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Les petits de la maternelle

Déterminée à gagner le concours de Poséidon, Méduse se leva avec peine à 6 h le lundi matin pour aller s’entraîner à la nage. Elle s’étira et bâilla, fatiguée de se lever si tôt et de s’être couchée tard la veille après avoir dessiné sa BD. Après s’être habillée, elle traversa la cour en joggant et se rendit au gymnase, où la piscine de l’AMO se trouvait dans la grotte en sous-sol.

Elle emprunta l’escalier de calcaire qui menait à la piscine sous le plancher du gymnase, puis elle enleva son chiton, qu’elle avait enfilé par-dessus son maillot de bain. En tant que dieu des mers, Poséidon avait créé cette piscine souterraine. Lui seul pouvait lui faire prendre différentes formes en fonction de la course ou de l’événement qu’il devait y avoir lieu. Il pouvait y ajouter des chutes, des rochers, ainsi que diverses créatures marines. Mais pour l’instant, la piscine avait la forme d’un simple rectangle. Des algues marines tressées démarquaient les couloirs de natation.

Entendant des clapotis, Méduse regarda vers la piscine avec surprise. Une douzaine d’autres filles, déesses et mortelles, étaient déjà en train de faire des longueurs. Elle s’était attendue à ce que la piscine soit vide à cette heure matinale, mais il semblait que les autres étaient tout aussi déterminées qu’elle à devenir la demoiselle d’honneur de Poséidon.

— Désolée, les amis. Mais j’ai beaucoup d’entraînement à faire pendant six jours, dit-elle à ses serpents endormis en plongeant dans l’eau froide.

Elle fit 20 longueurs de piscine. Et bien qu’elle fût contente de la vitesse qu’elle avait maintenue, elle était si fatiguée après qu’elle se sentait comme une algue flétrie.

Après avoir nagé, les autres filles devaient passer du temps à arranger leurs cheveux dans le vestiaire. C’était l’un des grands avantages d’avoir des cheveux en serpents, pensa Méduse en s’habillant rapidement. Pas besoin de les bichonner, ils étaient toujours bien coiffés.

En chemin vers les salles de cours, elle vit des dizaines de chars qu’elle ne connaissait pas stationnés dans la cour à côté du gymnase. Elle devina qu’ils devaient appartenir aux invités qui avaient commencé à arriver pour le mariage depuis le samedi précédent.

Entendant une discussion véhémente, Méduse se retourna et aperçut Zeus et Héra qui marchaient dans l’oliveraie à l’autre extrémité de la cour. Ils étaient pris par leur conversation et ne semblaient pas se rendre compte qu’Athéna et Aphrodite se trouvaient à la lisière de l’oliveraie. Et chaque fois que d’autres étudiants passaient par là, les deux déesses faisaient semblant de lire un rouleau de texte qu’elles tenaient entre elles. Mais c’était simplement pour camoufler le fait qu’en réalité, elles étaient en train de tendre une oreille indiscrète (ou deux).

Soudain, Héra s’arrêta net et croisa les bras d’une manière qui laissait clairement entendre qu’elle était en colère. Le couple heureux était-il en train de se disputer ? Comme c’était intrigant. Bien que Méduse ne répandît pas de rumeurs comme Pheme, elle adorait connaître les secrets des gens. Car parfois elle pouvait les utiliser à son avantage.

S’efforçant d’agir de manière normale, elle se faufila entre les étudiants qui traversaient la cour et se dirigea vers l’oliveraie. S’arrêtant non loin des deux déesses, elle se pencha derrière un citronnier en pot et fit mine d’attacher sa sandale. Les déesses étaient si occupées à écouter qu’elles ne la remarquèrent même pas.

— Et pourquoi ne devrais-je pas continuer à travailler à ma boutique de mariage ? entendit Méduse.

— De quoi cela aura-t-il l’air ? rugit Zeus. Je ne veux pas que les rois et les chefs d’État ou mes amis croient que je suis si démuni que mon épouse soit obligée travailler. Et de plus, je veux avoir toute ton attention pour moi tout seul, mon petit cœur.

— Ne me mon-petit-cœur pas, dit Héra d’un ton sec. J’aime mon travail et je prévois continuer après notre mariage. Un point c’est tout.

Elle sortit de l’oliveraie d’un pas vif. Zeus la suivait sur les talons, en continuant à discuter. Aphrodite et Athéna se firent toutes petites, espérant de toute évidence que Zeus ne les voie pas et se rende compte qu’elles les épiaient. Heureusement pour elles, il ne les vit pas.

— J’aimerais qu’elle laisse simplement tomber son travail, murmura Athéna lorsqu’ils furent hors de vue.

— Pas question. Tu sais que ton père ne serait pas heureux avec une femme qui n’aurait pas d’intérêts bien à elle, insista Aphrodite. Il a simplement besoin de temps pour en prendre conscience. Tu te rappelles ses réponses à mon questionnaire ?

— Quel questionnaire ? demanda Méduse en sortant de sa cachette.

Les deux déesses se retournèrent vers elle, surprises. Puis Athéna pointa un index accusateur dans sa direction.

— Tout ça, c’est de ta faute.

— Moi ? dit Méduse en se raidissant. Qu’est-ce que j’ai fait ?

— Tu as posé ces questions à la conférence sur la boulot-ologie, vendredi, voilà ce que tu as fait. Ces questions sur les raisons qui poussaient les déesses à avoir une carrière, ajouta Athéna. Si ce n’était de toi, mon père se serait soucié comme d’une guigne qu’Héra continue de travailler une fois mariée.

— C’est vrai, convint Aphrodite. Et après tout le mal que nous nous sommes donné pour lui trouver Héra comme compagne…

— Ah ! Je comprends, dit Méduse en claquant des doigts. Vous avez présenté Héra à Zeus en ayant une idée derrière la tête, n’est-ce pas ?

— Oui, alors ne viens pas tout gâcher, dit Aphrodite. Ça n’a pas été facile de lui faire remplir mon questionnaire des cœurs solitaires afin de savoir quel genre de déesse lui trouver. Athéna a dû le glisser dans une de ses revues pour qu’il le voie, et…

— Alors, vous vous êtes servie d’une ruse pour qu’il réponde au questionnaire ? l’interrompit Méduse.

Se tapotant le menton de l’index, elle leur fit un sourire grimaçant.

— Intéressant, poursuivit-elle. Je me demande ce qu’il dirait s’il l’apprenait.

Et sur ce, elle tourna les talons et se dirigea vers les marches menant à l’école.

Athéna et Aphrodite échangèrent des regards alarmés, puis elles la rattrapèrent.

— Nous essayions simplement de trouver une compagne qui lui conviendrait, dit Aphrodite.

— Il était si malheureux après que ma mère l’eut laissé. Tu te rappelles ? ajouta Athéna.

La mère d’Athéna, qui s’appe-lait Métis, était une vraie mouche qui vivait dans le crâne de Zeus. Après qu’elle se fut envolée vers une vie nouvelle, il y avait quelque temps, Héra et Zeus s’étaient rencontrés lors d’une soirée dansante à l’école. Il devenait maintenant évident pour Méduse que la présence d’Héra à cette soirée n’avait pas été fortuite. À regret, elle dut admettre que les efforts d’entremetteuse d’Aphrodite dans ce cas-là avaient été couronnés de succès. Lorsque Zeus était malheureux avant d’avoir rencontré Héra, il y avait constamment des orages et de la pluie. Depuis sa rencontre avec elle, le directeur était tout en sourires ensoleillés.

— Tu ne voudrais pas tout gâcher en lui disant ce que nous avons fait, n’est-ce pas ? demanda Athéna anxieusement. Parce que si tu causes des problèmes et que mon père redevient malheureux, tu seras la fille la moins populaire de l’école, et…

Ses mots s’évanouirent lorsqu’elle sembla soudainement se souvenir que Méduse était déjà la fille la moins populaire de l’école.

— Je veux dire…

Les mots d’Athéna faisaient mal, même s’il s’agissait de la vérité.

— T’en fais pas, dit Méduse vertement. Ton secret sera bien gardé.

Puis, se remettant à marcher, elle se dirigea vers les portes d’entrée de l’Académie.

— Pour l’instant, du moins, lança-t-elle par-dessus son épaule.

Souriant parce qu’elle avait eu le dernier mot, Méduse grimpa le reste de l’escalier en courant. Elle poussa les portes de bronze et s’engouffra à l’intérieur, puis prit le couloir qui menait à son cours d’héros-ologie de la première période.

Fomenter le trouble ne la rendait pas vraiment heureuse, mais cela lui donnait un sentiment de puissance. Et comme mortelle, ce n’était pas un sentiment dont elle pouvait profiter bien souvent. De plus, elle n’avait toujours pas pardonné à Aphrodite d’avoir usé de ruse pour que Dionysos danse avec elle le soir de la fête de la semaine des Héros.

Méduse fut rapidement ramenée à la réalité lorsque les chiens d’Artémis passèrent en courant devant elle. Elle dut s’arrêter pour éviter une collision. Grrrr. Ces chiens étaient une vraie menace. Cette manière qu’ils avaient de toujours courir dans les jambes des élèves dans les couloirs. Elle les aurait volontiers changés en statues de pierre si cela n’avait pas risqué de lui causer des problèmes. Mais elle l’avait fait une fois, et Athéna avait trouvé le moyen d’inverser le sort.

Approchant de la classe d’héros-ologie, elle se retrouva juste derrière Apollon et Dionysos. Immédiatement, son esprit revint à la soirée de la semaine des Héros. Elle s’était imaginé que Dionysos lui jouait un tour ce soir-là, alors elle avait renversé les rôles et l’avait planté là au milieu de leur seconde danse.

Elle avait alors espéré qu’il se sente gêné lorsqu’il prendrait conscience qu’il dansait seul. Cependant, deux autres filles s’étaient rapidement jointes à lui une fois qu’elle fut partie, contrecarrant sa tentative de vengeance. Et lorsqu’il avait finalement enlevé le bandeau qu’il avait sur les yeux, ce furent elles qu’il vit. Elle doutait même qu’il sût alors qu’il avait dansé avec elle quelques instants avant. Mais peut-être quelqu’un le lui avait-il dit par après. Ce qui expliquerait pourquoi il la regardait si souvent depuis un certain temps.

— Tu sais, Ariadne, cette fille que j’ai choisie comme demoiselle d’honneur ? dit Dionysos à Apollon pendant qu’ils marchaient devant Méduse. Sa famille a dû rentrer à la maison. Des problèmes avec leur minotaure domestique, qui a fait du grabuge.

— Waouh ! J’imagine que tu ferais mieux de chercher une nouvelle demoiselle d’honneur, lui dit Apollon au moment où ils se séparaient. À plus tard, ajouta-t-il.

Apollon se dirigea à quelques portes plus loin au cours de philosophi-ologie. Dionysos se rendit à son cours d’hérosologie, et Méduse entra derrière lui. Ils firent tous les deux le tour de la grande table de jeu qui était située d’un côté de la classe. Il s’agissait d’une carte en trois dimensions avec des routes, des vallées, des villages et des châteaux. Des figurines de héros servaient de pions de jeu, et de petites créatures vivantes à écailles montraient leur museau hors des mers et des océans de la carte.

Comme ils le faisaient toujours lorsqu’ils passaient devant la table de jeu, ses serpents sifflèrent à la vue des serpents de mer dans la Méditerranée miniature. Les entendant, Dionysos fit un sourire à Méduse. Il avait de très jolies fossettes lorsqu’il souriait, remarqua Méduse.

— Alors, j’ai le sssentiment que les ssserpents de cheveux et les ssserpents de mer ne sssont pas des amis ? dit-il d’un ton malicieux.

Était-il en train de se moquer de ses serpents ? N’étant pas certaine, elle l’ignora et continua jusqu’à son pupitre.

Une fois assise, elle se mit à organiser ses affaires. Le vernis à ongles vert chatoyant allait sur un coin du pupitre (elle vernissait habituellement ses ongles pendant les cours, en se servant d’Athéna, dont le pupitre était devant le sien, comme d’un bouclier pour se cacher du professeur). Son rouleau de notes fut posé au centre du pupitre, et sa plume à côté. Déposant son sac sur le sol, elle leva les yeux et vit Dionysos qui se tenait là en la dévisageant.

— Quoi ? demanda-t-elle en fronçant les sourcils.

— Hé, dit-il en riant. N’aie pas l’air si contente de me voir !

— Tu veux quelque chose ? demanda-t-elle.

Pianotant sur le bureau pour signifier son irritation, elle se prépara mentalement à entendre une boutade au sujet de ses serpents ou d’elle-même. Pourquoi ne pouvait-il pas simplement lui ficher la paix ?

L’air soudainement timide, et peut-être un peu nerveux aussi, Dionysos se dandinait d’un pied sur l’autre. L’acteur le plus renommé de l’Académie qui était gêné ? Cela n’avait aucun sens. Il était la vedette de chaque pièce du cours de théâtre-ologie et il était habitué à être le centre d’attention. Elle fixa ses yeux violets et fut désarçonnée de le voir rougir.

— Hé bien, je me demandais justement si tu pouvais…

Il enfonça ses mains dans les poches de sa tunique. Mais avant qu’il puisse terminer la blague ou l’insulte qu’il avait probablement en tête, Athéna et Aphrodite apparurent, s’installant respectivement devant elle et de l’autre côté de l’allée.

— Euh. Peu importe, dit-il à Méduse.

Et après avoir salué les deux déesses, Dionysos alla s’asseoir à son propre pupitre, avec son sourire bon enfant habituel.

— Attention à tous !

Entendant la voix du professeur, Méduse regarda de son côté pour voir monsieur Cyclope qui tenait une liste écrite sur un rouleau de papyrus à l’avant de la salle.

— Comme vous le savez, poursuivit-il, de nombreux dignitaires, immortels, rois et héros provenant d’autres royaumes sont en visite à l’AMO cette semaine en prévision du grand mariage de dimanche prochain. Beaucoup d’entre eux sont venus avec leur famille, dont quelques enfants d’âge préscolaire. Alors, afin de renforcer nos relations avec les autres cultures, chacun d’entre vous a été jumelé à un petit de la maternelle. Pendant chacun de mes cours cette semaine, vous devrez vous occuper de votre camarade attitré. À compter d’aujourd’hui.

Les élèves, prenant conscience que cela signifiait probablement qu’il n’y aurait ni travaux en classe ni devoirs pendant toute la semaine, se mirent à chahuter. Monsieur Cyclope esquissa un léger sourire.

— Et comme vous l’avez de toute évidence deviné, nos activités courantes en classe seront suspendues jusqu’à lundi prochain.

Prenant une pose dramatique, Dionysos plaqua sa main droite contre son cœur et poussa un profond soupir.

— J’ai le cœur brisé, plaisanta-t-il. Alors, pas de contrôle demain ?

— C’est ça. Je sais que vous êtes tous très déçus, mais essayez de tenir le coup, répondit monsieur Cyclope, son unique œil au milieu de son front pétillant de malice.

Puis il tourna la tête vers la porte, qui venait de s’ouvrir.

— Ah ! Entrez, Madame Hydre, dit-il, et faites entrer vos petits protégés. Bienvenue, les enfants !

Madame Hydre se glissa à l’intérieur, ses neuf têtes s’esquivant les unes les autres alors qu’elle faisait entrer les petits bouts de chou de cinq ans pleins d’énergie dans la classe. Une fois qu’ils furent tous à l’intérieur, elle leur fit un signe de la main d’un air soulagé, puis se glissa hors de la classe, refermant la porte derrière elle. Sans la supervision des nombreuses têtes, les petits se mirent à courir comme des fous dans la classe. Ils examinaient tout ce qu’ils trouvaient, rampaient sous les bureaux et trébuchaient sur les pieds des élèves plus vieux.

Certains de ces enfants étaient des mortels. Hum. Pendant un instant, Méduse imagina calmer les ardeurs dans la classe en les changeant en pierre. Est-ce que quelqu’un lui en aurait voulu ? Mais, avec réticence, elle chaussa ses lunettes antipierre et observa les nouveaux arrivés avec méfiance. Qui voulait avoir un camarade de maternelle ? Certainement pas elle.

— Oh ! Ne sont-ils pas adorables ? entendit-elle roucouler Aphrodite.

Athéna hocha la tête comme l’une des figurines à tête branlante qu’elle avait vues à la boutique Cadeaux des dieux. Méduse leva les yeux au ciel.

Monsieur Cyclope commença à nommer les paires de noms de sa liste. Poséidon était jumelé à un petit monstre marin du nom de Cetus. Dionysos eut Persée, un mortel dont les parents étaient propriétaires du marché aux boucliers de Persée, là-bas sur Terre. Et Pheme fut elle aussi jumelée à une petite mortelle. Aphrodite et Athéna avaient l’air enchantées de leurs mignonnes protégées aux cheveux bouclés, deux nymphes marines nommées Thétis et Amphitrite.

Lorsque monsieur Cyclope arriva au nom de Méduse sur sa liste, tous les autres élèves avaient été jumelés à un bambin. Il ne restait plus qu’une petite fille. Ses yeux foncés étincelaient, et ses cheveux noirs avaient été coiffés en une multitude de tresses, chacune attachée au moyen d’un ruban.

— Voici Andromède, une princesse d’Éthiopie, dit monsieur Cyclope à Méduse. Elle sera ta protégée pour la semaine.

La petite fille jeta un seul regard à Méduse, puis elle éclata en sanglots.

— Vous ne pouvez pas m’obliger à aller avec elle ! cria-t-elle.

Puis elle fonça dans le placard à fournitures et claqua la porte derrière elle. Tout le monde se retourna pour regarder Méduse comme si c’était sa faute. La plupart des enfants se méfiaient de ses serpents.

Comme la plupart des adultes aussi. Eh bien. Ce ne serait pas la fin du monde si elle n’avait pas de protégée. En ce qui la concernait, la petite fille pouvait bien rester dans le placard si ça lui chantait ! Mais elle sentit alors que Poséidon la regardait, attendant de voir ce qu’elle ferait.

Ne voulant pas risquer de s’attirer sa désapprobation, elle soupira.

— Je vais aller la chercher.

Et pendant qu’elle se dirigeait vers le placard, le reste des élèves de la classe reportèrent leur attention sur leurs propres protégés. Certains prirent un livre pour commencer à lire, d’autres sortirent des jeux ou du matériel de bricolage.

Méduse ouvrit la porte du placard et regarda à l’intérieur. La petite fille était recroquevillée dans un coin, suçant son pouce.

— Allez, dit Méduse de sa voix la plus amicale. N’aie pas peur, Andromède. Mes serpents ne te feront pas de mal.

Avec un bruit de succion, le pouce sortit de sa bouche.

— Chépapeurdèserpents. Sauf s’ils mordent. Est-ce qu’ils mordent ? Est-ce que ça te fait mal de les avoir sur la tête ? Est-ce qu’ils parlent ?

Cette petite fille posait au moins autant de questions que Pandore !

— Hum… non, répondit Méduse aux trois questions en même temps.

— Est-ce que je peux les flatter, alors ? dit la petite fille qui s’avançait en marchant sur les genoux.

Puis, se levant, elle tendit la main. Méduse fit un geste de recul. Personne n’avait jamais osé toucher ses serpents. Sauf Héraclès, qui avait essayé de les étrangler une fois, le crétin. Ses serpents se figèrent sur place, pas sûrs de savoir comment réagir eux non plus.

La fille mit ses mains sur ses hanches, faisant la brave, mais également un peu blessée par l’hésitation de Méduse.

— D’accord. J’imagine. Si tu y tiens vraiment, dit-elle enfin à Andromède.

Elle se mit à genoux et pencha la tête. Et malgré leur première hésitation, les serpents semblèrent se prendre d’amitié pour la petite fille. Certains d’entre eux s’enroulèrent autour de son poignet comme des bracelets et d’autres sortirent délicatement la langue pour chatouiller sa joue. Andromède se mit à rire. Ce qui était bon signe.

— Est-ce qu’ils ont un nom ? lui demanda-t-elle, en les flattant.

Personne ne lui avait jamais posé cette question avant non plus !

— Ouais, dit Méduse, qui commençait à se sentir flattée par l’intérêt que lui portait Andromède. Elle montra chacun des serpents tour à tour en les lui présentant.

— Ils s’appellent Vipèr, Flicka, Bretzel, Rustro, Dupeur, Slinky, Lasso, Glisso, Écail, Émeraude, Petipois et Tortillon.

Une fois que la curiosité de la petite fille eût été satisfaite et qu’elle eût flatté chacun des serpents, Méduse se releva, tentant de penser à un moyen de la faire sortir du placard.

— Je ne crois pas que mes serpents se plaisent beaucoup, ici. Pourquoi ne sortirais-tu pas ? Nous pourrions aller rejoindre tes amis et tu pourrais leur dire comment s’appellent mes serpents.

Cela leur ferait quelque chose à faire, au moins. Elle n’avait jamais eu à s’occuper d’un petit de maternelle avant. Comment était-elle censée savoir ce qu’il fallait faire ?

— J’ai pas d’amis. J’suis nouvelle, l’informa-t-elle.

— Tu veux dire, nouvelle à ton école ?

Andromède hocha la tête. Prenant la main de Méduse, elle laissa celle-ci la ramener dans la classe. Méduse remarqua immédiatement qu’il y avait une place libre entre Poséidon et Héraclès autour du plateau de jeu d’héros-ologie. Quelle chance ! Elle dirigea sa petite protégée dans cette direction.

— Faites place ! Car que je suis Persée au cœur courageux ! se fit entendre une voix de petit garçon.

Méduse et Andromède firent un pas de côté pour laisser passer le petit aux cheveux en bataille. Il était à cheval sur le dos de Dionysos, ses jambes enroulées autour de la taille de celui-ci, qui faisait semblant de galoper.

— Et moi, je suis son cheval de mer ailé, les informa Dionysos, ses yeux violets pétillant d’espièglerie. Nous chevauchons les vagues déchaînées à la recherche d’une mission dangereuse. Il semble bien que nous en ayons trouvé une, n’est-ce pas Persée ? Deux princesses à secourir !

Les yeux d’Andromède s’agrandirent, et elle poussa un cri si aigu que Méduse tressaillit.

— À la rescousse de la princesse est mon jeu préféré !

Dionysos avait certainement le tour avec les enfants, pensa Méduse. Et il avait raison de croire qu’elle avait besoin d’être secourue… secourue de ne savoir que faire pour amuser sa protégée ! L’instant d’après, elle emboîta le pas à Andromède, faisant semblant toutes les deux d’être enfermées dans une tour qui s’élevait sur une île déserte au milieu de l’océan.

— Oh non ! Les vagues nous entourent, dit Andromède d’une voix excitée, l’imagination débordante. Et regarde ! Un serpent de mer effrayant se dirige vers nous !

Elle montra du doigt Cetus, le monstre marin jumelé à Poséidon, qui avait quitté le tableau de jeu pour venir se joindre à leur jeu. Poséidon le suivait sur les talons.

« Génial ! » pensa Méduse, faisant toutefois mine de ne pas paraître trop enchantée à l’arrivée de son amoureux secret.

— Comment ferons-nous pour nous sauver d’ici ? demanda Andromède en feignant la crainte, toujours concentrée sur le jeu.

— Nous allons vous sauver, n’est-ce pas ? demanda Persée à Dionysos en galopant à leur secours.

— À qui le dis-tu, partenaire ! l’assura Dionysos.

Il faisait toutes sortes de détours, pour tenter de faire paraître long et périlleux le trajet pour se rendre jusqu’à elles, ce que Persée adorait.

— Ou peut-être pourrions-nous trouver la façon de nous sauver par nos propres moyens, suggéra Méduse à Andromède.

— Non ! C’est n’est pas comme ça que ça fonctionne, dit Andromède, insistant pour qu’elles attendent que les garçons viennent les aider.

Et se reculant, elle regarda vers le haut et cria à l’intention des serpents de Méduse :

— Allez, les petits serpents, ajouta-t-elle. Aidez-nous à les faire arriver ici avant que nous soyons déchiquetées en mille morceaux !

Méduse sentit ses serpents qui se tortillaient au-dessus de sa tête et elle en conclut qu’ils étaient probablement en train de faire des signaux à leurs sauveurs. Dionysos fit mine de ne pas comprendre, imaginant toutes sortes de messages qu’essayaient de lui transmettre les serpents, ce qui fit rire Andromède aux éclats.

Et même si elle pensait qu’il était stupide, Méduse n’en trouvait pas moins ce jeu amusant. À vrai dire, comment ne pas s’amuser lorsque Dionysos était dans les parages ?

— Tu es une vraie charmeuse de serpents, dit Poséidon en faisant un clin d’œil à Andromède.

Son compagnon monstre marin faisait des bruits de grognements et essayait d’avoir l’air dangereux pendant qu’il « nageait » autour des filles.

— Je ne suis pas une charmeuse de serpents. Je suis une princesse, l’informa Andromède. La plus jolie princesse de la mer tout entière !

— Oh ! N’est-il pas ? dit Poséidon en plissant les yeux. Parce que je suis le dieu de la mer, et…

— T’es qu’une grosse menteuse, dit Cetus en interrompant Poséidon et en lançant un regard furieux à la petite fille.

De l’autre côté de la pièce, les nymphes marines qu’accompagnaient Aphrodite et Athéna prirent un air renfrogné et hochèrent la tête en signe d’assentiment.

Oh oh ! Ce n’était jamais une très bonne idée de claironner qu’on était la plus belle en compagnie d’immortels ou de créatures fantastiques. Quelqu’un en prenait toujours ombrage et se mettait à argumenter à ce sujet.

— C’est vrai ! insista Andromède en regardant Cetus furieusement à son tour. Ma mère dit que je suis si jolie que je pourrais participer au mariage d’Héra.

— Je le pense aussi, se prononça Persée, le petit protégé de Dionysos.

Méduse regarda Andromède et sentit une soudaine envie irrépressible de la protéger. Elle ne pouvait pas la laisser se faire des idées et avoir des attentes trop élevées. Car elle ne pourrait qu’être déçue.

— Tu n’as aucune chance d’être choisie pour la fête du mariage, lui expliqua-t-elle sans ménagement. D’une part, tu n’es qu’une simple mortelle. Et d’autre part, ta famille n’a de lien ni avec Héra ni avec Zeus.

Andromède la regarda, l’air blessé. Puis, pour la deuxième fois depuis le matin, elle se mit à pleurer.

— Méchante ! se lamenta-t-elle.

Aphrodite et Athéna, qui étaient alors en train de jouer aux cartes avec leurs petites compagnes, levèrent les yeux vers Méduse, consternées. D’autres regards se tournèrent de son côté, incluant celui de Pheme, la cancanière. Et aussi monsieur Cyclope. Méduse ne comprenait pas. Qu’y avait-il de si méchant à dire la vérité ?

Maladroitement, elle tapota la tête d’Andromède, essayant de faire semblant que tout allait bien. Mais cela fit que la petite fille s’éloigna d’un geste brusque et se mit à pleurer encore plus fort. Bien que Méduse se sentît mal de lui avoir fait de la peine, il n’était pas question qu’elle l’admette. Pas alors que tout le monde la regardait !

Avant que monsieur Cyclope puisse s’en mêler, Dionysos prit la parole pour s’adresser à Persée.

— Hé, bonhomme, pourquoi n’emmènerais-tu pas Andromède voir la table de jeu ?

Lorsque les deux enfants furent partis, il tira Méduse à part.

— Qu’est-ce que tu as ? lui dit-il à voix basse. Pourquoi t’en prends-tu toujours aux gens de cette manière ?

— Tu sais bien qu’elle n’a aucune chance de faire partie de la cérémonie de mariage de Zeus, protesta Méduse.

Pourquoi la réprimandait-il ? Ce n’était pas juste !

— C’est une enfant ! dit Dionysos en montrant Andromède d’un geste de la tête. Qu’y a-t-il de mal à la laisser rêver ?

— Ce qu’il y a de mal, c’est que ces rêves sont totalement irréalistes, dit Méduse en mettant ses mains sur ses hanches d’irritation. J’essaie simplement de lui éviter d’être déçue.

— Alors, à la place, dit Dionysos en la regardant d’un air incrédule, tu fais voler ses rêves en éclats ? Bien vu.

Puis, la laissant là, il se dirigea vers Andromède.

— Devine quoi ? lui dit-il. Je vais faire partie de la cérémonie du mariage, dimanche.

— C’est vrai ?

Ses larmes cessèrent graduellement de couler, et elle le regarda avec admiration comme si elle se disait qu’il était le jeune dieu le plus chanceux de tous les temps.

Il hocha la tête.

— Et je peux choisir n’importe quelle fille de l’Olympe ou de la Terre pour m’accompagner. Princesse Andromède, lui dit-il sur un ton formel en s’inclinant devant elle, me ferez-vous l’honneur d’être ma demoiselle d’honneur ?

Le visage d’Andromède s’éclaira d’un énorme sourire.

— Pour vrai ?

Et comme Dionysos hochait de nouveau la tête, son sourire s’élargit encore plus, et elle lui fit une jolie révérence.

— Avec plaisir, gentil sire.

Puis elle se mit à tournoyer de joie.

— Je vais aller au mariage, je vais aller au mariage ! chantonna-t-elle.

Méduse se sentit soudainement devenir vert un peu plus jaune que d’habitude. Jaune d’envie, en fait. Presque comme si elle avait voulu que Dionysos le lui ait proposé à elle à la place. Mais c’était complètement fou ! Elle ne pouvait pas se sentir jalouse d’une petite fille de cinq ans. Et de plus, c’était Poséidon qu’elle aimait, pas Dionysos.

Et pourquoi Dionysos était-il si critique à son égard ? Avec tous les autres, il faisait toujours des plaisanteries. Elle sentit une boule se former dans sa gorge. Cela signifiait certainement qu’il la détestait vraiment. Elle cligna des yeux pour ravaler quelques larmes.

« Et après ? » pensa-t-elle l’instant suivant.

Ping ! Ping ! Ping ! La cloche-lyre sonna la fin du cours au moment opportun, comme si elle avait su à quel point Méduse avait envie de s’éclipser. Faisant comme si de rien n’était, elle attrapa ses affaires et sortit de la pièce la tête haute.