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Le grand secret de Méduse

Pendant que Méduse se glissait hors de la rangée de bancs, Aphrodite ne bougeait pas d’un poil.

— Passe un peu plus tard, si tu changes d’i… lui lança-t-elle.

— Ouais, c’est ça, l’interrompit Méduse sans attendre qu’elle termine.

Et après avoir descendu les marches de pierre à toute vitesse, elle fila vers les dortoirs. Elle se méfiait de cette soudaine amitié de la part d’Aphrodite. Et elle n’avait certainement pas besoin que quelqu’un veuille être son ami par pitié !

Lorsqu’elle arriva dans sa chambre, au quatrième étage de l’Académie, elle déverrouilla la porte, s’engouffra à l’intérieur, puis referma la porte derrière elle. Clic ! Elle la verrouilla. Autant qu’elle sache, elle était la seule fille de tout le dortoir qui avait mis un verrou à sa porte. Car elle n’était pas prête à remettre son intimité aux mains d’un système fondé sur la confiance mutuelle comme le faisaient les autres. Personne d’autre qu’elle n’avait mis le pied dans cette chambre depuis qu’elle était en troisième année du primaire. Pas même ses deux sœurs, Sthéno et Euryale. Et elle avait bien l’intention que cela continue comme ça.

Jetant sa revue Adozine sur son bureau derrière une pile de rouleaux de textes scolaires, Méduse alla s’agenouiller sur le lit qui était libre en face du sien. Comme toutes les autres chambres du dortoir, la sienne comportait deux lits à une place de part et d’autre de la pièce ainsi que deux pupitres, mais un seul de chacun était utilisé. Oh, elle avait bien eu des compagnes de chambre par le passé, mais elle les avait fait fuir l’une après l’autre.

En troisième année, on l’avait jumelée avec une mortelle du nom de Pandore. Cette fille ne faisait que poser des questions inlassablement. Cependant, Méduse avait rapidement trouvé comment de débarrasser d’elle. Elle se contentait de répondre à ses questions par d’autres questions. Par exemple, lorsque Pandore lui demandait : « Tu as fait tes devoirs ? » Méduse lui répondait : « Pourquoi me le demandes-tu ? » Et si Pandore disait : « Tu trouves que Poséidon est mignon ? » Méduse répondait par : « Et toi, tu crois qu’il est mignon ? » En fin de compte, la curieuse fillette n’en put plus et demanda à changer de chambre. À Athéna de composer avec elle, désormais.

Sa compagne suivante avait été Pheme, la déesse des rumeurs. Elle avait la bizarre habitude de souffler dans les airs en forme de petits nuages les mots qu’elle prononçait afin que vous puissiez les lire. Elle ne pouvait s’en empêcher. Mais Méduse avait toussé et toussé, et elle s’était plainte, déclarant finalement la chambre comme une chambre sans fumée et refusant de laisser parler Pheme. Et puisque cette fille vivait pour répandre des rumeurs, demeurer coite l’avait presque achevée. Au final, elle déménagea elle aussi. Maintenant, Méduse avait la chambre à elle toute seule. Exactement ce qu’elle voulait.

Elle mit la main dans sa poche et en tira le petit javelot triangulaire qu’elle avait ramassé dans les gradins. Fixant le grand tableau d’affichage accroché sur le mur à côté de son lit, elle chercha une place pour l’épingler. Elle finit par le fixer entre un emballage de gomme à mâcher à la sève de pin que Poséidon avait laissé tomber sur le terrain de jeu en troisième année et la caricature de monsieur Cyclope qu’il avait dessinée au cours d’héros-ologie de quatrième année. Voilà !

Elle recula d’un pas et observa le tableau qu’elle avait créé en hommage à son super béguin. C’était ça, son grand secret !

Un tableau d’affichage contenant chaque objet que Poséidon avait touché et laissé derrière lui en sa présence. Il y avait les prédictions des biscuits chinois Oracle qu’elle avait subtilisées de ses plateaux-repas une fois qu’il les avait rapportés sur les chariots à la cantine. On y trouvait aussi une serviette de table qu’il avait laissé tomber lors de la soirée dansante de la semaine des Héros. Il y avait griffonné quelques strophes d’une chanson qu’il écrivait pour la Voûte céleste, le groupe dont il faisait partie avec quelques autres jeunes dieux. Et tout le tour du tableau, elle avait disposé des photos de lui qu’elle avait découpées dans divers numéros d’Adozine au cours des années. Il avait été le premier garçon à lui dire bonjour lors de sa première journée à l’AMO, et elle l’aimait depuis ce temps-là.

En fait, il était tellement toujours présent dans son esprit qu’elle réussissait presque à entendre sa voix en ce moment même. Hé, mais un instant. C’était bien sa voix qu’elle entendait !

Elle se précipita à sa fenêtre et jeta un coup d’œil dans la cour. Il était là, se dirigeant vers les terrains de sports avec Apollon, Arès et quelques filles, dont Pandore ! Tout le monde savait qu’elle avait le béguin pour Poséidon elle aussi.

Pandore dit quelque chose, et Poséidon se mit à rire. Puis une autre fille prit la parole, et il se retourna vers elle. À sa manière d’agir, Méduse n’arrivait jamais à savoir s’il aimait Pandore ou non. Il avait dansé avec elle plusieurs fois lors de la dernière soirée dansante de l’école. Mais il fallait dire qu’il draguait toutes les filles en vue. Et il s’en tirait toujours bien, parce qu’il était si mignon et fascinant. Même Athéna avait semblé intéressée lorsqu’elle était arrivée à l’AMO l’année précédente. Heureusement, si elle avait semblé l’aimer alors, ce sentiment semblait maintenant s’être dissipé.

Méduse eut envie de grincer des dents lorsque Poséidon rit quand Pandore lui parla de nouveau. Tout ça, c’était la faute d’Aphrodite. Méduse avait ouvertement laissé savoir qu’elle aurait aimé accompagner Poséidon lors de la soirée de la semaine des Héros. Mais au lieu de quoi, ne relevant pas l’allusion, Aphrodite l’avait jetée dans les bras de Dionysos. Hum ! Quelle déesse de l’amour elle faisait !

Méduse s’était prêtée au jeu, juste pour voir ce qui se passerait. Et bien que Dionysos fût très mignon, il n’était jamais sérieux. Et cela faisait de lui le contraire de Méduse. De plus, il avait porté ce stupide bandeau sur les yeux tout le temps qu’il avait dansé avec elle. Elle était presque certaine qu’il n’avait pas deviné qu’elle puisse être sa partenaire.

Pourtant, elle avait perçu les chuchotements perfides autour d’elle, bien qu’elle fît semblant de ne pas les entendre.

— Il s’est bandé les yeux pour ne pas avoir à la regarder.

Un aiguillon de douleur l’assaillit à ce souvenir, mais elle le repoussa. Qui se souciait de ce qu’ils pensaient ?

L’un de ses serpents lui donna un petit coup de tête sur la joue, comme pour la réconforter.

— Vous avez faim, les amis ? demanda-t-elle. Qui veut casser la croûte ?

Attrapant le burger d’ambroisie qu’elle avait fourré dans son sac au déjeuner et les croquettes de serpent dans le placard, elle alla s’asseoir à son bureau.

En soupirant, elle déroula son rouleau de textes pour le cours de beautéologie, la matière qu’elle aimait le moins.

— C’est le temps d’étudier, murmura-t-elle.

Après s’être installée pour étudier, elle prenait une bouchée de son burger, puis lançait une poignée de pois et de carottes séchés vers le dessus de sa tête, en alternance. Ses serpents attrapaient pois et carottes d’un coup sec avant qu’ils aient le temps de retomber sur le sol. Contrairement à la plupart des serpents, les siens étaient végétariens.

Un peu plus tard, elle entendit les voix d’Athéna, d’Aphrodite, de Perséphone et d’Artémis dans le couloir. Elles se rendaient au marché surnaturel, sans doute. Elle soupira encore une fois, s’apitoyant un peu sur son sort. Elle était probablement la seule étudiante de l’AMO qui étudierait ce soir-là. Tout le monde était sorti s’amuser. On aurait pu croire qu’elle s’y était habituée, depuis le temps.

Elle avait toujours dû travailler plus fort que les autres pour maintenir la cadence avec les immortels depuis son arrivée à l’AMO en troisième année. C’était son deuxième plus grand secret. Elle seule savait combien d’heures il lui fallait étudier en privé pour maintenir de bonnes notes. C’était la vraie raison pour laquelle elle avait refusé l’offre d’Aphrodite de sortir ce soir-là.

À vrai dire, elle en arrachait un peu avec les études. Elle en mourrait si quiconque l’apprenait. En fait, quelques fois, comme aujourd’hui, elle faisait exprès en classe de se montrer dissipée, par exemple en lisant un magazine, uniquement pour que les autres pensent qu’elle n’avait aucune difficulté à obtenir de bonnes notes.

Les quelques autres mortels qui étudiaient à l’AMO, comme Pandore et Héraclès, ne semblaient pas avoir trop de problèmes à suivre. Mais peut-être n’avaient-ils pas comme elle des parents abrutis et imbéciles. Bien que le père et la mère de Méduse aient engagé des tuteurs pour ses sœurs immortelles, ils l’avaient fortement dissuadée d’étudier.

— Pourquoi ne quittes-tu pas l’école pour trouver un travail comme porteuse d’eau dans la collectivité, comme tes amies ici sur Terre ? lui disaient-ils.

Mais Méduse ne les avait pas écoutés. Non, elle avait plutôt suivi ses sœurs à l’AMO, déterminée à faire des études. Elle avait de grandes aspirations, et personne n’allait l’empêcher de les réaliser !

Cependant, quelques instants plus tard, lorsqu’elle entendit les quatre déesses qui discutaient dans la cour, elle alla à la fenêtre pour les regarder avec mélancolie enfiler leurs sandales magiques et s’envoler hors de sa vue. En chemin pour avoir beaucoup de plaisir, sans aucun doute.

« Imaginons seulement que je sois une déesse, moi aussi », pensa-t-elle.

La vie serait bien plus facile. Elle aurait des pouvoirs magiques et pourrait diriger les mortels, et ils seraient obligés de l’adorer ! Et si elle était immortelle, elle aurait bien plus de chances d’obtenir les deux choses qu’elle désirait le plus. Son super béguin et la popularité !

Cela ne serait-il pas parfait ? Et comment !

Retournant à son bureau, elle prit sa revue Adozine et fixa encore une fois la publicité du collier d’immortalisation. Au bas de la page se trouvaient les témoignages de clients satisfaits qui avaient supposément essayé le collier.

« Croyez-moi. Ce truc fonctionne ! » — Peitho

« C’est fantastique. Vraiment ! » — Apate

Bien sûr, cela semblait trop beau pour être vrai, mais et si le collier fonctionnait vraiment ? Et si elle pouvait vraiment devenir immortelle ?

Les ailes dorées de la breloque en forme de cheval brillaient sur l’image comme si elles lui faisaient signe de l’acheter. Elle savait que c’était probablement idiot de penser pouvoir devenir immortelle par la poste, mais elle se sentait désespérée. Ses chances de séduire Poséidon semblaient lui glisser entre les mains, et après des années passées à l’AMO, elle était loin d’être devenue populaire.

Soudain, la détermination s’empara d’elle. Elle déchira le bon de commande du collier d’immortalisation, attrapa sa plume et se mit à le remplir. Elle allait réaliser ses rêves, d’une manière ou d’une autre !

Il n’y avait qu’un seul problème, et de taille. Elle n’avait pas suffisamment d’argent pour acheter le collier. Mais elle savait qui en avait probablement.