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— Heather, vous êtes encore là ?

Absorbée par sa lecture, la jeune femme n’avait pas entendu arriver son patron. Elle sursauta en reconnaissant sa voix.

— Bonsoir, monsieur. Je dois terminer le compte-rendu sur la réunion de cet après-midi. Le marketing me l’a demandé pour demain.

— Oubliez ça et rentrez chez vous.

— Mais…

— Heather, vous êtes mon assistante, pas la leur. Si je vous affirme que vous pouvez traiter cette affaire plus tard, personne n’a rien à y redire.

— Bien, monsieur.

La jeune femme ne se fit pas prier et replaça ses notes dans le dossier. Elle songea soudain qu’il était extrêmement rare qu’Andrew Blake vienne jusqu’à son bureau. Elle le regarda plus attentivement. Ce soir, il semblait fatigué. Plutôt grand, les cheveux presque complètement blancs, un visage fin, un regard franc derrière des lunettes rondes. Il avait ce petit pli, cette légère tension à la commissure droite qui lui donnait une expression un peu amère. Elle la voyait souvent depuis quelque temps. Ce jour-là, M. Blake portait son nœud papillon rouge et sa veste en velours vert foncé. Heather s’était toujours amusée de son drôle de goût vestimentaire – ou son absence de goût – mais elle l’aimait bien.

Il se tenait devant elle sans rien dire, une grande enveloppe à la main.

— Du courrier à poster ?

— Non. Mais puisque vous êtes là, il faut que je vous parle.

Il se frotta un œil de son poing fermé. Il lui arrivait régulièrement de se frictionner les yeux comme un gamin qui a sommeil, avec le dos de la main bien rond, le coude relevé, en plissant fort les paupières. C’était un geste qu’elle avait remarqué dès son arrivée dans l’entreprise. Elle le trouvait touchant. Un vieil homme avec un geste d’enfant. Elle s’était depuis rendu compte qu’il en avait quelques autres, comme faire des cercles avec ses pieds sous la table ou jouer à la catapulte avec ses stylos pendant les réunions où il s’ennuyait – c’est-à-dire toutes. Elle avait appris à le connaître. Sans être familiers, ils étaient proches. Elle savait par cœur ses manies, sa règle toujours posée à droite de son téléphone, son goût de la précision, son intégrité. Ils ne se parlaient pas de leur vie privée mais elle pouvait dire s’il avait le moral ou non. Lui prenait toujours de ses nouvelles, en écoutant vraiment sa réponse. Il ne lui avait jamais rien caché. Il ne fermait la porte de son bureau que lorsqu’il téléphonait à son vieil ami et complice, Richard Ward. Alors elle l’entendait parfois rire. Cela ne lui arrivait pas autrement.

Andrew Blake s’avança.

— Heather, je vais m’absenter quelque temps.

— Un problème de santé ? s’inquiéta-t-elle aussitôt.

— Il peut y avoir d’autres raisons de partir, même pour un vieux.

Il s’installa sur la chaise face au bureau de son assistante.

— Je ne peux pas vous en dire plus pour le moment, mais je vous demande de me faire confiance.

Il posa l’enveloppe devant elle.

— Heather, vous travaillez pour moi depuis trois ans et je vous ai observée. Vous êtes une jeune femme sérieuse, humaine. J’ai confiance en vous. J’ai beaucoup réfléchi avant de prendre ma décision. Cette société représente énormément pour moi.

— Pourquoi me dites-vous cela ? Vous me faites peur. Êtes-vous certain que tout va bien ?

— Heather, vous avez l’âge de ma fille et je sais ce que vous attendez de la vie. Vous vous demandez quelle orientation vous allez lui donner. Vous voulez évoluer. C’est bien normal, vous êtes à l’âge des choix. Je vois bien que votre journal est souvent ouvert à la page des petites annonces… Pour ma part, j’en suis à me demander ce que je vais laisser derrière moi. Alors voilà : puisque je vais disparaître quelque temps, j’ai demandé à mon avocat de préparer des documents qui vous donnent tous les pouvoirs.

La jeune femme blêmit.

— Non, ne faites pas cela, paniqua-t-elle. Je suis certaine que vous pouvez vous en sortir. Vous êtes l’âme de cette société, les gars des ateliers vous adorent. Les docteurs peuvent sûrement vous soigner. Ne perdez pas espoir…

Heather parlait vite, la voix et le regard chargés d’émotion. Touché, Blake eut un sourire, un vrai, qui décontenança la jeune femme. Pour l’interrompre, il posa sa main sur la sienne.

— Tout va bien, Heather. Je vous ai dit que je n’étais pas malade. Les toubibs ne peuvent rien contre ce que j’ai. Je suis seulement atteint d’une bonne soixantaine aiguë, c’est tout. Alors calmez-vous et écoutez-moi. Voilà comment les choses vont se passer : je vais aller prendre l’air un certain temps pour décider de ce que je dois faire des jours qui me restent à vivre. Et vous, pendant cette période, vous vous installerez à ma place.

— J’en suis bien incapable !

— Chaque fois qu’il a fallu prendre une décision, vous m’avez toujours donné votre avis, et nous étions souvent d’accord. Ne changez rien. N’écoutez aucun conseil, ne vous laissez pas embobiner par les crétins qui nous coûtent si cher. N’embauchez personne, sauf si l’usine le réclame. En cas d’urgence, ou si vous avez besoin d’un conseil, téléphonez à Richard Ward, ou à Farrell de l’atelier.

— On ne vous verra pas ?

— Pas avant mon retour.

— Serez-vous joignable par téléphone, ou au moins par e-mail ?

— Je ne sais pas. Je vous appellerai de temps en temps.

— Ce n’est pas possible, vous ne pouvez pas partir comme ça. On va couler et ce sera ma faute !

— Laissez-vous une chance. Vous risquez même de réussir beaucoup mieux que moi. Dites-vous que je ne confierais pas ma société à quelqu’un en qui je ne crois pas.

Il désigna l’enveloppe.

— Prenez le temps de tout lire. Maître Benderford passera demain dans la matinée pour vous faire signer les documents. Il faudra aussi vous trouver une assistante. J’espère que vous aurez autant de chance que j’en ai eu avec vous. Et maintenant, filez, rentrez chez vous. Demain, vous commencez un autre genre de métier.

— Vous ne serez pas là ?

— Non, Heather. Dès que vous aurez signé ces papiers, vous serez la directrice. Je vous souhaite bonne chance. Je suis certain que tout ira bien. Soyez simplement vous-même.

Il se leva puis contourna le bureau. Il se pencha et, doucement, embrassa la jeune femme sur le front. C’était la première fois qu’il se permettait cela. Il le fit aussi sincèrement que maladroitement. Voilà longtemps qu’il n’avait pas eu l’occasion d’embrasser, même amicalement.

Ils restèrent tous deux immobiles, chacun perdu dans les doutes et les peurs de son âge.