CHAPITRE XIII
Quand il arriva à Londres, il pleuvait et cela le mit de mauvaise humeur. Aurait-il trouvé un soleil éclatant, il n’en aurait pas été plus satisfait.
En arrivant chez Tommy, il découvrit que Minns avait profité de son absence pour sortir, persuadé qu’il ne reviendrait pas si tôt. Il trouva un long document envoyé de Scotland Yard au sujet d’une affaire qu’il avait complètement oubliée, bien que ce fût lui qui, dans des circonstances assez graves, eût trouvé le coupable. Le rapport lui annonçait qu’un fou, emprisonné à Peterhead, s’accusait du crime dont le malfaiteur, arrêté par Dick, était, sans aucun doute possible, le vrai coupable.
Malgré tout, cette occupation lui fit du bien, car elle absorba complètement son esprit.
Il dîna seul, et le maître d’hôtel, un peu confus d’être parti sans autorisation, toussa plusieurs fois avant de lui dire :
« Larkin est venu vous voir, monsieur. Il dit que ce n’est pas très important et je l’ai fait attendre dans le hall.
– Faites-le entrer tout de suite », déclara Dick en repoussant les papiers dactylographiés qu’il parcourait en mangeant.
Larkin n’avait pas grand-chose à annoncer.
« Vous souvenez-vous, monsieur, de ce placard du premier étage que vous m’avez montré, dit-il. J’ai essayé de l’ouvrir cet après-midi… l’aviez-vous fermé ?
– Non, je pensais qu’il était suffisamment clos avec la poignée. Vous n’avez rien entendu de suspect ? demanda-t-il en souriant.
– Non, monsieur, c’est que le jour, je n’ai peur de rien. Mais j’aime mieux vous le dire, je préfère perdre ma place que de dormir une seule nuit là-dedans !
– Vous souvenez-vous de la nuit où je vous ai trouvé entre les mains des cambrioleurs ?
– Pas très bien.
– Vous rappelez-vous qu’ils cherchaient dans votre trousseau de clés ? Je n’ai jamais tout à fait éclairci ce point.
– Je n’ai jamais compris ce qu’ils voulaient, j’avais seulement les clés de la cave sur moi.
– Ils vous les ont prises ?
– Non, c’est-à-dire qu’ils n’en ont pris qu’une. Mr. Derrick me les avait bien recommandées avant de partir. Il pouvait avoir confiance en moi.
– Avez-vous encore la clé qu’ils vous ont laissée ? »
L’homme hésita une seconde.
« Je ne sais pas si je dois vous la remettre, mais enfin, avec vous, je pense que c’est possible.
– Allons voir cette cave à vin, et vous pouvez être sûr que les bouteilles seront toutes au complet…
– Mr. Derrick m’a ordonné de fermer convenablement toutes les fenêtres. Il m’a dit qu’il ne voulait plus risquer une nouvelle mort d’homme dans cette maison.
– Qu’est-ce que cela fait puisque vous n’y couchez plus ! Et puis, j’ai une clé de la porte d’entrée.
– Je ne l’ai pas dit à Mr. Derrick, reprit Larkin un peu gêné, car il m’a beaucoup parlé de vous, il m’a dit que votre vie était plus précieuse que celles de tous les cambrioleurs qu’on pourrait trouver.
– Cela fait toujours plaisir à entendre ! »
Dick mit la clé dans sa poche. Quand Larkin fut parti, il rassembla les feuillets du rapport, fit les commentaires que l’on attendait de lui et adressa le tout à Scotland Yard.
Libéré de ses obligations, il pouvait consacrer la nuit à ses recherches personnelles. Quelques suppositions s’étaient lentement élaborées dans son esprit et il voulait les mettre à l’épreuve.
Il avait sérieusement pensé à demander à Bourke d’abandonner cette affaire. Mary Dane l’influençait tellement qu’il sentait qu’il ne voyait plus les faits dans leur intégrité. Les attentions de Derrick ne servaient de rien : un meurtre ayant été commis dans sa maison, la police devait pouvoir y entrer facilement ; il songea qu’il aurait à l’informer de cela la prochaine fois qu’il le verrait.
Il regarda sa montre, il était près de dix heures. Il allait bientôt avoir des nouvelles de Rees. Il était furieux d’avoir fait espionner la jeune fille, lui qui avait fait suivre tant de personnes, hommes ou femmes. Mais il fallait qu’il eût une certitude, dût-il en être profondément blessé.
Il alla dans la rue pour jeter un coup d’œil à la maison de Derrick. Il fit le tour du bâtiment sans rien voir qui attirât son attention et rentra en essuyant ses cheveux, mouillés par la pluie.
Il chercha un livre dans la bibliothèque afin d’attendre le rapport du détective. Celui-ci ne téléphona qu’à onze heures.
« Excusez-moi de venir si tard, mais je n’ai pu faire autrement. Je vous appelle d’un hôtel. Je n’ai pas cessé la surveillance de toute là journée et j’ai vu la jeune femme deux fois.
– Est-ce qu’il pleut ? demanda Dick.
– Non, il fait une très belle nuit. Elle se promène de long en large avec lord Weald. Il est facile de les surveiller car il fait très sombre.
– Vraiment ? »
Cela ne lui faisait pas particulièrement plaisir d’apprendre que Mary se promenait avec ce fou de Tommy sur une route très sombre.
« Ils se promenaient la main dans la main comme des enfants, reprit l’infortuné détective.
– Cela vous rendrait-il idiot ? répliqua Dick. Dites-moi ce qui est essentiel… quelle heure était-il ?
– Je les ai quittés à l’instant. »
Dick raccrocha et monta lentement dans sa chambre. Mary était pour lui de plus en plus énigmatique. Il ne la comprenait absolument pas. Comment pouvait-elle… quelle inconstance ! Quelle légèreté ! Il est vrai que depuis des siècles les hommes se sont toujours posé des questions au sujet des femmes et ils n’ont jamais pu trouver le secret de leur façon d’agir. Dick soupira. Il commença à dénouer sa cravate.
« Dr-r-r ! »
Sur la table de chevet, il avait disposé trois petits signaux d’alarme. Il les avait installés sans l’aide de personne. Larkin les ignorait. Et pourtant la sonnerie qui tintait maintenant avait été reliée presque sous les yeux du gardien avec le sous-sol de la maison de Derrick en passant par une fenêtre de derrière. Minns, lui-même, n’avait pas remarqué le fin fil électrique. À l’autre bout était la première marche de l’escalier qui conduisait à la cuisine.
Dick prit le téléphone.
« Ici, inspecteur Staines. Toutes les réserves à Lowndes Square. Cernez la maison de Derrick. Empêchez qui que ce soit de sortir. »
Il raccrocha et revint dans sa chambre. Il attrapa son imperméable, mit un pistolet dans sa poche, et, auparavant, tira le cran de sûreté.
Comme il terminait ces préparatifs, le maître d’hôtel entra et demanda s’il avait encore besoin de lui. Il changea de visage en apercevant le revolver.
« Sont-ils revenus, monsieur ?
– Oui. N’en dites rien à personne… s’il y a encore quelqu’un debout. Restez ici. Vous n’avez rien à craindre. Il y aura cinquante policemen ici dans cinq minutes. »
Dick sortit et, silencieusement, mit la clef dans la serrure de la mystérieuse maison.
Avant qu’il eût pu tourner la clef, il entendit le doux glissement du verrou de l’autre côté de la porte. Il avait juste une seconde de retard. Il fit immédiatement demi-tour, monta l’escalier de Tommy quatre à quatre et parvint à l’étage supérieur. Grâce à sa lampe électrique, il vit le vasistas et tira sur la corde qui manœuvrait l’échelle. Le maître d’hôtel, qui l’avait suivi, arrivait.
« Cela conduit au toit, monsieur », expliqua-t-il sans aucune nécessité.
Sans répondre, Dick s’élança. Il était sur le toit.
La bruine s’était transformée en averse et il dut se tenir aux crochets de fer. Il ne fit aucun bruit en marchant soigneusement sur l’ardoise humide. Puis, il s’introduisit avec beaucoup de précautions dans la maison voisine.
Il n’eut pas besoin de sa lanterne sourde. Devant lui, s’ouvrait l’escalier et une faible lumière tombait des hautes fenêtres.
Il s’arrêta un instant, retenant sa respiration ; ses oreilles étaient attentives au moindre son. Il commença à descendre les marches. Il aperçut bientôt une lumière, tout en bas, mais se souvint que, sur ses conseils, Larkin avait installé une lampe dans le corridor pour pouvoir aller et venir plus facilement. Il y avait aussi cette même faible lueur à chaque palier, et le gardien avait dû oublier de les éteindre ayant de partir.
Dick se pencha sur la rampe et inspecta l’escalier et les paliers.
Comme il regardait, il eut un frisson. Lentement, très lentement, la porte de la chambre où avait dormi Larkin s’ouvrait. Mais lorsque la porte fut grande ouverte, et qu’il vit l’inconnu qui avançait doucement, son sang se glaça.
C’était une jeune fille vêtue de noir ; la tête un peu baissée, elle parut écouter une seconde. Il ne pouvait pas voir son visage. Elle avait autour du cou une écharpe sombre. Elle leva soudain la tête et il eut besoin de toutes ses forces pour retenir une exclamation. C’était Mary Dane !
Il aurait juré que c’était elle, bien qu’il ne l’eût jamais vue en noir. Il voyait sa respiration soulever régulièrement sa poitrine. Il entendait son souffle. D’une main, elle leva un papier glacé et plié ; il pensa qu’il s’agissait d’un plan d’architecte. De l’autre main, elle l’éclaira d’une lampe de poche. Elle avança lentement sur le palier, elle ferma la porte derrière elle, puis elle s’arrêta en haut des marches.
Il y avait deux portes sur ce palier, et Dick vit bientôt la seconde s’ouvrir. La jeune fille tournait le dos à ce côté et semblait ne se douter de rien. Dick pensa que c’était un de ses acolytes. C’était un homme assez grand, habillé d’un long vêtement de pluie qui lui tombait jusqu’aux talons. On ne pouvait apercevoir son visage, car il était recouvert d’une sorte de capuchon de soie où deux trous seulement étaient percés pour les yeux. Dick faillit une fois de plus trahir sa présence par un mouvement de surprise. C’était la première fois que, dans sa vie de détective, il voyait un homme masqué !
Pourquoi la jeune fille exposait-elle son visage, puisque-son compagnon était masqué ? Mais alors Dick trembla… L’homme masqué, s’approchant vivement, saisit Mary à deux mains par le cou… Elle cria ; il vit la lueur de terreur qui, soudain, passa dans ses yeux et elle commença à lutter désespérément.
« Ah ! Je te tiens ! »
Dick entendit l’inconnu murmurer ces mots avec rage. Il vit l’homme enlever le corps de la jeune fille et se diriger vers la pièce d’où il était sorti. Il comprit, aux traits crispés de la femme, qu’elle avait peur ; alors il cria :
« Lâchez-la ou je tire ! »
L’homme masqué leva la tête. Dick vit deux yeux mauvais qui le regardaient fixement et, avant qu’il eût pu bouger, l’inconnu lâchait sa prise et dégringolait l’escalier. Dick l’aurait suivi si la jeune fille, inanimée, n’était pas restée en travers de son chemin.
À son tour, il l’enleva dans ses bras et l’emporta dans le bureau où il y avait encore le lit du gardien. Quand il voulut allumer, il constata que toutes les lampes avaient soigneusement été retirées. Il devait se contenter de sa modeste lampe électrique. Il voyait la figure de la victime maintenant et ne doutait plus :
« Mary ! » appela-t-il doucement.
Elle ouvrit les yeux et le regarda longuement. Il tâta son cou où se voyait la trace rouge qu’avaient faite les doigts meurtriers ; l’écharpe sombre l’avait cependant un peu protégée.
« Que faites-vous ici ? » Elle ne répondit pas. Les yeux grands ouverts, elle le considérait sans paraître comprendre. Il se sentit mal à l’aise, elle semblait regarder au-delà de lui sans le voir.
« Êtes-vous blessée ? »
Elle secoua la tête et porta sa main à sa gorge, puis elle murmura :
« Je voudrais un peu d’eau. »
Il se souvint qu’il y avait une salle de bain à l’étage au-dessous. Il descendit rapidement, trouva un verre et le remplit. Lorsqu’il revint, le lit était vide.
Le sosie avait disparu.
On frappa à la porte d’entrée de la maison. Les réserves étaient arrivées et Dick descendit pour faire entrer un inspecteur en tenue. En face, il vit cinq cars de policemen les uns à côté des autres. Dans les rues avoisinantes des policiers grouillaient partout.
« Avez-vous vu sortir quelqu’un ?
– Personne, mais nous arrivons à l’instant. »
Dick fit une rapide investigation dans la maison et trouva la porte de la cuisine ouverte. Un cocher affirma avoir vu un homme courir juste au moment où le premier car de la police arrivait. Tandis que Dick questionnait le cocher, Minns entra en scène.
« On demande monsieur, de Margate », dit-il, et, rapidement, Dick passa chez lord Weald.
C’était le détective.
« Lord Weald vient de rentrer chez lui et la jeune fille est rentrée chez elle, dit-il tranquillement. Quels sont les ordres ?
– Surveillez la maison toute la nuit et, demain matin, dites-moi qui est entré et qui est sorti, sans exception. »
Dick entendit le détective grogner pour lui-même. Il avait déjà été aux aguets toute la journée. En téléphonant, il avait dû espérer aller bientôt se coucher.
« Je sais que c’est très dur, mais je suis obligé de faire ainsi, Rees. Faites cela pour moi, et je vous obtiendrai un congé supplémentaire.
– Bien. Puis-je dîner ? »
Dick ne lui en voulut pas pour ce sarcasme et sourit. Il appela Minns ensuite :
« Donnez-moi des lampes électriques. »
Il alla les installer lui-même dans le bureau. Il avait remarqué en entrant que la porte du placard était ouverte et, après la disparition du sosie, qu’elle était fermée.
Il tourna la poignée, mais la porte ne s’ouvrit pas. D’ordinaire, le panneau cédait tout de suite. Il fallut bien une demi-heure pour se procurer un levier. Pendant ce temps, Dick examina soigneusement le placard et se rendit compte que la besogne serait dure. En effet, la porte et l’encadrement d’acier s’adaptaient si bien l’un à autre qu’il était impossible d’y glisser même une mince feuille de papier. Soudain, comme il agitait gauchement la poignée, la porte tourna aisément sur ses gonds.
En inspectant les bords, il trouva deux bandes de cuivre profondément enfoncées, mais qui apparaissaient un peu à la surface. Dans la porte, et correspondant aux bandes de l’encadrement, il découvrit les mêmes lamelles de cuivre plaquées sur l’acier.
« C’est cela, il y a un contact électrique qui s’établit quelque part. Pourquoi ne l’ai-je pas vu auparavant ? »
Il fallait de bons yeux pour déceler deux minuscules boutons qui, près des charnières, devaient déclencher le courant. Dick s’attaqua au mur du fond avec le levier. Il avait dépensé pas mal de forces lorsqu’il réalisa que c’était peine inutile, qu’il n’arriverait à rien par ce moyen. Il frappa sur les côtés et découvrit que tout était recouvert d’acier. Il eut une intuition. Il envoya un homme fermer le contact et toutes les lumières de la maison s’éteignirent. Le placard ne bougea pas.
« Remettez le courant », ordonna-t-il.
L’homme qu’il avait envoyé resta absent quelques instants et, dans l’obscurité, Dick sentit son impatience augmenter. Il s’était appuyé contre un des côtés du placard et il discutait avec un vieux détective quand, tout à coup, il sentit la surface sur laquelle il avait posé la main, s’effondrer. Le côté du placard s’ouvrait comme une porte. Deux minutes plus tard l’homme revenait.
« Cette fois, je sais », indiqua Dick.
Il tira sa lampe et éclaira la sombre ouverture. L’escalier de pierre qui descendait dans les profondeurs était si étroit, les marches si minces, qu’un homme de forte corpulence n’aurait certes pu y passer. Dick dut marcher tout de biais et la tête baissée, tant le plafond était bas.
Il avait dépassé quatre marches lorsqu’il aperçut sur sa droite une raie horizontale dans le mur. Il comprit qu’il était sous le foyer de la cheminée de la pièce qu’il venait de quitter. C’est de là qu’était donc venu le rire moqueur dont il ne s’était pas expliqué la présence si proche.
Il était abasourdi de sa découverte. Les maisons modernes de Londres n’ont pas de passages secrets, et cet escalier semblait dater du moyen âge. Les marches étaient usées comme si elles avaient beaucoup servi.
« Avez-vous déjà vu quelque chose de semblable ? demanda-t-il au détective qui le suivait.
– Jamais. Mais j’ai déjà vu ces marches-là !
– Que voulez-vous dire ? demanda Dick, sidéré.
– Elles étaient à l’extérieur de la maison. Ce sont les Frères de Sainte-Anne qui les avaient fait poser lorsqu’ils avaient utilisé la maison comme quartier général. Je m’étais souvent demandé ce que le vieux Derrick en avait fait lorsqu’il avait reconstruit la maison.
– Où conduisent-elles ?
– Dans la cour probablement. »
Cette constatation n’enleva pas tout l’étonnement de Dick. Pourquoi le vieux Derrick, qui était fort respectueux des lois, avait-il dépensé de l’argent pour établir tous ces contacts électriques et cet escalier secret ?
Au tiers de l’escalier, il vit une nouvelle dépression sur le mur et pensa qu’il s’agissait encore d’un petit guichet. Il tapa dessus et cela sonna creux. Mais il ne trouva aucune poignée, aucun ressort qui lui permît de l’ouvrir.
« Il y a des portes partout, à tous les étages, je suppose, commenta le vieil inspecteur qui l’accompagnait. Celle-ci ne fonctionne peut-être pas. Le vieux bonhomme était fou de terreur lorsqu’on parlait d’incendie. Il avait fait tout une installation pour s’échapper où qu’il soit, à n’importe quel moment, et par n’importe quel endroit. »
Ils parvinrent aux dernières marches et sentirent une porte qui leur résista. Selon les apparences, le père Derrick avait fait monter sa maison contrairement à ce que l’on a coutume de faire. D’habitude, c’est en enlevant le courant qu’on ferme soigneusement les portes. Il y avait bien un bouton, mais pas de lumière. Dick était dans l’obscurité complète. Grâce à sa lampe électrique, il vit que les murs étaient couverts de plaques d’acier comme dans le placard et, de plus, garnis de bouteilles couchées sur le flanc. C’était la cave. Il mit sa main dans sa poche et trouva la clé que Larkin lui avait confiée. Il ouvrit la lourde porte, mais il ne trouva aucune trace de la fugitive.
Il fit allumer dans la cave et commença un sérieux examen. Les murs n’étaient revêtus d’acier que jusqu’au quart de leur hauteur. Au milieu, sur le sol, y avait une lourde boîte de fer dont l’intérieur était séparé en un grand nombre de compartiments : chacun à moitié rempli de bouteilles de liqueur. Il essaya de soulever la caisse pour mieux voir le sol, mais il ne put y réussir. Appelant un des détectives, il demanda qu’on l’aidât.
« Je voudrais mettre cela de côté. »
L’homme se pencha et fit un premier effort, sans résultat, mais s’y prenant différemment, il recommença et, une seconde plus tard, il s’écroulait sur le sol. La boîte était trop lourde pour être soulevée directement, mais elle roulait, et une des attaches qui la retenaient au mur avait dû se défaire ; le malheureux faillit avoir le pied écrasé.
À la place de la boîte, il y avait un grand trou d’où partait une échelle de fer conduisant dans de nouvelles profondeurs.
Dick jeta son faisceau lumineux dans cette ouverture et vit qu’elle était profonde de six pieds. Il descendit rapidement et trouva quelque chose qu’il ramassa soigneusement. C’était une écharpe de femme ; le tissu, léger, était sombre et fleurait doucement. Dick le mit dans sa poche.
Devant lui un passage s’ouvrait, il s’y engagea. Il suivit le chemin qui montait légèrement et arriva bientôt dans une autre cave, en briques celle-là. À sa droite était une porte, il la poussa et se trouva en plein air.
Il était dans une sorte de jardin. Un peu plus loin, il aperçut une assez grande maison de dépendance surmontée d’une petite coupole où il y avait des traces anciennes de dorure.
L’inspecteur et les deux hommes qui l’avaient aidé arrivèrent, et Dick leur montra une formule gravée dans la pierre au-dessus de la porte d’où il était sorti.
« C’était la devise des Frères de Sainte-Anne, expliqua l’autre inspecteur. Les deux maisons doivent faire partie de l’ancienne propriété. D’ailleurs, leur chapelle était dans le garage de lord Weald. »
Il ajouta un détail intéressant : le vieux Mr. Derrick avait acheté cette habitation, le jardin et tout ce qui en dépend pour une très forte somme. Personne n’avait compris pourquoi un avare comme lui se laissait ainsi voler !
« Il devait connaître ce passage. C’est pourquoi il ne s’est jamais inquiété de vendre cette maison. Pourquoi donc en avait-il besoin ? C’était un homme honnête. Cette maison a-t-elle jamais été occupée ?
– Oui, dit l’inspecteur qui connaissait le quartier sur le bout du doigt. Une dame habitait là. J’ai oublié son nom mais elle est morte, il y a une douzaine d’années.
– Jeune ? demanda Dick qui commençait à comprendre.
– Elle était d’un âge moyen et elle avait beaucoup d’allure. (Il se mit à rire.) Mr. Derrick pourra vous en parler, car c’est à son sujet qu’il s’est querellé avec son père. »
Dick n’en demanda pas plus. Il était facile de s’échapper lorsqu’on était parvenu dans le jardin : il y avait un portail qui donnait sur les ruelles et un sentier qui, courait le long du jardin et permettait de sortir par-derrière la maison abandonnée.
Quand il fut de retour dans la salle à manger de Tommy, il tira l’écharpe de sa poche et l’examina. Elle était d’un bleu sombre et il se souvint que la jeune fille la portait enroulée autour de son cou. Puis, il tenta de se mettre en rapport avec Walter Derrick. Les domestiques de Keyley ne purent lui donner d’indication précise. Ils « croyaient » que monsieur était quelque part dans le Nord, mais ils ne savaient pas où. Ils lui communiquèrent cependant une liste d’hôtels en Écosse où il pouvait avoir des chances de le trouver, et Dick donna ces indications à un détective qui passa une partie de la nuit à téléphoner.
Il ne parvint pas à le trouver et n’eut des nouvelles de Walter que le lendemain matin, alors que celui-ci appela lui-même pour savoir comment s’était passée la nuit. Il dit qu’il était à Stamford pour la journée. Lorsque Dick lui eut raconté en détail ce qu’il avait découvert, il questionna :
« Avez-vous mis la main sur cette inconnue au moins ? Et l’homme ? Quelle brute, tout de même ! Je ne comprends plus rien à tout cela !
– Moi, non plus, avoua Dick. Mais je voulais vous demander autre chose. Connaissez-vous miss Belfer ?
– Non. Qui est-ce ? »
Un instant, Dick resta sans parler tant il était étonné.
« Miss Belfer était une amie de votre père. »
Il y eut un long silence. Puis, Derrick reprit :
« N’avait-elle pas un autre nom ? Celui-ci ne me dit rien.
– Elle habitait cette vieille maison qui vous appartient.
– Oh ! c’est vrai, j’avais complètement oublié. »
Soit qu’il n’attachât aucune importance à cette question, soit qu’il ne voulût point en parler, il changea tout de suite de conversation.
« Qu’est-ce encore que cette histoire de passage secret ? C’est tout à fait votre rayon !
– Pas du tout, au contraire ! répliqua Dick. Cependant, l’explication me semble très simple. Les deux maisons ayant appartenu au même ordre religieux, on avait obtenu l’autorisation, – je l’ai découvert ce matin, – de construire un tunnel entre les deux. Rien n’était donc secret, mais le chemin avait dû être oublié. Votre père a utilisé un ancien escalier extérieur pour une sortie de secours supplémentaire. »
Il avait envoyé deux de ses hommes faire une petite inquisition dans les papiers officiels, n’espérant guère en retirer des indications intéressantes. Aussi fut-il réellement étonné lorsqu’on lui remit la copie d’un acte de mariage ayant eu lieu entre le vieux Mr. Derrick et « Martha Anne Belfer ». Dans son égoïsme profond, le vieillard avait gardé le secret sur cette situation, et pendant treize ans, personne n’en avait rien su.
Deux heures plus tard, la longue voiture jaune de Walter stoppait devant la maison de Lowndes Square.
« C’est égal, ils ont l’air de se croire chez eux ici ! s’écria-t-il. Il faut que je m’amuse un peu, moi aussi, puisque c’est moi qui paie les pots cassés : J’ai envie de m’installer ici ! A-t-on revu le fantôme, au moins ? Et la belle jeune fille ? et le vilain bandit masqué ? Cela commence à être très excitant !
– J’ai trouvé miss Belfer !
– C’est vrai ? Au fait, qui est-ce donc ? Vous m’en avez déjà parlé… » demanda Derrick en réfléchissant.
Dick le conduisit dans la salle à manger qu’il avait peu à peu transformée en bureau.
« Elle avait peut-être en effet un autre nom. Mais elle n’en est pas moins la femme que votre père a épousée, la seconde madame Derrick !
– Il l’a épousée ? A-t-il eu des enfants ? demanda rapidement Walter dont le visage s’était assombri.
– Non, pas d’enfant.
– Miss Belfer ? »
Derrick machinalement fit des yeux le tour de la pièce où ils étaient, puis il reprit :
« C’était son nom, sans doute… mais moi, je l’appelais toujours miss… Constable. Et il l’a épousée… c’est curieux. Avez-vous des preuves ? »
Dick lui montra toutes les copies qu’il avait déjà enfermées dans le dossier. Derrick les lut soigneusement, puis il murmura :
« Le vieux sacripant… il a fait ça aussi ! »
Au bout d’un moment, il reprit :
« Et il n’a pas eu d’enfant. C’est vraiment curieux. Je savais bien qu’elle était son amie… bien sûr… Mais, je ne croyais pas que cela allât si loin… Je me suis querellé avec lui pour une question d’argent… et pour des bagatelles. Je n’ai plus rien su. Êtes-vous sûr qu’ils n’ont pas eu d’enfant ?
– Non, voyons, assura Staines. Il n’y a aucune indication dans les registres officiels… et un inspecteur du quartier qui a connu votre père…
– Qui est-ce ? » demanda Derrick ; et lorsque Dick lui eut dit le nom, Walter continua : « Ah ! oui, je me souviens de ce nom. Et il dit qu’il n’y a pas eu d’enfant… Ce mystère devient chaque jour plus obscur. »
Il parlait très rapidement comme quelqu’un qui manifestement pense à autre chose.
« Alors, voyons, revenons un peu à cette nuit. Que s’est-il passé au juste ? L’avez-vous attrapée, cette belle voleuse ?
– Elle a disparu dans le mur.
– Je voudrais bien voir ce souterrain. Je crois que je ne pourrai plus dormir ici. Où est donc votre stupide copain ?
– Le nombre de mes amis stupides étant assez limité, je devrais le reconnaître tout de suite, répliqua Dick un peu vexé. De qui voulez-vous parler ?
– De Tommy Weald. On m’a raconté qu’il courait après une nurse… Il est complètement fou. »
Puis, sans interruption, il aborda un autre point.
« Constable… oui, c’était ce nom-là. Je crois, reprit-il tout à coup, que je vais filer à l’étranger. Ils feront ainsi ce qu’ils voudront de ma maison. Je laisserai un mot, leur indiquant qu’à condition qu’ils me donnent un pourcentage, je leur laisserai la paix. C’est assez sport, n’est-ce pas, et mon père va se retourner dans son caveau s’il voit ça ! Ils sont fous… comme s’il y avait encore de l’or dans la maison, en dehors des cadres !
– Vous avez vécu assez longtemps en Afrique du Sud. Avez-vous jamais rencontré miss de Villiers ? s’enquit Dick.
– Je ne sais pas… Il y a beaucoup de de Villiers là-bas. Je ne suis pas resté longtemps à Capetown. J’ai filé assez rapidement vers la rivière Tuli, puis vers le Nord, et vers l’Est dans le Tanganyika. Avez-vous trouvé de nouvelles empreintes digitales ?
– Nous n’en trouverons plus sans doute, répondit Dick. D’ailleurs, nous n’y attachons plus d’intérêt. Nous avons découvert que les empreintes étaient faites avec un tampon cela devait avoir une signification, mais pour eux seulement…
– Avec un tampon ? (Derrick respira longuement.) Dites-moi, ils m’ont l’air d’être pleins de ressources… nos bandits. Croyez-vous que cela ait un rapport avec la collection de mon père ? Au fait, nos visiteurs pensent peut-être qu’il y a encore des empreintes intéressantes dans la maison ? Ce n’est peut-être pas de l’or qu’ils cherchent !
– Cela m’étonnerait, reprit Dick, car pourquoi nous avertiraient-ils en inscrivant les empreintes du meurtrier de Slough sur leur passage ? N’avez-vous jamais été cambriolé à Keyley ?
– Mais non ; dès que je suis loin de cette maison infernale, je suis tranquille. »
Il alla voir l’escalier secret et revint un peu déçu.
« C’est beaucoup moins fantastique que je ne l’espérais. Vous allez mettre un policeman à l’entrée et à la sortie ?
– Cela m’étonnerait bien si notre visiteuse revenait immédiatement par le même chemin. Mais d’où arrives-tu ? s’écria Dick en regardant lord Weald qui entrait.
– Je viens pour une seconde, dit rapidement Tommy qui avait toujours l’air pressé. Dis donc, on m’affirme que des visiteurs sont encore venus ! Ils en ont de l’audace !
– Comment va votre fiancée ? » demanda Derrick sans broncher.
Tommy rougit ingénument.
« Elle, elle… Miss Dane va très bien. Extraordinairement bien, malgré le temps. Je vous remercie de vous informer d’elle. »
Il toussa un peu et jeta un coup d’œil inquiet vers Dick.
« Où avez-vous appris cette nouvelle ? demanda-t-il gêné.
– Mais dans les journaux, répondit Derrick au grand étonnement de Dick Staines.
– Tu as annoncé tes fiançailles ? reprit ce dernier si rageusement que Tommy fit un léger saut en arrière.
– Bien sûr, répliqua-t-il d’un ton agressif. Pourquoi diable ne l’aurais-je pas fait ? Mary s’en moque, moi aussi… mais mes tantes sont ravies. »
Dick ne put rien ajouter, il était navré au fond de lui-même.
« Alors, à quand le mariage ? dit-il enfin.
– Le 4 septembre, mon vieux. Nous irons ensuite à Bellagio, ou ailleurs, cela m’est égal… Nous ferons un mariage très simple. »
Staines n’ajouta plus rien. Il était trop éprouvé pour trouver une formule de politesse. Tout lui semblait sens dessus dessous. Ainsi, un de ses bons amis allait épouser une femme qui était, ou qui pouvait être un membre d’une dangereuse organisation, et il n’avait aucun moyen de le prévenir. Il ne pouvait rien faire… Cette situation devenait absolument impossible.
« J’abandonne, dit-il enfin.
– Qu’est-ce que tu abandonnes ? Tu ne vas pas me plaquer… tu seras mon garçon d’honneur !
– Oui, c’est cela, et je vous enverrai un beau cadeau… » reprit Dick. Mais devant la mine contrite de son ami, il lui appliqua deux bonnes tapes dans le dos.
Quelques instants plus tard, Derrick s’en alla déjeuner. Tommy appela son valet de chambre pour trouver quelques chemises, et Dick resta enfin seul. Il put réfléchir tout à son aise à la nouvelle qu’il venait d’apprendre. Il restait persuadé que lorsque Mary lui avait avoué qu’elle l’aimait, elle avait dit la vérité. Et voilà qu’elle était officiellement fiancée à ce pauvre Tommy… Il ne pouvait se persuader que le titre et la fortune de son camarade fussent les motifs de ce mariage. Il cherchait la véritable raison de cette machination, car, pour lui, pas une seconde, il ne douta de la jeune fille.
Et ce fut Tommy lui-même qui, avec son inconscience habituelle, lui donna l’occasion d’entendre, des lèvres mêmes de Mary, la raison de son attitude actuelle.
« Qu’est-ce que tu penserais, mon vieux, d’une balade à Eastbourne ? Oui, Eastbourne, nous y filons, c’est charmant. »
Sans s’inquiéter de la fatigue que causait souvent son bavardage, Tommy continua :
« Ils y sont installés depuis ce matin… je vais être très documenté sur les villes d’eaux anglaises !
– Combien de temps cette promenade nous prendrait-elle ?
– Si c’est le chauffeur qui conduit, repartit Tommy, deux heures. Si c’est moi, une heure et demie. Elle m’a parlé de toi, la nuit dernière, continua Weald, elle me disait encore quel type épatant tu étais et combien elle avait d’amitié pour toi.
– Merci, ne put s’empêcher d’interrompre Dick.
– Ne sois pas ironique. Sois un peu généreux que diable ! Je t’ai coupé l’herbe sous le pied, mais je ne te veux pas de mal.
– Tu ne m’as rien coupé du tout d’abord, et si tu ne m’en veux pas, moi je t’en veux terriblement. De plus, j’aimerais assez que tu ne parles pas trop de moi à Mary, ni à personne d’ailleurs.
– Ne fais pas l’enfant », le réprimanda Tommy sévèrement en se sentant tout d’un coup jaloux de son camarade.
Dick téléphona à Bourke pour lui annoncer qu’il allait passer la nuit à Eastbourne.
« Excellente idée… mais qu’est-ce qui vous attire là-bas ? lui demanda son chef.
– Weald », répliqua Staines très sérieusement.
Le chauffeur les conduisit, ce qui avait un avantage et un inconvénient. L’avantage était qu’ils ne risquaient pas d’avoir un accident ; l’inconvénient était que Tommy, débarrassé du souci du volant, commença à raconter une foule de détails sur la vie qu’il se proposait d’avoir avec sa femme, sur ce que sa tante avait écrit et sur la tristesse de la vie d’un homme qui ne se mariait pas.
« Si nous parlions des courses de lévriers, proposa Dick.
– Mais, je n’y connais rien.
– Raison de plus… »
Tommy était trop heureux pour se froisser. Ils passèrent par Lewes et prirent le thé dans une vieille ville. En stoppant devant l’hôtellerie, Tommy aperçut une grande Rolls jaune et s’écria :
« Mais c’est la voiture de ce vieux Derrick. Drôle de type… Sais-tu ce qu’il m’a demandé quand tu nous as laissés un instant seuls ? Si je voulais lui vendre mes tableaux ! Crois-tu, quelle absurdité !
– Quels tableaux ?
– Ceux qui sont dans ma salle à manger. Ne va pas dire que tu ne les as pas remarqués ? »
Dick se souvenait vaguement de quatre grands cadres contenant des paysages, mais il n’avait jamais été particulièrement intéressé par la peinture.
« Ce sont quatre des meilleurs Constable que nous ayons en Angleterre, expliqua Tommy.
– Ah ! des Constable ? Vraiment ? Et lesquels ?
– Mon vieux, ne fais pas de chinoiseries. Le nom de l’artiste est sur chaque cadre, il faut que tu sois un policier pour ne pas l’avoir vu. Il y a juste le nom Constable. C’est bien suffisant.
– Juste le mot « Constable », reprit Dick en réfléchissant, oui, en effet, j’aurais dû le voir. »
Il se souvenait soudain que Derrick avait dit ne connaître miss Belfer que sous le nom de Constable. Mais il se rappelait aussi que le millionnaire avait fait, du regard, le tour de la pièce lorsqu’il avait répondu à sa question.
« C’est curieux ! murmura-t-il tout haut.
– Curieux ? Et pourquoi ? » riposta Tommy.
Ils entraient dans la salle à manger qui était pleine. Ils cherchèrent Derrick, mais ne le trouvèrent pas, et lorsqu’ils eurent goûté, ils remarquèrent que la grande auto jaune était partie. On leur apprit que le voyageur était allé vers Brighton.
« Je lui en veux à ce Derrick, c’est plus fort que moi !
– Et pourquoi ? demanda Dick étonné.
– Mais parce qu’il a failli tuer la future lady Weald. Et avec cette horrible voiture jaune encore… il n’y a rien de plus affreux que de mourir sous une auto jaune, tu ne trouves pas ? Bon sang, je ne peux pas y penser sans trembler.
– As-tu prévenu Mary que je viendrais ? s’enquit Dick sur un ton désinvolte.
– Non, car je ne l’ai pas vue avant de partir, ce matin. Le pauvre vieux Cornfort ne va pas fort…
Je me demande parfois ce qu’il deviendra lorsque Mary l’aura quitté ?
– Il y a d’autres nurses sur la terre », dit assez brutalement Dick.
Tommy le regarda d’un air si navré qu’il baissa le nez et ne parla plus jusqu’à ce qu’ils arrivèrent à l’hôtel où habitaient Cornfort et ses compagnons.
Ils étaient tous sortis. Les deux amis les trouvèrent sous une tente à la plage. Mary reçut Dick assez froidement. Le jeune homme ne quittait pas des yeux le cou de la jeune fille, mais elle portait une robe montante et il ne pouvait rien voir de ce qu’il craignait de trouver : des traces de strangulation. Même si l’écharpe l’avait un peu protégée, la peau devait être contusionnée car l’homme au masque l’avait empoignée rudement.
Il trouva que Mary avait l’air très fatiguée et, bien qu’elle fût la fiancée d’un autre, il en fut attristé. Il regrettait d’être venu. Il souffrait d’avoir à passer une soirée en compagnie de Tommy et de la jeune nurse ; il ne savait quelle contenance prendre.
« Vous avez quelques jours de vacances, Mr. Staines ? demanda-t-elle.
– Une soirée de vacances, c’est tout », dit-il très simplement, et il sentait combien sa présence ajoutait au malaise du petit groupe. Il aurait voulu partir tout de suite.
« Mr. Cornfort va bientôt rentrer, voulez-vous m’emmener prendre le thé quelque part ? demanda soudain la jeune fille.
– Mais… commença Dick, un peu éberlué, en regardant du côté de Tommy.
– Oh ! reprit-elle paisiblement, Tommy n’a pas besoin de venir avec nous.
– Comment ? » s’écria lord Weald stupéfait.
Dick fut étonné de sentir dans l’exclamation de Tommy un étonnant manque de chaleur, et son ami lui en donna l’explication un peu plus tard.
« Tu comprends, elle est charmante, mais le jour c’est fou ce qu’elle peut être sèche et même rude… pas moyen de flirter un peu.
– Qu’est-ce que tu veux dire ?
– Le jour, on dirait qu’elle ne veut pas qu’on sache qu’elle est fiancée avec moi, elle m’envoie promener parfois si cavalièrement que j’en reste sidéré. »
Dick n’aurait jamais cru que les affaires sentimentales d’un camarade pussent l’assommer à un tel point. Il devait faire effort pour écouter Tommy et émettre, de temps à autre, les réponses appropriées. Tandis qu’ils accompagnaient Mr. Cornfort à son hôtel, Mary Dane lui fixa rendez-vous pour cinq heures.
Et ce fut une jeune fille charmante, plus du tout froide que Dick, seul, retrouvai dans un café tranquille.
« Bravo, cher ami, vous voilà un peu hors du service. Faites-moi voir comment se conduit un détective lorsqu’il n’est pas à la poursuite d’un bandit ! lui dit-elle en riant. Avez-vous revu mon cher sosie ? La pauvre femme, comme elle doit être occupée !
– Ceci est-il à vous ? » lui dit-il brusquement en lui mettant sous les yeux l’écharpe qu’il avait dans sa poche.
Elle examina soigneusement le tissu, puis répondit :
« On dirait bien que c’est la mienne. J’en ai acheté une semblable la dernière fois que je suis allée à Londres.
– Est-elle à vous ? » répéta-t-il.
Elle ouvrit le sac qu’elle avait sur ses genoux et en tira la réplique exacte de l’écharpe.
« Son sosie », dit-elle gaiement.
Désappointé, Dick remettait le tissu dans sa poche quand elle lui demanda :
« Donnez-la-moi, voulez-vous ? À moins qu’elle ne constitue une indication importante.
– Ajoutez-la à votre collection ! lui lança-t-il en jetant l’écharpe.
– Vous êtes méchant, pauvre ami, lui dit-elle en lui tapotant la main. Je sais que vous avez encore eu des tas d’ennuis avec ces visiteurs nocturnes. Voilà qu’ils ont voulu démolir un mur ?
– Tommy vous en raconte beaucoup trop ! riposta-t-il.
– Mais non, voyons, il ne m’en dit pas assez, bien que je reconnaisse qu’il parle trop.
– Vous souvenez-vous de Lordy Brown ?
– L’homme qu’on a tué ? Oui, très bien… c’était un pauvre malheureux… J’ai souvent pensé à sa femme…
– Sa femme ? Comment savez-vous qu’il eût une femme ?
– Je ne trouve aucun mensonge à vous servir, dit-elle au bout d’un instant… Aussi je vais vous demander de ne pas m’en vouloir si je ne réponds pas à votre question. Je sais dans quelle situation difficile elle se trouve et qu’elle a trois enfants.
– Vous la connaissez donc ?
– Oui, je lui ai parlé un peu longuement une fois.
– Quand ?
– C’est le détective qui me questionne ! lança-t-elle en riant. Il doit être bien difficile de changer de façon, n’est-ce pas ? Eh bien, voilà je l’ai revu après notre rencontre fortuite dans Bloomsbury Square !
– Pourquoi ne me l’avez-vous pas dit ?
– Est-ce que vous me l’avez demandé ? De plus, je ne savais pas que vous vous intéressiez à lui. Ah ! mais oui, je m’en souviens. Si je ne vous ai rien dit c’est que… c’était plutôt embarrassant.
– Vous êtes vraiment étonnante.
– Je l’ai longtemps cru. Maintenant, c’est fini. Je sais que je ne suis qu’une…
– Qu’une ?
– Qu’une ratée. L’orgueil m’a perdue.
– Tommy ne vous aidera pas à changer, insinua-t-il, désireux de détourner la conversation.
– Ce n’est pas bien d’agir ainsi, lui reprocha-t-elle. Pauvre Tommy.
– Écoutez, Mary, je voudrais bien savoir pourquoi vous épousez Weald ?
– Appelez-le donc Tommy, cela lui va tellement mieux. Pourquoi je l’épouse ? Mais qui a dit que je l’épousais ?
– Les journaux l’ont annoncé. Vous moquez-vous de moi ?
– Ne nous querellons pas, coupa-t-elle. Laissez-moi jouer à la « vamp » qui veut des renseignements secrets. Avez-vous réellement trouvé quelque chose d’important ? Tommy m’a parlé d’un étrange outil…
– Je ne sais pas pourquoi j’en ai parlé à Tommy. Ce n’était pas très intéressant d’ailleurs : il s’agissait d’une sorte de pompe à faire le vide. Cela permet de soulever sans difficulté des poids très lourds. »
À ce moment, il leva les yeux et fut surpris de l’expression du visage de la jeune fille. Elle le regardait, les yeux fixes, les lèvres entrouvertes.
« Qu’y a-t-il donc ?
– Quoi ? » répondit-elle ; et il vit très nettement qu’elle faisait un très grand effort pour lui cacher son trouble.
« Rien, rien du tout, je viens de me souvenir que j’ai oublié de donner les gouttes à M. Cornfort, avant de partir.
– Est-ce que cela a une si grande importance ?
– Dites-moi, parlez-moi de cette pompe… Comment est-elle ? Je ne vous dirai plus que cela ne m’intéresse pas. »
Il en fit rapidement la description en jurant dans son for intérieur contre les bavardages de Tommy. La jeune fille levait les yeux vers le plafond et ne disait plus rien. Quand il eut fini, il s’étonna un peu qu’elle lui demandât encore des détails supplémentaires. Mais elle ajouta soudain :
« Ne pourriez-vous rester ici jusqu’à demain soir ? »
Il lui affirma qu’il devait partir sans faute, dès le matin, vers l’heure du déjeuner, plus tôt même s’il y avait du nouveau dans la maison de Derrick. Il lui dit qu’il avait laissé deux hommes en surveillance, bien que Derrick ne le jugeât pas nécessaire.
« Cela m’étonnerait qu’il y eût du nouveau, dit-elle enfin.
– Vous le garantissez ?
– Non, bien sûr, je ne peux pas répondre de mon sosie. Tommy m’a dit aussi qu’on avait trouvé l’empreinte du meurtrier de Slough à plusieurs endroits dans la maison.
– Qu’est-ce que vous savez de ce meurtrier ?
– Très peu de chose. Simplement que l’homme qui a commis ce crime est un nommé Hermann Lavinski ; c’est un Russe naturalisé. Tiens, voilà ce brave Tommy… je lui avais dit de venir au-devant de nous.
– Une seconde… s’écria Dick en prenant le bras de Mary. Quel nom avez-vous dit ?
– Hermann Lavinski.
– Comment le savez-vous ? »
Elle le regarda en souriant doucement, puis elle murmura :
« C’est mon sosie qui me l’a dit. »
Moins d’une demi-heure plus tard, Dick téléphonait à Scotland Yard. Il voulait vérifier lui-même si la jeune fille se moquait de lui. Mais, au fond, il avait le sentiment qu’elle savait ce qu’elle faisait en lui citant le nom de ce mystérieux assassin.
Il rappela au bout d’un certain temps pour permettre de consulter les registres nécessaires.
« Personne de ce nom n’a été arrêté, mais nous l’avons dans notre liste supplémentaire A.
– Est-ce la liste des étrangers suspects ?
– Oui.
– Lisez la description. » Et quand cela fut fait, il demanda encore : « Pas d’empreintes digitales ?
– Non. Il peut y en avoir à l’étranger. Nous allons nous mettre en rapport avec Paris. Mais je ne sais pas s’ils les gardent. »
Dick savait donc seulement une chose : un homme nommé Lavinski existait, et la description qu’on lui avait lue correspondait à celle que l’on gardait dans les archives de Scotland Yard depuis dix ans. Ce n’était donc pas une invention de Mary Dane. D’ailleurs, dès le commencement de sa vérification, il avait été convaincu qu’elle avait dit vrai.
Cependant, il lui était toujours désagréable de voir Tommy avec la jeune fille et ce fut sans plaisir qu’il les rejoignit sur la plage. Mr. Cornfort dormait. L’infirmier, assis sur un banc à quelques pas d’eux, fumait paisiblement sa pipe.
« Comment s’appelle votre chien de garde ?
– De qui voulez-vous parler ? s’étonna-t-elle. De l’infirmier ? Vous pourriez être plus respectueux pour un homme de son dévouement, reprit-elle sévèrement. Il s’appelle Henry.
– Est-ce qu’il lui arrive d’ouvrir la bouche ?
– On l’a entendu parfois demander son dîner », répliqua-t-elle en riant. Puis elle reprit, sérieuse soudain :
« Mr. Staines, il faut que vous parliez à Tommy, il devient tout à fait impossible. »
Tommy était assis à côté d’elle avec la mine boudeuse d’un mauvais gamin et il s’amusait à jeter dans l’eau les cailloux qu’il ramassait.
« Cela ne le regarde pas, dit-il de mauvaise humeur : C’est une affaire qui doit rester entre nous.
– Mais, justement, vous voulez l’annoncer au monde entier ! ».
Lors Weald se leva avec dignité.
« Je rentre à Londres. »
Rapidement, elle fit glisser l’anneau orné d’émeraudes hors de son doigt.
« Emportez cela avec vous.
– Pourquoi agissez-vous ainsi, Mary ? demanda-t-il, tout de suite plus conciliant. Remettez cette bague, voyons. (Il se baissa et lui saisit la main.) En somme elle est un peu grande pour vous, je vais la faire arranger, vous l’aurez demain. »
Il regarda sa montre comme s’il faisait une chose grave.
« Je rentre à l’hôtel. Vous ne venez pas dîner ?
– Je dînerai avec Mr. Staines, dit-elle.
– Bien, bien », dit seulement Tommy, et il s’en alla en grommelant.
Tandis qu’il faisait quelques pas avec Mary, Dick lui dit incidemment qu’il avait aperçu l’auto de Derrick à Lewes.
« Est-ce que cet homme-là vous plaît ? demanda la jeune fille.
– Plutôt. Pourquoi ? Il vous déplaît ?
– Je ne puis pas être impartiale. Je n’oublie pas qu’il a failli m’écraser.
– Et pourtant, vous avez pris cela si calmement ! J’en avais été sidéré !
– C’est que j’étais terrifiée. Alors, c’était par réaction. J’avais eu bien plus peur que lorsque Lordy Brown avait cru reconnaître en moi une ennemie mortelle. Vous vous êtes renseigné sur ce Lavinski ? »
Il inclina la tête.
« Eh bien, il existe quelqu’un de ce nom ? Vous en êtes surpris ?
– J’aurais été surpris de ne rien trouver.
– Est-ce que vous auriez confiance en moi, par hasard ? Que pensez-vous alors de mon mariage avec Tommy ?
– Je le trouve impossible. Non pas que Tommy ne soit un brave garçon…
– Alors ? »
Il ne répondit pas tout de suite. Il oublia soudain qu’il était sur une plage, devant des centaines de personnes : enfants, nurses ou grandes personnes, et il dit enfin à voix basse :
« Parce que je vous aime. »
Elle ne baissa pas les yeux. Il vit une lueur s’allumer dans ses prunelles et l’en aima davantage.
« Quand avez-vous découvert cela ? À Victoria ?
– Je n’en sais rien et je ne sais pas pourquoi je vous aime.
– Pourquoi voulez-vous le savoir ?
– Je vous soupçonne de tant de choses, cela devrait m’empêcher de vous aimer. Mais je ne puis faire autrement. Je vous connais si bien, je vous ai encore vue l’autre nuit entre les mains de l’homme masqué et depuis je cherche sur votre cou les marques de ses doigts.
– Vraiment ? »
Elle fit une chose étonnante : mouillant le bout de ses doigts, elle se frotta légèrement le cou et un large bleu apparut.
« Comme cela ? » demanda-t-elle.
Il ne put répondre. Alors elle ouvrit son sac, en tira une petite boite, tapota la marque de son cou, se regarda dans un petit miroir et lorsqu’elle referma son sac le bleu avait complètement disparu.
« J’avais bien remarqué que vous ne quittiez pas mon cou des yeux.
– Ainsi, c’était bien vous ?
– Oui, c’était moi.
– Mais alors, expliquez-moi. Tommy est pourtant resté avec vous toute la soirée. Je ne comprends plus rien du tout. »
Elle lui tapota doucement le bras comme elle avait coutume de le faire lorsqu’elle cherchait à le rassurer.
« Quel homme impossible ! Après avoir prouvé que j’ai failli être étranglée, après m’avoir convaincue que je suis une cambrioleuse… voilà, maintenant, que vous cherchez à me créer un alibi. Je vais vous faire voir un truc magnifique. »
Elle reprit son sac et la petite boite, elle mouilla encore une fois son doigt… elle eut beau frotter son cou, aucun bleu n’y apparut.
« Voilà, vous êtes content ?
– Mais… mais…
– Je n’ai pas de bleu, voilà tout ! J’ai voulu vous faire une bonne blague ! Avouez que vous vous laissez prendre admirablement. J’avais peint la marque et je l’avais recouverte avec une certaine poudre… voilà tout le secret. Je connais des tas de trucs comme cela !
– Je voudrais vous épouser », dit-il simplement en lui prenant la main.
Elle regarda au loin et soupira. Puis elle se leva et se mit à parler très vite.
« Il faut que je change de robe pour dîner. Venez me prendre à sept heures et demie dans le hall, mais ne me faites pas attendre, car je serais très froissée ! »
Elle était déjà là lorsqu’il vint la chercher, et il s’étonna de la trouver plongée dans la page de la Bourse d’un journal.
« Vous vous intéressez donc aux affaires de Bourse ? demanda-t-il.
– Si peu, dit-elle en pliant rapidement la feuille. J’ai quelques actions africaines qui montent et qui descendent vertigineusement. Pour le moment, elles ont complètement dégringolé.
– Je ne savais pas que vous étiez riche.
– Riche, c’est beaucoup dire… J’ai de dix à vingt mille livres. »
Il resta abasourdi.
« Cela vous choque-t-il ? dit-elle.
– Pourquoi êtes-vous nurse ?
– J’adore mon métier, répondit-elle solennellement. Non, sérieusement, j’y suis très habile. J’ai été la plus jeune nurse de mon hôpital. Puis, j’en ai eu assez, et papa voulait que je reste à la maison.
– Vous avez un père ?
– Bien sûr. Pourquoi pas ? Et un père très intelligent et très habile ! »
Elle n’en parla d’ailleurs plus. Elle revenait toujours à la fameuse maison hantée.
« Dites-moi, sincèrement, ce que vous pensez de tout cela. Tommy jure toujours que vous êtes si adroit ! »
Il ne répondit pas à sa question et voulut la faire parler de son mariage ; mais, avec une adresse rare, elle évita de répondre. Il fit une nouvelle tentative et elle dit seulement :
« N’en parlons pas, vous savez bien que je n’épouserai pas Tommy.
– Alors, commença-t-il, ce n’est pas très honnête de le laisser croire…
– N’en parlons plus. Abandonnez cette pensée, laissez faire le destin !
– Enfin, il faut prévenir Tommy… insista-t-il.
– Je me moque de votre ami, dit-elle gravement. Vous avez tort de me croire capable d’une chose pareille. J’expliquerai ce qu’il y a à expliquer au moment où je devrai le faire, et votre Tommy n’en sera que plus heureux. »
Elle le quitta après le dîner, car Mr. Cornfort lui avait dit de venir le chercher pour faire une petite promenade dans la soirée. Dick rejoignit son camarade près du kiosque à musique, et peu après le trio vint les prendre. Henry poussait la voiture, Mary marchait à côté de l’invalide qui dormait à moitié.
Il faisait très chaud et il y avait de lourds nuages au ciel. La nuit était très obscure et, après quelques tours dans le parc, ils s’avancèrent dans une allée latérale qui bordait la grande route. Lorsqu’ils parvinrent à l’extrémité de la promenade, Mary proposa que l’on revînt sur ses pas.
Henry se pencha un peu sur la poignée de la chaise roulante et lui fit faire demi-tour. Soudain, une petite automobile que personne n’avait vu arriver, vint vers eux à une allure folle. C’était, autant qu’ils purent en juger, une voiture noire et ses phares étaient faibles.
« Il va se faire siffler, il est sur sa gauche. »
Tandis que Dick faisait cette remarque, le conducteur, dont le visage était caché par d’énormes lunettes noires, ralentit. Puis, le détective vit une main sortir de la voiture. Quelque chose déchira l’air en tournoyant et Dick reconnut instantanément cette boule noire qui grésillait. Il fit un saut, attrapa l’engin au vol et le lança, avec force, loin dans l’eau.
« Qu’est-ce que… » commença Mary.
Juste avant que l’objet touche l’eau, il y eut une terrible explosion. Puis un froissement rapide se fit auprès d’eux, on entendit le bris d’une vitre.
Alors il se passa une chose étonnante. Tout d’un coup, Henry se redressa et il tendit une main en avant. Plusieurs coups de feu éclatèrent, et la voiture qui fuyait sembla privée de conducteur. Mais, après avoir vacillé, elle reprit sa route.
« J’ai dû le toucher », dit très calmement l’infirmier.
L’explosion avait affolé la foule sur la plage. Tout le monde accourait vers eux, un policeman galopait à leur rencontre.
« Qu’y a-t-il eu ? Qu’est-ce que cette explosion ?
– Un homme nous a lancé une bombe, expliqua rapidement Dick, et il ne mentionna pas l’étrange conduite d’Henry.
– J’ai entendu des coups de feu. Par où est-il parti ? »
Ils montrèrent la route par où l’auto avait disparu, et le policeman monté se précipita dans la direction indiquée.
Quelques instants plus tard, ils étaient le centre d’un attroupement de curieux. Dick nota que Mr. Cornfort avait seulement ouvert les yeux pour voir ce qui arrivait, puis il s’était immédiatement rendormi.
Le policeman prit Dick à part et lui demanda son avis.
« C’était bel et bien une bombe et elle était admirablement lancée », indiqua Staines. Il avait, en effet, calculé qu’elle aurait dû tomber juste sur les genoux de Mr. Cornfort et, dans ce cas, il n’aurait pas échappé à une mort certaine.
« Merci de n’avoir rien dit d’Henry », souffla Mary à voix basse ; et Dick vit qu’elle était très pâle.
Staines était en admiration devant ce qu’il avait découvert. Le silencieux infirmier se révélait un tireur d’une habileté extraordinaire. Et Dick s’y connaissait, il n’y avait pas meilleur juge que lui en cette matière.
« Henry adore tirer. Il a dû être soldat autrefois, déclara Mary.
– Croyez-vous que les soldats s’attaquent aux conducteurs d’automobile ?
– Oui, quand ils leur déplaisent », dit-elle doucement.
Ils parlaient aussi tranquillement, car lord Weald, tout excité, ne cessait de s’étonner et de s’émerveiller très fort, tandis qu’Henry restait, de nouveau, muet. Par un heureux hasard, Tommy n’avait pas vu l’infirmier tirer, et Dick et Mary s’en félicitaient.
« Avez-vous eu peur ? demanda Dick.
– Affreusement, après. Sur le moment, je n’ai pas compris et, ensuite, j’ai tremblé. On dirait qu’il sait que je vous ai parlé… »
Dick s’arrêta net.
« Qui ?
– Hermann Lavinski.
– Que voulez-vous dire ?
– Ne vous arrêtez pas, ou bien Tommy nous rejoindra. Je suis sûre que c’était Lavinski. Il a déjà jeté une bombe dans une bijouterie. Elle n’a pas fait grand mal… Assez tout de même pour que les employés se réfugiassent sous le comptoir, pendant qu’il vidait la vitrine.
– Vous savez donc beaucoup de choses sur son compte ?
– J’étudie beaucoup, répliqua-t-elle sans sourire ; surtout depuis que je vous connais, je me passionne pour toutes les questions criminelles.
– Si vous vous moquez de moi…
– Je ne blague pas. Tommy vous dira à quel point je suis fanatique ! Pauvre Henry !
– Pourquoi le plaignez-vous ?
– Parce qu’il ne pourra pas dormir cette nuit. Il va rester sur le seuil de la porte et attendre les événements. Il espère toujours…
– Quel trio curieux vous faites ! »
Ils avaient dépassé le tournant de la route et on ne voyait plus ni Henry, ni le fauteuil roulant, ni Tommy. Ils étaient dans la partie la plus sombre de la promenade. Instinctivement, ils ralentirent encore le pas.
« Vous pouvez partir maintenant », dit-elle très doucement.
Pendant une seconde, il la tint dans ses bras, il posa ses lèvres sur les siennes, mais elle le repoussa gentiment.
« C’est pour vous remercier de ne pas avoir dénoncé Henry », murmura-t-elle et elle disparut.