À l’aide d’une fourchette, Philippe se gratta sous le large bandage qui lui entourait la tête. Blake lui demanda à voix basse :
— Comment ça se passe avec Le Comte de Monte-Cristo ?
— Il a du mal, répondit Magnier en aparté. Ce n’est pas la lecture qui lui pose problème, il se débrouille d’ailleurs de mieux en mieux, mais en ce qui concerne les personnages… Pour l’intéresser, j’ai remplacé Bertuccio, le serviteur, par Youpla.
— Ton chien est le complice d’Edmond Dantès ? s’étouffa Blake.
— Ben ouais, et du coup, le petit se demande pourquoi le comte est secondé dans sa vengeance par un chien qui parle… Et puis il a du mal à admettre que Mercédès, sa bien-aimée, soit autre chose qu’une grosse berline allemande et là, je te jure, certains passages deviennent surréalistes parce qu’un chien parlant qui doit aller porter un message secret à une voiture de 200 chevaux, c’est pas de la tarte…
Yanis leva les yeux de la feuille d’exercices de maths sur laquelle il planchait. L’enfant était installé à la table du régisseur, Youpla couché à ses pieds. D’une voix très sérieuse, il sermonna les deux complices :
— À l’école, vous savez ce qu’il fait le directeur à ceux qui bavardent en empêchant les autres de travailler ?
— Il leur demande de sortir ? proposa Blake.
Les deux hommes se retrouvèrent donc dehors, dans le vent, à poursuivre leur conversation. Philippe portait le pull que tous lui avaient offert pour son anniversaire.
— Tu ne le quittes plus, fit remarquer Blake en désignant le vêtement d’un mouvement du menton.
— N’importe quoi. Il fait un temps à mettre un pull, ne t’imagine rien d’autre.
— Pourtant, je t’ai bien vu lorsque Odile t’a tendu le paquet…
— Elle l’a dit elle-même, c’était de votre part à tous.
— Vous étiez aussi rouges l’un que l’autre. Et tu lui as fait la bise…
— J’ai fait la bise à tout le monde, même à Madame et à toi.
— Tu étais dans un tel état que tu l’aurais aussi faite au chat s’il avait été là. Vous vous entendez de mieux en mieux avec Odile.
— C’est vrai. Mais je ne me fais aucune illusion. Je suis trop rustre pour une femme comme elle. Toi, tu sais t’y prendre.
Et en singeant le léger accent britannique d’Andrew, Magnier déclama :
— « Rien ne viendra distraire nos papilles de vos délices » ; « Après vous, chère madame » ; « Que nenni, je n’en ferai rien » ; « Votre choucroute est un ravissement »…
— Tu te moques de moi ?
— Ton compatriote Sherlock n’aurait pas mieux déduit…
— Je vais mettre ça sur le compte de ta blessure.
— Mets ça sur le compte de ma nullité. J’ai pas le niveau pour intéresser Odile.
— Ce qui signifie que tu aimerais bien ?
Magnier se détourna. Blake n’insista pas. Les deux hommes firent quelques pas ensemble avant d’aller voir où en était Yanis. Ils n’échangèrent plus un mot, sauf pour s’occuper du petit. Philippe eut deux ou trois gestes incohérents comme il en avait parfois depuis sa « chute ». Le soir, Blake retourna vérifier qu’il allait bien. Il trouva Philippe assis devant la télé, rigolant bêtement bien qu’il s’agisse d’un documentaire sur la dramatique montée des eaux en Polynésie. Il l’envoya se coucher. Philippe ne protesta pas. Ce soir-là, contrairement à la nuit d’Halloween, Andrew ne fut pas obligé de lui chanter une chanson pour qu’il s’endorme.