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On n’est jamais aussi mal que chez soi

Je suis là ! annonça Méduse en ouvrant à la volée la porte d’entrée de la petite maison où elle avait grandi.

Sa mère leva les yeux du ragoût aux algues qu’elle était en train de préparer. Méduse plissa le nez. Elle détestait le ragoût d’algues. Le ragoût à l’ambroisie de l’AMO était beaucoup plus savoureux.

Céto, sa mère, la regarda d’un air inquiet.

— Duduse ? Pourquoi es-tu à la maison et pas à l’école ? Qu’est-ce qui se passe ? Est-ce que tes sœurs vont bien ?

Elle approcha en se dandinant. Il n’y avait rien qu’elle pouvait faire pour marcher normalement, car elle était un monstre marin. Elle ne pouvait marcher qu’en se dandinant ou en glissant, lorsqu’elle était sur la terre ferme. Mais dans la mer, elle pouvait nager comme un poisson. Méduse et ses sœurs avaient hérité de ses talents en natation.

— Sthéno et Euryale vont bien, dit Méduse en regardant à la ronde. Et je vais bien aussi, si ça intéresse quelqu’un, ajouta-t-elle à voix trop basse pour que sa mère puisse l’entendre.

La maison était exactement comme elle l’avait laissée des années auparavant pour suivre ses sœurs à l’AMO. Elle n’y était jamais revenue depuis, pas même pendant les vacances. Un mur entier de la cuisine était recouvert des médailles de natation et des prix scolaires que ses sœurs avaient gagnés au fil des années. Aucun de ceux que Méduse avait gagnés n’était là, mais elle ne s’était pas attendue à les y trouver. Ses parents n’avaient jamais caché qu’ils aimaient ses sœurs plus qu’elle.

— Phorcys ! La plus jeune de tes filles est finalement venue nous rendre visite, cria sa mère vers le salon. Que penses-tu de ça ?

Lisant une revue en rouleau assis dans son fauteuil préféré, son père, Phorcys, se contenta de grogner sans même se retourner. C’était un marsouin, et le langage de ces cochons de mer se limitait à des grognements.

— Veux-tu bien me dire ce que tu as fait à tes cheveux ? lui demanda sa mère avec horreur en semblant tout juste remarquer les serpents. C’est une nouvelle mode ? Ou quelque chose comme ça ? Avoir des cheveux ordinaires comme tout le monde, ce n’est plus assez bien pour toi maintenant que tu vas à l’école avec des immortels ?

— C’était un accident, dit Méduse en se versant un verre d’eau du pichet qui était posé sur le comptoir. Une erreur d’invention.

— Eh bien, tu as l’air ridicule. J’espère sincèrement que tu ne vas pas les laisser comme ça.

Méduse haussa les épaules et posa son verre. Elle doutait que ses cheveux changent un jour, peu importe ce que désirait sa mère. Athéna lui avait dit qu’il n’y avait aucun moyen d’inverser les effets du Viperlave (qu’Athéna avait nommé à l’origine le Pervilave).

— Alors, comment ça se passe à l’école ? demanda sa mère. Es-tu finalement revenue à la raison et t’es-tu rendu compte que ta place était ici en Grèce avec les autres mortels ? Il était temps. Je ne sais pas pourquoi tu avais de telles folles ambitions prétentieuses au départ. Comme je te l’ai toujours dit, peu importe à quel point tu étudies, tu ne seras jamais immortelle.

— Merci, maman, dit Méduse en levant les yeux au plafond. C’est gentil à toi de me dire quelque chose que je ne sais pas déjà.

Mais sa mère ne releva pas le sarcasme et continua à bavarder.

— Quoi qu’il en soit, je suis heureuse que tu sois ici, dit-elle.

— C’est vrai ? dit Méduse en relevant la tête de surprise.

Ses parents étaient toujours heu-reux de voir ses sœurs, mais ils se fichaient pas mal d’elle. En fait, ils ne lui avaient pas écrit une seule lettre depuis tout le temps qu’elle était à l’AMO.

— Oui, j’ai emballé toutes les vieilles affaires que tu as laissées dans ta chambre, continua sa mère. Nous prévoyons l’utiliser comme espace de rangement. Puisque tu es là, tu pourrais m’aider à apporter les cartons à l’ouvroir pour les pauvres.

— Tu te débarrasses de mes affaires ?

Alarmée, Méduse n’attendit même pas la réponse de sa mère. Elle traversa en trombe la cuisine et le salon pour aller dans sa chambre. En chemin, elle passa devant des dizaines de dessins et de peintures de ses sœurs. Il y avait des cadres sur le manteau de la cheminée, d’autres sur des étagères ou des petites tables. Mais il n’y avait aucun portrait de Méduse.

Sa chambre d’enfant était aussi petite qu’une penderie. Pas étonnant, parce qu’avant sa naissance, cette pièce avait été un placard. Il n’y avait pas de fenêtres ; elle alluma donc une chandelle avant d’y entrer.

Bien entendu, toutes ses affaires avaient été mises dans deux cartons, qui étaient posés au milieu de la pièce. Le lit, qui remplissait presque toute la pièce, était déjà parti. Posant la chandelle dans un chandelier, elle s’agenouilla et ouvrit le premier carton. Il était rempli de vieux vêtements et de sandales qui ne lui allaient plus. Elle le referma et ouvrit le second.

Celui-là était rempli de trésors. Il y avait les vieux coquillages qu’elle avait collectionnés, une pièce ancienne qu’elle avait trouvée sur le rivage et une poupée sirène qu’elle avait fabriquée avec des brindilles et des herbes marines. Il y avait des centaines de dessins qu’elle avait faits en première et en deuxième année du primaire, avant de quitter la maison.

Méduse continua à fouiller, cherchant jusqu’à ce qu’elle trouve un groupe de rouleaux en particulier. Elle les déroula sur le sol et examina l’une des nombreuses bandes dessinées intitulées La reine de la haine qu’elle avait créées lorsqu’elle était petite. Elle était la vedette de chaque histoire. Une superhéroïne !

Ses dessins étaient principalement faits de personnages bâtons avec une tête en forme de O. Mais elle leur avait ajouté des petites touches spéciales pour les caractériser. Les bandes dessinées étaient presque comme un journal personnel, parce que les dessins montraient des choses qui lui étaient arrivées lorsqu’elle habitait encore à la maison.

Même avec la chandelle, elle pouvait à peine voir dans la chambre obscure. Prenant la pile de rouleaux de BD et la chandelle, elle traversa le couloir et alla dans la chambre que ses sœurs avaient partagée. Rien n’y avait changé depuis qu’elles avaient quitté la maison. Leurs dessus-de-lit verts à froufrous étaient fraîchement lavés, au cas où elles viendraient en visite. Leurs livres, leurs jouets et leurs poupées étaient toujours sur les étagères qui avaient récemment été époussetées.

Méduse entra et se laissa tomber sur l’un des lits faits à la perfection. Couchée sur le ventre, elle commença à lire les BD. Ses serpents les regardaient eux aussi, comme s’ils avaient été curieux de savoir de quoi avait été faite son enfance.

En tant que reine de la haine, elle utilisait une chose qu’elle appelait la « magie de recouvrement » pour faire payer les ignobles petits scélérats. (Dans son cas, les scélérats étaient tous ceux qui ne la traitaient pas bien.) Son arme était un fromage magique. Lorsqu’elle le tenait bien haut et criait « gorgonzola », ses ennemis se transformaient en fromage.

Elle n’était pas certaine de savoir pourquoi elle avait choisi que sa reine-héroïne crie cet horrible surnom, puisqu’elle le détestait tant. Peut-être était-ce parce que l’utilisation de ce mot contre ses ennemis lui enlevait le pouvoir de lui faire du mal à elle.

Elle rit en lisant l’histoire où elle avait transformé un enfant en fromage parce qu’il lui avait volé de l’argent pour acheter son repas à la cafétéria. Et à celle où elle avait changé ses sœurs en fromage parce qu’elles lui avaient fait manquer la fête de fin d’année en première. Elles l’avaient dénoncée au sujet de sa chambre en désordre, et ses parents l’avaient obligée à rester à la maison pour la ranger. La fête, le bal d’Océandrillon, était sur le thème de la mer. Ses sœurs avaient été costumées en nymphes marines jumelles. Dans sa BD, elles étaient devenues des fromages jumeaux sur le coup de minuit.

— Ha ! Ha ! Ha ! rit-elle tout bas.

Elle était une petite fille plutôt hilarante, même si c’était elle-même qui le disait. Avant même de pouvoir écrire, elle dessinait vraiment bien. Elle avait oublié ça. Posant son menton sur une main, elle poursuivit sa lecture en riant doucement. Mais après un certain temps, elle se mit à bâiller. Sa tête commença à dodeliner, et ses paupières s’alourdirent.

Et la prochaine chose dont elle eut conscience fut la voix grinçante de sa mère :

— Duduse ! Que fais-tu là ?

— Hein ? Se frottant les yeux, Méduse s’assit et regarda tout autour d’elle.

C’était déjà le matin, et elle était dans le lit d’une de ses sœurs. Que faisait-elle à la maison ? Était-elle au beau milieu d’un rêve, ou plutôt d’un cauchemar ?

Puis elle se rappela tout ce qui s’était passé la veille.

— Quelle heure est-il ?

Sautant du lit, elle consulta le cadran solaire dehors et vit qu’il était presque 9 h. Il fallait qu’elle aille rejoindre Hermès pour retourner au mont Olympe !

À la vitesse de l’éclair, Méduse ramassa ses rouleaux de BD La reine de la haine. Les serrant sur sa poitrine, elle se dépêcha de partir.

— R’voir, m’man !

Mais sa mère était déjà occupée à lisser les plis qu’elle avait faits sur le couvre-lit de sa sœur et elle se contenta de lui faire un petit signe de la main. Elle ne lui demanda même pas où elle s’en allait ni si elle allait revenir.

Son père était à la table en train de manger des flocons d’algues pour son petit déjeuner lorsqu’elle passa en trombe dans la cuisine.

— R’voir, p’pa ! lui lança-t-elle, mais il se contenta de grogner.

Méduse était à bout de souffle lorsqu’elle arriva à l’endroit où Hermès lui avait donné rendez-vous. Mais elle n’y trouva ni Hermès ni char. Oh non ! Était-elle arrivée trop tard ? Était-il déjà venu et reparti ? Elle fixa le ciel avec anxiété.

— Méduse la Gorgone ! C’est toi, vraiment ?

Méduse chaussa ses lunettes antipierre avant de regarder tout autour pour voir qui avait parlé. C’était une fille qui était dans sa classe en deuxième année, à son ancienne école. Elle tenait une jarre d’eau en équilibre sur sa tête en tenant la poignée d’une main.

— Je le savais ! dit la fille avec excitation. Je suis Échidna, tu te souviens de moi ?

Elle jeta un coup d’œil aux serpents sur la tête de Méduse.

— Alors, c’est vrai pour tes cheveux.

Méduse regarda vers le haut, scrutant le ciel. Toujours pas d’Hermès. Elle regarda la fille de nouveau. Elle avait été plutôt gentille, plus que la plupart des autres enfants, se rappelait Méduse.

— Ouais, c’est vrai. Euh, tu t’en vas à l’école ?

— Les filles n’ont plus le droit d’aller à l’école après la deuxième année, tu te souviens ? dit Échidnée en riant. Je suis en formation pour devenir porteuse d’eau, dit-elle avec fierté.

— Fantastique, dit Méduse sans grand enthousiasme.

C’était justement le genre de travail auquel elle avait voulu échapper en quittant la maison.

— Pas aussi fantastique que ta vie à l’Académie du mont Olympe, je parie. Alors, quel effet ça fait, de côtoyer des déesses comme Aphrodite et Athéna ? soupira la fille avec mélancolie. Elles doivent sûrement être si belles et brillantes… enfin, si déesses.

— Ouais, elles se sont, dit Méduse. Nous traînons ensemble tout le temps. En fait, nous sommes comme les deux doigts de la main, ajouta-t-elle en levant la main et en croisant deux doigts. Je mange à leur table à la cafétéria la plupart du temps. Avec Perséphone et Artémis, aussi.

— Vraiment ? dit Échidna en écarquillant les yeux. Tu es si chanceuse !

Oui, elle était chanceuse, pensa Méduse. Chanceuse de ne plus vivre là. Après avoir passé des années avec des immortels, la vie ici-bas sur Terre n’était pas pour elle. Elle s’ennuierait à mourir, si elle devait revenir dans ce village où elle ne pourrait même pas aller à l’école.

Ses préoccupations de la veille revinrent la turlupiner. Et si Zeus apprenait que ses serpents avaient fait du vol à l’étalage ? Il ne l’expulserait tout de même pas de l’Académie pour la renvoyer ici, n’est-ce pas ?

Méduse ne fut jamais aussi heureuse qu’au moment où elle aperçut le char d’argent aux ailes blanches apparaître dans le ciel. Dès l’instant où Hermès effleura le sol, elle plongea à l’arrière du char.

— Désolée, il faut que j’y aille ! dit-elle à son ancienne camarade de classe, qui regardait le char avec ébahissement.

Mais elle n’était pas le moins du monde désolée de partir.