os cubital dans l’alignement du petit doigt, et également le long du radius ; je souffre particulièrement quand j’essaie, en vain d’ailleurs, de faire pivoter mon poignet. C’est là que mes nerfs sont le plus engourdis, et je ne sais pas ce qui, de cette paralysie ou de la douleur, m’empêche de mouvoir mon poignet. Deux injections de Parotine, l’après-midi et dans la nuit…

 

octobre. La douleur persiste. Sasaki, après avoir consulté le docteur Sugita, me fait une piqûre de Salso-Brocanon…

 

4 octobre. Comme je ne veux plus de piqûre de Noblon, j’essaie des suppositoires, sans effet notable…

 

octobre. Depuis le 4 et jusqu’à ce jour, j’ai presque continuellement souffert, et n’ai pas eu assez d’énergie pour rédiger mon journal. Je suis resté alité dans ma chambre, sous la surveillance constante de Sasaki. Je me sens enfin un peu mieux aujourd’hui, de sorte que je me décide à écrire ces quelques lignes. Ces cinq derniers jours, on m’a administré toutes sortes de cachets et piqûres. Pirabital, Irgapyrine, et encore de la Parotine, des suppositoires d’Irgapyrine, du Doriden, Brovarine, Noctane, etc. : je demandai tous ces noms à Sasaki, mais il se peut qu’il y en ait eu d’autres encore. Impossible de les mémoriser d’un coup. Doriden, Brovarine et Noctane ne sont pas des analgésiques, mais des somnifères. J’y ai désormais recours : moi qui pourtant m’endormais si facilement, je n’y parviens plus à cause de mes douleurs. Ma femme et Jôkichi sont venus prendre de mes nouvelles à plusieurs reprises.

C’est le 5 dans l’après-midi, au paroxysme de ma crise, que ma femme s’est glissée pour la première fois dans ma chambre de grand malade :

« Satsuko demande si elle peut venir te voir, mais elle ne sait pas si tu le souhaites…

— …

— Je lui ai répondu qu’elle n’avait qu’à venir, qu’au contraire, si tu voyais sa tête, tu oublierais un peu tes misères.

— Idiote ! »

Je poussai un hurlement. Pour quelle raison, moi-même je n’en sais rien. Le juron m’avait échappé au moment même où j’avais songé à ma gène de devoir me montrer dans ce piteux état ; mais, à vrai dire, je n’étais pas sans avoir envie qu’elle passe quand même me voir.

« Ah, ah ? Donc, Satsuko ne doit pas venir ?

— Pas seulement Satsuko : je ne veux voir ni Kugako, ni personne d’autre.

— Je sais, je sais, j’ai déjà renvoyé Kugako chez elle en lui disant que même si tu te plaignais d’avoir mal, c’était à la main, qu’elle ne devait pas s’en alarmer, qu’il valait mieux qu’elle ne te dérange pas. Alors, Kugako a pleuré.

— Je ne vois pas pourquoi !

— Itsuko voulait aussi te rendre visite, mais je le lui ai formellement interdit. En revanche, tu pourrais voir Satsuko, tu ne l’aimes plus ?

— Idiote, idiote, idiote ! Qui t’a dit une chose pareille ? Au contraire, je l’aime trop, c’est parce que je l’aime trop que je ne veux pas la voir dans l’état où je suis !

— Ah ! tiens donc ? Désolée, j’ai manqué de tact, mais ce n’est pas la peine de te mettre en colère comme ça, c’est ce qui nuit le plus à la santé. »

Après m’avoir parlé comme on console un bébé, ma femme s’éclipsa sans demander son reste. De toute évidence, c’est parce qu’elle avait touché mon point le plus sensible que je m’étais mis en colère pour cacher ma confusion. Et comme j’y repensais tranquillement après son départ, je me dis que je n’aurais pas dû me fâcher autant, me demandant comment Satsuko prendrait le récit de ma femme ; je commençai même à m’en préoccuper sérieusement. Étant donné qu’elle connaissait tous les coins et recoins de mon âme, il paraissait impossible qu’elle le prît mal…

« Décidément, il vaut mieux que je la voie : je vais trouver un moyen, d’ici deux ou trois jours, pour l’inciter à venir… »

Or, cet après-midi, une bonne idée me vint à l’esprit. Sans aucun doute et dès cette nuit, ma main me ferait souffrir à nouveau – non pas que cette perspective me plaise – et je profiterais du moment culminant de la crise pour la faire appeler. « Satsuko, Satsuko, j’ai mal, j’ai mal, au secours ! » hurlerais-je comme un enfant. Elle entrerait alors, incrédule : « Est-ce qu’il pleure sérieusement, ce vieux ? Qui sait ce qu’il a derrière la tête ! » se dirait-elle avec méfiance, tout en feignant hypocritement la surprise. « Je veux parler à Satsuko seule, que tous les autres me fichent le camp ! » crierais-je à nouveau pour chasser Sasaki. Alors nous serions en tête à tête, et je pourrais l’aborder, voyons, par exemple…

« J’ai maal, aïe, aide-moi !

— Bien sûr, bien sûr, qu’est-ce que je peux faire ? Dis-moi, je ferai comme tu veux, parle ! »

… Si elle pouvait réagir ainsi, je la tenais, mais il y avait fort peu de chances qu’elle fût aussi imprudente. N’y avait-il pas un moyen plus efficace de la séduire pour de bon ?

« Si tu m’embrasses, j’oublierai que j’ai mal !

« Non, sur la jambe ça ne me suffit pas !

« Non, même un necking n’est pas assez !

« Je veux un vrai baiser ! »

Je pourrais ainsi imposer mes caprices, sangloter bruyamment, pousser des hurlements. Toute prévenue qu’elle fût, elle finirait peut-être par céder. Et pourquoi ne pas mettre ce plan à exécution dans les deux, trois jours à venir ? J’ai parlé du « moment culminant de la crise », or je pouvais tout aussi bien ne pas vraiment souffrir, mais tout simplement simuler. Il valait mieux toutefois qu’au moins je me rase. N’ayant pu le faire depuis quatre, cinq jours, j’avais le visage envahi par la barbe. Évidemment, l’effet de grand malade en serait garanti, mais, songeant à mon baiser, je ne pouvais rester aussi hirsute. En revanche, je ne remettrai pas mon dentier. Et, discrètement, je me nettoierai l’intérieur de la bouche…

Pendant que j’ergotais ainsi, en fin d’après-midi je me suis mis à souffrir de nouveau. Hélas, je ne peux plus rien écrire… Je lâche mon pinceau et appelle Sasaki…

 

10 octobre. Injection de 0,5 cm³ d’Irgapyrine. Pour la première fois depuis longtemps je ressens des vertiges. Le plafond ne cesse de tournoyer, tandis que les piliers, que je vois en double ou triple, s’entremêlent. Au bout de cinq minutes, tout se remet en place. Je sens comme un poids derrière la tête. Je m’endors après avoir avalé un tiers de comprimé de Luminal 0,1.

 

11 octobre. Je souffre à peu près autant qu’hier. Aujourd’hui, on m’administre un suppositoire de Noblon…

 

12 octobre. Trois comprimés de Dolosine. Comme d’habitude, je transpire énormément…

 

13 octobre. Ce matin, je me sens un peu mieux. Aussi je m’empresse de noter les événements survenus hier soir.

Jôkichi est passé me voir à 20 heures. Ces temps-ci, il s’efforce lui aussi de rentrer plus tôt.

« Alors, ça va un peu mieux ?

— Mieux ? Que non, c’est de pis en pis.

— Mais tu t’es rasé, tu fais bonne impression ! »

De fait, malgré ma main malade qui peine à manier le rasoir, je me suis efforcé de faire ma toilette le matin même.

« Même se raser n’est pas facile, tu sais. D’un autre côté, ma maladie paraît beaucoup plus grave si je laisse pousser ma barbe…

— Tu n’as qu’à demander à Satsuko de te raser ! »

Ce gredin de Jôkichi, quelle arrière-pensée pouvait donc guider ses paroles ? Avait-il eu des soupçons en me voyant rasé de frais ? En général, il n’aimait pas que, dans la famille, l’on traitât Satsuko à la légère. Son attitude découlait naturellement de son complexe d’avoir épousé une danseuse, mais la vanité de la « jeune Madame » s’en était trouvée renforcée. À vrai dire, je n’étais pas sans détenir une part de responsabilité dans cette situation, mais Jôkichi s’arrangeait aussi, tout mari qu’il était, pour lui donner le beau rôle. Il le faisait plus volontiers encore en public, même si je ne sais comment il se comportait sans témoins. Je me demandais donc s’il allait sérieusement demander à sa précieuse épouse de me raser – sachant qu’il était question de la barbe de son père.

« Je ne peux pas laisser une jeune femme me toucher à ces endroits-là », fis-je exprès.

Cependant, j’imaginais aussi que, assis sur une chaise, la tête levée pour la séance de rasage, je verrais jusqu’au fond de ses narines, j’apercevrais, rouge et translucide, la chair fine des cavités, et tout cela n’était pas pour me déplaire.

« Satsuko excelle dans le maniement des rasoirs électriques ; je lui ai demandé son aide quand j’étais malade, moi aussi.

— Tiens ? Tu lui fais faire des choses pareilles ?

— Bien entendu, à ce que je sache il n’y a rien là de bizarre !

— Je ne pensais pas que Satsuko acceptait si docilement de se plier à tes désirs.

— Et il n’y a pas que la barbe ; tu peux l’employer à ce que tu veux, c’est moi qui le lui ferai faire.

— Vraiment ? C’est ce que tu prétends, mais je ne crois pas que tu sois capable de donner des ordres pareils à Satsuko, de lui dire d’obéir en tout à son beau-père !

— Mais si, bien sûr, je vais lui passer le message ! »

Je ne sais pas comment il lui a présenté les choses, toujours est-il que ce soir-là, peu après 22 heures, Satsuko a surgi sans prévenir.

« Tu as dit que tu ne voulais pas de moi, mais Jôkichi m’a conseillé de venir te voir.

— Et lui, que fait-il ?

— Il vient de ressortir, pour boire un verre, paraît-il.

— J’aurais pourtant bien aimé qu’il t’amène ici et qu’il te donne des ordres sous mes yeux.

— Des ordres ? Il en est bien incapable ! Il s’est éclipsé parce qu’il n’était pas à l’aise… Mais comme j’ai compris le message, je l’ai chassé en lui disant qu’il me gênait, que je préférais qu’il s’en aille.

— D’accord, toutefois il y a encore ici une autre personne qui me gêne.

— Oui, oui, je sais », fit Sasaki, battant précipitamment en retraite.

À cet instant et comme sur un signal, ma main se mit à me faire souffrir. Des cubitus et radius jusqu’au bout des cinq doigts, mon bras s’était durci comme un bâton de bois, et ma paume, recto verso, commença à vibrer de douleur, par minuscules à-coups. On eût dit des fourmis dans la main, si ce n’est qu’au lieu d’une sensation ténue j’avais affaire à une douleur forte et brutale. De plus, ma main était glacée, comme si elle avait été plongée dans de la saumure de riz. Glacée et douloureuse. Tellement glacée qu’elle en était insensible, et en même temps douloureuse. Je ne peux expliquer mieux cette impression que j’étais seul à éprouver, que je m’efforce chaque fois de décrire, en vain, aux médecins.

« Sat-chan ! J’ai mal ! » m’écriai-je malgré moi.

Sans aucun doute, on pousse de tels cris quand on souffre vraiment. On ne peut être aussi authentique en simulant. Et puis, je l’ai appelée naturellement « Sat-chan », alors que cela ne m’était jamais arrivé jusque-là. J’étais submergé par la joie. Je souffrais et j’étais heureux à la fois.

« Sat-chan, Sat-chan, j’ai mal ! »

Je hurlais comme un garnement de douze, treize ans. Cela venait tout seul, sans que je le fasse exprès.

— Sat-chan, Sat-chan, hé, Sat-chan ! »

Entre-temps, je m’étais mis à sangloter. Des larmes ne cessaient de couler de mes yeux, l’eau tombait de mon nez, la salive ruisselait de ma bouche. Hi, hi, hi… Je ne jouais nullement la comédie : à l’instant où je l’avais appelée « Sat-chan », j’étais redevenu un garçon capricieux et plein de vigueur, pleurant, hurlant sans fin, incapable de me contrôler malgré mes efforts. Tiens ? Peut-être étais-je vraiment fou ? N’est-ce pas là ce qu’on appelle la folie ?

« Hi, hi, hi ! »

Puisque fou j’étais, advienne que pourra, me dis-je, et c’est alors – et malencontreusement – que, subitement, je recouvrai mes esprits, prenant peur devant cette folie qui me guettait. Dès lors et d’évidence, je me mis à jouer la comédie, imitant délibérément les manières d’un enfant gâté et capricieux.

« Sat-chan, Sat-chan, hi, hi, hi !…

— Arrête, veux-tu ! »

Satsuko était restée à m’observer en silence, l’air vaguement effrayé, lorsque, par hasard, nos regards se heurtèrent : elle parut avoir senti sur-le-champ mon changement d’esprit.

« À force de faire semblant d’être fou, tu vas finir par mal tourner ! » me dit-elle en approchant sa bouche de mon oreille, d’une voix étrangement calme et basse, aux accents sarcastiques. « La preuve que tu es presque fou, c’est que tu te comportes de manière aussi stupide. »

Il y avait dans son ton une telle dose d’ironie qu’elle me fit l’impression d’une douche froide.

« Hum, qu’est-ce que tu as l’intention de m’obliger à faire ? Aussi longtemps que tu pleurniches, tu n’obtiendras rien de moi.

— Dans ce cas, j’arrête de pleurer », répondis-je en retrouvant mon ton habituel, comme s’il ne s’était rien passé.

« Parfait, je n’aime pas qu’on me marche sur les pieds, et ta comédie commençait à m’énerver sérieusement. »

Bref, achevons là ce récit méandreux. Finalement, elle a esquivé mon baiser. Sans poser ses lèvres sur les miennes, laissant entre nos visages un intervalle d’un centimètre environ, et m’ayant fait ouvrir grand la bouche, elle a accepté de laisser tomber une goutte de sa salive, une seule goutte, dans ma bouche.

« Bon, ça te va ? Si tu n’es pas content, va voir ailleurs !

— J’ai mal, j’ai mal, je t’assure que j’ai vraiment mal !

— Eh bien, ça va mieux, non ?

— Aïe, aïe !

— Tu cries encore ! Moi, j’aime mieux partir, tu n’as qu’à rester là à pleurer tout seul !

— Dis, Satsuko, désormais tu m’autorises à t’appeler parfois « Sat-chan » ?

— C’est idiot !

— Sat-chan !

— Espèce de petit menteur et de petit profiteur, tu ne m’auras pas, vois-tu ! » Et elle s’en alla, absolument furieuse.

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15 octobre. […] Ce soir je prends 0,5 de Barbital et 0,3 de Bromural. Il faut que je change régulièrement de somnifère, car ils perdent très vite leur pouvoir. Par exemple, le Luminal n’agit plus sur moi.

 

17 octobre. Sur le conseil du docteur Sugita, on a décidé de consulter le responsable du service de médecine interne de l’université de Tôkyô, le professeur Kajiura, qui est venu me voir cet après-midi. Lors de mon hémorragie cérébrale il y a quelques années, il m’avait examiné plusieurs fois, aussi nous connaissons-nous. Le docteur Sugita lui donne des explications détaillées sur l’évolution de mon état, et lui montre les radiographies de mes vertèbres cervicales et lombaires. Selon les dires du professeur, n’étant pas spécialiste, il ne sait si la douleur à ma main gauche provient bien de là, mais il estime justifié le point de vue du service d’orthopédie de l’hôpital de Toranomon ; de toute façon, il souhaite remporter à l’université les radiographies en question pour les montrer à des spécialistes, ceci afin d’établir un diagnostic plus clair ; toutefois et bien que n’étant pas connaisseur, il pense qu’il existe effectivement une déformation au niveau des nerfs de la main gauche, de sorte que si je ne veux ni d’un plâtre, ni d’un lit spécial, ni des élongations, eh bien, comme il n’y a aucun autre moyen de dégager la pression qui s’exerce sur le système nerveux, il ne reste plus qu’à compter sur des traitements d’appoint comme ceux préconisés par le docteur Sugita : le plus approprié consiste sans doute en injections de Parotine ; quant à l’Irgapyrine, il vaut mieux l’arrêter à cause d’effets secondaires peu recommandés, etc. Et, après un examen extrêmement minutieux, le professeur est reparti avec les radiographies.

 

19 octobre. Le professeur a appelé le docteur Sugita pour lui annoncer que le diagnostic du service d’orthopédie de l’université était exactement le même que celui de l’hôpital de Toranomon.

Vers 20 h 30, quelqu’un a ouvert la porte avec force précautions, sans frapper.

« Qui est-ce ? »

Aucune réponse.

« Qui est-ce ? » ai-je demandé pour la seconde fois.

Alors j’ai entendu des pas légers, et Keisuke, en pyjama, s’est introduit dans la chambre.

« Qu’est-ce qui te prend si tard, qu’est-ce que tu viens faire ici ?

— Grand-père, tu as mal à la main ?

— Ne t’inquiète pas, ça ne regarde pas les enfants, et puis, pour toi, c’est l’heure de dormir !

— Oui, j’étais au lit, mais je suis venu te voir en secret.

— Va te coucher, allez, les enfants ne doivent pas… »

Arrivé à ce point, pour une raison que j’ignore, ma voix s’est étranglée au fond de ma gorge et, subitement, des larmes se sont mises à couler. Ces larmes étaient différentes de celles que j’avais versées il y a quelques jours devant la mère du petit. Alors, j’avais sangloté, dans un ruissellement intarissable, mais cette fois c’étaient juste des gouttes débordant le pourtour de mes yeux. Pour les dissimuler, j’ai mis mes lunettes précipitamment, mais aussitôt les verres se sont embués, ce qui n’était pas fait pour m’arranger. Il n’y avait plus moyen de donner le change.

J’avais pensé que les larmes de l’autre jour prouvaient que j’étais devenu fou, mais que démontraient donc les larmes d’aujourd’hui ? La fois précédente, je n’avais pas été sans prévoir de pleurer, mais ces larmes-ci étaient tout à fait imprévues. Tout comme Satsuko, j’aimais jouer au dur et au méchant, de sorte que les larmes d’un homme me semblaient parfaitement honteuses ; dans la réalité pourtant, j’avais la larme si facile que les motifs les plus futiles pouvaient la déclencher – ce que je m’efforçais coûte que coûte de cacher. Depuis ma jeunesse, je n’arrête pas de dire des méchancetés à ma femme, fier de ma scélératesse, mais il suffisait qu’elle se mît à pleurer pour que je cède sur-le-champ, faisant preuve de la plus grande lâcheté. Bref, j’avais fait mon possible pour que ma femme ignorât mes points faibles. On pourrait croire, à écouter ceci, que je suis un être pétri de générosité, mais à vrai dire et bien que j’aie la fibre sensible, bien que je sois prompt à verser des larmes, je suis au fond un homme pervers et excessivement froid. Oui, tel est mon portrait, mais il avait suffi de l’apparition d’un enfant innocent, avec ses douces paroles, pour que, submergé par l’émotion, je me mette à essuyer désespérément des lunettes qui restaient humides.

« Grand-père, courage ! Il faut être patient, et tu seras vite guéri. »

Pour cacher mes larmes et mes sanglots, je me couvris complètement la tête avec le futon. L’idée que Sasaki avait dû s’en apercevoir, elle aussi, exacerbait ma fureur.

« Oui, oui, je serai bientôt guéri… Allons, dépêche-toi de t’en retourner chez toi, là-haut, dormir… »

Voilà ce que j’avais eu l’intention de dire, mais à partir de « chez toi, là-haut », je m’étais mis à parler d’une voix de nez si bizarre que moi-même je ne parvenais plus à me comprendre. Dans les ténèbres du futon, les larmes coulaient et coulaient le long de mes joues comme si un barrage avait cédé. Ce garnement de Keisuke, combien de temps allait-il rester là ? Qu’il s’en aille, ouste, à l’étage, crotte, j’enrage ! mais plus je m’énervais, plus les larmes débordaient.

Une trentaine de minutes plus tard, lorsque mes larmes furent taries, je découvris mon visage. Keisuke avait disparu.

« C’est émouvant, ce que le jeune Monsieur vous a dit, remarqua Sasaki. Il a beau n’être qu’un enfant, il se fait beaucoup de soucis pour son grand-père.

— Justement, c’est un petit qui a des manières d’adulte, effronté et insupportable. Moi, je déteste ce genre d’enfant !

— Oh, vous exagérez !

— J’avais pourtant dit que je ne voulais pas le voir dans ma chambre, et le voilà qui entre sans permission ! Les enfants n’ont pas à vouloir se faire plus grands qu’ils ne sont ! »

J’enrageais d’avoir, en dépit de mon âge vénérable, pleuré si facilement à cause d’un enfant. Même si c’était là ma pente naturelle, je n’avais pas pour habitude de verser des larmes pour si peu : j’eus l’impression que cela pouvait m’annoncer une mort prochaine.

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21 octobre. Ce jour, Sasaki me rapporte une information intéressante. Elle a autrefois travaillé à l’hôpital P. Q,. ; or, profitant d’une heure de congé dans l’après-midi d’hier, elle est allée à Shinagawa pour des soins dentaires et a rencontré par hasard, au cabinet, le professeur Fukushima, un chirurgien orthopédiste qu’elle avait connu à l’hôpital P. Q,. Elle a profité de l’attente, qui a duré une vingtaine de minutes, pour discuter avec le professeur. Il lui a posé des questions sur sa situation, ce à quoi elle a répondu qu’elle travaillait comme garde-malade, et de là il a été question de la douleur à la main de Monsieur. Elle lui a même demandé s’il n’existait pas un bon traitement, s’agissant d’une personne âgée qui ne voulait ni des élongations, ni d’aucune des méthodes qui exigent du temps et des efforts ; là-dessus, le professeur a répondu qu’il existait peut-être une autre solution. Celle-ci comportait des risques, était extrêmement difficile, et exigeait une grande habileté technique, de sorte que les médecins ordinaires, incapables de l’appliquer, n’essayaient même pas ; « Mais je puis, moi, le faire, a dit le professeur, et je réussirai à coup sûr ; la maladie est sans doute ce que l’on appelle un syndrome « cou-épaule-bras » ; s’il y a atteinte de la sixième cervicale, on injecte de la Xylocaïne autour de la protubérance latérale pour bloquer les nerfs sympathiques ; ainsi la douleur à la main s’atténue-t-elle rapidement ; comme, toutefois, les nerfs cervicaux passent derrière l’aorte du cou, il faut veiller à ne pas la toucher en insérant l’aiguille ; si jamais l’aorte est atteinte, c’est la catastrophe, et même sans cela, dans la mesure où le cou est parcouru de multiples capillaires, il suffit que la Xylocaïne, voire un peu d’air, pénètre dans l’un de ces vaisseaux pour que le patient éprouve immédiatement des difficultés respiratoires ; c’est à cause de ce danger que la plupart des médecins évitent cette solution ; mais moi, a continué le professeur, j’ai pris délibérément le risque et j’ai pratiqué l’intervention sur de nombreux patients avec une réussite parfaite, je suis donc convaincu que j’y parviendrai cette fois encore. » Sasaki a alors demandé si le traitement devait durer plusieurs jours. « Non, un jour, ou exactement douze minutes suffisent, lui a-t-il répondu ; toutefois, il faut auparavant prendre des radiographies, lesquelles ne nécessitent que vingt à trente minutes de temps ; puisqu’il s’agit d’insensibiliser le nerf, en cas de réussite la douleur disparaît sur-le-champ, bref au bout d’une demi-journée de patience, on peut s’en retourner chez soi, complètement soulagé. » Voilà, me dit Sasaki, en me demandant pour finir si je n’ai pas envie de tenter cette intervention.

« Est-ce que ce professeur Fukushima est digne de confiance ?

— Oui, bien sûr, il n’y a aucun doute à avoir, puisqu’il travaille au service d’orthopédie de l’hôpital P. Q,., dont vous connaissez la réputation. Il a passé son doctorat de médecine à l’université de Tôkyô, et moi-même je le connais depuis longtemps.

— Vous êtes sûre qu’il n’y a pas de risques ? S’il échoue, ça peut être grave !

— Écoutez, comme il m’a expliqué les choses, je pense qu’il ne peut pas y avoir de problèmes, mais si vous voulez je vais lui demander un rendez-vous pour avoir des informations plus précises.

— Si vraiment ça pouvait se faire, ce serait merveilleux ! »

En attendant, j’ai consulté sur cette question le docteur Sugita qui, soucieux, ne s’est pas montré exactement enthousiaste :

« Tiens ? On peut donc faire des choses aussi subtiles ? Si ça marche, je dirais que ça tient du miracle ! »

 

22 octobre. Sasaki est allée voir le professeur à l’hôpital P. Q,. pour de plus amples renseignements. Elle a eu droit à des explications savantes, dont elle n’a pas saisi tous les détails. Mais, comme je vous l’ai indiqué hier, me dit-elle, le professeur a traité jusqu’à présent des dizaines de malades atteints du même mal, et les a guéris très facilement grâce à ce procédé ; selon lui, la difficulté n’est pas telle qu’il faille crier au miracle ; parmi les patients, aucun n’a éprouvé d’angoisse ou de frayeur particulière ; tous ont reçu l’injection sans façons et, aussitôt guéris, sont repartis chez eux enchantés. Mais s’il restait quand même une inquiétude, alors, pour prévenir un accident absolument improbable, on pouvait demander la présence d’un anesthésiste, prévoir un dispositif d’assistance respiratoire à l’oxygène ; autrement dit, au cas où par erreur le médicament ou de l’air pénétreraient dans un vaisseau, on introduirait par la trachée un tube pour l’oxygène ; jamais il n’avait prévu de tels préparatifs pour des malades ordinaires, et jamais il n’y avait eu d’incident ; mais s’agissant cette fois d’une personne âgée, il ferait en sorte que tout soit prêt, pour qu’il n’y ait aucune inquiétude ; tels étaient donc les propos du professeur.

« Qu’allez-vous faire ? Le professeur ne veut pas du tout vous y forcer, il m’a même dit que si l’opération ne vous tentait pas, il valait mieux y renoncer, et vous avez tout le temps d’y réfléchir… »

Le fait d’avoir été surpris l’autre nuit par mon petit-fils et d’en avoir versé des larmes me reste encore sur le cœur, et, compte tenu des circonstances présentes, cela m’apparaît comme un sinistre présage. Si j’ai tant pleuré l’autre soir, c’est bien parce que le pressentiment de la mort grandit dans mon esprit. Sous mes airs audacieux, je suis en fait excessivement peureux et prudent ; or, voilà que, poussé par Sasaki, j’ai très envie que l’on me fasse cette dangereuse piqûre, ce qui me paraît être de mauvais augure. Finalement, mon destin consiste peut-être à mourir d’un arrêt respiratoire provoqué par une aiguille ?

Pourtant, n’étais-je pas prêt à mourir, depuis toujours et n’importe quand ? N’avais-je pas, depuis longtemps, accepté cette idée ? De fait, lorsque, à l’hôpital de Toranomon, l’on m’avait annoncé qu’il s’agissait peut-être d’un cancer des vertèbres cervicales, ma femme et Sasaki, présentes sur les lieux, avaient changé de tête, tandis que j’étais resté de marbre – au point que je m’étais étonné moi-même ; je m’étais même senti soulagé, me disant que ma vie allait bientôt se clore ; dans ces conditions, je pouvais bien tenter ma chance en saisissant l’occasion, car si jamais le sort se retournait contre moi, qu’avais-je à regretter ? Je souffrais tant de la main, j’avais si mal du matin au soir que je n’éprouvais plus aucun plaisir à voir le visage de Satsuko, qu’elle-même, me traitant comme un grand malade, avait cessé de me considérer comme un partenaire sérieux : quel sens cela avait-il de survivre ainsi ? Pour elle, j’avais envie de vivre à tout prix, laissant le ciel décider de ma chance – car, sinon, survivre était inutile…

 

23 octobre. J’ai toujours aussi mal. Ayant pris du Doriden, je me suis endormi, mais peu après j’étais de nouveau réveillé. Je me suis fait faire une injection de « Salbro » (Salso-Brocanon).

Finalement je me réveille vers 6 heures et réfléchis de nouveau au problème posé hier.

Je ne crains nullement la mort, mais, quand je pense qu’à cet instant même je lui fais face – qu’à cette seconde même la mort se trouve sous mes yeux, toute proche –, alors elle me fait peur. Si c’était possible, je resterais pour toujours dans cette chambre, allongé sereinement sur ce lit, entouré de la famille et des proches (non, la famille et les proches sont sans doute de trop, il vaut mieux en particulier que Satsuko soit absente – « Ma chère, je te remercie de t’être, si longtemps, occupée de moi » – : les adieux seront tristes, sûrement je pleurerai à nouveau et Satsuko se sentira obligée à son tour de verser des larmes ; assez embarrassant, en somme, pour qu’il me soit finalement difficile de mourir ainsi ; non, quand je mourrai, je préférerais qu’indifférente elle m’oublie complètement, en spectatrice passionnée d’un match de boxe, ou en nageuse plongeant dans une piscine pour une danse synchronisée ; ah ! quand je pense que si je ne survis pas jusqu’à l’été prochain, je ne la verrai pas en maillot de bain !), et j’aimerais m’en aller comme on s’endort, sans que personne puisse dater ma mort. Je ne tiens pas à ce que l’on me transporte sur un lit de cet hôpital P. Q,. que je ne connais même pas, pour me trouver entouré de professeurs, si renommés soient-ils, orthopédistes, médecins anesthésistes, radiologistes, etc., que je n’ai jamais rencontrés, pour être traité avec les plus grands égards, tout cela en risquant une mort par arrêt respiratoire. Et s’il me prenait de mourir du simple fait d’être plongé dans l’atmosphère survoltée du lieu ? Je respirerais mal, j’aurais le souffle court, je perdrais peu à peu conscience, et puis que peut-on éprouver lors d’une intubation ? Je ne crains pas la mort, mais je préfère éviter les souffrances, la tension, les frayeurs qui l’accompagnent. Sans doute, à l’instant fatidique, les méfaits que j’ai accumulés tout au long de mes soixante-dix années de vie surgiront-ils l’un après l’autre, comme projetés par une lanterne magique ? Oui, toi ! tu as fait ceci, et puis encore cela, et tu crois peut-être que tu vas pouvoir mourir tranquillement ? Que non, si tu souffres maintenant ce n’est qu’un juste retour des choses, tu n’as que ce que tu mérites – quelque part, cette voix-là me parvient aussi. Tout compte fait, mieux vaut peut-être renoncer à l’hôpital P. Q,…

Aujourd’hui, nous sommes dimanche. Il pleut sous un ciel couvert. Après avoir beaucoup réfléchi, je consulte à nouveau Sasaki. « Eh bien, si vous voulez, j’irai demain lundi voir le professeur Kajiura, il dirige le service de médecine interne à l’université de Tôkyô, pour connaître son avis : je lui transmettrai en détail les propos du professeur Fukushima et lui demanderai ce qu’il en pense ; s’il vous recommande cette injection, alors suivez son conseil, si au contraire il la déconseille, renoncez-y, n’est-ce pas la meilleure solution ? » me dit-elle. Finalement je décide de lui laisser l’initiative.

 

24 octobre. Sasaki revient à la nuit tombée. D’après elle, le professor Kajiura dit ne pas connaître le nommé Fukushima, qu’en outre, n’étant pas un spécialiste de la discipline, il n’a pas qualité pour donner un avis autorisé ; mais qu’il est question ici d’un médecin diplômé de l’université de Tôkyô, en poste à l’hôpital P. Q,., incontestablement digne de confiance, dont les propos ne peuvent être ni une fantaisie, ni une escroquerie ; et même si l’intervention devait échouer, elle ne commencerait qu’après que toutes les précautions nécessaires eussent été prises ; par conséquent, il suggérait que je tente ce traitement, en toute confiance. À vrai dire et pour ma part, j’espérais que le professor Kajiura clamerait son désaccord, ce qui m’aurait apporté un réel soulagement, mais il était désormais trop tard : le destin voulait-il donc que je m’expose ainsi au danger ? Ne restait-il donc aucun moyen d’y échapper ? Je cherchais encore vaguement à trouver un prétexte pour arrêter le mouvement, mais, à force d’hésiter, les choses ont fini par prendre un tour décisif.

 

25 octobre.

« J’en ai été informée par Mme Sasaki, mais tu crois que c’est raisonnable ? Je sais que tu souffres, mais ce n’est peut-être pas la peine d’aller jusque-là, je suis sûre que, sous peu, tu vas aller mieux. »

Ma femme semble extrêmement préoccupée.

« Même s’ils ratent leur coup, je n’en mourrai pas, tu sais.

— Possible, mais je ne serais pas enchantée de te voir perdre connaissance, puis sur le point de trépasser.

— Si c’est pour vivre de façon aussi lamentable, il vaut mieux mourir, fais-je sur un ton particulièrement dramatique.

— Et c’est prévu pour quand ?

— À l’hôpital, ils m’ont dit de venir quand je veux, alors puisque c’est décidé, le plus tôt sera le mieux : j’irai demain.

— Oh ! Attends un peu, tu es toujours si pressé ! »

Sur ces paroles, ma femme est partie chercher l’Almanach divinatoire de Takashima.

« Demain c’est un jour moyen, après-demain un jour néfaste, le 28 un jour très faste et donc propice : choisis plutôt le 28 !

— Oh ! ce sont des superstitions qui ne valent rien, néfaste ou pas, mieux vaut faire vite ! » affirmai-je, sachant bien sûr que ma femme allait s’y opposer.

« Non, non ! Il ne faut pas ! Décide-toi pour le 28, d’ailleurs ce jour-là je t’accompagnerai.

— Mais je ne veux pas de toi !

— Je te dis que je viendrai. »

Même Sasaki intervient alors :

« Je préférerais que Madame vienne aussi, je serais plus tranquille. »

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27 octobre. Nous sommes au « jour néfaste ». Il est écrit que « ce jour porte malheur aux déménagements, inaugurations de boutique et tout événement en général ». Demain, j’irai à 14 heures à l’hôpital P. Q,., accompagné de ma femme, de Sasaki et du docteur Sugita : l’injection est prévue pour 15 heures. Hélas, une vague de douleur m’assaille à nouveau depuis l’aube, et l’on me fait une piqûre de Pyrabital. Nouvelle crise en soirée, que l’on soigne avec un suppositoire de Noblon, puis, plus tard dans la nuit, avec une piqûre d’Opystan. C’est une expérience inédite. Sans être de la morphine, il paraît que c’est quand même une sorte de drogue. Heureusement, la douleur s’atténue et je parviens à bien dormir. Ensuite, pendant quelques jours, j’ai été incapable d’écrire quoi que ce soit ; j’ai donc rédigé la suite après, en m’aidant du journal de bord de Sasaki.

 

28 octobre. Je me réveille à 6 heures. Ce jour doit décider de mon destin. Je suis envahi par une vague inquiétude, mêlée à de l’excitation. On m’a recommandé la tranquillité, aussi resté-je alité dans ma chambre. Petit-déjeuner et déjeuner me sont apportés. Je provoque des rires en annonçant que j’aimerais manger un plat chinois, du porc à la Dongpo.

« Si vous avez autant d’appétit, il n’y a pas d’inquiétude à avoir ! » dit Sasaki.

Évidemment, je n’ai nulle envie d’en manger pour de vrai, j’ai dit cela seulement pour égayer l’atmosphère. Pour midi, un verre de lait épais, un toast, une omelette à l’espagnole, une pomme Delicious et une tasse de thé. J’ai pensé que si j’allais à la salle à manger, je pourrais peut-être entrevoir Satsuko, mais arrêté par un « Vous ne devez pas sortir » j’obéis sagement. Sieste d’une demi-heure après le repas, mais, cette fois, j’ai eu du mal à dormir. À 13 h 30 arrive le docteur Sugita. Il prend ma tension et m’examine sommairement. Départ à 14 heures. Je suis flanqué de ma femme et assis à la gauche du docteur Sugita, tandis que Sasaki s’installe à côté du chauffeur. Au moment où la voiture s’apprêtait à démarrer, la Hillman de Satsuko nous a rejoints.

« Tiens ? Une sortie ? me demande-t-elle en arrêtant la voiture.

— Oui, je vais me faire faire une piqûre à l’hôpital P. Q,. Je serai là tout de suite, dans une heure environ.

— Et belle-maman ?

— Elle, elle a peut-être un cancer à l’estomac, alors elle va en profiter pour se faire examiner aussi – bien que chez elle, ce soient les nerfs !

— C’est ça, mais oui, mais bien sûr !

— Ma chère », fais-je avant de rectifier par un : « Tu vas où ?

— Au cinéma Yûraku, ça te dérange, peut-être ? »

À ce propos, une idée me traverse l’esprit : depuis qu’est révolue la saison des douches, il y a un certain temps, Haruhisa n’est pas réapparu.

« Et qu’est-ce qui est à l’affiche, ce mois-ci ?

— Le Dictateur de Chaplin ! »

Sur ce, la Hillman démarre sans attendre et disparaît.

Comme j’ai imposé qu’aucune information ne soit divulguée, en principe Satsuko n’est rien censée savoir. Mais il est vraisemblable que ma femme ou Sasaki l’ont prévenue. Elle joue sans doute exprès l’insouciance. Elle a dû attendre le moment propice pour sortir, afin de m’encourager, l’air de rien. À moins qu’elle ait obéi à une consigne donnée par ma femme ? Enfin, quoi qu’il en soit, je ne suis pas mécontent de l’avoir aperçue. Étant donné son don pour simuler la plus parfaite indifférence, elle est partie, comme d’habitude, toute guillerette au cinéma… J’ai le cœur serré en songeant qu’il s’agit là d’une attention spéciale de ma femme.

Arrivée à l’heure dite. Je suis aussitôt transporté à la chambre xxx. « M. Utsugi Tokusuke » : une plaque est accrochée à mon nom. Apparemment et en principe, l’hospitalisation ne doit durer qu’une journée. On m’emmène sur un chariot, en passant par un long couloir de béton, jusqu’à la salle des radiographies. Le docteur Sugita, Sasaki, et même ma femme m’y accompagnent. Cette dernière a le souffle court, cherchant à suivre le rythme du chariot malgré sa difficulté à marcher vite. Prévoyant, je me suis habillé en kimono. Ma femme m’aide à me déshabiller complètement. On m’allonge sur une planche dure et lisse et l’on m’ordonne de me plier dans toutes sortes de positions. Là-dessus, une machine qui ressemble à une grande boîte noire descend du plafond et se déplace pour s’adapter exactement à mes poses. Une autre machine, grande et complexe, la manipule de loin, mais comme il ne doit pas y avoir le moindre millimètre de décalage, le cadrage sur mes positions semble difficile : le réglage est long. Nous sommes fin octobre, j’ai un peu froid sur cette planche glaciale, j’ai toujours mal à ma main, mais étrangement, sans doute parce que je suis tendu, je ne ressens pas vraiment ni le froid ni la douleur. D’abord, je dois m’allonger sur mon bras gauche, puis sur mon bras droit, ensuite sur le côté, on prend également des clichés du dos, du cou, et ainsi de suite. C’est plutôt ennuyeux, car à chaque fois il y a mise au point de la boîte noire. On me demande aussi de ne pas respirer à l’instant où les rayons X traversent mon corps. La séance ressemble à celle de l’hôpital de Toranomon.

On me ramène ensuite sur le lit de la chambre xxx. Encore humides, les radiographies, aussitôt apportées, sont attentivement étudiées par le professeur Fukushima.

« Je vais donc procéder à l’injection. »

Il tient déjà à la main une seringue pleine de Xylocaïne.

« Il vaut mieux que vous vous leviez et restiez debout près de moi : cela me sera plus facile.

— Bien sûr, comme vous voulez. »

Je descends donc du lit et, d’une démarche particulièrement ferme et virile, je me dirige vers lui, près de la fenêtre lumineuse, pour lui faire face.

« Nous allons donc commencer, mais ne vous inquiétez pas, c’est absolument indolore.

— Je ne suis pas inquiet, vous pouvez y aller.

— Bien, vous êtes prêt ? »

Je sens que l’aiguille pénètre dans mon cou. Peuh, ça ne me fait ni froid ni chaud, me dis-je. Je suppose que je n’ai pas changé d’expression, et je sais que je n’ai pas tremblé, que je suis resté impassible. Je pensais que mourir n’avait aucune importance, mais je n’avais pas l’impression de frôler la mort. Après avoir introduit l’aiguille, le professeur l’a retirée pour examen : quel que soit le type d’injection, y compris de vitamines par exemple, il est d’usage de vérifier qu’il n’y a pas de sang en ressortant l’aiguille avant l’injection proprement dite. Les médecins prudents n’oublient jamais de prendre cette précaution. Tel est donc aussi le protocole suivi par le professeur Fukushima, d’autant plus que mon cas revêt une importance particulière.

Or, aussitôt :

« Ah ! Ça ne va pas aller ! » s’est-il écrié brusquement en marquant sa déception. « J’ai fait cette piqûre je ne sais combien de fois sans avoir jamais effleuré de vaisseau, mais voilà qu’aujourd’hui je ne dois pas être dans mon assiette ! Regardez, on voit du sang, j’ai dû piquer un capillaire.

— Alors, que fait-on ? Vous allez recommencer ?

— Non, je pense qu’après un tel échec il vaut mieux renoncer. J’en suis véritablement désolé, mais je préfère que vous reveniez demain. Demain, je vous promets qu’il n’y aura pas de problèmes, d’ailleurs je n’avais jamais échoué jusqu’à présent. »

Je me suis senti vaguement soulagé, me félicitant d’avoir évité le pire aujourd’hui. Ma vie était donc prolongée d’un jour. Songeant toutefois au lendemain, je me suis dit aussi qu’il valait peut-être mieux que les choses se décident en une fois, que je pouvais demander à ce qu’il y ait sur-le-champ une seconde tentative qui fixerait mon sort.

« Il prend vraiment trop de précautions, un peu de sang, ce n’est pas terrible, il ne pourrait pas le faire quand même ? chuchote Sasaki.

— Non, et voilà où l’on voit que c’est un grand homme. Il a pris toutes les dispositions nécessaires, en allant jusqu’à convoquer un anesthésiste, et n’importe qui aurait envie de passer à l’acte. En fait, il n’est pas facile d’arrêter une opération par prudence, sous prétexte qu’il y a une goutte de sang. Or, il a choisi d’interrompre, et c’est là, il faut le dire, une attitude admirable de la part d’un médecin. Tous les professionnels devraient en prendre de la graine. Je suis impressionné, vous savez ! » dit le docteur Sugita.

Après avoir pris rendez-vous pour le lendemain, nous ne nous attardons pas davantage. Dans la voiture, le docteur Sugita continue avec insistance d’encenser l’attitude du professeur, tandis que Sasaki, elle, ne cesse de répéter qu’il aurait mieux valu sans doute aller jusqu’au bout. Mais ils s’accordent à dire qu’en somme l’échec venait de l’excès de précautions, de cette multitude de dispositions prises pour éviter un accident, qu’il aurait mieux valu aborder l’opération l’esprit serein, comme d’ordinaire, qu’essentiellement le professeur avait été victime de sa nervosité.

« C’est dangereux, de se faire piquer près de la carotide, je vous rappelle que j’étais contre depuis le début ; et si tu n’y allais pas demain ? » fait ma femme.

À la maison, Satsuko semble ne pas être encore de retour. Keisuke joue avec Leslie devant sa niche. Je dîne dans ma chambre, obéissant à la consigne de rester au calme. Je souffre à nouveau de la main.

 

29 octobre. Nous repartons à la même heure que la veille, dans la même compagnie. Hélas, le déroulement des opérations est également le même. Aujourd’hui encore, l’aiguille a touché un vaisseau et du sang s’infiltre dans la seringue. Le professeur est manifestement très déçu, ayant mis en œuvre les préparatifs les plus minutieux. J’en éprouverais presque de la pitié. Après discussion générale, il est décidé que, compte tenu des obstacles et avec tous nos regrets, il vaut mieux renoncer à cette injection. Le professeur n’insiste pas non plus : il ne tient sans doute pas à essuyer un nouvel échec si l’essai était repoussé au lendemain. Cette fois, je me sens complètement rassuré et pousse un soupir de soulagement.

Nous sommes de retour à 16 heures. Il y a de nouvelles fleurs dans l’alcôve de ma chambre : des amarantes tricolores et des anémones du Japon sont placées dans un panier en bambou de Rôkansai. Sans doute le maître d’art floral est-il venu de Kyôto aujourd’hui. Et Satsuko exprime peut-être ainsi son affection pour le vieillard que je suis. À moins qu’elle ait arrangé ces fleurs avec un soin tout particulier en pensant qu’elles pouvaient orner le chevet du mort ? La calligraphie de Nagai Kafû, longtemps accrochée là, a été remplacée par une œuvre de Suga Tatehiko, peintre indépendant d’Ôsaka. C’est un rouleau tout en longueur, qui représente un phare allumé. L’artiste complète souvent ses peintures par des calligraphies de poèmes sino-japonais ou de waka : ici, se déployant le long d’une ligne verticale, un poème du Man.yô shû.

 

Ô mon époux, où ses pas l’ont-ils mené ? A-t-il franchi en ce jour le mont Nabari, lointain comme l’algue au large ?