CHAPITRE XV

Tommy Weald était arrivé un quart d’heure trop tôt au rendez-vous que Mary Dane lui avait donné. Il s’était accoté contre le portail de la maison où elle demeurait, et il rêvait à la jeune fille.

Il songeait, malgré lui, à une lettre qu’une de ses tantes lui avait envoyée et où elle s’étonnait un peu que Mary ne l’eût pas encore présenté à ses parents.

« Les jeunes filles modernes ont parfois des manières parfaites ; elles se conduisent comme d’authentiques ladies et cependant leur famille ne sont pas nées. »

Lord Weald avait répondu avec chaleur qu’il épousait Mary et qu’il se moquait bien de sa famille, qu’il ne demandait même pas à connaître.

Il fut distrait de ses pensées par le passage d’un ivrogne qui chantait tristement un refrain d’amour, et l’homme avait déjà disparu au tournant de la rue qu’il entendait encore sa voix éraillée.

« Oh ! Tommy, dit soudain Mary près de lui, je ne savais pas qu’il pleuvait ! Y a-t-il longtemps que vous êtes là ?

– Cela n’a pas d’importance puisqu’il ne pleut plus maintenant. (Et il entra dans le jardin.) Comment va ce vieux Cornfort ?

– Il est au lit et il m’a paru très fatigué, ce soir. »

Ils allèrent s’asseoir sur une sorte de hamac dans un coin du jardin, et Tommy posa sa joue contre celle de la jeune fille. Ils avaient l’air parfaitement ridicules ainsi, mais est-ce que les amoureux songent qu’ils peuvent être ridicules ?

« Chérie, je vais vous poser une question très importante.

– J’ai horreur de cela, dit-elle tout de suite.

– Tant pis. Dites-moi, vous aimez beaucoup Staines ? »

Elle réfléchit un instant.

« Oui, je l’aime bien. Autant que je sache, c’est un homme charmant.

– Voyons, Mary, ce n’est pas cela que je vous demande. L’aimez-vous ? Il est tellement mieux que moi. Personne ne me prend au sérieux, je suis comme un gosse… enfin, ne croyez-vous pas que vous seriez plus heureuse avec…

– Ne dites pas de bêtises, Tommy, s’écria-t-elle avec une sincérité qui le ravit. Il me semble que je ne peux aimer personne comme je vous aime et plus que je vous aime. Me croyez-vous ? »

Il ne répondit pas, les paroles de la jeune fille lui faisaient tant de bien. Par moments, ses doutes étaient vraiment épouvantables à supporter. Mary se comportait si différemment le jour et la nuit. Et surtout lorsque Dick était là, Tommy avait le sentiment qu’il n’existait plus du tout pour elle.

La maison où habitait Mr. Cornfort était située à l’angle de deux routes et le grand jardin qui l’entourait était bordé de haies. De la place où ils étaient assis, Tommy et Mary ne pouvaient apercevoir la porte d’entrée de la maison qu’un massif de rhododendrons leur cachait. Ils devinaient le portail du jardin, mais, entre les deux, à cause d’une inclinaison brusque du terrain, un morceau de ciel se détachait. Quiconque allait de la maison au portail, ou inversement, devait se dessiner en outre sur ce morceau de nuit et ils ne pouvaient pas ne pas le voir.

Tommy avait l’ouïe fine. Il entendit soudain la porte d’entrée s’ouvrir doucement, se refermer et un pas léger glisser sur le gravier.

« Qui est-ce ? » demanda-t-il.

Mais avant qu’il eût obtenu une réponse, une silhouette se détacha sur le ciel, passa très rapidement. Quelqu’un poussa assez brusquement le portail qui craqua et un pas s’éloigna dans la rue.

« Nom d’un chien ! s’écria Tommy au comble de l’ahurissement, c’est le vieux Cornfort en personne ! »

Il avait eu le temps de reconnaître l’étroit visage, la touffe de cheveux gris et le long nez anguleux.

« Ne m’aviez-vous pas dit ?…

– Vous rêvez, Tommy, dit-elle d’une voix nette. Mr. Cornfort est au lit. C’est un autre locataire.

– Mary, reprit-il sévèrement, vous mentez. Je veux bien être pendu si ce n’était pas Cornfort.

– Eh bien, admettons que vous ayez raison ! Pourquoi ne prendrait-il pas un peu d’exercice ? »

Sa voix s’efforçait d’être calme, mais Tommy devina qu’elle était dans une grande agitation.

« Attendez », dit-elle soudain, et elle courut vers la maison.

Elle ressortit bientôt, suivie d’un homme dans lequel Tommy reconnut Henry. Ce dernier inquiétait un peu lord Weald. Il ne comprenait pas très bien pourquoi sa présence était toujours indispensable. Il n’avait pas soupçonné jusqu’à cet instant qu’il pût habiter sous le même toit que son patron.

La jeune fille lui parlait rapidement à voix basse, et Tommy crut entendre l’infirmier lâcher un juron, ce qui lui parut singulier d’un serviteur en face d’un supérieur. Puis. Henry partit très vite, et Tommy l’entendit courir. Mary attendit une seconde, puis elle revint auprès de son fiancé.

« Ce n’est vraiment rien, dit-elle. Mr. Cornfort a de ces moments d’excitation nerveuse. Ce qu’il faut craindre alors, c’est qu’il ait une faiblesse qui l’anéantisse n’importe où.

– Je suis sidéré de l’avoir vu trotter ainsi !

– Les petites promenades ne lui feraient pas de mal, s’il ne les faisait pas seul. »

Tommy sentit que la jeune fille écoutait intensément comme si elle guettait un bruit quelconque. Tout à coup, une motocyclette pétarada à quelque distance. Mary sursauta.

« Qu’est-ce que c’est ?

– Une motocyclette, dit-il pour la rassurer ; et il mit son bras autour de la taille de la jeune fille qui tremblait toute.

– J’ai peur de tout, dit-elle piteusement, c’est idiot, j’aimerais tant avoir du courage… »

Elle s’interrompit brusquement.

Cette fois, un bruit sec avait éclaté : aucun doute n’était possible, c’était un coup de revolver. Mary se leva, anxieuse.

« Oh ! pourquoi ? » soupira-t-elle.

Ils entendirent un pas rapide.

« Laissez-moi », dit quelqu’un qu’ils ne pouvaient voir.

Le portail s’ouvrit avec violence, et une silhouette, celle de Cornfort, passa vite comme si elle avait été projetée vers la maison. Henry la suivait. Il ferma le portail, et Tommy crut voir quelque chose briller dans sa main.

« Qu’y a-t-il eu ? » demanda-t-il.

Henry fit demi-tour ; il parut ne connaître la présence du visiteur qu’à cette minute.

« Rien, mylord. Mademoiselle ne devrait pas rester dehors maintenant, ajouta-t-il.

– Qu’y a-t-il ? fit-elle à son tour.

– Quelqu’un, lui répliqua l’infirmier. N’avez-vous vu passer personne ?

– Un type un peu soûl chantait tout à l’heure », répondit Weald se souvenant soudain de l’inconnu.

Un policeman accourut et questionna.

« N’avez-vous pas entendu un coup de revolver ?

– Non, répondit Henry d’une voix presque humble. Mais une motocyclette faisait beaucoup de bruit au coin de la rue, il y a quelques instants. »

Comme pour confirmer ce qu’il disait, le véhicule se mit de nouveau à pétarader, et le policeman respira plus tranquillement.

« J’aime mieux ça, mais depuis l’histoire de la bombe, je suis chargé de surveiller la maison et je m’étais un peu éloigné pour parler avec un de mes camarades tout à l’heure. »

Il bavarda encore un instant, puis s’éloigna. Henry revint auprès du couple et reprit :

« Je crois qu’il vaudrait mieux que monsieur parte maintenant. »

Son ton était très respectueux et très calme comme si rien ne se fût passé.

Mais avant que Tommy réponde, une voix vint de l’intérieur :

« Vite, venez vite, faire soigner votre bras ! »

C’était Cornfort qui parlait, et, pour quelqu’un qui a déjà un pied dans la tombe, sa voix était bien vivante.

« Vous êtes donc blessé ? s’écria la jeune fille.

– Ce n’est rien, absolument rien dit Henry en faisant pour la première fois un mouvement d’impatience. Je me suis accroché… c’est ma manche seulement qui est touchée. »

Alors, seulement, Tommy remarqua qu’il soutenait son bras gauche avec sa main droite.

« Pauvre chéri ! mais vous êtes blessé ! s’écria encore Mary.

– Pauvre chéri ? songea lord Weald en lui-même, est-ce ainsi que la future lady Weald parlera aux domestiques ?

– Vous vous trompez, miss Dane, reprenait déjà Henry d’une voix ferme. Lord Weald, puis-je vous demander d’avoir l’obligeance de rentrer chez vous ? »

Dans la confusion des adieux, la jeune fille disparut et Tommy s’éloignait déjà lorsqu’une voix lui cria gaiement :

« Bonne nuit, Tommy ! »

Il revint vite sur ses pas et baisa les lèvres froides de Mary.

« J’ai tellement peur, ce soir, Tommy, excusez-moi… Je ne voulais pas… »

Mais, avant d’avoir terminé sa phrase, elle était partie et la porte se refermait sur elle.

« Tout cela est bien extraordinaire », grogna Tommy, et il rentra chez lui très perplexe. Il tâcha d’apercevoir l’ivrogne et ne le retrouva que, très loin, sur la jetée. Il le suivit, mais l’homme sentit certainement cette poursuite, car il se hâta en chancelant. Tommy allait le rejoindre quand l’ivrogne, arrivant devant une villa où se donnait un bal costumé, entra résolument au milieu de la foule, et lord Weald ne le revit plus.

Pendant un long moment, cette nuit-là, Tommy se posa des questions insolubles. Il ne s’endormit qu’après avoir pris la décision d’apprendre à lady Weald comment on parlait aux domestiques, même lorsqu’on avait grand-peur.