II

17 juillet. Hier soir, peu après la cérémonie des Feux pour le retour des Morts, Satsuko est allée prendre l’un des derniers express pour Kyôto, voir le défilé de Gion. Haruhisa est parti lui aussi, hier, pour y filmer les festivités – rude travail dans ces grosses chaleurs. L’équipe de télévision séjourne à l’hôtel Kyôto, Satsuko chez sa belle-sœur, à Nanzenji, avec un retour prévu le mercredi 20. Comme elle ne s’entend pas avec Itsuko, je suis sûr qu’elle se contentera d’y passer ses nuits…

« Et notre départ pour Karuizawa ? Quand les enfants seront là, ils vont nous déranger, mieux vaut se dépêcher, dit ma femme. Il paraît que c’est vraiment l’été à partir du 20.

— Je ne sais pas trop, cette année… Je ne veux pas y rester aussi longtemps que l’an dernier, on s’y est ennuyés. En plus, le 25, j’ai promis à Satsuko d’aller voir le championnat des poids mouche au gymnase de Kôrakuen.

— Tu oublies ton âge ! J’espère que tu ne risques rien en allant dans un endroit pareil ! »

 

23 juillet. […] J’écris un journal, parce que je m’intéresse à l’acte même d’écrire. Je n’ai pas pour but de le faire lire. Ma vue a terriblement baissé, je ne peux plus lire à ma guise, et c’est parce que je ne sais rien faire d’autre que j’ai tellement envie d’écrire pour occuper mes loisirs. J’écris grand, au pinceau, afin que ce soit bien lisible. Pour éviter les indiscrétions, le journal est rangé dans un coffre portatif. J’en ai déjà cinq comme cela. J’ai l’intention de les brûler un jour, mais je ne suis pas non plus contre l’idée qu’ils me survivent. Quand il m’arrive de relire mes anciens journaux, je me surprends à avoir oublié la moitié des choses. Des événements qui datent d’il y a un an me paraissent nouveaux, offrant ainsi un intérêt inépuisable.

L’année dernière, durant notre séjour estival à Karuizawa, j’ai fait refaire la chambre à coucher, la salle de bains et les toilettes. J’ai beau perdre la mémoire, je m’en souviens parfaitement. Or, mon journal de l’an dernier comporte fort peu de détails sur cette affaire. Comme j’éprouve la nécessité de noter cela plus minutieusement, je me propose aujourd’hui de reprendre le récit.

Donc, jusqu’à l’été dernier, ma femme et moi dormions côte à côte dans une pièce japonaise, mais j’y ai fait poser un plancher et mettre deux lits. Le premier lit étant pour moi, il fut décidé que l’infirmière Sasaki occuperait le second. Auparavant, ma femme dormait parfois seule au salon, mais depuis que les lits sont arrivés, nous faisons définitivement chambre à part. Alors que je me couche et me lève tôt, ma femme, elle, aime traîner le matin et veiller le soir. Alors que les cabinets à l’occidentale me conviennent, ma femme ne supporte, elle, que des toilettes japonaises. Il fallait aussi des commodités pour les médecins, infirmières et autres. Finalement, il a été décidé que nos anciennes toilettes, sises à la droite de la chambre à coucher, me seraient réservées : elles seraient rénovées avec un siège, et l’on percerait une cloison pour que je puisse y accéder sans passer par le couloir. À gauche se trouve la salle de bains. Je l’ai aussi fait entièrement transformer l’an dernier, avec pose de carrelage partout, y compris autour de la baignoire, et installation d’une douche. Ceci, essentiellement pour exécuter une commande de Satsuko. J’ai fait également pratiquer une ouverture vers cette pièce, mais on peut, au besoin, s’enfermer de l’intérieur de la salle de bains.

J’ajoute à ce propos qu’à la droite des toilettes se trouve mon bureau (auquel j’accède aussi directement), jouxtant la chambre de l’infirmière. Si elle occupe le lit voisin durant la nuit, dans la journée elle reste en général dans sa chambre. Ma femme, quant à elle, vit nuit et jour dans son repaire, le salon qui se trouve après un coude du couloir, et passe pratiquement tout son temps devant la télévision ou la radio. Elle n’en sort que rarement, en cas de nécessité seulement. Les chambres de Jôkichi, Satsuko et Keisuke, ainsi que leur salon, se trouvent au premier étage. Il y a également une chambre d’amis munie d’un lit. Il paraît que le salon du jeune couple est décoré avec un certain goût du luxe, mais, comme une partie de l’escalier est en colimaçon, mes pauvres jambes ne m’ont permis que rarement d’y monter.

Or, la rénovation de la salle de bains a généré un petit conflit. Ma femme préférait une baignoire en bois, car, dans la céramique, l’eau refroidit trop vite et l’hiver ce serait glacial ; mais, suivant en cela aussi la suggestion de Satsuko (tout en cachant à ma femme que l’idée venait d’elle), j’ai choisi la céramique. Ce fut toutefois une erreur – à moins qu’au contraire ce fût une réussite ?… En effet, le carrelage mouillé est tellement glissant qu’il est dangereux pour les vieilles personnes. Ainsi, ma femme a fait une superbe chute alors qu’elle voulait se rincer à côté du bassin. Quant à moi, j’avais les jambes allongées dans la baignoire, quand je décidai tout à coup de me relever en agrippant les rebords de la baignoire : peine perdue, car mes mains n’en finissaient pas de glisser. Vu l’infirmité de ma main gauche, c’est extrêmement malcommode. Sur le carrelage du sol, nous avons donc fait poser des caillebotis en bois, mais nous restons sans solution pour la baignoire.

À ce sujet, voici ce qui s’est passé hier soir.

L’infirmière a confié son enfant à sa famille, et elle va le voir une ou deux fois par mois en y restant pour la nuit. Elle part dans la soirée et revient le lendemain dans la matinée. Quand elle s’absente ainsi, c’est ma femme qui prend la relève et dort sur son lit. J’ai l’habitude de me coucher à 22 heures, immédiatement après le bain. Pour m’assister, et depuis que ma femme ne peut plus le faire après être tombée, la présence de Satsuko ou d’une servante est indispensable, mais elles ne m’aident pas avec autant d’adresse et de gentillesse que Sasaki. Satsuko s’affaire aux préparatifs, mais ensuite elle se contente d’observer de loin, sans faire grand-chose. Tout au plus, elle me rince rapidement le dos à l’aide d’une éponge. Quand je sors du bain, elle m’essuie par-derrière avec une serviette, me saupoudre de talc pour bébé et m’aère avec le ventilateur, mais elle ne se met jamais devant moi. Je ne sais si c’est son idée de la bienséance, ou si c’est simple dégoût. Puis à la fin, elle m’enveloppe dans mon peignoir, me pousse vers la chambre à coucher et s’empresse de sortir dans le couloir – comme si elle signifiait par là que c’est à ma femme d’assurer la suite, que ce n’est plus de son ressort. En réalité, je souhaite ardemment que parfois elle s’occupe aussi du coucher, mais peut-être parce que ma femme guette mon arrivée, Satsuko feint d’être encore plus indifférente.

Pour sa part, ma femme ne se réjouit pas particulièrement de devoir dormir dans le lit d’autrui. Elle change tous les draps et le futon de dessus avant de s’allonger avec méfiance. Vu son âge, elle a souvent besoin de se soulager, mais, affirmant que ce qui devrait s’évacuer ne le peut pas sur un siège à l’occidentale, elle s’en va deux ou trois fois par nuit, au loin, jusqu’aux toilettes japonaises. Elle ne manque pas de s’en plaindre, affirmant qu’ainsi elle ne peut fermer l’œil de la nuit. Et moi, j’en suis à espérer secrètement qu’une prochaine fois ce sera enfin Satsuko qui soit chargée de remplacer Sasaki.

Or, voilà qu’aujourd’hui le hasard a bien fait les choses : à 18 heures, Sasaki a demandé son congé pour la nuit et elle est partie voir son enfant. Ma femme, quant à elle, a soudain éprouvé un malaise après le dîner et s’est étendue dans le salon. C’est naturellement Satsuko qui a dû prendre la relève pour mon bain et mon coucher. Au moment du bain, elle était vêtue d’une chemise polo ornée d’une tour Eiffel bleue, et d’un pantalon corsaire, ce qui lui donnait une silhouette merveilleusement nette et élégante. J’ai même eu vaguement l’impression qu’elle me rinçait plus soigneusement que d’habitude. Ses mains m’ont effleuré ici et là, légèrement, autour du cou, sur les épaules ou sur les bras. Puis elle m’a expédié dans la chambre à coucher :

« J’arrive, un peu de patience. Je vais prendre une douche, moi aussi », dit-elle avant de repartir dans la salle de bains.

Je l’ai donc attendue, seul dans la chambre, environ une demi-heure. Curieusement, j’avais du mal à garder mon calme et restai assis sur le lit. Bientôt elle est apparue par la nouvelle ouverture, cette fois vêtue d’un peignoir en crépon rose saumon, avec aux pieds des mules de style chinois en satin et brodées de pivoines.

« Désolée pour l’attente ! »

Au même moment, la porte dans le couloir s’ouvrit devant la servante O-Shizu transportant un fauteuil pliable en rotin.

« Tu n’es pas encore couché ?

— Je suis sur le point. Et toi, ma chère, pourquoi as-tu fait apporter une chose pareille ? »

Quand ma femme n’est pas à proximité, je m’adresse à Satsuko en lui donnant du « toi tu » ou du « ma chère ». Ce « ma chère » est fréquent et délibéré. Et j’emploie pour moi des pronoms de jeune homme, naturellement plus familiers lorsque nous sommes en tête à tête. Dans ces cas, Satsuko me parle aussi de manière beaucoup plus vulgaire : elle sait que cela me fait plaisir.

« Toi, tu t’endors tout de suite, moi, pas, alors je vais m’asseoir et lire. »

Elle déplia le fauteuil en rotin pour le transformer en chaise longue, s’y allongea confortablement et ouvrit le livre qu’elle avait apporté – apparemment, un manuel de français. Pour ne pas m’éblouir, elle avait voilé la lampe. Je supposai que, tenant elle aussi à éviter le lit de Sasaki, elle avait l’intention de dormir là.

Comme elle s’était allongée, je fis de même. La chambre était climatisée, mais très légèrement, pour épargner ma main. Ces derniers jours, il faisait si chaud et lourd, si humide, que médecin et infirmière m’avaient conseillé de climatiser, ne fût-ce que pour assécher l’air. Je faisais donc semblant de dormir, mais observais le petit bout pointu de la mule chinoise qu’on entrevoyait sous le pan de son peignoir. Des pieds si délicatement effilés sont rares chez les Japonaises.

« Tu es encore réveillé, hein ? Je ne t’entends pas ronfler. Mme Sasaki m’a dit que tu ronflais tout de suite.

— Je ne sais pas pourquoi, j’ai du mal à m’endormir.

— Ce ne serait pas parce que je suis à côté ? » Comme je restais sans répondre, elle gloussa : « Il vaudrait mieux que tu ne t’excites pas, c’est mauvais pour la santé. Tu veux que je te donne de l’Adaline pour te calmer ? »

C’était la première fois que Satsuko se montrait aussi coquine avec moi. Ses paroles eurent précisément pour effet de m’exciter.

« Non, je n’en suis pas là !

— Mais si, je vais te soigner. »

Et, pendant qu’elle était sortie chercher les médicaments, j’eus l’idée d’une autre réjouissance.

« Voilà, tu vas prendre ça, deux comprimés, c’est bien ? »

Elle tenait de la main gauche une soucoupe, de la main droite le flacon d’où tombèrent deux comprimés, puis elle apporta un verre d’eau de la salle de bains.

« Allez, aaah… Ouvre grand la bouche ! Je m’en occupe, laisse-toi faire.

— Au lieu de me les proposer sur une assiette, tu ne pourrais pas me les mettre dans la bouche ?

— D’accord, mais je vais me laver les mains, dit-elle en retournant à la salle de bains avant de revenir.

— Je risque de renverser de l’eau : pendant que tu y es, tu ne pourrais pas me les donner de la bouche à la bouche ?

— Ah non ! Il ne faut pas pousser ! »

Et hop ! elle glissa prestement les deux cachets dans ma bouche avant d’y verser adroitement de l’eau. Ensuite j’avais eu l’intention de simuler le sommeil comme sous l’emprise des médicaments, et, sur ces entrefaites, je me suis vraiment endormi.

 

24 juillet. Je suis allé aux toilettes vers 2 heures et 4 heures du matin. Satsuko dormait effectivement sur la chaise longue. Le livre de français était tombé à terre, et la lampe éteinte. La prise d’Adaline fait que je me souviens tout juste d’être allé deux fois aux toilettes. Et le matin, comme toujours, j’ai ouvert les yeux à 6 heures.

« Déjà réveillé ? »

J’étais persuadé que, coutumière des grasses matinées, elle dormait encore, mais au premier mouvement que j’ai fait, elle s’est redressée d’un coup.

« Tiens ? Tu étais levée ?

— C’est moi qui n’ai pas pu dormir de la nuit ! »

Et quand j’ai relevé les stores de la fenêtre, elle s’est précipitée dans la salle de bains, voulant sans doute éviter de montrer son visage encore ensommeillé…

Vers 14 heures, je suis passé de mon bureau à ma chambre, et après une sieste d’environ une heure, alors que je rêvassais dans mon lit, soudain la porte de la salle de bains s’est ouverte à moitié, laissant passer la tête de Satsuko. Je dis bien sa tête, et non le reste de son corps. Elle ruisselait depuis le sommet de son crâne protégé par un bonnet en vinyle. On entendait bruisser la douche.

« Désolée, pour ce matin. En prenant ma douche, je me suis dit que j’allais jeter un coup d’œil sur ta sieste.

— C’est bien dimanche, aujourd’hui ? Jôkichi n’est pas là ? »

Au lieu de me répondre, elle aborda un autre sujet :

« Même sous ma douche, je n’ai jamais fermé cette porte à clef. On peut ouvrir quand on veut. »

Je ne savais pas ce que cachait cette déclaration ostentatoire : était-ce parce que je me baigne toujours après 21 heures ? Ou bien voulait-elle dire par là qu’elle m’accordait son entière confiance ? Était-ce plutôt une invite à venir voir ce qu’elle était prête à exhiber ? Ou bien encore, signifiait-elle par là qu’elle se fichait éperdument d’un vieillard sénile ?

« Jôkichi est à la maison, il se démène pour le barbecue de ce soir, dans le jardin.

— Des invités ?

— Haruhisa, M. Amari, et puis, parait-il, la famille de Tsujidô. »

Puisque Kugako ne mettait plus les pieds ici depuis le dernier incident, sans doute les enfants allaient-ils venir seuls.

 

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25 juillet. Hier soir, j’ai commis une grave erreur. C’est vers 18 h 30 qu’a débuté le barbecue dans le jardin, et comme il semblait y régner animation et bonne humeur, j’ai fini par avoir envie de me mêler aux jeunes. Ma femme me l’a fortement déconseillé, en me disant que si je m’asseyais sur l’herbe à une heure pareille, je risquais un refroidissement. Mais un « Papi, viens voir ! » de Satsuko me décida.

N’étant nullement tenté par l’agneau ou les cuisses de poulet sur lesquels ils s’étaient jetés goulûment, je n’avais point l’intention d’en manger. En réalité, je voulais surtout observer les relations entre Haruhisa et Satsuko, mais à peine trente ou quarante minutes après mon arrivée dans le cercle, j’ai commencé à sentir qu’un froid glacial grimpait le long de mes jambes jusqu’aux reins. Les recommandations de ma femme avaient sans doute agi sur mes nerfs, et je me préoccupais davantage de mon état. Visiblement prévenue par ma femme, Sasaki, l’air soucieux, vint aussi dans le jardin, me demandant d’être prudent. Comme d’habitude, cela ne fit que renforcer mon obstination, et je refusai de lever le siège – tout en sentant le froid glacial me gagner. Ma femme, qui connaît mes réactions, n’insiste jamais trop dans ce genre de circonstances. Mais comme Sasaki se montrait extrêmement inquiète, je résistai encore une demi-heure avant de me résoudre à regagner ma chambre.

Or je n’en fus pas quitte. Vers 2 heures du matin, d’insupportables démangeaisons dans l’urètre me réveillèrent. Je me précipitai aux toilettes, et vis que mon urine était d’un blanc laiteux. De retour au lit, à peine un quart d’heure plus tard, j’eus de nouveau envie d’uriner. L’irritation n’était pas non plus passée. Au bout de quatre ou cinq de ces allers-retours, Sasaki me donna quatre comprimés de Sinomine et me réchauffa le bas du ventre avec une bouillotte, de sorte qu’enfin je me sentis un peu mieux.

Depuis quelques années, je souffre d’une hypertrophie de la prostate (cette glande avait un autre nom dans ma jeunesse, lorsque j’ai eu une maladie vénérienne) : parfois l’urine ne s’écoule pas complètement, ou bien refuse de couler, à tel point qu’il a fallu me sonder deux ou trois fois à l’aide d’un cathéter. Il paraît que les problèmes de rétention d’urine sont fréquents chez les vieillards, mais j’ai toujours mis du temps à uriner : je suis extrêmement gêné chaque fois que, aux toilettes d’un théâtre par exemple, une file importante se forme à cause de ma lenteur. « Dans la mesure où l’on peut opérer la prostate jusqu’à soixante-quinze ou seize ans, décidez-vous, après l’opération on éprouve un soulagement indicible, l’urine coule à flots en chuintant comme aux plus beaux jours de la jeunesse ! » m’a dit quelqu’un, tandis que d’autres personnes m’ont conseillé de renoncer en m’assurant que l’opération était complexe et désagréable. Si bien qu’à force d’hésiter je suis trop vieux maintenant, il est trop tard pour une opération. Pourtant et par chance, le mal semblait sur la voie de la guérison, jusqu’à l’incident d’hier soir, qui a provoqué une rechute ; je dois rester prudent, car l’abus de Sinomine s’accompagne d’effets secondaires. Le médecin m’a prescrit de n’en prendre que quatre comprimés trois fois par jour, et pas plus de trois jours de suite ; il a aussi ordonné que mon urine soit examinée tous les matins, et qu’en présence de bactéries on me fasse boire une décoction d’ubaurushi.

Par conséquent, j’ai dû renoncer à aller voir ce championnat de boxe à Kôrakuen. Ce matin, mon état s’étant nettement amélioré, j’aurais pu me déplacer si je l’avais vraiment voulu, mais Sasaki me l’a interdit, soutenant qu’il n’était pas question que je sorte le soir.

« Papi, je regrette mais j’y vais, je te raconterai après ! » me lança Satsuko en s’éclipsant.

Je suis donc forcé de rester au repos, me soumettant seulement à une séance d’acupuncture par M. Suzuki. C’est relativement long et pénible, de 14 h 30 à 16 h 30, mais il y a au milieu une pause d’une vingtaine de minutes.

Ce sont les vacances scolaires, et Keisuke doit bientôt aller à Karuizawa, avec les enfants de Tsujidô. Ma femme et Kugako doivent les accompagner. Satsuko a déclaré qu’elle irait le mois prochain, qu’en attendant elle demandait que l’on veuille bien veiller sur Keisuke. Le mois prochain, Jôkichi prendra lui aussi un congé d’une dizaine de jours pour les rejoindre. Au même moment, pour ceux de Tsujidô, Senroku y retrouvera probablement Kugako et ses enfants. Haruhisa, quant à lui, se dit très pris par son travail à la télévision, les décorateurs sont assez libres dans la journée, mais le soir ils ont, n’est-ce pas, des obligations…

 

26 juillet. Voici quel est, ces derniers temps, le programme de la journée. Lever vers 6 heures. Je vais d’abord aux toilettes. Je prélève dans un tube stérilisé les premières gouttes d’urine. Ensuite, je me lave les yeux avec du borax. Puis je me gargarise avec une solution de bicarbonate de soude pour bien nettoyer la cavité buccale et le gosier. Ensuite, je me nettoie les gencives avec du Colgate à la chlorophylle. Je place mon dentier. Je me promène environ une demi-heure dans le jardin. Je me couche sur le toboggan pour les étirements – qui durent maintenant une demi-heure. Ensuite, petit-déjeuner. C’est le seul repas que je prends dans ma chambre. Un bol de lait, un toast accompagné d’une tranche de fromage, un verre de jus de légumes, un fruit, une tasse de thé. J’avale également un comprimé d’Alinamine. Puis je lis le quotidien dans mon bureau, écris mon journal, et s’il me reste du temps je bouquine ; mais il m’arrive souvent de consacrer ma matinée, parfois mon après-midi et même ma soirée au journal. Le matin, à 10 heures, Sasaki vient au bureau mesurer ma tension. Une fois tous les trois jours environ, elle me fait une piqûre de 50 ml de vitamines. À midi, déjeuner dans la salle à manger : en général un bol de nouilles froides et un fruit. De 15 à 14 heures, sieste dans la chambre. Les lundis, mercredis et vendredis, trois fois par semaine et de 14 h 30 à 16 h 30, soins d’acupuncture par M. Suzuki. À partir de 17 heures, nouvelle séance d’étirement, durant une demi-heure. À 18 heures, promenade dans le jardin. Sasaki, ou de temps à autre Satsuko, m’accompagne pendant ces deux promenades de la journée. Dîner à 18 h 30. Un bol de riz accompagné, sur avis médical qui préconise la diversité en la matière, de nombreux plats variés. Comme, en outre, jeunes et vieux n’ont pas les mêmes goûts, c’est la pagaille dans les menus. Et souvent c’est la pagaille dans les horaires. Après le dîner, j’écoute la radio dans mon bureau. Pour protéger ma vue, le soir je ne lis pas et ne regarde pratiquement pas la télévision.

Mais je n’ai pas oublié certaines paroles que Satsuko a laissé échapper avant-hier, dimanche, le 24 après-midi. Ce jour-là, vers 14 heures, alors que venant de finir ma sieste je restais au lit les yeux dans le vague, soudain Satsuko avait passé la tête depuis la porte de la salle de bains :

« Même sous ma douche, je ne ferme jamais à clef. Entrée libre par cette porte ! »

L’avait-elle dit exprès ou fortuitement ? En tout cas, je me suis senti particulièrement intéressé par ces quelques mots. C’est ce jour-là qu’a eu lieu le barbecue, hier donc j’étais malade et au repos, mais durant tout ce temps, je retournais ces paroles dans ma tête. Et aujourd’hui à 13 heures, après la sieste à 14 heures et un passage par mon bureau, je suis retourné dans ma chambre. Car je sais que ces derniers temps, c’est l’heure à laquelle Satsuko se douche, quand elle est à la maison. Juste pour voir, je poussai doucement la porte de la salle de bains. Le fait est qu’elle n’était pas fermée à clef. Et j’entendais le bruit de la douche.

« Oui, je peux quelque chose ? »

Je n’avais pourtant fait qu’effleurer la porte, qui avait dû bouger à peine, mais apparemment elle s’en était aussitôt aperçue. J’eus un instant de panique. Et l’instant suivant, je retrouvai mon aplomb.

« Comme tu m’as dit que tu ne fermais jamais, j’ai voulu vérifier », dis-je en passant seulement ma tête par la porte.

Sous la douche, son corps était caché par un rideau blanc à grosses rayures vertes, alignées verticalement.

« Alors, tu as compris que ce n’était pas un mensonge ?

— Compris.

— Mais qu’est-ce que tu fabriques, à rester là ? Entre !

— Je peux ?

— Tu as envie, non ?

— C’est que je n’ai aucune raison…

— Allez, allez, tu risques de glisser si tu t’excites trop, du calme, du calme ! »

Les caillebotis étaient relevés, et le sol carrelé inondé d’eau. Je pénétrai donc dans la pièce avec force précautions, et fermai la porte derrière moi. Par l’entrebâillement du rideau de douche, elle me faisait entrevoir une épaule, un genou, ou le bout de son pied.

« Bon, je vais t’en donner une, de raison. »

Le bruit de la douche s’arrêta. Et, me tournant le dos, elle passa le haut de son corps hors des rideaux.

« Tu prends la serviette qui est là-bas, et tu m’essuies le dos, s’il te plaît. Ça dégouline de ma tête. »

Quand elle enleva son bonnet de vinyle, deux ou trois gouttes tombèrent aussi sur moi.

« N’aie pas peur de m’essuyer, appuie, plus fort ! Ah ! oui, j’oubliais que papi ne peut pas de la main gauche, alors frotte bien fort, fais de ton mieux de la main droite ! »

Subitement, je saisis ses épaules à travers la serviette. Et, posant mes lèvres sur la partie charnue de son épaule droite, je la suçai avec la langue – à l’instant : splash ! je reçus une claque sur la joue gauche.

« Oh ! quel coquin, ce grand-père !

— J’ai pensé que tu m’autoriserais…

— Pas question ! Je vais te dénoncer à Jôkichi !

— Pardon, pardon !

— Va-t’en ! » fit-elle, mais elle ajouta aussitôt : « Pas de panique, pas de panique ! Il ne faut pas que tu glisses, doucement s’il te plaît ! »

Quand je parvins à la porte, je sentis que des doigts souples me poussaient légèrement dans le dos. J’allai m’asseoir sur le lit pour faire une pause. Satsuko surgit peu après – debout et revêtue de son fameux peignoir de crépon. On entrevoyait les mules brodées de pivoines.

« Je m’excuse de t’avoir fait ça.

— Non, c’est rien.

— Ça t’a fait mal ?

— Non, pas mal, mais j’étais un peu surpris.

— Moi, j’ai la manie de gifler rapidement les joues de ces messieurs, alors je n’ai pas pu m’en empêcher.

— C’est bien ce que j’ai pensé. Un truc que tu utilises avec des tas de types, non ?

— Mais je regrette, je n’aurais pas dû te gifler. »

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28 juillet……………………………………………………………………………

 

Hier, c’était impossible à cause de la séance d’acupuncture. Mais aujourd’hui à 15 heures, je collai à nouveau mon oreille contre la porte de la salle de bains. Elle n’était pas fermée à clef, et l’on entendait la douche.

« Bienvenue ! Je t’attendais. Désolée pour l’autre jour !

— J’espérais tes excuses !

— Ce qu’on est coriace, en vieillissant !

— Comme tu m’as envoyé valser l’autre jour, je peux te demander une compensation ?

— Tu plaisantes ? Jure-moi plutôt que tu ne recommenceras jamais plus.

— Un baiser dans le cou, tu pourrais me le permettre…

— Je suis sensible, dans le cou.

— Alors où ?

— Nulle part ! J’ai eu l’impression d’être léchée par une limace, j’en ai eu mal au cœur toute la journée. »

Je dis alors, après avoir dégluti :

« Et si ç’avait été Haruhisa ?

— Vraiment, je vais te battre ! La dernière fois, je me suis retenue, tu sais !

— Entre nous, pas de manières !

— J’ai la paume de la main très souple, et quand je tape vraiment, les yeux peuvent sortir de leurs orbites tellement je peux faire mal !

— Mais j’en serais ravi !

— Incorrigible, ce vieux voyou ! Quel “vieillard terrible” tu fais !

— Bon, je te repose la question : si le cou m’est interdit, alors où ai-je la permission ?

— Je t’y autorise une fois, une seule, si c’est en dessous du genou… Et pas avec ta langue, tu poses seulement tes lèvres. »

Cachée de la tête aux genoux par le rideau de douche, elle fit passer par l’entrebâillement le bout de son pied, jusqu’au mollet.

« Je me sens comme un docteur avant un toucher vaginal !

— Espèce d’idiot !

— Embrasser sans utiliser la langue, c’est une injonction assez impossible.

— Parce que ce n’est pas un baiser, je te permets seulement de me toucher avec tes lèvres. C’est ce qui convient à un vieillard.

— Bon, mais pendant ce temps, tu pourrais au moins arrêter la douche ?

— Pas question : quand tu m’auras touchée, il faudra de suite que je me rince, sinon je me sentirais sale. »

J’ingurgitai cela comme on avale un bol d’eau.

« À propos de Haruhisa, je me souviens maintenant que j’ai un message de sa part.

— Quoi ?

— Comme il fait chaud ces temps-ci, il est embêté et il aimerait utiliser parfois notre douche. Il m’a dit : « Demande la permission à mon oncle. »

— Ils n’ont pas de salles de bains, à la télévision ?

— Si, il paraît qu’il y en a deux, la première pour les acteurs, la deuxième pour tous les autres, mais celle-là est si sale que Haruhisa refuse de la fréquenter. Alors, il est forcé d’aller jusqu’à Ginza, aux Sources de Tôkyô, mais s’il pouvait utiliser notre douche, ce serait plus près de son bureau et ça l’aiderait beaucoup. Voilà ce qu’il voulait que tu saches.

— Bah, c’est à toi, ma chère, d’en décider, tu n’as pas besoin de me consulter.

— À vrai dire, je me suis déjà débrouillée une fois pour qu’il prenne sa douche ici, mais il se sent coupable de ne pas t’en parler, c’est ce qu’il prétend.

— Moi, ça m’est égal, s’il veut une permission, qu’il la demande à sa tante.

— Alors, parle-lui s’il te plaît, parce que moi, elle me fait peur. »

C’est ce que Satsuko prétend, mais en réalité elle se soucie davantage de moi que de sa belle-mère. C’est bien parce qu’il est question de Haruhisa qu’elle éprouve le besoin de me prévenir………………………………………………………………………………………………

 

29 juillet. […] L’acupuncture commence à 14 h 30. Je m’allonge sur le lit, et M. Suzuki, qui est aveugle, dispense ses soins assis à côté sur une chaise. C’est lui qui s’occupe des choses délicates, qui sort de sa serviette la trousse à aiguilles, qui les nettoie à l’alcool, mais il est toujours accompagné d’un disciple qui reste en retrait à attendre les directives. Pour l’heure, je ne vois aucune amélioration, ni dans le refroidissement de ma main, ni dans l’engourdissement de mes doigts.

Vingt ou trente minutes plus tard, Haruhisa entra brusquement par la porte du couloir.

« Je m’excuse de vous déranger, mon oncle. Je sais que vous êtes en pleine séance de soins, mais je voulais vous remercier de tout cœur d’avoir donné votre accord à la demande que Satsuko vous a transmise de ma part. J’en ai profité dès aujourd’hui, alors je voulais absolument vous dire un grand merci.

— Bah, ça n’a pas d’importance, tu n’as pas besoin de m’informer chaque fois. Viens quand tu veux.

— Merci beaucoup, en abusant de votre gentillesse je passerai souvent, peut-être pas tous les jours… À propos, à vous voir comme ça, vous avez l’air en pleine forme !

— Peuh ! Je suis de plus en plus gâteux, et me fais gronder sans cesse par Satsuko.

— Elle vous admire pourtant, elle dit que vous êtes éternellement jeune.

— Quelle fable ! Regarde, aujourd’hui encore j’essaie, grâce à l’acupuncture, de me retenir au fil de la vie.

— Voyons, voyons ! Vous allez vivre encore longtemps, très longtemps, mon oncle… Oh ! pardon ! Je vous ai vraiment dérangé. Je vais aller saluer ma tante avant de partir sans tarder.

— Ce doit être pénible dans cette chaleur, repose-toi un peu avant de t’en aller.

— Merci. Malheureusement, vous savez que j’ai à faire… »

Quelque temps après le départ de Haruhisa, O-Shizu apporte sur un plateau du thé et des gâteaux pour deux. C’est l’heure de la pause. Aujourd’hui, crème renversée et thé de Ceylan glacé. Ensuite, les soins reprennent jusqu’à 16 h 30.

Pendant cette séance, je réfléchissais à autre chose.

Si Haruhisa a demandé à venir prendre des douches, ce ne doit pas être si simple, il a peut-être quelque arrière-pensée. À moins que Satsuko ne le manipule. Par exemple, il est possible qu’il soit venu me saluer aujourd’hui exprès pendant mes soins, calculant qu’ainsi il n’aurait pas à rester longtemps prisonnier du vieillard que je suis. Je l’ai vaguement entendu raconter qu’il était très pris le soir, et bien plus disponible dans la journée. Dans ce cas, il viendrait prendre ses douches entre midi et le soir, à peu près aux mêmes heures que Satsuko. Autrement dit, il viendrait pendant que je suis au bureau, ou bien pendant les soins que je reçois dans ma chambre. Quand il se douchera, il ne laissera pas la fameuse porte ouverte, non, il la fermera à clef. Satsuko doit maintenant regretter d’avoir laissé s’installer notre mauvaise habitude.

Une autre chose me préoccupe. Dans trois jours, le 1er août, sept personnes partent pour Karuizawa : ma femme, Keisuke, le clan Tsujidô, formé de Kugako et de ses trois enfants, plus la servante O-Setsu. Jôkichi s’en va, lui, le 2 dans le Kansai pour revenir le 6, et à partir du 7, il ira aussi à Karuizawa pendant une dizaine de jours. Dans ces conditions, il peut se produire toutes sortes d’événements qui profiteraient à Satsuko. Celle-ci a décrété en effet que, le mois prochain, elle irait à Karuizawa de temps à autre, deux ou trois jours, parce qu’elle ne voulait pas me laisser seul – même si, bien sûr, Mme Sasaki et O-Shizu restaient à Tôkyô –, qu’en plus l’eau de la piscine de Karuizawa était si froide qu’à son grand regret elle ne pouvait nager, qu’elle acceptait donc d’y séjourner parfois, mais seulement pour de brèves périodes, parce que finalement et sans conteste elle préférait la mer. À l’écouter, je me dis qu’il fallait absolument que je m’arrange pour rester aussi à Tôkyô.

« Je te précéderai, mais quand viendras-tu ? me demanda ma femme.

— Euh, quand, je ne sais pas. Puisque j’ai tout de même commencé cette acupuncture, je pense qu’il faudrait continuer encore un peu.

— Après t’être plaint de ce qu’il n’y avait aucun résultat, tu pourrais au moins interrompre pendant les chaleurs !

— Précisément, j’ai l’impression de sentir un léger mieux ces derniers temps. Ça fait à peine un mois, ce serait dommage d’arrêter maintenant.

— Tu veux dire que tu ne viendras pas cette année ?

— Si, si, je viendrai à un moment ou à un autre », lui répliquai-je, esquivant l’interrogatoire de justesse.