En pénétrant dans l’office, Andrew remarqua d’abord le fumet. Odile s’affairait aux fourneaux et Méphisto avait reculé jusqu’au pied de l’évier tellement ça chauffait. Andrew avait passé la journée à éviter sa collègue pour ne pas risquer une nouvelle confrontation. Ce soir, il était décidé à faire son possible pour apaiser leurs relations.
— Je vous laisse mettre la table, fit la cuisinière.
La phrase était trop courte, et de surcroît parasitée par le crépitement des cuissons et le ronronnement de la hotte, pour qu’Andrew puisse en déduire son humeur.
Passant près du chat, il se retint de le caresser, redoutant que cela ne soit perçu comme une provocation. Il ouvrit le placard à vaisselle. Pas d’assiettes. Il crut d’abord s’être trompé, mais il ne trouva pas non plus les verres. Il profita qu’Odile avait le nez dans ses casseroles pour jeter rapidement un œil dans les autres placards. Elle avait tout changé. Chaque catégorie d’ustensiles s’était vu attribuer une nouvelle place dans les rangements. Les plus courants étaient désormais les plus proches et les plus faciles à attraper. Andrew se retint de sourire. Il essaya de se composer un air naturel, comme s’il n’avait rien remarqué.
— Vous me donnerez les assiettes, lança Odile en continuant à surveiller ses marmites.
Elle souleva un couvercle pour ajouter des épices. Un autre parfum se répandit dans la pièce. Andrew se dit que s’il était sage, il aurait peut-être la chance qu’elle lui fasse la même recette qu’au chat…
— Asseyez-vous, ordonna-t-elle.
Aucun des deux n’osait regarder l’autre franchement. Odile déposa devant lui une assiette garnie en annonçant :
— Filet mignon caramélisé aux baies roses avec son écrasée de pommes de terre maison.
Méphisto se lécha les babines. Blake en avait l’eau à la bouche, mais il attendit qu’Odile soit installée et ait commencé avant de s’attaquer à son plat. Ses papilles réagirent instantanément.
— C’est excellent. Comment réussissez-vous à obtenir un résultat à la fois moelleux à l’intérieur et délicieusement croustillant autour ?
— Je me suis lâchée.
— Ce n’est pas moi qui vais m’en plaindre. Où avez-vous appris à cuisiner ainsi ?
— J’ai fait pas mal de métiers avant d’atterrir ici. À une époque, j’ai travaillé en cuisine au Relais de Dormeuil, un restaurant assez réputé de la région. J’aimais bien ça. Pendant cinq ans, je suis restée en brigade.
— En brigade ?
— C’est comme ça qu’on appelle les équipes en cuisine.
Andrew se régalait. Il avait l’impression de ne pas avoir à ce point senti le goût des aliments depuis des lustres. À côté de ce plat, même la cuisine du Browning paraissait fade.
— Vous connaissez beaucoup de recettes de ce genre ?
— Quelques-unes.
Il reprit une bouchée et savoura.
— Odile, ce n’est pas un repas, c’est une œuvre d’art !
— Si ça peut vous éviter de voler la nourriture de mon chat…
— Avez-vous déjà servi ce plat à Madame ?
— Elle n’en voudrait pas. Avec elle, rien ne doit changer. Je tourne en boucle sur ce qu’elle connaît. Son cœur de rumsteck – 70 grammes dont elle fait toujours neuf bouchées – une fois par semaine, ses satanés brocolis, ses salades de riz et de maïs… Au début, j’ai bien essayé de lui faire autre chose, mais elle n’y touchait pas.
— Puis-je faire une observation ?
— Si c’est au sujet du rangement des casseroles, j’aimerais que vous fassiez comme si vous n’aviez rien vu…
— Mais je n’ai rien vu.
— Si c’est au sujet du poids de Méphisto, même chose.
— Votre chat est un athlète.
— N’en faites pas trop. C’est au sujet de la recette ?
— Pas du tout. Je me demandais simplement pourquoi Madame, vous, Philippe et Manon ne vous retrouviez jamais ensemble.
— Madame n’aime pas se mélanger, quant à Philippe…
— Il n’est sans doute pas aussi raffiné que vous, mais je crois que c’est un « bon bougre », comme on dit chez vous.
— J’ai des doutes. Au début, il m’a honteusement draguée…
— Les débuts sont parfois maladroits.
— Plus jeune, j’avais une copine qui disait : « Peu importe la façon dont le feu prend. Ce qui compte, c’est la longueur de la flamme… » Élégant, non ? Enfin bref, elle en est à son troisième divorce. Pour ma part, j’aime qu’on y mette les formes. La seule fois où j’y ai cru, il avait su s’y prendre et c’était merveilleux.
Intrigué, Andrew observait Odile pendant qu’elle mangeait. Elle croisa soudain son regard.
— Vous vous demandez pourquoi je suis ici, célibataire à mon âge, alors que j’ai aimé ?
— Je ne me permets pas…
— Ça me fait du bien d’en parler. Je n’en ai jamais rien dit à personne depuis que je suis ici. L’histoire est simple, monsieur Blake : il est parti. C’était l’adjoint du chef au Relais de Dormeuil. C’est pour lui que j’avais appris la cuisine. Je crois que nous nous aimions. J’étais vraiment heureuse avec lui. Après quelques années, on lui a proposé une place de chef dans votre pays. Il m’a demandé de le suivre et j’ai refusé.
Odile ne mangeait plus, elle regardait son assiette fixement en lissant sa purée avec sa fourchette. Elle leva les yeux.
— Il a essayé de me convaincre, mais je n’ai pas cédé. J’avais peur. Ça me fait tout drôle de le dire, j’ai mis si longtemps à l’admettre… J’avais peur du changement, peur de tout quitter. Quelle idiote… Je craignais aussi qu’en devenant chef, il ne me trouve plus assez bien pour lui. On s’est séparés. Six mois plus tard, j’ai démissionné du Relais et j’ai fait ce que je pouvais pour travailler dans la cuisine en évitant tout ce qui pouvait me rappeler un grand restaurant. J’ai essayé les cantines scolaires, à servir des plats industriels à des enfants qui ne veulent que des frites et du steak haché. J’ai aussi tenté deux maisons de retraite, et puis j’ai répondu à une annonce, pour venir m’enterrer ici. Vous devez me trouver pathétique…
— Parce que vous avez un passé et des regrets ? Certainement pas.
— Vous avez des regrets, vous aussi ?
— Beaucoup. Mais à mon âge, ce ne sont pas les erreurs que l’on regrette le plus, ce sont les gens. Tellement me manquent…
— Vous avez aimé, vous aussi. Cela se sent. Une façon d’être, un regard sur la vie, quelque chose qui transpire… Malgré ses défauts, Madame appartient aussi à cette catégorie.
— La catégorie de ceux qui ont connu l’amour avant de le perdre ?
— On peut le résumer ainsi.
— Contrairement à nous, Odile, vous n’êtes pas veuve. Vous n’avez jamais cherché à avoir des nouvelles de votre chef ?
— Il a dû refaire sa vie, réussir… m’oublier.
— Plus aucun contact ?
— Jamais. J’ai trop honte.
— Et vous ne cuisinez plus que pour votre chat…
— Lui ne me juge pas.
— Si je vous dis ce que je pense, vous continuerez malgré tout à me préparer vos plats délicieux ?
Odile eut un sourire mais ne fit aucune promesse.