III
5 août…………………………………………………
Arrivée de M. Suzuki à 14 h 30. La séance débute sur-le-champ. Pause peu après 15 heures. O-Shizu apporte le goûter, une glace au moka et du thé glacé. Et, au moment où elle sortait de la chambre :
« Est-ce que Haruhisa est là, aujourd’hui ? lui demandai-je sur un ton anodin.
— Monsieur est venu, mais je crois qu’il est déjà reparti », répondit-elle d’une façon un peu vague avant de s’en aller.
Chez les aveugles, manger prend du temps. Entre deux gorgées de thé, le disciple glissait lentement, cuillerée après cuillerée, des amas de glace dans sa bouche.
« Je vous prie de m’excuser un instant. »
Ce disant, je descendis du lit pour aller jusqu’à la porte de la salle de bains, et tournai la poignée.
Or, la porte resta bloquée. Pour en avoir le cœur net, je fis mine d’aller aux toilettes, entrai au cabinet pour en sortir par le couloir et tentai, de l’extérieur, d’ouvrir la porte de la salle de bains. Cette fois, elle s’ouvrit. L’antichambre était vide. Mais la chemise de sport, le pantalon et les chaussettes de Haruhisa étaient abandonnés dans un panier. J’ouvris alors la porte vitrée de la salle de bains : elle était vide aussi. Je jetai même un coup d’œil à l’intérieur du rideau de bain : toujours personne. Toutefois, le carrelage et les murs aux alentours étaient trempés, comme après des trombes d’eau. Cette O-Shizu ! Ne sachant que répondre, elle avait menti ! Mais où donc pouvait-il bien se trouver ? Et Satsuko ? Au moment où je partais la chercher du côté du bar de la salle à manger, je tombai pile sur O-Shizu qui, venant du fond du couloir, allait monter l’escalier qui mène à l’étage, portant sur un plateau deux verres et deux bouteilles de Coca-Cola.
O-Shizu, livide, s’arrêta à l’entrée de l’escalier, les mains tremblantes sous le plateau. J’étais moi-même troublé : il n’était pas dans mes habitudes d’errer ainsi dans le couloir à des heures indues.
« Alors, Haruhisa est encore là ? m’enquis-je, m’efforçant d’adopter un ton léger, aussi enjoué que possible.
— Oui, je croyais que Monsieur était parti…
— Je vois…
… Mais il prenait le frais à l’étage… »
Deux verres, deux bouteilles de Coca-Cola. Donc, ils « prenaient le frais » à l’étage. Et puisqu’il s’était débarrassé de ses vêtements dans le panier, il n’avait pu revêtir, après la douche, qu’un yukata. Était-il seul ou pas sous cette douche ? Et où le prenaient-ils, ce frais, dans la chambre d’amis ? Compte tenu des circonstances, si l’on pouvait admettre qu’il emprunte un yukata, en revanche il n’y avait aucune raison de monter à l’étage, étant donné qu’en l’absence de ma femme plusieurs pièces du rez-de-chaussée étaient libres, salon, réception, petit séjour. Autrement dit et sans aucun doute, ils avaient prévu que pendant mon traitement, entre 14 h 30 et 16 h 30, je ne risquais pas de quitter ma chambre.
Après avoir levé les yeux sur O-Shizu, qui gravissait l’escalier, je rebroussai chemin sans plus attendre.
« Excusez-moi », fis-je en m’allongeant à nouveau sur le lit.
Mon absence n’avait pas duré dix minutes. L’aveugle venait tout juste de terminer sa glace.
Les soins reprirent. Pendant encore quarante ou cinquante minutes, je devais confier mon corps à M. Suzuki. À 16 h 30, il partirait, et je retournerais à mon bureau. Dans l’intervalle, il suffisait de descendre discrètement de l’étage pour disparaître, mais une erreur s’était glissée dans leurs calculs : par exemple, en surgissant inopinément dans le couloir, j’étais hélas tombé sur O-Shizu. Sans cet incident, ils n’auraient pas su que j’étais au courant ; auquel cas, on pouvait considérer que ma rencontre avec O-Shizu était plutôt une chance. Et si j’ose une interprétation plus retorse, Satsuko, me sachant soupçonneux, a peut-être déduit qu’entre deux soins j’étais susceptible de sortir dans le couloir mener mon enquête. Il se peut qu’elle ait permis exprès qu’une telle occasion se produise, qu’elle ait arrangé ma rencontre avec O-Shizu en lui ordonnant de venir. Elle a peut-être pensé que, de toute façon, il valait mieux à maints égards que le vieil homme fût au courant, et le plus rapidement possible, qu’il n’y aurait que des avantages à lui faire accepter les faits.
Je croyais entendre sa voix :
« Pas de panique, voyons, tu ne crains rien, rentre tranquillement chez toi ! »
De 16 h 30 à 17 heures, repos. La demi-heure suivante est consacrée aux élongations. Puis pause de 17 h 30 à 18 heures. L’hôte de l’étage a dû s’éclipser entre-temps, sans doute avant la fin de ma séance. Je ne sais si Satsuko est sortie avec lui, ou bien si elle est restée seule à se morfondre de ce qui est arrivé, toujours est-il qu’elle ne se montre pas. Je l’ai vue au déjeuner, c’est tout (car, depuis le 2 août, nous prenons nos repas en tête à tête). À 18 heures, Sasaki m’invita à me promener au jardin. J’étais sur le point d’y descendre directement depuis la galerie extérieure, quand Satsuko surgit à l’improviste, d’on ne sait où :
« Madame Sasaki ! Ce n’est pas la peine, aujourd’hui c’est moi qui l’accompagnerai ! »
Arrivés au pavillon, nous abordâmes aussitôt le vif du sujet :
« Quand Haruhisa est-il reparti ?
— Peu après.
— Après quoi ?
— Peu après qu’on a bu les Coca. Puisque tu étais au courant, je lui ai dit que s’il repartait précipitamment, ça ferait encore plus bizarre, mais…
— Contrairement aux apparences, il manque de cran.
— Il m’a répété qu’il fallait nous excuser, te fournir des explications, parce qu’il est persuadé que tu te méprends sur notre compte.
— N’insistons pas, ça n’a pas d’intérêt.
— Moi, ça m’est égal que tu te fasses des idées, mais je te signale qu’on a bu un Coca à l’étage simplement parce qu’il y a plus d’air en haut. Les gens de ta génération ont l’esprit mal tourné. Jôkichi, lui, aurait saisi tout de suite.
— Bah, ce n’est pas important. Ce que vous faites m’est indifférent.
— Ça m’étonnerait.
— Dis donc, ce ne serait pas toi qui te méprends sur mon compte ?
— Comment ?
— Supposons que… Pure supposition… Qu’il y ait quelque chose entre toi et Haruhisa, pour ma part je n’ai pas la moindre intention d’en faire une histoire… »
Satsuko se tut, l’air intrigué.
« Je ne te dénoncerai pas, ni à ta belle-mère, ni à Jôkichi. Je le garderai pour moi.
— Tu veux dire par là que tu m’y encourages ?
— Ce n’est pas impossible.
— Tu es fou !
— Possible. Tu t’en aperçois maintenant, toi qui es si maligne ?
— Mais d’où te viennent des idées pareilles ?
— Pour me venger de ne plus pouvoir me lancer dans une aventure amoureuse, je veux au moins que d’autres en profitent et jouir de les observer. Quelle pitié, pour un homme, d’en être réduit à ça !
— On est prêt à tout parce qu’on ne croit plus en soi ?
— Je suis envieux, aussi, tu peux compatir.
— Comme tu es convaincant ! Je veux bien compatir, mais je refuse d’être ta victime sous prétexte que je dois te faire plaisir.
— Victime, il ne faut pas exagérer, en même temps que tu me fais plaisir, tu te fais plaisir aussi ! Et ton plaisir devrait être bien supérieur au mien ! C’est moi qui suis vraiment à plaindre.
— Tu devrais faire attention à ne pas recevoir une autre gifle.
— Donc, pas de tromperies entre nous. D’ailleurs, il n’y a pas que Haruhisa, Amari ou un autre fera l’affaire.
— Quand on vient dans ce pavillon, on aborde toujours les mêmes questions ; allons donc nous promener un peu, et pas seulement pour travailler les jambes. Parce que ça va aussi t’empoisonner la tête. Regarde, Mme Sasaki nous surveille depuis la galerie ! »
Le chemin était juste assez large pour que l’on puisse marcher à deux, côte à côte. Mais notre progression était entravée par des lespédèzes qui avaient envahi les bords.
« Il y a tellement de feuilles qu’on risque de s’y prendre les pieds. Appuie-toi sur moi.
— Si on pouvait se donner le bras…
— Impossible, voyons ! Tu es trop petit. »
Alors qu’elle se trouvait à ma gauche, elle passa subitement de l’autre côté :
« Prête-moi ta canne. Et tiens-moi, là, avec ta main droite », me dit-elle en m’offrant son épaule gauche.
Elle entreprit alors d’écarter les branches des lespédèzes avec la canne qu’elle m’avait empruntée…
6 août. […] Suite d’hier.
« Alors, quels sont les sentiments de Jôkichi à ton égard ?
— Oh ! c’est moi qui ai envie de poser cette question. À ton avis ?
— Je ne sais pas non plus, j’essaie de ne pas trop penser à lui.
— Moi aussi ; ça l’ennuie que je lui pose des questions, et il ne m’avoue pas la vérité. En un mot, je dirais qu’il ne m’aime plus.
— Et si tu prenais un amant, qu’est-ce qui se passerait ?
— Dans ce cas il se résignerait, « surtout n’hésite pas » : soi-disant il plaisantait, mais je crois qu’au fond il était sérieux.
— Quand une femme vous dit une chose pareille, tout mari réplique ainsi pour ne pas perdre la face.
— Apparemment il aime de son côté une fille, au même genre de passé, qui travaille dans un cabaret. Je lui ai dit que j’acceptais la séparation si je gardais le droit de voir Keisuke, mais il m’a répondu qu’il ne voulait pas de divorce, que notre fils en pâtirait certes, mais que surtout tu serais à plaindre, que tu pleurerais mon départ.
— Il se fiche de moi !
— Mine de rien, il te connaît par cœur, bien que je ne lui aie fait aucune confidence.
— Je vois, c’est le digne fils de son père.
— Une preuve un peu surprenante de piété filiale !
— Au fond, il se sert de son père pour ne pas te perdre ! »
À vrai dire, je ne sais presque rien de Jôkichi, fils aîné et héritier de la famille Utsugi. Peu de pères, sans doute, disposent d’aussi peu d’informations sur leur précieux rejeton. Je sais qu’il est diplômé de la faculté d’économie de l’université de Tôkyô, et qu’il a été recruté par la société Pacific Plastic. Cependant, je n’ai qu’une vague idée de la nature de son travail. Il paraît qu’ils achètent du caoutchouc au groupe Chimie de Mitsui, et qu’ils fabriquent des films pour photo, des gaines et des objets moulés en polyéthylène, des cuvettes, des tubes de mayonnaise, etc. L’usine se trouve près de Kawasaki, le siège est à Nihonbashi ; Jôkichi y occupe un poste au service commercial. Il devrait bientôt passer directeur, mais je ne sais pas combien il gagne en primes et salaire. Il est l’héritier, mais pour l’heure c’est moi qui suis le chef de famille. Apparemment il participe un peu aux frais de ménage, mais pour l’essentiel c’est moi qui y subviens avec mes revenus immobiliers et mes dividendes. Ma femme, il y a quelques années encore, s’occupait des comptes mensuels, mais désormais Satsuko a pris la relève. D’après ma femme, Satsuko, mine de rien, s’y connaît en chiffres, et elle passe au crible les factures de nos fournisseurs. Il lui arrive aussi d’aller à la cuisine inspecter le contenu du réfrigérateur, de sorte que les servantes sont sur leurs gardes dès qu’il s’agit de la jeune Madame. Friande de nouveautés, elle a fait installer un broyeur d’ordures l’année dernière à la cuisine, et je l’ai vue réprimander sévèrement O-Setsu parce que celle-ci y avait fourré une patate douce qu’on devait, selon Satsuko, « pouvoir encore consommer ».
« Quand c’est pourri, il n’y a qu’à le donner aux chiens : toutes, vous y jetez n’importe quoi parce que ça vous amuse, j’aurais mieux fait de ne pas acheter une chose pareille ! » s’est-elle lamentée.
Ma femme dit aussi que Satsuko s’acharne à réduire les dépenses domestiques, qu’elle est toujours à harceler les servantes, mais qu’elle empoche le bénéfice en se réservant des luxes inouïs, tandis que les autres se voient imposer la plus grande frugalité. Parfois, elle demande à O-Shizu de vérifier tes comptes à l’abaque, mais le plus souvent elle s’y emploie elle-même. Elle est aussi chargée des relations avec le comptable qui s’occupe de nos impôts. C’est donc une jeune Madame assez prise par les tâches de gestion, d’autant qu’elle accepte de traiter diverses affaires qu’elle règle avec diligence, de façon expéditive. Je suis sûr que c’est là une des qualités que Jôkichi apprécie au plus haut point chez elle. Bref, elle détient désormais une position de force chez les Utsugi et, en ce sens, elle s’est rendue indispensable, y compris aux yeux de son époux.
Comme ma femme s’opposait à leur mariage, il n’avait de cesse de lui répliquer :
« Bon, c’est peut-être une ancienne danseuse, mais je suis convaincu qu’elle saura parfaitement tenir les rênes du ménage, je sais qu’elle est douée pour ce genre de choses. »
C’étaient alors des paroles en l’air, car il ne pouvait prévoir. Simplement, une fois au foyer, elle s’était mise contre toute attente à développer ce talent – talent dont elle-même ne devait pas se douter jusque-là.
À franchement parler, lorsque j’avais autorisé ce mariage, je pensais que de toute façon il ne durerait qu’un temps. Puisque jeune j’étais ainsi, je croyais que mon fils avait hérité de ma promptitude à s’amouracher puis à se lasser des femmes ; mais je ne dirais plus maintenant que les choses soient aussi simples. Au moment de leur mariage, Jôkichi s’était montré très épris, ce qui n’est plus le cas désormais, c’est sûr. À mes yeux néanmoins, elle est encore plus belle maintenant qu’à cette époque. Cela fait presque dix ans déjà qu’elle vit chez nous, mais sa beauté ne cesse de croître au fil du temps. De façon encore plus évidente depuis qu’elle a eu Keisuke. Il ne reste plus aucune trace de l’ancienne danseuse de revue. À l’exception des quelques fois où, en tête à tête et délibérément, elle me fait miroiter l’ombre de son passé. Elle devait se comporter ainsi avec Jôkichi lorsque, autrefois, ils s’aimaient d’amour tendre, mais je pense que tout cela est terminé. Jôkichi doit plutôt se dire que, compte tenu de ses talents de gestionnaire, il serait peu pratique de la perdre. Quand elle veut tromper son monde, elle possède la dignité d’une grande dame sous tous rapports. Ses paroles, ses gestes sont vifs et avisés, elle est à la fois très intelligente, chaleureuse et charmeuse, et elle sait entretenir les meilleures relations avec tous. Telle est sans conteste sa réputation, si bien que mon fils, visiblement, n’en est pas peu fier. Il ne doit donc pas souhaiter de séparation, et si même son comportement devait attirer ses soupçons, il ferait sans doute semblant de n’avoir rien vu – du moins tant qu’elle joue habilement……
7 août. […] Jôkichi est rentré hier du Kansai pour repartir, dès ce matin, à Karuizawa…
8 août. […] Sieste de 13 à 14 heures, puis j’ai attendu l’arrivée de M. Suzuki. Soudain, on a frappé à la porte de la salle de bains, et j’ai entendu une voix :
« Euh, je vais fermer à clef !
— Il vient, c’est ça ?
— Oui », fit-elle en sortant la tête une seconde, juste avant de refermer bruyamment la porte.
Je ne l’avais aperçu qu’un instant, mais son visage était étrangement froid et distant. Apparemment, elle avait pris sa douche la première, car l’eau ruisselait de son bonnet en vinyle.
9 août. […] Après la sieste, il n’y avait pas d’acupuncture aujourd’hui, mais je suis resté dans ma chambre, aux aguets. Or de nouveau j’ai entendu frapper, puis :
« Je vais fermer », a-t-elle annoncé.
Elle avait une demi-heure de retard par rapport à hier. Et elle ne m’a pas du tout montré son visage. Peu après 15 heures, je tentai discrètement de tourner la poignée de la porte. Celle-ci demeura fermée. Vers 17 heures, au moment de la séance d’élongation :
« Je vous remercie, mon oncle, je m’en sors tous les jours grâce à vous. »
C’est Haruhisa qui me saluait ainsi en passant. Je ne pouvais voir sa tête, malgré mon envie de savoir avec quel air il débitait ses politesses.
À 18 heures, au moment de la promenade dans le jardin, je demandai à Sasaki si Satsuko était là.
« Euh… Je crois que la Hillman a démarré tout à l’heure… »
Elle partit quand même se renseigner auprès d’O-Shizu :
« Effectivement, il paraît que la jeune Madame est de sortie. »
10 août. […] Sieste de 13 à 14 heures. Le cours des événements est le même que pour le 8…
11 août. […] Pas d’acupuncture. Mais la suite diffère du 9 août.
Au lieu du « Je vais fermer » :
« C’est ouvert ! » a-t-elle lancé, en me montrant cette fois un visage joyeux.
On entendait la douche.
« Il ne vient pas, aujourd’hui ?
— Non, tu peux entrer ! »
Je m’exécutai. Elle s’était déjà cachée derrière le rideau de bain.
« Aujourd’hui, je te laisserai m’embrasser. »
La douche s’interrompit ; un pied et son mollet surgirent d’un pli du rideau.
« Quoi ? Encore à la façon d’un toucher vaginal ?
— Pas question au-dessus du genou ! Par contre, j’ai arrêté la douche en ton honneur.
— Si c’est un gage de reconnaissance, ce n’est pas suffisant.
— Si tu ne veux pas, je ne t’y oblige pas ! »
Et elle ajouta :
« Aujourd’hui, tu peux aussi me toucher avec ta langue, pas seulement avec les lèvres. »
J’adoptai la même posture que le 28 juillet, et je me mis à aspirer le même endroit dans le gras du mollet. Je savourai longuement avec la langue : goût proche de celui du baiser. Gardant la même pose, je descendis lentement jusqu’au talon. Contre toute attente, elle ne disait rien, me laissant faire à ma guise. Ma langue atteignit le cou-de-pied, puis le bout du gros orteil. Je m’agenouillai alors, soulevai le pied, et fourrai dans ma bouche ses trois premiers orteils. Puis je collai mes lèvres contre la voûte plantaire. La plante du pied, mouillée, arborait comme une expression sensuelle.
« Ça suffit ! »
Subitement la douche se mit en marche – inondant d’eau la plante de son pied, ma tête et mon visage…
À 17 heures, Sasaki vint annoncer les élongations.
« Tiens, vous avez les yeux rouges », dit-elle.
Ces dernières années, il m’arrive souvent d’avoir les yeux injectés de sang, ce qui leur donne une teinte rose même en temps ordinaire. Quand on regarde attentivement le pourtour de la pupille, on s’aperçoit que le dessous de la cornée est parcouru d’un nombre anormal de vaisseaux. Je me suis fait examiner, de peur qu’il n’y ait des risques d’hémorragie, mais compte tenu de mon âge, ma tension oculaire était correcte. Il est un fait aussi que, quand j’ai les yeux injectés de sang, ma tension est haute et mon pouls bat plus vite. Sasaki prit aussitôt mon pouls :
« Vous avez plus de 9, qu’est-ce qui vous est arrivé ?
— Oh ! rien de particulier…
— Alors je vais mesurer votre tension. »
Et je me vis forcé de m’allonger sur le sofa du bureau. Après un repos de dix minutes, elle me garrotta le bras droit avec un cordon en caoutchouc. Je ne voyais pas le tensiomètre, mais la tête de Sasaki en disait assez long.
« Vous n’avez pas mal au cœur ?
— Pas spécialement, mais j’ai beaucoup de tension ?
— Autour de 20. »
Lorsqu’elle me répond ainsi, cela signifie en général que j’ai plus de 20 : à coup sûr 20,5 ou 20,6, 21, voire 22. Cela ne me surprend pas outre mesure, en tout cas moins qu’un médecin, car il m’est déjà arrivé de culminer, plusieurs fois, à 24,5. D’ailleurs, je suis résigné : tant pis si par hasard il devait m’arriver quelque chose.
« Quand j’ai pris vos mesures ce matin, c’était parfait : 14,5 et 8,3. Je me demande pourquoi votre tension est si élevée. C’est vraiment bizarre, vous avez peut-être fait trop d’efforts à la selle ?
— Nnon…
— Il a dû se passer quelque chose, je suis étonnée. »
Dubitative, Sasaki hochait la tête. Je restai coi, mais je ne savais que trop bien quelle en était la cause. La sensation de la voûte plantaire sur mes lèvres était inoubliable. Ma tension avait dû atteindre son paroxysme au moment où ma bouche était remplie des trois orteils de Satsuko. Le sang m’était monté d’un coup à la tête, j’avais les joues en feu, et j’avais eu effectivement l’impression que je pouvais mourir, mourir à l’instant d’une apoplexie. J’étais pourtant préparé à un tel événement, mais l’idée de « mourir » là m’effraya quand même. Et de toutes mes forces je tâchais de me convaincre de me calmer, de ne pas m’exciter, sans arrêter pour autant – chose singulière – de sucer son pied. Ou plutôt je ne pouvais plus arrêter. Ou mieux : plus je me sommais d’arrêter, plus je la suçais comme un fou. Je suçais encore en me disant que j’allais mourir, oui, mourir. La terreur, l’excitation et le plaisir se bousculaient tour à tour dans ma poitrine – quand une douleur, comme une crise de sténocardie, m’étreignit violemment… Plus de deux heures après, ma tension n’avait donc pas baissé.
« Aujourd’hui, pas d’élongations, il vaut mieux que vous vous reposiez », me dit Sasaki et, me reconduisant contre mon gré dans la chambre, elle me fit allonger.
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Vers 21 heures, Sasaki revint avec son tensiomètre.
« Je vais reprendre les mesures. »
Par bonheur, les chiffres avaient retrouvé les normes : plus ou moins 15 et 8,7.
« Ouf, c’est bien, je suis vraiment rassurée. Tout à l’heure, vous aviez 22,3 et 15, vous savez !
— Oh ! ce sont des choses qui arrivent parfois.
— Parfois ! C’est déjà trop ! Enfin, là ça n’a pas duré. »
Sasaki n’était pas la seule à être rassurée. Plus qu’elle encore, je dois avouer qu’en mon for intérieur je me suis félicité d’en avoir réchappé. Simultanément, je me suis dit aussi qu’il n’y avait guère d’inconvénients à réitérer de telles folies, que je ne pouvais renoncer à une aventure de cet acabit, même si ça n’était point du thriller érotique comme les aime Satsuko, et puis si par erreur je devais en mourir, quelle importance ?…
12 août. […] Arrivée de Haruhisa peu après 14 heures. Il semble être resté deux ou trois heures. Dès le dîner terminé, Satsuko est sortie. Elle allait voir Pickpocket avec Martin Lassalle au cinéma Scala, puis devait se rendre à la piscine de l’hôtel Prince. Je l’imagine dans son maillot décolleté, le dos et les épaules d’une blancheur éclatante, éclaboussés par les rayons des éclairages nocturnes…
13 août. […] Vers 15 heures, j’ai droit au fameux thriller érotique. Toutefois, mes yeux ne rougissent pas, et ma tension semble normale. Je suis vaguement déçu. Je me sens frustré quand mes yeux ne s’injectent pas d’un peu de sang, quand ma tension ne dépasse pas le chiffre de 20.
14 août. Jôkichi revient seul de Karuizawa et reprend son travail à partir de demain, lundi.
16 août. Satsuko m’a raconté qu’enfin elle a pu aller, hier, nager à Hayama. Que cette année, chargée de ma garde, elle n’a pas pu partir à la mer, et qu’elle le regrette, parce qu’elle a besoin d’être bronzée. Comme sa peau est aussi blanche que celle d’une Occidentale, elle prend des coups de soleil. Un v cramoisi la marquait du cou à la poitrine, tandis que son ventre caché par le maillot était d’une extraordinaire blancheur. Apparemment, c’était pour cette exhibition qu’elle m’avait invité aujourd’hui à la salle de bains……………………………………
17 août. Haruhisa est à nouveau passé.
18 août. […] Aujourd’hui encore, thriller érotique, – qui se distingue toutefois des 11 et 13 août. Elle est entrée dans la salle de bains avec des sandales à talon, qu’elle a gardées durant la douche.
« Pourquoi ces sandales ?
— Dans les strip-teases des music-halls, elles sont nues et chaussées comme ça. N’est-ce pas séduisant pour un papi que les pieds rendent fou ? Parfois on entrevoit même la plante des pieds ! »
C’était parfait, mais il y eut ensuite un incident. « Si tu veux, tu peux me faire du necking aujourd’hui.
— Necking ? Qu’est-ce ?
— Tu ne sais pas ? C’est ce que tu as fait l’autre fois.
— Ah ! embrasser dans le cou ?
— Oui, c’est une sorte de petting.
— Qu’est-ce encore ? Je n’ai jamais appris un anglais pareil !
— Quel ennui, il faut tout expliquer aux vieux ! Ça signifie caresser tout le corps, on appelle ça aussi du heavy petting. Il va falloir que je te donne d’abord des cours de langue contemporaine !
— Alors, tu permets que je t’embrasse là ?
— C’est une vraie faveur.
— Je suis éperdu de reconnaissance. Mais d’où vient ce changement d’humeur ? Je crains la suite !
— Bien vu, et tu devrais t’y préparer.
— Dans ce cas, je préfère que tu me dises quoi d’abord.
— Bah, commence par ton necking ! »
Finalement, je cédai à la tentation, et me consacrai pendant plus de vingt minutes à ce fameux necking.
« Voilà ! J’ai gagné ! Et tu ne peux plus me dire non !
— Mais qu’est-ce que tu exiges ?
— Tu n’en tomberas pas à la renverse ?
— Mais qu’est-ce, enfin ?
— Depuis un certain temps, j’ai une grosse envie.
— De quoi ?
— Un œil-de-chat.
— Œil-de-chat ? La pierre précieuse ?
— Oui, et pas une petite, j’en voudrais une bien grosse, comme sur une bague d’homme. En fait, j’en ai repéré une dans une boutique des arcades de l’hôtel Impérial, et il me la faut.
— C’est combien ?
— Trois millions de yens.
— Comment ?
— Trois millions.
— Tu plaisantes !
— Je ne plaisante pas.
— Mais je n’ai pas cet argent !
— Oh ! je suis au courant, tu sais. Tu as plus ou moins cette somme de disponible. D’ailleurs, je me suis engagée, je leur ai dit que j’avais choisi la pierre et que je viendrais la prendre dans deux ou trois jours.
— Je ne pensais pas que le necking me coûterait si cher !
— En échange, tu y auras droit quand tu veux.
— Ce n’est pas grand-chose, un vrai baiser aurait plus de poids.
— Tu exagères ! Alors que tu te disais éperdu de reconnaissance !
— Quelle histoire ! Et si ta belle-mère s’en aperçoit ?
— Je ferai attention, voyons.
— C’est quand même un coup ! Ne sois pas trop méchante avec les vieillards.
— Que tu dis ! Mais tu as l’air ravi ! »
Il semble en effet que j’aie pris alors une expression béate.
19 août. On annonce un typhon. Je ne sais s’il en est responsable, mais en tout cas j’ai terriblement mal à ma main, et mes jambes sont encore moins mobiles. J’avale trois fois par jour trois comprimés de la Dolosine que Satsuko m’a achetée, ce qui atténue la douleur. Ce médicament est plus agréable à prendre que le Noblon. Mais comme il appartient à la famille de l’aspirine, je suis gêné par une transpiration excessive.
Tôt dans l’après-midi, téléphone de M. Suzuki, qui annonce qu’en raison du typhon il annule la séance d’acupuncture du jour. Ayant fait transmettre mon accord, je passe de ma chambre à mon bureau. C’est l’instant choisi par Satsuko pour faire irruption.
« Je suis venue prendre ce que tu m’as promis ; je vais aller à la banque, et de ce pas à l’hôtel.
— Mais le typhon arrive, tu n’as pas besoin de partir maintenant !
— Non, je préfère recevoir mon dû avant que tu changes d’avis, et mettre cette pierre à mon doigt le plus vite possible.
— Tu sais que c’est dit, je tiendrai ma promesse.
— Oui, mais demain c’est samedi, si je fais la grasse matinée je n’arriverai pas à temps à la banque. Mieux vaut tenir que courir, c’est ce qu’on dit. »
J’aurais dû pourtant faire un autre usage de cet argent.
Depuis plusieurs générations, ma famille résidait à Honjo, Warigesui, mais mon père décida d’un déménagement dans le premier district de Yokoyama-chô, quartier de Nihonbashi. Je ne sais plus en quelle année de l’ère Meiji, car je n’étais alors qu’un enfant. Puis, après le séisme de l’ère Taishô, en 1923, on fit construire la maison actuelle à Mamiana, dans le quartier d’Azabu. C’était mon père le maître d’œuvre, mais il décéda en 1925, alors que j’avais quarante ans. Quelques années plus tard, en 1928, ma mère mourut à son tour. J’ai dit que nous avions fait construire la maison d’Azabu, mais en réalité, dans ce quartier où un Haseba Sumitaka, de l’Amicale politique constitutionnelle, avait vécu durant l’ère Meiji, c’était une ancienne résidence que nous avons fait rebâtir en grande partie. Mes parents avaient choisi l’aile la plus ancienne pour abriter leur retraite et appréciaient la tranquillité des lieux. Après les bombardements, on avait tout reconstruit, sauf cette aile qui avait miraculeusement échappé aux flammes, de sorte qu’elle reste telle qu’elle était du vivant de mes parents. Elle est toutefois si délabrée qu’on ne peut plus l’habiter. J’avais donc l’intention de la faire démolir pour la remplacer par une maison moderne, qui cette fois nous abriterait, moi et ma femme – et ce malgré le refus de cette dernière. Elle ne voulait pas que l’on détruise sans raison le refuge de nos parents décédés, il fallait le conserver aussi longtemps que possible. Comme tout cela devenait interminable, j’avais eu l’intention d’obliger ma femme à donner son accord, et de faire venir les démolisseurs. Actuellement le corps principal de la maison suffit à loger l’ensemble de la famille, mais cette disposition ne facilite guère l’exécution des noirs desseins que j’ourdis. Prétextant l’édification d’une nouvelle aile, je veux en fait qu’il y ait un maximum de distance entre d’une part ma chambre et mon bureau, d’autre part la chambre de ma femme, jouxtant un cabinet qui lui sera réservé ; à côté, je ferai aussi aménager une salle de bains, « adaptée à grand-mère », qui sera du plus pur style japonais, en bois. Pour ma propre salle de bains, en revanche, je ferai mettre du carrelage partout, et installer une douche.
« Voyons, c’est inutile d’avoir deux salles de bains de notre côté ; ce n’est pas grave, moi j’irai prendre mon bain dans la maison principale, avec Mme Sasaki et O-Shizu.
— Écoute, tu peux quand même te permettre ce luxe-là, quand on vieillit, prendre tranquillement son bain devient un des rares plaisirs. »
Selon mon plan, elle devait rester le plus souvent entre les quatre murs de sa chambre, sans se promener partout dans la maison. Pendant que j’y étais, j’aurais voulu aussi modifier le corps principal, en détruisant l’étage pour que tout soit au rez-de-chaussée : non seulement Satsuko s’y opposa fermement, mais en plus je n’avais pas assez d’argent. Faute de mieux, j’en avais été réduit au projet de reconstruire l’ancienne aile. Et les trois millions de yens visés par Satsuko formaient une partie de cette somme.
« Me voici ! »
Satsuko était déjà de retour – au comble de l’exaltation comme un général victorieux.
« Déjà ? »
Gardant le silence, elle me montra une pierre sur la paume de sa main. C’était, en effet, un magnifique œil-de-chat. Et je compris alors que le rêve d’une maison neuve s’était envolé, métamorphosé en un petit point posé sur cette paume souple.
« Combien de carats ? »
Je posai aussi la pierre sur ma paume.
« Quinze carats. »
Brutalement, la douleur coutumière envahit la partie malade de ma main gauche. J’avalai précipitamment trois comprimés de Dolosine. Mais à voir la tête triomphante de Satsuko, j’étais insupportablement heureux de souffrir. C’était ô combien mieux que d’aménager un refuge pour ses vieux jours…
20 août. Le typhon n° 14 approche sérieusement, pluie et vent augmentent de force. Le matin, nous partons cependant comme prévu à Karuizawa. Je suis accompagné de Satsuko et de Sasaki, cette dernière en seconde classe. Elle avait beaucoup insisté pour que nous retardions le départ d’un jour, soucieuse du temps, sans réussir à nous convaincre, ni Satsuko, ni moi. Nous vivions tous deux sous une tension singulière, et peu importait le typhon. Telle est la force magique d’un œil-de-chat…
23 août. Alors qu’aujourd’hui j’avais l’intention de retourner à Tôkyô en compagnie de Satsuko, ma femme me dit que, en raison de la prochaine rentrée scolaire, ils avaient décidé d’avancer leur retour pour demain, le 24, qu’aussi il serait préférable de rester un jour de plus pour rentrer ensemble. Cela a chassé d’un coup le plaisir que je me faisais de voyager en tête à tête avec Satsuko.
25 août. Ce matin, j’allais reprendre mes élongations, mais au vu de l’absence de résultat, l’on décide finalement de les interrompre. J’ai aussi l’intention d’arrêter l’acupuncture à la fin du mois… Dès ce soir, Satsuko est de sortie au gymnase de Kôrakuen.
1er septembre. Ou deux cent dixième jour selon l’almanach ancien, jour néfaste à cause des typhons : rien de particulier à noter. Jôkichi s’envole pour Fukuoka, où il restera cinq jours.
3 septembre. On sent la venue de l’automne. Ciel agréablement dégagé après une averse. Satsuko a orné mon bureau d’un arrangement de sorgho et de crêtes-de-coq, réservant pour le vestibule un bouquet des sept plantes de l’automne. C’est aussi l’occasion de changer la calligraphie au mur : cette fois, un poème de style chinois écrit de la main de Nagai Kafû sur du papier marouflé.
J’ai vécu sept automnes dans la vallée d’Azabu
Les années ont passé, de vieux arbres entourent le pavillon de l’Ouest
Riez de mon travail dix jours durant
Balayer les feuilles, aérer les livres, sécher au soleil les vêtements de fourrure.
Kafû ne brillait ni par sa calligraphie, ni par sa poésie de style chinois, mais ses romans font partie de mes lectures favorites. C’est un marchand d’art qui m’a procuré autrefois cette œuvre, mais je ne suis pas sûr de son authenticité car il paraît qu’un excellent faussaire imitait son écriture. Kafû habitait dans le quartier d’Ichibê, tout près d’ici, dans une maison occidentale en bois peint qu’il avait surnommée « Demeure des Curiosités » – jusqu’au moment où elle a brûlé sous le feu des bombardements. C’est pourquoi il a écrit ceci : « J’ai vécu sept automnes dans la vallée d’Azabu. »
4 septembre. À l’aube, vers 5 heures, j’étais en train de somnoler quand je perçus le chant d’un grillon. Son cri-cri, cri-cri était ténu mais insistant. L’insecte est de saison, mais je fus surpris de l’entendre dans ma chambre – surpris de l’entendre d’ici, allongé sur mon lit, même si parfois les grillons chantaient dans notre jardin. L’un d’eux s’était-il glissé par mégarde dans la pièce ?
De manière imprévue, cela me rappela ma petite enfance. À l’époque où j’habitais la maison de Warigesui, alors qu’à cinq ou six ans j’étais couché dans les bras de ma nourrice, un grillon venait souvent chanter à proximité de la galerie extérieure. Il était caché sous une dalle du jardin, ou sous la véranda, élevant avec vigueur un cri mélodieux. Il était toujours le seul de son espèce, ne prisant guère les grandes assemblées à la façon des grillons chanteurs ou des grillons des pins. Seul il était donc, mais sa stridulation extraordinairement claire pénétrait jusqu’au fond de l’oreille.
La nourrice me disait alors :
« Tiens, mon petit Toku, c’est déjà l’automne, le grillon chante. Écoute bien, tu entendras : Pique l’épaule, pique le pan, pique l’épaule, pique le pan ! Quand ils chantent, c’est que l’automne est là. »
De fait, j’avais l’impression, vraie ou fausse, qu’un vent glacial à vous donner la chair de poule s’engouffrait par les manches étroites de mon kimono de nuit blanc. Je n’aimais pas que l’on m’habille de vêtements empesés et rugueux, mais mon kimono de nuit sentait quand même l’amidon, une odeur douce de vague pourriture. Cette odeur, le cri du grillon, et la sensation à fleur de peau des matins d’automne restent gravés, ensemble, dans ma mémoire la plus lointaine, la plus vague. J’ai beau avoir soixante-seize ans, le souvenir à l’aube du cri strident du grillon suffit pour ressusciter en moi l’odeur de l’amidon, les paroles de la nourrice, et la sensation rugueuse du kimono de nuit. À moitié dans mon rêve, je crois être encore dans la maison de mon enfance, encore couché dans les bras de ma nourrice.
Ce matin néanmoins, au fur et à mesure que je recouvrais ma conscience, je m’aperçus que le grillon chantait vraiment dans cette chambre où l’infirmière Sasaki et moi dormions côte à côte. Quel mystère ! Impossible pour cet insecte de s’introduire dans la pièce. Porte et fenêtres étant fermées, il était également impossible d’entendre les sons du dehors. Pourtant le grillon poursuivait ses trilles.
« Tiens ! » me dis-je, en tendant encore une fois l’oreille.
Et je saisis enfin : mais oui, mais bien sûr ! J’écoutais et réécoutais sans me lasser. Aucun doute, c’était cela assurément.
Ce que j’avais cru être un grillon ne l’était pas, puisque c’était le bruit de mon propre souffle. Ce matin, l’air était sec, ma gorge de vieillard archisèche, et j’étais vaguement enrhumé : un sifflement s’échappait chaque fois que je respirais. Apparemment, mon souffle faisait vibrer ma gorge ou peut-être mes fosses nasales, j’étais bien incapable de le préciser. Mais, ne pouvant imaginer que ma gorge fût aussi sonore, j’avais cru que le bruit provenait d’ailleurs. Vraiment, je n’arrivais pas à croire que mon corps puisse émettre une stridulation si adorable, et gardais l’impression qu’il y avait bien un insecte. Toutefois, il fallait se rendre à l’évidence : en inspirant et expirant à l’essai, je stridulais effectivement. Amusé, je répétai sans me lasser la même opération. Quand je respirai plus profondément, le volume augmentait d’autant, comme si j’avais été en train de jouer de la flûte.
« Vous êtes réveillé ? me demanda Sasaki en se redressant sur son lit.
— Dites-moi, vous savez d’où vient ce bruit ? lui demandai-je, en faisant sonner ma gorge.
— Mais c’est le bruit de votre respiration.
— Tiens ? Vous étiez au courant ?
— Bien sûr, je vous écoute tous les matins.
— Tiens ? Je fais ce bruit-là tous les jours ?
— Ça vient de vous, et vous ne le saviez pas ?
— Non, il y a quelque temps que je crois entendre ce bruit le matin, mais comme je suis à moitié endormi, j’ai pensé que c’était un grillon.
— Eh bien, ce n’est pas un grillon, mais votre gorge. D’ailleurs, cela n’a rien d’exceptionnel, les personnes âgées ont toutes la gorge très sèche, de sorte qu’en respirant elles font un bruit de flûte. C’est même très fréquent.
— Donc, vous êtes au courant depuis longtemps ?
— Oui, ces derniers temps, j’ai le plaisir d’écouter tous les matins vos charmants cri-cri.
— Dans ce cas, je vais aussi convier ma femme.
— Mais elle le sait, cela n’a rien d’extraordinaire !
— Et Satsuko, elle va rire si elle l’apprend.
— Mais ce sont là des choses que connaît la jeune Madame ! »
5 septembre. Cette nuit, ma mère m’est apparue en rêve. Fait rare, car je n’ai jamais été un modèle de piété filiale. Je suppose que c’est un effet du rêve de grillon et de nourrice que j’ai fait hier à l’aube. Cette fois, ma mère était aussi belle et aussi jeune que dans mes tout premiers souvenirs. Dans un lieu indéfini, cela se passait sans aucun doute à l’époque où nous habitions à Warigesui. Elle portait sa toilette de sortie, un kimono gris à petits motifs avec son haori de crêpe noir. Je ne sais trop où elle s’en allait ainsi, ni dans quelle pièce elle se trouvait. Comme il me semble qu’elle a fumé après avoir sorti de son obi une pochette contenant pipe et tabatière, elle était probablement assise au salon ; toujours est-il que je la voyais ensuite dehors, en train de marcher, ses pieds nus glissés dans des geta cannées. Ses cheveux relevés en feuilles de ginkgo étaient ornés d’une parure en corail, d’une épingle surmontée d’une grosse perle du même corail, et d’un peigne en écaille incrusté de nacre. Bien qu’ayant pu observer tous les détails de sa coiffure, je discernais mal son visage. Comme tous les gens de l’ancienne génération, ma mère était petite, atteignant à peine les cinq pieds, ce qui expliquerait que je n’aie vu d’abord que le haut de sa tête. Mais je n’avais pas le moindre doute sur son identité. Hélas, elle ne m’accorda pas le moindre regard, ni ne m’adressa la parole. D’ailleurs, je ne lui parlai pas non plus. J’avais peut-être gardé le silence de crainte de me faire gronder si j’ouvrais la bouche. Je supposai en tout cas que nous allions rendre visite à la famille de Yokoami. Le tout dura à peine une minute, puis je sombrai dans l’inconscience.
Après mon réveil, je ne cessai de ruminer dans mon esprit l’image de ma mère apparue en rêve. Par une belle journée du milieu de l’ère Meiji, en 1894 ou 1895, ma mère avait dû passer le portail de la maison et m’apercevoir, enfant, dans la rue. Peut-être cette brève impression venait-elle, ici, de renaître. Je remarquai, amusé, que ma mère était restée dans la fleur de la jeunesse, tandis que j’étais moi le vieillard que je suis maintenant. Étant plus grand qu’elle, je devais baisser les yeux pour la regarder. Pourtant je m’étais vu comme un enfant face à sa mère – persuadé aussi que nous étions à Warigesui, en 1894 ou 1895. Un rêve, c’est sans doute cela.
Ma mère a connu son petit-fils Jôkichi, mais comme elle est décédée en 1928 quand il avait cinq ans, elle ne pouvait se douter qu’une certaine Satsuko l’épouserait plus tard. Ma femme s’était farouchement opposée à ce mariage, et si ma mère avait vécu jusque-là, quelle énergie n’aurait-elle pas déployée pour s’y opposer aussi ! Nul doute que, de mariage, il n’y en aurait point eu. D’ailleurs, il n’en aurait même pas été question, s’agissant d’une ancienne danseuse de revue. Or, non seulement le mariage avait bel et bien été célébré, mais moi, le fils de ma mère, voilà qu’envoûté par le charme de ma belle-fille, je m’étais délesté de trois millions de yens pour lui offrir un œil-de-chat en échange du droit de petting : si ma mère avait été là, elle se serait évanouie de stupéfaction. Et si mon père avait été de ce monde, Jôkichi et moi aurions été sûrement déshérités. Et puis, qu’aurait pensé ma mère de l’allure et des manières de Satsuko !
Jeune, ma mère avait la réputation d’être belle. Je me souviens en effet de sa beauté à l’époque – beauté dont elle a conservé bien des restes jusqu’à mes quinze, seize ans. Quand je me remémore son image pour la comparer avec Satsuko aujourd’hui, je suis frappé par le contraste. Car Satsuko est également considérée comme une femme de toute beauté. C’est d’ailleurs la principale raison pour laquelle Jôkichi l’a épousée. Mais quelle différence entre ces deux beautés – entre 1894 et 1960 –, quelle évolution dans la morphologie des Japonais ! Ma mère aussi avait de jolis pieds. Mais d’une joliesse qui ne peut être comparée à celle des pieds de Satsuko. On peut à peine croire qu’il s’agit de la même espèce humaine, qu’il est question des mêmes Japonaises. Les pieds de ma mère étaient si menus, si mignons, que j’aurais pu les poser sur la paume de ma main. Elle chaussait des geta aux socles couverts de paille tressée, marchant les pieds très en dedans (à ce propos et dans mon rêve, ma mère, bien que revêtue d’un haori de crêpe noir, ne portait point de tabi. Peut-être dans l’intention de me montrer ses pieds nus ?). Les femmes de l’ère Meiji, belles ou pas, déambulaient ainsi, exactement comme des oies. Tandis que les pieds de Satsuko sont effilés et gracieux comme des limandes-soles. Elle s’en vante d’ailleurs, disant que les chaussures courantes, trop plates, ne lui conviennent pas. Ma mère avait au contraire les pieds assez larges. Chaque fois que je vois les pieds de la Kannon à la cordelette du Sangatsu-dô à Nara, je me souviens des pieds de ma mère. Elle était petite aussi, comme toutes les femmes de l’époque – il n’était pas rare d’en rencontrer qui n’atteignaient pas les cinq pieds. Étant né durant l’ère Meiji, je suis moi-même petit, faisant à peine cinq pieds deux pouces, tandis que Satsuko a un pouce et trois dixièmes de plus que moi, soit 1m 61 et 5 mm.
Le maquillage était également fort différent autrefois, plus simple aussi. Les femmes mariées, en général toutes celles qui avaient plus de dix-sept, dix-huit ans, avaient les sourcils rasés et les dents teintes en noir. Cette coutume tomba progressivement en désuétude à partir du milieu de Meiji, mais elle subsistait dans ma petite enfance. Je me souviens encore de l’odeur singulière de la pâte employée pour se noircir les dents. Et quelle opinion Satsuko se ferait-elle de ma mère telle qu’elle était autrefois ? Satsuko, elle, a une permanente, des boucles d’oreilles, elle se peint les lèvres en coral pink, en pearl pink ou en coffee brown, se met du crayon à sourcils, du fard à paupières, se colle des faux cils – et non contente de cela, elle s’allonge encore les cils avec du mascara. Elle se dessine le pourtour des yeux, dans la journée avec un crayon dark brown, le soir avec un mélange de fard et d’encre de Chine. Elle se vernit aussi les ongles, mais il serait fastidieux d’entrer dans les détails. Est-ce bien la même Japonaise qui a tant changé au cours de ces soixante années ? Et voilà que je m’étonne moi-même : comme j’ai vécu longtemps ! Quels bouleversements innombrables j’ai connus ! Que penserait donc ma mère, si elle savait que son fils Tokusuke, né en 1883 et encore de ce monde, éprouve à l’égard d’une femme comme Satsuko – petite-fille par alliance puisque épouse officielle de son petit-fils – une vile fascination, prenant plaisir à être sa victime, vouant tous ses efforts à conquérir son amour, prêt à sacrifier pour cela femme et enfants ! Elle n’aurait pu songer, fût-ce en rêve, que trente-deux ans après sa mort en 1928, on en serait là : un fils devenu fou, et cette femme-là entrée dans la famille ! Non, même moi, je n’aurais jamais pu imaginer une telle tournure des choses.
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12 septembre. […] Vers 16 heures, ma femme et Kugako font leur entrée. Il y a longtemps que je n’ai pas vu ma fille dans cette chambre. Depuis ma fin de non-recevoir, qui date du 19 juillet dernier, elle s’est complètement désintéressée de ma personne. Quand elle est partie à Karuizawa en compagnie de ma femme et de Keisuke, elle leur a donné rendez-vous à la gare d’Ueno, évitant de passer ici. Et quand nous étions tous à la montagne, elle fuyait ma présence autant que possible. Donc, si elle est venue me voir, flanquée de ma femme, c’est qu’il y a une bonne raison.
« Les enfants ont bien profité de leur séjour, merci pour ton hospitalité. »
Je l’interrompis aussitôt par une question directe :
« Tu veux quelque chose ?
— Non, rien…
— Bien. Les enfants semblaient en pleine forme.
— Je te remercie, cette année encore ils étaient ravis.
— Je ne sais si c’est parce que je les vois rarement, mais ils ont beaucoup grandi ! Ils sont méconnaissables. »
Ma femme intervint sur ces entrefaites :
« À propos, on a raconté à Kugako une histoire intéressante, et j’ai pensé qu’il valait mieux que tu sois aussi au courant.
— Ah bon, fis-je, m’apprêtant à entendre de nouveau quelque histoire désagréable.
— Tu te souviens de M. Yutani, n’est-ce pas ?
— Celui qui est parti au Brésil ?
— Oui, et tu connais son fils ? Au mariage de Jôkichi, il est venu avec sa femme à la place de son père…
— Comment veux-tu que je m’en souvienne ? Et alors ?
— Moi non plus, je ne m’en souviens pas, mais il paraît que ces derniers temps, notre gendre et lui sont en relation pour des raisons professionnelles, et qu’ils se rencontrent parfois.
— Je veux bien, et alors ?
— Alors, il paraît que, dimanche dernier, les Yutani sont passés chez les Hokota, soi-disant ils avaient à faire dans le quartier. Rétrospectivement, Kugako suppose qu’ils sont venus exprès leur parler, parce que la dame Yutani est une grande bavarde.
— Mais parler de quoi ?
— Eh bien, la suite, demande-la à Kugako. »
C’est alors que les deux comparses, jusque-là debout côte à côte, se laissèrent lourdement tomber dans le sofa en face du fauteuil où j’étais assis. Kugako s’apprêta à poursuivre, elle qui, bien qu’ayant seulement quatre ans de plus que Satsuko, donnait déjà l’impression d’une femme usée par l’âge. Elle prétendait que l’épouse de Yutani était une bavarde, mais c’était là un domaine où elle excellait aussi.
« L’autre jour, le soir du lendemain de notre retour de Karuizawa, c’est-à-dire le 25 du mois dernier, il y avait un championnat asiatique des super-coqs au gymnase de Kôrakuen, tu es au courant ?
— Non, pourquoi ?
— Bref, il y avait un tournoi. C’est le soir où Sakamoto Haruo, champion des super-coqs du Japon, a emporté le titre asiatique pour la première fois en gagnant par knock out sur le champion de Thaïlande, Sirinoi Lukprakris… »
Ce nom de Sirinoi Lukprakris, Kugako avait réussi à le dire d’une traite, avec aisance – alors que je n’aurais jamais pu ni le retenir, ni même le prononcer. J’aurais risqué de me mordre la langue. Voilà au moins une supériorité des bavards.
« … Or, quand les Yutani sont arrivés pour voir aussi le match de l’avant-programme, les deux sièges à droite au bord du ring, à côté de Madame, étaient vides. Puis, au moment où le match principal allait débuter, est arrivée une dame extrêmement smart, tenant d’une main un sac beige, faisant tournoyer de l’autre des clés de voiture, et cette dame s’est assise à côté d’eux. Tu sais qui c’était ?
— …
— Voilà ce que m’a dit Mme Yutani : “Je n’ai rencontré Satsuko qu’une fois, au mariage, il y a donc sept, huit ans de cela ; évidemment Satsuko ne doit pas se souvenir de moi, il y avait alors beaucoup de monde, et elle n’a même pas dû remarquer ma présence, mais moi je ne l’ai pas oubliée, d’ailleurs on ne peut pas oublier une aussi jolie personne, d’autant qu’elle est encore plus belle maintenant ; j’ai donc pensé qu’il était impoli de garder le silence, et j’allais lui demander si elle n’était pas par hasard la jeune Mme Utsugi – quand quelqu’un d’autre, un inconnu, s’est glissé à côté d’elle, sûrement une connaissance, parce qu’ils ont commencé à bavarder comme des amis.” Voilà. Du coup, il paraît que Mme Yutani a manqué l’occasion de la saluer.
— …
— Enfin, ce n’est pas grave… Ou plutôt si, c’est grave, et là, je vais laisser maman continuer…
— Bien sûr que c’est grave, intervint ici à nouveau ma femme.
— Alors, tu lui dis, maman, moi, je n’oserai pas. En plus, ce qui a d’abord attiré le regard de Mme Yutani, c’est, paraît-il, un œil-de-chat qui brillait au doigt de Satsuko. Comme elle était assise à sa droite, elle voyait très nettement cette bague à sa main gauche. D’après Mme Yutani, ce n’était pas un simple œil-de-chat, mais une grosse pierre superbe comme on en voit rarement, qui pèse sûrement plus de quinze carats. Or, maman me dit qu’elle n’a jamais vu Satsuko porter un bijou pareil, moi je ne suis au courant de rien ; quand a-t-elle pu acheter une chose pareille ?
— …
— Ça me rappelle qu’à l’époque où M. Kishi était Premier ministre, il y a eu un scandale à propos d’un œil-de-chat qu’il avait acheté, je crois, en Indochine française. Les journaux ont raconté que cette pierre avait coûté deux millions de yens, vous vous souvenez ? Or, les pierres précieuses doivent y être bon marché : deux millions là-bas, c’est plus du double au Japon. Dans ce cas, la pierre de Satsuko a une valeur inouïe !
— Mais qui lui a acheté une chose pareille, et quand ? glissa ma femme.
— En tout cas, la pierre était si magnifique, elle brillait tellement que, impressionnée, Mme Yutani l’a fixée plusieurs fois des yeux ; Satsuko s’en est rendu compte, semble-t-il, parce qu’elle a mis des gants en dentelle sortis de son sac. Mais loin de cacher la pierre, au contraire la dentelle la mettait en valeur – c’étaient des gants noirs, probablement en dentelle française faite main – et comme le noir renforce justement l’éclat de la pierre précieuse, il se peut que Satsuko, en connaissant les effets, ait fait exprès de les enfiler. Bref, quand je me suis extasiée sur la finesse de ses observations, Mme Yutani m’a répondu qu’avec Satsuko assise à droite, la bague à sa main gauche, elle avait pu mener son examen à loisir, que d’ailleurs, ce soir-là, toute son attention retenue par ce doigt entrevu à travers la dentelle, elle n’avait rien vu du match de boxe. »