CHAPITRE VI

Le meurtre de Slough était donc réduit à très peu de chose : un crime affreux commis par quelqu’un que la police ne connaissait pas, puisque toutes les enquêtes faites dans les habituels bas-fonds n’avaient rien révélé.

Dick lut et relut les diverses conclusions apportées par plusieurs inspecteurs de police à la recherche du moindre détail oublié. Il parcourut à nouveau la déposition du charretier et rien n’attira particulièrement son attention. Refermant le dossier, il le fit remporter dans le bureau de classement. Son téléphone sonna et il comprit qu’on l’appelait de loin au temps qu’il fallut pour qu’il entendit celui qui le demandait.

« C’est vous, Staines ? »

C’était Walter Derrick, il reconnut immédiatement sa voix.

« Qu’y a-t-il encore ? demanda-t-il vivement, mais. Walter éclata de rire.

– Rien ! mais demain, c’est samedi, et je voulais savoir si cela vous amuserait de venir ici et de passer le week-end chez moi… à moins qu’on n’ait pas droit aux week-ends à Scotland Yard ? Weald vient… Non, lui seulement, nous serons juste nous trois. Vous vous ennuierez peut-être mais la campagne est magnifique en ce moment. »

Dick n’avait rien de spécial à faire à Londres et il était curieux de savoir ce que Walter pensait de Lordy Brown.

« J’ai rencontré un de vos amis, lança-t-il dans l’appareil.

– Qui donc ? questionna Walter.

Je vous le dirai… un drôle d’oiseau !

– Alors, ça doit être un de mes amis ! plaisanta Derrick. Mâle ou femelle ? Pas mes voleurs, au moins ?

– Oh ! non, ce n’est pas aussi intéressant que cela ! »

Avant de quitter Londres, Dick alla aux bureaux de l’« Union Castle Line » et se fit remettre la liste des passagers qui étaient arrivés par le Glamis Castle. Personne, ni en première, ni en seconde, ni même en troisième classe ne portait le nom de Lordy Brown. Cela n’était pas extraordinaire. Si la théorie de Staines était juste et si Brown avait quitté l’Afrique pour un motif sérieux et précipitamment, il avait dû voyager sous un faux nom. Il se pouvait aussi que l’homme fût arrivé en Angleterre depuis longtemps. Cette supposition se trouva un peu confirmée lorsque Dick découvrit des faits qui pouvaient avoir causé la fuite de Lordy. Plusieurs cambriolages avaient eu lieu à Capetown six mois auparavant ; un assez grand nombre d’arrestations avaient été opérées. Bien que Brown ne fût pas recherché par la police, on le soupçonnait d’avoir appartenu à cette bande. La peur d’être pris avait pu le faire revenir en Angleterre.

Le rapport que Dick reçut le samedi matin montra combien Lordy avait été discret dans la confession de ses fautes. Ce n’était pas deux fois qu’il avait été dans les prisons africaines, mais une douzaine de fois. Il avait même été puni au Congo et emprisonné à Élisabethville. C’était, de plus, un grand voyageur. Il s’était donné comme prospecteur, mais il était avant tout connu comme trafiquant.

Walter Derrick disait toujours que sa maison de campagne était dans le Surrey. En réalité, elle se trouvait à la limite du Sussex et à quelques milles de Singleton. La propriété était petite, la maison modeste et sans prétention.

Derrick vint chercher son invité à la gare et l’emmena à Keyley. Sur sa demande, le détective était passé à Lowndes Square et y avait trouvé deux hommes de garde. Ils n’avaient presque rien à dire ; vraisemblablement on n’attaquerait plus la maison de Derrick, ce qui était aussi l’avis de Dick.

« Quelle histoire ! soupira Walter, tandis que sa longue et silencieuse voiture roulait le long de la large route. Je n’y comprends rien. Cela n’a ni queue ni tête. S’ils croient qu’il y a encore de l’argent caché quelque part, ils doivent ignorer autant que moi où il peut se trouver. La semaine prochaine, je vais prendre un architecte et quelques ouvriers et je vais leur dire de fouiller partout très sérieusement. Si je découvre quelque chose, ces mendiants me laisseront-ils enfin tranquille ? »

Ils trouvèrent Tommy Weald qui les attendait devant la maison. Il accueillit Staines avec joie.

« J’ai eu une semaine si assommante et je m’attendais à un week-end particulièrement rasoir…

– Merci », fit Derrick.

Mais Tommy n’avait aucune envie de s’excuser.

« Je ne peux pas m’en empêcher, mon vieux. Les stupides parents que j’ai vus cette semaine m’ont démoli. Et si je n’avais pas accepté votre invitation, Derrick, je serais allé à Bognor voir ma petite amie… Elle est adorable, mon vieux Dick.

– Qui donc ? » demanda Derrick amusé.

Mais Dick n’avait aucune envie de parler de Mary Dane. Il pensa que ce week-end s’annonçait aussi assommant que Tommy l’avait prédit. Dick avait eu une semaine assez lourde et il était fatigué. Derrick fut particulièrement taciturne pendant le dîner et Tommy bâilla tant qu’il put en dépit de toute sa bonne éducation. Les rares fois où il ouvrit la bouche pour parler, ce fut au sujet de la « divine nurse » qui, de toute évidence, lui avait fait une très grande impression.

« Je voudrais bien faire connaissance avec votre Miss Dane, dit enfin Derrick. Vous la connaissez ? demanda-t-il en se tournant vers Dick.

– Oui, répondit paisiblement ce dernier… et vous l’avez déjà rencontrée, vous aussi… avec votre voiture !

– Serait-ce cette jeune femme que j’ai failli renverser à Brighton ?

– Je ne vous l’aurais jamais pardonné ! » dit Tommy en étouffant un bâillement.

Il avoua qu’il tombait de sommeil, et quand Derrick lui conseilla d’aller au lit, il accepta avec enthousiasme.

Dick sortit avec son hôte et marcha un peu le long des pelouses. La nuit était chaude et l’air alourdi par le parfum des roses. On entendait quelque part au loin le chant d’un rossignol.

« Je suis persuadé qu’à Scotland Yard, on peut difficilement imaginer qu’un tel endroit existe, plaisanta Derrick… Pas un voleur, pas un gredin, pas un assassin… »

Une silhouette furtive traversa le gazon et les deux hommes la distinguèrent malgré l’obscurité.

« Pas d’assassin… Hum ! il faudra que je tue cette hermine un de ces jours ! Elle est déjà entrée deux fois dans mon poulailler et m’a liquidé quelques poulets. »

Soudain, Derrick questionna brutalement :

« Qui est cet ami que vous avez rencontré, Staines ? Je voudrais bien le savoir !

– Moi aussi ! répliqua Dick en souriant. Connaissez-vous un certain Lordy Brown ? »

Il y eut un long silence.

« Lordy Brown ? répéta lentement Derrick. Oui, il me semble. Voyons, n’est-ce pas un acrobate de cirque ?

– Je croirais facilement qu’il a pu l’être ! Vous souvenez-vous d’avoir été blessé par un lion en Afrique ? Je ne savais pas que vous fussiez chasseur !

– Cette fois-là, d’ailleurs, j’étais plutôt gibier ! Mais, est-ce que ce n’est pas le type qui… Lordy Brown ! »

Il réfléchit un moment…

« Un homme au long visage mince qui parlait toujours de lui. Je m’en souviens… mais je croyais qu’il était mort… Je croyais avoir lu qu’il s’était noyé quelque part dans le Tanganyika. Comment l’avez-vous rencontré ? »

Là, Dick s’était préparé à mentir un peu.

« Tout à fait par hasard, dit-il. Mais, en tous les cas, je devais faire sa connaissance tôt ou tard, car j’ai une section qui s’occupe tout spécialement des indésirables venant de l’extérieur. D’après un rapport que j’ai reçu, il est bien l’homme que nous désirions le moins voir ici !

– Et il vous a dit qu’il était un de mes amis ? demanda Walter avec un léger gloussement comme s’il se souvenait soudain de quelque chose de très drôle. Il n’a pas dû vous raconter que lorsqu’il quitta notre camp, il emportait près de douze onces d’or que nous avions eu beaucoup de mal à retirer de la rivière ?

Dick n’était pas étonné que leur amitié ait fini de pareille façon. »

Ils marchèrent encore de long en large. Derrick avait collé un cigare entre ses lèvres et il tenait ses mains derrière son dos : La nouvelle de l’arrivée de Lordy Brown avait déclenché en lui un nouveau courant de pensées qui ne paraissaient pas particulièrement agréables... »

« Il a du culot tout de même ! dit-il enfin. Moi, un de ses amis ! Vous a-t-il raconté qu’il fuyait lorsque nous l’avons rencontré et que j’ai fait faire cinquante milles à un messager pour prévenir le plus proche magistrat ? Je peux dire que Lordy Brown est le seul véritable ennemi que j’aie jamais eu dans ma vie. Il me hait autant que je le hais. S’il est dans le pays depuis quelque temps, je m’explique tous les crimes qui ont été commis, et principalement… »

Mais il ne termina pas sa phrase.

« Je crois que vous pouvez cependant vous attendre à le rencontrer quand vous rentrerez à Londres, dit Staines. Il habite maintenant à l’Hôtel Howfolk, dans le Strand. Je crois qu’il doit avoir besoin d’argent.

– Il n’aura pas un sou de moi, répondit calmement Derrick. Je me souviens de lui… Il a même dû être condamné pour chantage une fois ou deux… Vous savez, on entend dire de ces choses et, ensuite, on ne sait plus exactement quel est l’homme qui a commis tel ou tel méfait ! S’il vient chez moi, je n’hésiterai pas à appeler la police. Il s’était si bien mis d’accord avec mon associé… un nommé Cleave. Je ne sais pas si Cleave n’a pas, lui aussi, eu de démêlés avec les policemen, bien qu’il fût parfaitement élevé. Pauvre vieux Cleave ! Je ne devrais pas dire du mal de lui. Il est devenu un peu fou… Il s’est enfui dans la brousse et je ne l’ai jamais plus revu. C’était le moment où le gibier changeait de place et il y avait des lions partout. J’en ai tué deux le jour où il a disparu. »

Il jeta au loin son cigare et en alluma un autre.

« C’est ça, je me rappelle bien des choses sur Lordy Brown maintenant, reprit-il après un nouveau silence. Il avait dénoncé un homme de Capetown, mais malheureusement pour lui, il existe une excellente petite agence de détectives à Cape, et Lordy a eu bien de la chance de ne pas être expédié à Breakwater. Comme c’est drôle… j’avais complètement oublié tout cela ! (Il rit tout à coup…) Et voilà que je vous fais presque sa biographie ! J’aimerais que vous soyez là lorsque nous nous reverrons. Il a dû m’écrire à Londres… Je vais lui fixer un rendez-vous pour jeudi. »

Cette nuit-là, ils ne parlèrent plus de Lordy. L’après-midi suivant, tandis qu’il jouait au golf avec un Tommy mélancolique, Derrick y fit encore allusion.

« Je voudrais que vous tâchiez de savoir, Staines, s’il n’a jamais été condamné pour vol… cela expliquerait peut-être les tentatives de cambriolage de Lowndes Square. »

Walter avait coutume de dormir le dimanche après le déjeuner et Tommy était au courant de cette habitude, car à peine se fut-il retiré qu’il entraîna Dick dans le jardin.

« J’ai une voiture dehors, dit-il. Si on allait faire un tour à Bognor ?

– Vous avez donc des parents à Bognor ? » demanda-t-il, et Tommy rit doucement.

Dick le regarda sans bienveillance.

« Nous pourrions peut-être la trouver sur la jetée vieux frère ! Elle se balade toujours de long en large avec son vieux bonhomme. Elle sera très contente sûrement de nous voir, dit-il avec chaleur. Chaque fois que je la rencontre, elle ne fait que me parler de toi… Elle dit que tu es un type extraordinaire et se demande comment tu as pu rester dans la police. »

Dick n’avait pas besoin d’être persuadé : dès les premiers mots de Tommy, son cœur avait battu.

Il sembla au début, que leur expédition fût vaine. Pendant deux heures, ils arpentèrent la promenade sans voir la moindre silhouette, qui pût être Mary Dane. Ils songeaient sérieusement à revenir à Keyley, lorsque Dick aperçut le fauteuil jaune qui revenait doucement du village, suivi par la jeune fille vêtue de bleu sombre. Une seconde plus tard, ils se précipitaient à sa rencontre.

Elle ne parut aucunement surprise de les voir, et pour cela elle, avait une excellente raison.

« Il y a une heure que je vous observe… car les fenêtres de l’hôtel où nous sommes donnent sur la jetée. »

Tommy tenta de trouver une explication à leur présence, mais elle n’écouta pas ce qu’il disait. Ses yeux restaient fixés sur Dick.

« Qu’est-ce que j’ai bien pu faire encore ? Avez-vous déniché une quatrième personne avec un portemine à sept shillings ? »

Elle regardait Tommy ; il baissa la tête un peu confus.

« Et qu’est-il sorti de votre interview avec cet homme terrible ? Vous ne l’avez sans doute plus revu ! »

L’après-midi ne fut pas particulièrement agréable pour Tommy. Il dut faire de grands efforts pour qu’on lui permit de prendre part à la conversation. L’infirmier poussait la chaise de l’invalide à quelques pas devant eux et ils le suivaient sans même s’en apercevoir.

« Le docteur veut que Mr. Cornfort parte pour la côte Est. Nous allons d’abord aller à Margate, puis, par le bateau, à Clacton.

– Qu’a-t-il donc ? » demanda Dick.

Il ne s’intéressait pas spécialement à la santé du malade et il fut un peu choqué de sa propre indiscrétion. Mary le regarda gravement.

« C’est une question qu’il ne faut jamais poser à une bonne nurse », et Dick sentit sa gêne augmenter.

Ce n’était pas ainsi que Tommy avait envisagé cet après-midi au bord de la mer, et il suggéra qu’il serait temps de retourner vers leur hôte. Il regrettait presque, ajouta-t-il pendant le trajet, d’avoir proposé cette promenade d’agrément à Bognor. Dick l’interrompit brusquement.

« Quand rentres-tu en ville ?

– Pas avant un mois ! dit. Tommy. Il faut encore que j’aille rendre visite à une vieille tante. Elle joue au croquet, et elle adore ça ! Ç’en est dégoûtant ! Mais pourquoi me demandes-tu ça ?

– J’ai presque envie, reprit Dick lentement, de te demander l’hospitalité. La chambre que tu avais mise à ma disposition chez toi me plaît beaucoup, et je voudrais passer, voyons… le mois prochain, par exemple – ne me regarde pas ainsi, regarde plutôt la route devant toi. Tu fais du cent dix et ce n’est pas une vitesse pour me regarder avec des yeux ronds…

– Qu’as-tu derrière la tête ? » demanda Tommy. Puis il reprit avec un intérêt subit : « Est-ce pour une affaire policière ? Si oui, je laisse tomber ma vieille tante et je rentre avec toi ! »

Dick hésita un instant. Il aurait peut-être besoin d’aide si la théorie qui s’élaborait dans son esprit se trouvait justifiée, et il n’avait nulle envie de mettre Scotland Yard au courant de ses soupçons. Il était persuadé que, dans les quelques jours qui allaient suivre, une dernière tentative, tout à fait désespérée, serait faite par l’inconnu pour découvrir le trésor caché dans la maison de Lowndes Square.

« Va donc plus doucement, où je ne te dis plus rien », reprit-il, et quand Tommy fut revenu à un modeste quatre-vingts, il s’expliqua avec une grande franchise.

« Il se peut que tu t’amuses, il se peut aussi que tu t’ennuies, il y a de grandes chances pour que tu passes des jours mornes sans aucun plaisir… mais si tu veux te mettre entièrement à mes ordres, je ferai de toi un petit détective. Quant à ta bonne tante, elle ne perdra pas beaucoup si tu ne vas pas la voir ! Quand rentres-tu en ville ? »

Tommy répondit vivement :

« Que dirais-tu de mercredi ?

– Parfait. Mais, si tu n’y vois pas d’inconvénient, moi, je rentrerai cette nuit chez toi. Écris à ton maître d’hôtel qui va être dégoûté de me revoir, pour qu’il me laisse l’entière disposition de tout jusqu’à ce que tu arrives. As-tu des armes chez toi ?

– Deux revolvers, mon vieux, répliqua Tommy avec fierté.

– Ah ! oui ? Et as-tu un permis pour les garder ?

– Et comme Tommy restait silencieux, il poursuivit : C’est bien ça, je m’en doutais… Eh bien, si je ne découvre personne, j’aurai au moins la satisfaction de te dénoncer ! Où les gardes-tu ? »

Lord Weald lui indiqua l’endroit et voulut arrêter la voiture pour faire un croquis de la place exacte où ils se trouvaient, dans l’angle d’un petit bureau, mais Dick déclara que ce n’était pas nécessaire.