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La nuit fut courte mais l’aube magnifique. Les premiers rayons du soleil transformaient la neige tout juste tombée en un tapis immaculé couvert de diamants scintillants. Le ciel avait travaillé une bonne partie de la nuit pour offrir un décor idéal à ce Noël naissant.

Andrew s’était levé tôt. Avec un soin inhabituel, il avait choisi ses plus beaux habits. Il était à présent fin prêt, assis sur son petit lit, en attendant qu’il soit enfin 7 heures précises. Blake avait peur.

Pour se donner du courage, il se réfugiait dans la contemplation de la photo de sa femme et de sa fille. Leurs sourires et leurs têtes sur ses épaules le rassuraient. Il lui semblait entendre la voix de Diane l’encourager, comme le jour où il était allé plaider la modernisation de son entreprise, auprès des ouvriers le matin et des banques l’après-midi. Sarah était alors toute petite. Sur le pas de la porte, alors qu’il partait comme on monte au front, elle lui avait glissé sa figurine préférée dans le creux de la main – le Schtroumpf farceur – en lui promettant qu’il le protégerait.

Andrew rectifia son gilet, passa encore la main sur ses joues pour vérifier qu’il était parfaitement rasé. Sept heures moins dix. Il prit Jerry contre lui, le serra très fort, comme s’il étreignait tous ceux qui lui manquaient tant. Il lissa le pli de son pantalon, caressa sa cravate. Sept heures moins deux. Il se leva, demanda à Jerry ce qu’il pensait de son allure et, n’obtenant aucune réponse, passa une dernière fois devant le miroir de la salle de bains. En se regardant, pour la première fois, il ne chercha pas à évaluer ce que le temps lui avait pris, mais plutôt ce qu’il lui avait laissé.

Andrew sortit de sa chambre en faisant le moins de bruit possible. Il ne voulait croiser ni Manon ni Odile. Malgré l’attachement qu’il éprouvait pour chacune, ce qu’il s’apprêtait à faire ne concernait que lui.

Lorsqu’il arriva devant les appartements de Madame, le manoir était tellement calme que l’on entendait les petits chats jouer sur le tapis du couloir. Leurs cavalcades et leurs roulades faisaient un bruit mat agrémenté d’adorables miaulements. Pour se sentir moins seul, Blake caressa Méphisto avant d’aller frapper. Aucune réaction. Andrew se risqua dans le bureau de Madame et alla toquer directement à sa chambre. Nathalie était-elle encore endormie ? Cela ne lui ressemblait pas. Se trouvait-elle dans sa pièce secrète ?

La porte s’ouvrit. Mme Beauvillier fut surprise de découvrir, non pas Odile, mais Andrew, et si bien habillé…

— Que se passe-t-il, monsieur Blake ?

— Je vous souhaite un joyeux Noël.

— C’est très gentil… Moi de même.

Elle ajusta sa robe de chambre et serra la ceinture.

— C’est pour me souhaiter un bon Noël que vous venez de si bon matin ? Une coutume anglaise ?

Manon avait conseillé à Blake de parler simplement. Richard l’avait poussé à se jeter à l’eau. Personne ne lui avait dit qu’il serait obligé de faire les deux en même temps.

— Si Madame le permet, j’aimerais lui montrer quelque chose. Voulez-vous m’accompagner ?

— Tout de suite ? Ne pouvons-nous pas attendre que je sois habillée ? Odile ne devrait pas tarder.

La perspective qu’ils ne soient plus seuls épouvanta Blake.

— Maintenant serait préférable. Permettez-moi d’insister.

Madame eut un sourire.

— Je vous cède donc. Je ne veux surtout pas vous indisposer. Après, vous seriez capable de me dire ce que vous pensez de ma vie de tique aigrie…

Madame et Andrew descendirent le grand escalier. Quelques pas devant elle, Blake traversa le hall, marchant comme s’il remontait la nef de Westminster un jour de couronnement. Il s’arrêta devant les portes de la bibliothèque.

— Voilà bien des mystères, murmura Madame. Pourquoi m’amenez-vous ici ?

Blake ouvrit les portes. La multitude de petites lumières était allumée. Les draps recouvraient toujours les bibliothèques mais, sur le bureau, un minuscule paquet cadeau attendait.

D’un geste, Andrew invita Nathalie à entrer.

— Vous êtes décidément un homme surprenant, monsieur Blake.

Il prit le paquet et le lui tendit respectueusement.

— Joyeux Noël.

— Vous allez me le souhaiter ainsi tout au long de la journée ? Qu’est-ce que c’est ? J’ai moi aussi un petit cadeau pour vous, mais je comptais vous l’offrir ce midi en même temps qu’aux autres…

Elle fit glisser le ruban, écarta le papier cadeau et s’arrêta en comprenant qu’il s’agissait d’un écrin à bijou.

— Il ne fallait pas. Je ne peux pas accepter…, fit-elle, à la fois surprise et terriblement gênée.

— Ce n’est pas ce que vous imaginez.

— Avez-vous idée de ce que j’imagine ?

— Ouvrez.

Elle souleva le couvercle et découvrit la bague avec l’émeraude. Elle tressaillit. Incrédule, elle la retira délicatement de son support et l’étudia de près.

— Ce n’est pas une copie. C’est bien elle. Par quel miracle… ?

Andrew l’invita à s’asseoir. Sans quitter son bijou des yeux, Nathalie se laissa faire.

— Voulez-vous me confier votre main ?

— Pardon ?

— Je vous ai demandé de me confier votre main, pas de me l’accorder…

Madame s’empourpra. Blake lui passa la bague au doigt.

— Pourquoi m’offrez-vous un tel cadeau ? Comment avez-vous fait ?

Soudain, Madame porta ses mains à sa bouche et étouffa une exclamation.

— Le gang de Roumains !

— De Bulgares. Et il faut arrêter de tout leur coller sur le dos. Mais s’il vous plaît, n’en parlons plus. D’autant que j’ai encore une petite surprise pour vous…

Blake recula. Parvenu au fond de la pièce, il ouvrit les bras.

— Vous me faites peur, souffla Madame.

D’un geste ample, il arracha le drap qui recouvrait la première bibliothèque. Cette fois, Madame ne parvint pas à contenir un cri de surprise. Les livres étaient tous là. Un à un, Andrew retira les draps de chacun des meubles. Les précieux volumes avaient retrouvé leur place. Madame se leva, la voix rauque, le regard voilé.

— Comment est-ce possible ? Vous avez tout racheté ?

— Quelle importance ? J’ai menti, j’ai volé, mais c’est pour vous que je l’ai fait. Il faut maintenant que je vous parle et c’est sans doute l’un des moments les plus difficiles de ma vie…

— Vous m’effrayez.

— J’ai une bonne et une mauvaise nouvelle.

— Je sais que vous pratiquez souvent ce petit jeu, mais sachez que je n’apprécie pas vraiment…

— Laquelle voulez-vous d’abord ?

— Faut-il vraiment en passer par là ?

— Ça calme mon angoisse…

— Alors annoncez-moi la mauvaise.

— Vandermel Immobilier ne va pas acheter votre terrain. Ils ne peuvent plus…

— Comment cela ? Tout est signé, tout est en ordre, et j’ai besoin de cet argent !

— Demandez-moi la bonne.

— Andrew, à quoi jouez-vous ?

— La bonne nouvelle, c’est que je peux racheter ce que vous vouliez vendre, à un meilleur prix et en vous promettant – contrairement à eux – de laisser votre domaine intact.

— Pourquoi feriez-vous ça ?

Blake fut décontenancé.

— Ce n’est pas la question à laquelle je m’attendais…

— À quoi vous attendiez-vous ?

— J’aurais parié sur : « Mais qui donc êtes-vous pour avoir les moyens d’une telle opération ? » C’est en tout cas ce qui m’aurait arrangé…

Nathalie eut un délicieux sourire et, en articulant exagérément, répéta :

— « Mais qui donc êtes-vous pour avoir les moyens d’une telle opération ? » Tant que vous y êtes, qui donc êtes-vous pour m’offrir les livres de mon défunt mari ? Et qui donc êtes-vous pour aller cambrioler une ex-amie ?

— La réponse n’est pas simple. Êtes-vous prête à l’entendre ?

Mme Beauvillier s’avança vers Andrew, et d’un geste étrangement doux, posa un index sur sa bouche.

— Ne dites rien.

Elle se dirigea vers la chaîne hi-fi et l’alluma. En prenant son temps, elle passa en revue les CD. Andrew l’observait, curieux et fasciné. Lorsqu’elle eut trouvé celui qu’elle cherchait, elle le glissa dans la machine et revint vers lui.

Aux premiers accords frémissants des violons, Blake identifia la plus célèbre des valses de Strauss, Le Beau Danube bleu. Les notes montèrent, emplissant l’espace de la pièce jusqu’à provoquer le frisson. Elle lui prit les mains et l’attira vers elle.

— Savez-vous valser, monsieur Blake ?

— Nous sommes encore un peu jeunes pour ce genre de danse…

— C’est aussi ce que disaient mes parents.

Ils commencèrent à évoluer dans la pièce. Tournoyant en mesure, elle ne le quittait pas du regard. Andrew se laissait conduire, aussi timide qu’à son premier bal d’étudiant.

— Qui donc êtes-vous, monsieur Blake ?

— Je ne suis pas ce chanteur disparu que tout le monde croit encore apercevoir. Je ne suis pas non plus ce terroriste en fuite activement recherché, y compris dans votre pays…

— Me voilà rassurée.

La musique les emportait. L’émotion provoquée par la mélodie était intense.

— Monsieur Blake, j’ai pour vous une bonne et une mauvaise nouvelle.

— Je croyais que vous n’aimiez pas ce genre de procédé…

— Chacun son tour.

— Alors la mauvaise, s’il vous plaît.

— Vous n’êtes pas le seul à savoir mentir.

Blake se sentit faiblir, mais il ne perdit pas le pas pour autant.

— Que savez-vous exactement ?

— Demandez-moi la bonne.

— La bonne nouvelle, s’il vous plaît.

— Melissa Ward est une excellente amie.

— Ce qui signifie ?

— Que comme son mari et vous, nous partageons quelques secrets…

— Depuis quand savez-vous ?

— Chaque chose en son temps. Je souhaite d’abord vous poser une question importante à laquelle j’aimerais que vous répondiez.

Le final de la valse approchait, les cuivres s’unissaient aux cordes dans un enivrant crescendo. Pour mieux se faire entendre, Nathalie se hissa sur la pointe des pieds et lui glissa à l’oreille :

— J’ai lu la lettre que vous m’avez empêchée de détruire. Je m’interroge sur la façon dont vous avez découvert cet aspect de ma vie, mais nous en reparlerons plus tard. En attendant, je crois que vous avez raison. Rien ne vaut la paix. J’ai décidé de répondre à Hugo… et de parler à son demi-frère. Notre famille a suffisamment souffert.

— Je suis heureux de vous entendre parler ainsi. Si vous le souhaitez, vous pouvez leur envoyer un message dès aujourd’hui. Ce serait un beau cadeau de Noël pour eux.

— Pourquoi pas ?... Voilà que je me mets à parler comme vous !

Parfaitement à l’unisson, le couple multiplia les tours, emporté par la musique.

— Reviendrez-vous au manoir après votre voyage chez votre fille ?

— Tout dépend de la place que vous me proposerez.

— Ne rêvez pas, vous n’êtes même pas fichu de repasser un journal sans le brûler…

— Voulez-vous que nous parlions de votre pain grillé ?