NI LES ÎLES DE CALCAIRE QUI VOLENT DANS LE
CIEL
par R. A. Lafferty
L’étrange, c’est aussi une question d’imagination. Celle de Lafferty lui permet de construire avec des mots des univers qui ne prétendent à aucune vraisemblance mais qui présentent toute la fascination de l’évidence.
UN lapidaire est un artisan qui coupe, polit, grave et sertit de petites pierres. C’est aussi un écrivain au style haché, qui dispose ça et là de petites pierres ou de petites pièces et s’efforce d’en composer une mosaïque.
Mais comment convient-il de nommer quelqu’un qui coupe et sertit de très grosses pierres ?
Prenons une petite pierre du genre « lapilli », par exemple :
« L’origine de la peinture, considérée comme un art, se rattache, dans la Grèce antique, à des personnages déterminés, tandis que celle de la sculpture se perd dans les brumes de la légende. L’histoire de la sculpture ne commence véritablement qu’aux alentours de l’an 600 avant notre ère. Les anciens la tenaient pour un art reçu des dieux, car c’est ainsi que l’on peut interpréter l’allégation selon laquelle les premières statues sont tombées des cieux. » (Article Statuaria Ars – Sculpture, du Harper’s Dictionary of Classical Literature and Antiquities.)
Nous plaçons cette petite pierre dans un coin, bien qu’elle contienne une erreur touchant la nature de ce qui est tombé des cieux : ce n’était pas des statues terminées.
Nous posons ensuite une autre petite pierre. (Nous n’en possédons pas la citation exacte. Elle est de Charles Fort, ou de l’un de ses imitateurs : il s’agit d’un savant qui refusait de croire que plusieurs débris de calcaire fussent tombés du ciel, bien que leur chute eût été observée par deux cultivateurs. Elles ne pouvaient pas être tombées du ciel, affirmait-il, vu qu’il n’y a pas de calcaire dans le ciel.)
(Qu’aurait-il dit, s’il avait été confronté à la question des baleines célestes ?)
Nous plaçons cette petite pierre de sagesse dans un coin et nous mettons en quête d’autres pièces à insérer dans la mosaïque.
Le représentant en pierre débitait son boniment aux autorités municipales. Le boniment n’était pas fameux, le représentant non plus. Il ne possédait, comme atouts, que le prix (beaucoup moins du dixième de celui proposé par ses concurrents) et la qualité de sa marchandise. Mais il présentait mal. Il était torse nu (et ce, colossalement). Pour tout vêtement, il ne portait qu’un court manteau sans manches, une étoffe drapée autour de la taille, et, aux pieds, des crepida ou sandales d’Hermès, faites, semblait-il, en peau de daim : prétention ridicule ! Le soleil lui avait décoloré la chevelure et tanné la peau, mais on devinait, aux racines de l’une et à la texture de l’autre, que l’on avait affaire à un blond.
Il arborait une barbe d’or, mais celle-ci (ainsi d’ailleurs que tout le reste de sa personne) disparaissait sous une épaisse couche de poussière de craie ou de roche. Il transpirait et il puait. L’odeur qui émanait de lui se composait de relents de calcaire, de bronze affûté, de bouc, de trèfle, de miel, d’ozone, de lentilles, de lait aigre, de fumier et de fromage fort.
« Non, je ne crois pas que nous ayons la moindre envie de traiter avec vous, disait le maire de la ville. Les autres firmes sont toutes honorablement connues et fondées depuis longtemps.
— Notre firme aussi est fondée depuis longtemps, répliqua le vendeur de pierre. Elle commercialise les produits de la même – heu – charrette depuis neuf mille ans.
— Sornettes ! jura le délégué à la voirie et aux égouts. Vous ne voulez même pas nous donner son adresse, et vous n’avez pas soumissionné dans les règles.
— Son adresse, c’est Stutzamuta, répondit le vendeur de pierre, et c’est la seule que je puisse vous donner : elle n’en a pas d’autre. Quant à soumissionner dans les règles, je le ferai volontiers, si vous voulez bien m’indiquer comment je dois m’y prendre. Je vous propose trois cents tonnes du calcaire marbrier le plus dur, taillé exactement selon vos ordres, garanti sans le moindre défaut, que ce soit en blanc ou en couleur, et mis en place avec garantie de bonne fin ; je vous propose de les livrer et de les installer dans le délai d’une heure, le tout pour le prix de trois cents dollars ou de trois cents boisseaux de maïs concassé.
— Oh, acceptez, acceptez ! s’écria une certaine Miss Phosphore McCabe. Si nous vous avons élus, messieurs, c’est pour que vous nous fassiez réaliser de bonnes affaires. Ne laissez pas passer cette superbe occasion, je vous en adjure ! » Phosphore McCabe, qui était photographe, avait tendance à se mêler de tout, et plutôt deux fois qu’une.
« Tenez-vous tranquille, mademoiselle, ou nous vous expulsons de la salle, menaça le délégué aux parcs et aux aires de jeu. Attendez votre tour sans intervenir dans les autres affaires. Je frémis à l’idée de la demande que vous allez nous présenter aujourd’hui. A-t-on jamais vu conseil pareillement harcelé par des excentriques ?
— Vous avez fort mauvaise réputation, mon vieux, dit le délégué aux finances au vendeur de pierre, dans la mesure où quelqu’un a déjà entendu parler de vous. La rumeur court que votre calcaire ou votre marbre n’est pas solide, qu’il fondra comme grêlons au soleil. On murmure même que vous ne seriez pas étranger à la terrible averse de grêle qui s’est abattue sur nous avant-hier soir.
— Bah, nous avons simplement organisé une petite fête chez nous ce soir là, dit le vendeur de pierre. Nous possédions quelques douzaines de bouteilles de vin de Tontitown, reçues en échange d’une pierre que nous avons dressée dans l’Arkansas, et nous les avons bues. Nous n’avons causé nul dommage aux personnes et aux biens, avec ces grêlons. Certains d’entre eux étaient aussi gros que des ballons de basket ! Mais nous avons bien pris garde à l’endroit où nous les laissions tomber. Vous avez vu souvent un orage de grêle aussi violent ne pas occasionner le moindre dégât ?
— Nous ne pouvons pas nous permettre de passer pour des imbéciles, dit le délégué aux écoles et aux activités. Cela ne s’est produit que trop souvent, ces temps passés, et pas toujours de notre faute. Nous ne pouvons pas nous permettre d’acheter la pierre d’un tel projet à quelqu’un de votre espèce.
— Je me demande si vous pourriez me procurer environ cent vingt tonnes de granité rose de bonne qualité ? s’enquit, parmi l’assistance, un homme rose et souriant.
— Non, ce genre d’article provient d’une tout autre île, répondit le vendeur de pierre. Je leur transmettrai la commission si je les vois.
— Monsieur Chalupa, j’ignore quelle affaire vous amène aujourd’hui, dit sévèrement le maire à l’homme rose et souriant, mais vous attendrez votre tour sans vous mêler de celle-ci. J’ai l’impression que nos audiences publiques attirent une belle collection de cinglés depuis quelque temps.
— Qu’avez-vous à perdre ? demanda le marchand de pierre aux édiles. Je fournis les pierres, je les taille et je les mets en place. Si vous n’êtes pas contents, je vous les abandonne gratuitement ou je les remporte. Et ce n’est que si vous êtes parfaitement satisfaits que vous me versez les trois cents dollars ou me remettez les trois cents boisseaux de maïs concassé.
— Je veux vous accompagner dans votre pays ! s’exclama Miss Phosphore McCabe. Je suis fascinée par ce qu’on m’en a rapporté. Je veux lui consacrer un reportage photographique, destiné à l’Heritage Geographical Magazine. À quelle distance votre pays se trouve-t-il, en ce moment ?
— D’accord, dit le vendeur de pierre. Je vous attends. Nous partirons dès que j’en aurai fini avec mon affaire, et vous avec la vôtre. Nous aimons bien tout le monde, et nous souhaitons que tout le monde nous rende visite, mais presque personne n’en manifeste l’envie. À l’instant précis, mon pays se trouve à environ six kilomètres d’ici. C’est votre dernière chance, messieurs ; je vous propose la plus belle occasion de calcaire marbrier que vous puissiez trouver, dussiez-vous vivre deux cents ans. Et j’espère que vous atteindrez tous deux cents ans. Nous aimons bien tout le monde, et nous nous réjouirions de voir tout le monde vivre au moins deux cents ans.
— Catégoriquement non ! trancha le maire. Nous serions la risée de tout l’État si nous traitions avec quelqu’un comme vous. Quel est donc ce pays d’où vous venez, et qui ne serait qu’à six kilomètres d’ici ? Catégoriquement non ! Vous perdez votre temps, et vous nous faites perdre le nôtre, mon vieux.
— Non, non, c’est absolument impossible ! renchérit le délégué à la voirie et aux égouts. Qu’écriraient les journalistes, s’ils venaient à apprendre que nous avons acheté du calcaire à quelqu’un d’aussi peu sérieux que le passager d’une soucoupe volante ?
— Refusé, refusé ! lança le délégué aux parcs et aux aires de jeu. On nous a élus pour que nous gérions les intérêts de la commune avec parcimonie et dignité.
— Eh bien, tant pis ! se résigna le marchand de pierre. On ne peut pas vendre un stylobate à tous les coups. Bonjour, messieurs les édiles. Madame, prenez votre temps : je vous attends. » Et il s’en alla, laissant dans son sillage comme un nuage de poussière de pierre.
« Quelle journée ! gémit le délégué aux écoles et aux activités. Quelle succession de farceurs ! En tout cas, nous ne risquons pas de subir pire que celui-ci !
— Ça, je n’en mettrai pas la main au feu, grommela le maire. C’est maintenant le tour de Miss Phosphore McCabe.
— Oh, je serai brève ! annonça allègrement Phosphore. Je sollicite simplement la permission d’édifier une pagode sur la butte de trente acres que m’a léguée mon grand-père. Elle ne gênera en rien ; elle n’exigera aucun raccordement ; et ce sera joli.
— Heu, et pourquoi voulez-vous édifier une pagode ? demanda le délégué à la voirie et aux égouts.
— Pour pouvoir la photographier ; et tout bêtement parce que j’ai envie de construire une pagode.
— Quelle genre de pagode envisagez-vous ? demanda le délégué aux parcs et aux aires de jeu.
— Une pagode rose.
— De quelle dimension ? demanda le délégué aux écoles et aux activités.
— Trente acres ; et mille deux cents mètres de haut. Elle sera grande, mais ne dérangera personne.
— Pourquoi la voulez-vous si grande ? demanda le maire.
— Pour qu’elle soit dix fois plus grande que la Pagode noire des Indes. Ce sera vraiment ravissant, et ça nous amènera des touristes.
— Avez-vous assez d’argent pour la construire ? demanda le délégué à la voirie et aux égouts.
— Non. Je suis pratiquement sans le sou. Mais si l’Heritage Geographical Magazine me prend mon reportage, que j’intitulerai « En canoë avec ma caméra sur Stutzamuta la céleste », cela me fera une petite rentrée. De plus, je vous ai tiré le portrait en douce et au naturel au cours des dernières minutes, messieurs, et je parviendrai peut-être à vendre ces photos au Comic Weekly si je trouve les légendes appropriées. Quant à l’argent nécessaire pour construire ma pagode, bof ! Je me débrouillerai bien.
— Miss McCabe, l’examen de votre requête est ajourné sine die, ou quelque chose comme ça, ce qui revient à dire qu’il est renvoyé à la saint glin-glin, annonça le maire.
— Qu’est-ce que ça signifie ?
— Je ne sais pas au juste. Le délégué aux questions juridiques est absent aujourd’hui, mais il dit toujours quelque chose de ce genre lorsqu’il désire éviter de se prononcer.
— Cela signifie : revenez dans une semaine, Miss McCabe, intervint le délégué à la voirie et aux égouts.
— D’accord, acquiesça Miss Phosphore McCabe. De toute façon, je n’aurais pas pu mettre ma Pagode rose en chantier avant une semaine. »
Et maintenant, nous plaçons cette pierre aux formes curieuses dans l’autre coin :
« La découverte des îles de la Polynésie par de braves marins, au dix-septième siècle, représenta l’accomplissement de l’une des anciennes promesses de paradis. Les îles vertes, la mer bleue, les plages blondes, la lueur dorée du soleil, les filles à la peau bistre ! Des fruits et des poissons incomparables, du cochon et des oiseaux rôtis plus succulents que tout ce que l’on pouvait imaginer, des arbres à pain et des volcans, un temps imperturbablement et absolument parfait, des houris semblables à celles évoquées par le Coran, des chansons, la musique des instruments à cordes et celle du ressac ! C’était le Paradis des Iles, conforme à la Promesse.
« Mais cette découverte elle-même n’est rien comparée à celle, antérieure et continue, des Iles flottantes (ou Iles Travertines) par des voyageurs plus intrépides. Les filles des Iles flottantes sont plus légères (à l’exception des noires froides habitant les Dolomites de Vertepierre) que les vahinés polynésiennes ; elles sont plus intelligentes et beaucoup plus amusantes ; plus belles et mieux roulées ; elles appartiennent à une civilisation plus portée sur l’art et plus vitale. Elles sont plus vivantes. Ô combien plus vivantes ! Quant aux contrées où elles demeurent, elles défient la description. Pour la couleur et le piquant, il n’existe rien en Polynésie, aux Antilles ou du côté de la mer Égée qui soutienne la comparaison. Et les indigènes des Travertines sont tous si accueillants ! Il n’est peut-être pas mauvais qu’on les connaisse si peu et qu’on leur rende si rarement visite. Rien ne garantit que nous ayons l’âme assez bien trempée pour nous frotter à eux. »
Éléments concrets de la Légende du Paradis (Harold Bluewater).
Examinez attentivement cette petite pierre avant que nous ne l’abandonnions. Êtes-vous certain d’en avoir bien noté la forme ?
Puis passons à une pierre plus menue encore, que nous allons insérer ici, où un petit trou trop vide demande, semble-t-il, à être comblé :
« Dans les inscriptions lapidaires, l’Homme ne s’exprime pas sous la foi du Serment. » (Docteur Johnson.)
Miss Phosphore McCabe se rendit effectivement au pays du marchand de pierre et effectua son reportage photographique, intitulé « En canoë avec ma caméra sur Stutzamuta la céleste ». Il nous est malheureusement impossible de présenter ici ses photographies en couleurs, stupéfiantes, débordantes de joies, aussi éblouissantes qu’exaltantes, mais voici quelques extraits du texte qui les accompagnait.
« Stutzamuta est un monde calcaire d’une blancheur si incroyable qu’elle vous brûle délicieusement la rétine. C’est à ce fond de super-blancheur que les autres couleurs doivent de ressortir avec une telle netteté. Il ne peut exister nulle part ciel plus bleu que celui qui entoure Stutzamuta la plupart du temps (voir clichés I et II). Il ne peut exister nulle part champs plus verts, là où il y a des champs, ni eaux plus argentées (clichés IV et V). Les cascades sont de véritables arcs-en-ciel, surtout celle que forme la Chute finale en s’élançant des hauts plateaux. Il ne peut exister nulle part falaises plus bigarrées, bleues, noires, rosés, ocres, rouges, vertes, mais toujours avec ce fond plus blanc que le blanc (cliché VII). Il ne peut exister nulle part ailleurs soleil plus resplendissant : il brille en ces lieux plus qu’en n’importe quel autre point du monde.
« En raison de l’altitude moyenne de Stutzamuta (bien des yeux vont s’exorbiter quand je révélerai ce que j’entends par l’altitude moyenne de ce pays), ses habitants possèdent des thorax et des poitrines étonnamment développés. On les croirait sortis de quelque fable. Les rares voyageurs venus d’altitudes moins élevées, plus ordinaires, manifestent une incrédulité unanime. « Oh, oh ! s’exclament-ils, il ne peut pas y avoir de filles comme ça ! » Et pourtant si, il y en a (voir cliché VIII). « Depuis combien de temps cela dure-t-il ? » demandent-ils. Cela dure depuis le début des neuf mille ans qui constituent la période historique de Stutzamuta ; et au-delà, cela dure depuis que le monde existe.
« À cause, peut-être, de la profondeur de leur thorax, les habitants de Stutzamuta chantent de manière extraordinaire. Leurs chants sont puissants, sonores, mélodieux et enchanteurs. En dehors des instruments conventionnels, flûtes, cornemuses (leurs poumons hypertrophiés font de ces gens de prodigieux sonneurs de cornemuse), harpes et tambourins, ils utilisent des tambours-tonnerres (cliché IX) et des trompettes de quatre mètres (clichés X et XI). Il est probable que personne, ailleurs, ne serait capable d’actionner ces trompettes rugissantes.
« C’est peut-être aussi à cause de la profondeur de leur thorax que les indigènes de Stutzamuta déploient une telle vitalité sur le plan affectif. Il entre dans leur sensualité olympienne quelque chose qui vous coupe le souffle, et en même temps vous en donne. Hommes et femmes, ils sont dotés d’attributs dont la robustesse et la splendeur laissent absolument pantoise la petite fille sous-développée que je suis (clichés X et XIX). Ils se révèlent, en outre, aussi spirituels que sages, et d’un abord toujours agréable.
« On rapporte qu’il n’existait, à l’origine, pas la moindre parcelle de terre sur Stutzamuta. Les indigènes échangeaient du calcaire, du marbre et du spath de premier choix contre des volumes égaux de terre, fût-ce de l’argile ou du sable de la plus médiocre qualité. Avec la terre ainsi acquise, ils emplirent certaines fissures pour obtenir un début de végétation. Et, en quelques milliers d’années, ils construisirent d’innombrables terrasses, collines et vallées verdoyantes. Ils cultivent maintenant à profusion la vigne, l’olivier et le trèfle. Le vin, l’huile et le miel réjouissent leurs cœurs profonds. Dans leurs merveilleuses prairies de trèfle bleu-vert butinent des abeilles et paissent des chèvres. Les chèvres appartiennent à deux espèces différentes : la chèvre des prés, élevée pour son lait (dont on tire du fromage) et son poil (dont on tire du mohair), et la chèvre des montagnes, plus grande et plus sauvage, que l’on va chasser sur les rochers blancs pour sa chair grossière, mais savoureuse. Mohair tissé et peaux tannées servent à la confection des vêtements, dont les indigènes de Stutzamuta ne font qu’un emploi modéré, bien que la température puisse devenir très fraîche quand l’altitude du pays augmente subitement.
« On cultive fort peu de blé sur Stutzamuta, qui s’en procure surtout par voie de troc, en l’échangeant contre la pierre extraite de ses carrières. L’exploitation des carrières constitue la principale, et en fait la seule activité industrielle du pays. Leurs grandes excavations révèlent parfois d’étonnants Fossiles. On y a notamment découvert la dépouille fossilisée d’une baleine intacte (de la famille des zeuglodons, ou baleine de l’éocène, aujourd’hui éteinte ; voir cliché XXI).
« Si c’est bien là une baleine, l’ensemble du pays doit avoir été jadis recouvert par l’océan », ai-je fait observer à l’un de mes amis au thorax profond. « À coup sûr, me répondit-il, le calcaire ne se forme que dans l’océan. » « Comment expliquez-vous alors que votre île se soit élevée si loin au-dessus de la mer ? » ai-je demandé. « Ça, c’est aux géologues et aux hydrologues de l’établir », rétorqua mon ami.
« Ce que l’eau a de plus fascinant sur Stutzamuta, c’est son instabilité. Il arrive qu’un lac se forme en un seul jour et se vide dans le même laps de temps, simplement en se renversant. La pluie tombe parfois en quantité prodigieuse, lorsque la fantaisie lui en prend. Photographier les rapides qui naissent alors dans les fleuves soudainement enflés est un délice. Il arrive aussi que tout le pays se recouvre de glace en quelques minutes. Cela ravit tout le monde, en dehors du malheureux visiteur mal équipé pour affronter ce phénomène qui, s’il est d’une beauté extraordinaire, s’accompagne aussi d’un certain refroidissement. Les indigènes débitent la glace en grandes plaques, masses ou blocs, qu’ils précipitent par-dessus bord pour s’amuser.
« Mais on oublie tout le reste lorsqu’on voit les chutes d’eau cascader dans le soleil. La plus splendide d’entre elles est la Chute finale. Oh ! la voir s’élancer des rives de Stutzamuta (cliché XXII) pour s’enfoncer dans un vide pratiquement infini, de dix mille mètres, de vingt mille mètres, et se transformer, selon les jours, en bruine, en neige, en neige fondue, en pluie ou en grêle ! Voir l’arc-en-ciel immense qu’elle provoque s’étirer sur des kilomètres, jusqu’au point où il disparaît dans le néant, si loin en dessous de vous !
« Il se dresse, à l’extrémité nord du pays (son extrémité nord provisoire), une falaise de marbre rose particulièrement remarquable. « Elle vous plaît ? Elle est à vous ! » me dirent mes amis. C’était exactement les paroles que je souhaitais les entendre prononcer. »
Oui, Miss Phosphore McCabe fit bien un reportage photographique, qu’elle proposa à l’Heritage Geographical Magazine. Mais ce journal le refusa. « Miss McCabe était parvenue à quelques conclusions inacceptables », prétexta son rédacteur en chef.
« C’est, en réalité, le pays auquel je suis parvenue qui est inacceptable, répliqua celle-ci. J’y suis restée six jours. Je l’ai photographié, et je l’ai décrit.
— Oui, mais ça ne passera jamais », conclut le rédacteur en chef.
La difficulté résidait, en partie, dans les explications fournies par Miss Phosphore McCabe touchant ce qu’elle entendait au juste par l’altitude moyenne de Stutzamuta (qui était fort élevée) et par les « jours d’altitude croissante ».
Voici maintenant une autre pierre de forme invraisemblable. Il semble, à première vue, impossible de l’insérer dans l’espace approprié. Cette impression est trompeuse : elle s’y adapte parfaitement. Il s’agit du souvenir ancien d’observations effectuées par un météorologiste au regard exercé au cours de sa longue existence.
« Dès mon plus jeune âge, je m’intéressai aux nuages. J’étais persuadé que certains d’entre eux, conservant leur identité, réapparaissent constamment, et que d’aucuns sont plus solides que les autres.
« Lorsque, par la suite, je suivis des cours de météorologie à l’université, j’eus un camarade qui croyait à un ensemble de choses apparemment absurdes, reposant sur l’hypothèse que ce que l’on prenait parfois pour des nuages n’était absolument pas des masses de vapeur d’eau, mais bien des îles de pierre voguant dans le ciel. Il croyait qu’il existait une trentaine de ces îles, en général composées de calcaire, mais aussi de basalte, de grès et même de schiste. Il prétendait que l’une d’entre elles au moins était faite de chloritochiste, ou pierre ollaire.
« Il soutenait que ces îles flottantes pouvaient atteindre de grandes dimensions, que l’une d’elles avait au minimum huit kilomètres de long ; qu’on les pilotait astucieusement de manière qu’elles se confondent avec l’environnement, les îles de calcaire se déplaçant en général au sein des formations de nuages blancs floconneux, celles de basalte au sein des fronts orageux noirs, et cætera. Il était convaincu qu’il leur arrivait de se poser sur la Terre, que chacune d’entre elles possédait plusieurs havres attitrés, situés dans des régions écartées. Il croyait également qu’elles étaient habitées.
« Nous nous offrîmes des pintes de bon sang aux dépens d’Anthony Tummley le Givré, que nous tenions pour un illuminé. Ses idées, nous répétions-nous, étaient complètement farfelues. Anthony devint même pour nous une sorte d’institution. Pour triste que fût son cas, nous ne pouvions l’évoquer sans nous tordre de rire.
« Cependant, après avoir exercé la profession de météorologiste durant plus de cinquante ans, j’en vins à la conclusion qu’Anthony Tummley avait raison en tous points. Nous sommes maintenant plusieurs, parmi les vétérans de la météorologie, à savoir ce qu’il savait, mais nous avons adopté une espèce de code pour en parler, faute d’oser admettre ouvertement la chose, même entre nous.
« Les "Baleines célestes", tel est le nom de code par lequel nous la désignons dans nos travaux, et nous affectons de la considérer comme une plaisanterie.
« Quelque trente de ces îles de pierre ambulantes survolent en permanence notre pays (le monde en compte sans doute plus de cent). On les suit au radar ; on les observe de temps à autre, sous des formes légèrement différentes (il semble qu’il leur arrive de rejeter de petites masses de pierre et de les déposer d’une manière ou d’une autre sur la Terre) ; on les connaît, on les dénomme.
« Elles reçoivent même la visite de quelques personnes au caractère particulier, où se retrouvent toujours combinés les mêmes traits : simplicité, ingénuité, intelligence, goût de l’étrange. Il est, dans les campagnes, des individus et des familles qui confient à ces îles habitées l’acheminement de leurs messages et de leurs marchandises. On s’est un jour étonné que les populations de l’agreste et marécageuse Louisiane ne recourent pas aux barges de l’Intercostal Canal pour transporter ce qu’elles produisent vers les marchés. « Quel avantage les barges présentent-elles sur les îles de pierre que nous avons toujours utilisées ? demandent ces gens. Leur horaire n’est guère plus régulier, leur vitesse guère plus grande, et elles sont loin de nous fournir les mêmes services en échange d’un quintal de riz. De plus, les habitants des îles de pierre sont nos amis, et certains d’entre eux ont épousé des Cajuns. » D’autres régions encore pratiquent cette coopération sans problème.
« On connaît bien nombre d’habitants des îles de pierre le long d’itinéraires quasi réguliers. Ils sont tous beaux, vigoureux, plutôt rustiques, accommodants et cordiaux. Ils se livrent au commerce des minéraux, échangeant d’incroyables tonnages de pierre de taille extra contre du blé et d’autres denrées courantes.
« La science est impuissante à expliquer ces faits, et notamment que les îles de pierre puissent voguer dans le ciel. Mais que cela se passe ainsi est un secret de polichinelle, que partagent peut-être un million de personnes.
« En vérité, je suis aujourd’hui trop riche pour qu’on m’interne dans un asile d’aliénés (bien que j’aie amassé ma fortune en me livrant à un commerce plutôt dément, dont la description se heurterait au scepticisme général). Je suis trop âgé pour qu’on rie ouvertement de moi ; je passerai simplement pour un excentrique prêtant à sourire. J’ai maintenant pris ma retraite, et n’exerce plus cette profession de météorologiste qui m’a servi d’alibi durant tant d’années (mais que j’ai néanmoins chéri, et que je chéris encore).
« Je sais ce que je sais. Il y a plus de choses dans la zone de vingt-cinq kilomètres entourant la Terre que ne peut en rêver ta philosophie, Horatio. »
(Mes cinquante années d’observateur météorologiste, par Hank Fairday. Imprimé à compte d’auteur en 1970.)
Miss Phosphore McCabe prépara un autre reportage photographique véritablement sensationnel pour l’Heritage Geographical Magazine. Le titre en était accrocheur : « Dans ce cas, dites-moi comment j’ai fait, ou l’Édification de la Pagode rose. »
« La Pagode rose est achevée, en dehors des additions que je lui ferai apporter quand l’inspiration me saisira et que mes amis du ciel seront dans les parages. C’est de loin le plus grand édifice du monde, et aussi le plus beau, selon moi. Mais son aspect n’a rien de massif : il reste léger et aérien. Venez tous le contempler de visu ! Découvrez-le par ses photos en couleurs (clichés I à CXXIX) s’il vous est impossible de vous déplacer. Qui a des yeux pour voir et des oreilles pour entendre trouvera, dans cette œuvre magnifique, la réponse à une foule de questions.
« On s’est parfois demandé, s’agissant des antiques monuments mégalithiques, comment leurs constructeurs s’y étaient pris pour empiler des blocs de pierre pesant cent tonnes ou plus, et les ajuster si étroitement qu’on ne peut rien insérer entre eux, pas même une lame de couteau. Ce n’est pas compliqué ! On n’a pas l’habitude d’assembler des blocs de cent tonnes, si ce n’est pour des raisons ornementales particulières. On dresse un seul bloc de dix mille tonnes, et on se contente d’y tracer des joints en trompe l’œil. Pour la Pagode rosé, j’ai utilisé des blocs de calcaire rose ne pesant pas moins de trois cent mille tonnes (voir cliché XXI).
« Ils amènent l’île tout entière à l’endroit voulu. Ils en détachent le bloc qui va là (et croyez-moi, ils y excellent !), puis ils déplacent un peu leur île, en laissant le bloc sur place.
« Dites-moi quelle autre méthode on aurait pu employer ? Comment ai-je posé la pierre de voûte, lourde de cent cinquante tonnes, à cent cinquante mètres au-dessus du sol ? J’ai utilisé des rampes ? Allons, ça ne tient pas debout ! Les piliers et les clochetons qui l’entourent et la soutiennent forment comme un ouvrage de dentelle en trois dimensions, et on l’a forcément placée en dernier. On ne l’a pas fait en la halant sur des rampes, à supposer qu’on eût assez de place pour édifier des rampes. L’ensemble du travail a été exécuté en un samedi après-midi, et voici une série de photos montrant comment on l’a exécuté. On s’est servi pour ça d’une île flottante, dont on a détaché des morceaux à la demande. J’affirme qu’il est impossible à une fille de cent cinquante livres de s’y prendre autrement pour construire en six heures une pagode rose de trente millions de tonnes. Il fallait qu’elle dispose d’une île flottante dotée d’une falaise nord en calcaire rose, et qu’elle soit en très bons termes avec ses habitants.
« Je vous en prie, venez voir ma Pagode rose. Tout le monde et toutes les autorités en détournent le regard. Ils disent qu’il est impossible qu’un truc pareil soit là, et que par conséquent il ne peut pas être là. Mais il est là. Constatez-le vous-même (ou reportez-vous notamment aux clichés IV, IX, XXXIII et LXX). Et c’est joli (voir clichés XIX, XXIV, XXV et LIV). Mais le mieux est que vous veniez en juger par vous-même. »
Miss Phosphore McCabe donna ce reportage photographique, plutôt époustouflant, à l’Heritage Geographical Magazine, mais celui-ci refusa de le publier, sous prétexte qu’il s’agissait là de choses impossibles. Et les responsables du journal refusèrent de venir contempler la Pagode rose de visu, ce qui est bien dommage, car c’est le plus grand et le plus bel édifice qu’il y ait sur la Terre.
Il se dresse toujours là, sur la butte de trente acres qui s’élève juste au nord de la ville. Et vous n’avez pas encore entendu la fin de ce récit. La dernière petite pierre qu’on y a ajoutée, un vilain petit caillou, ne restera pas la dernière, Miss McCabe en a fait le serment.
Un ennemi aux ailes impalpables vint la déposer, peu après l’achèvement de la pagode, sur le faîte de cette dernière ; minuscule et rébarbative, (on l’appelle la pierre de l’œuf du doute), elle porte l’inscription suivante :
« Je ne crois pas aux veaux à deux têtes »,
disent ceux qui n’en ont jamais vus
et même les autres.
« Je ne crois pas que la terre est creuse »,
disent les sceptiques de filiation douteuse.
« Je ne vous concède ni l’Atlantide,
« Ni Lemuria ni Mu,
« Ni les hommes des bois du septentrion,
« Ni les extra-terrestres aux jambes arquées,
« Ni le mythe vénérable de la technologie,
« Ni le charme des mégalithes intemporels.
« Je n’admets ni les baleines,
« Ni les îles de calcaire qui volent dans le ciel. »
(Ballade non populaire.)
Cette affreuse petite pierre-ballade déposée sur son faîte défigure presque la Pagode rose à mes yeux. « Mais je l’enlèverai, affirme Miss McCabe, aussitôt que mes amis vagabonds seront de retour dans le coin et me permettront de grimper là-haut. »
C’est tout ce que nous avons à dire sur le sertissage des pierres. Quelqu’un a-t-il quelque chose à ajouter ?
Traduit par CHARLES CANET
Nor Limestone Islands.