BIENVENUE DANS LE CAUCHEMAR CLASSIQUE
par Robert Sheckley
Ah ! ce cauchemar classique, la découverte d’une super-civilisation susceptible de réduire l’humanité en esclavage. Même des savants austères y ont sacrifié, en recommandant d’éviter de signaler notre présence à des compétiteurs potentiels par des messages radio ou autres. Robert Sheckley se moque ici du cauchemar classique en le retournant à l’expéditeur.
JOHNNY BEZIQUE travaillait comme astropilote pour la société d’explorations spatiales S. B. C. Inc. Il effectuait actuellement une opération de reconnaissance dans un secteur périphérique de l’amas Seergon, terra incognita à l’époque. Les quatre premières planètes n’avaient rien révélé d’intéressant, et il arrivait au voisinage de la cinquième. C’est alors que commença pour lui le cauchemar classique.
Le haut-parleur de son vaisseau grésilla, apparemment activé à distance, et une voix au timbre grave annonça :
« Vous approchez de la planète Loris. Nous supposons que vous avez l’intention de vous poser.
— Exact, répondit Johnny. Mais où avez-vous donc appris l’anglais ?
— Un de nos ordinateurs a procédé à une reconstitution de votre langue par compilation déductive à partir des données disponibles lors de votre approche.
— Chapeau ! Ce n’est pas évident, fit Johnny.
— Très simple, détrompez-vous. Nous allons maintenant communiquer directement avec votre ordinateur de bord et lui indiquer une orbite d’approche, la vitesse à respecter et autres renseignements nécessaires pour l’atterrissage. Cela vous convient-il ?
— Je vous en prie, allez-y », répliqua Johnny qui venait donc d’établir le premier contact entre la Terre et une forme de vie intelligente.
C’était toujours de cette manière que commençait le cauchemar classique.
John Charles Bezique était un petit rouquin trapu, aux jambes arquées, et doté d’un tempérament irascible. Professionnellement très compétent, il était de surcroît assez content de lui, querelleur, ignare, intrépide et mal embouché ; en bref, parfaitement armé pour l’aventure spatiale qui requiert un type de caractère capable de supporter les immensités vertigineuses du grand vide, et les tensions à tendance paranoïaque constamment provoquées par les mystères et les dangers de l’Inconnu. Seul peut faire l’affaire un homme professant une foi inébranlable en sa petite personne, ainsi qu’une assurance aussi combative qu’irréductible ; un peu une tête brûlée. Les vaisseaux d’exploration spatiale sont ainsi confiés à des hommes comme Bezique dont l’autosatisfaction repose confortablement sur une base d’autoadmiration à toute épreuve, doublée d’une insondable ignorance. Les conquistadors offraient ce profil psychologique eux aussi. Cortez et sa poignée de coupe-jarrets avaient conquis l’empire aztèque par leur incapacité totale de comprendre que l’opération était impossible.
Johnny se carra dans son siège, ne perdant pas de vue le tableau de contrôle qui signalait un soudain changement de cap et de vitesse. Et bientôt la planète Loris apparaissait sur l’écran, avec ses bleus, ses verts et ses bruns. Johnny Bezique allait faire la connaissance des voisins.
C’est agréable d’avoir des voisins intelligents, sur le plan intergalactique, mais ça l’est déjà moins s’ils se révèlent en fait plus malins, et par-dessus le marché plus rapides, plus forts et plus agressifs. Des individus de ce genre pouvaient très bien décider tôt ou tard de « s’occuper » de nous autres Terriens, et de s’en occuper dans tous les sens du terme… Ce n’était qu’une hypothèse, mais mieux valait prévenir que guérir. L’univers est une rude école de compétition, et on en revient toujours à la question de base : qui commande ?
La Terre envoyait donc des missions en partant du principe que si d’autres races existaient dans le cosmos, il était préférable d’en faire la découverte avant de les voir nous tomber dessus un beau dimanche matin. Le scénario du cauchemar classique des Terriens commençait toujours par l’entrée en contact avec une redoutable civilisation planétaire. Il existait plusieurs variantes pour le développement : les extra-terrestres possédaient une super-technologie, ou alors des pouvoirs mentaux inimaginables, parfois encore il s’agissait de créatures stupides mais quasiment invincibles – des végétaux ambulants, des légions d’insectes ravageurs et tutti quanti. Dans l’ensemble ils manquaient totalement de sens moral, ce qui les distinguait principalement du brave Terrien moyen. Tout cela ne représentait pourtant que des détails mineurs. La trame essentielle du cauchemar restait toujours la même : la Terre entrait en contact avec une super-civilisation qui la prenait sous sa domination.
Et Bezique allait sous peu connaître la réponse à la seule question vraiment importante pour la Terre : qui donnera la raclée à l’autre ? Pour l’instant, il n’avait pas du tout envie de se prononcer.
Sur Loris l’air était respirable, l’eau potable et la population humanoïde, n’en déplaise au prix Nobel Serge Von Blut qui avait chiffré à 1093 contre un la probabilité d’une telle hypothèse.
Les Loriens enseignèrent leur langue à Bezique par une méthode hypnopédeutique ; ils lui firent également visiter leur plus grande ville, Athisse. L’humeur de Johnny s’assombrissait d’ailleurs au fur et à mesure de ses découvertes : les Loriens, au physique agréable, avenants, équilibrés, inventifs et amoureux du progrès, possédaient une civilisation tout à fait impressionnante. Ils n’avaient pas eu de guerres, de révoltes, d’insurrections ou autres bouleversements depuis 500 ans, et ne semblaient pas près d’en avoir. Les naissances et les décès s’équilibraient harmonieusement ; la population était nombreuse, mais avait assez d’espace et d’occupations à sa disposition. Des races diverses semblaient coexister sans problème. Quoique jouissant d’une technologie très développée les Loriens s’appliquaient à maintenir un remarquable équilibre écologique. Le travail individuel, librement choisi, était créateur, les gros travaux pénibles étant confiés à des machines automatisées.
Athisse, la capitale, était une cité titanesque où de gigantesques immeubles d’une étonnante splendeur côtoyaient des châteaux et des palais, tous lieux publics et fascinants de par leur audacieuse asymétrie architecturale. La cité abritait en outre tous les trésors possibles : magasins, restaurants, parcs, statues majestueuses, maisons, cimetières, parcs d’attractions, baraques de foire, terrains de jeux, et même une rivière aux eaux limpides, bref tout ce qu’on peut imaginer dans une ville. Et tout était gratuit, y compris la nourriture, l’habillement, le logement et les distractions. On prenait et l’on donnait ce que l’on voulait, et ce troc semblait s’équilibrer tout seul. Donc pas de système monétaire sur Loris, et inutiles aussi les banques, les caisses d’État, les chambres fortes ou les coffres privés. En fait il n’y avait même pas besoin de serrures : toutes les portes s’ouvraient et se fermaient sur simple ordre mental. Politiquement, le gouvernement reflétait l’esprit collectif quasi unanime du peuple lorien, un esprit serein, réfléchi et foncièrement bon. Entre les desiderata de la population et les décisions du gouvernement on ne relevait pas de distorsion, de divergences ou de déphasage notables.
En fait, plus Johnny poussait ses observations plus il lui semblait qu’il n’existait pas vraiment un gouvernement, ou qu’en tout cas, pour le système en place, la tactique consistait à diriger sans gouverner. La fonction la plus élevée semblait remplie par Veerhe, chef du bureau de Futurologie. Or Veerhe ne donnait jamais d’ordres, se contentant de diffuser de temps à autre des prévisions économiques, sociales ou scientifiques.
Bezique fut mis au courant de tout cela en quelques jours par un guide lorien de son âge nommé Helmis, spécialement affecté à sa personne, et dont la vivacité, la patience, la sagacité, la gentillesse, la bonne humeur permanente, la perspicacité et la modestie lui attirèrent immédiatement la haine profonde du Terrien.
Faisant le point de la situation dans le magnifique appartement mis à sa disposition, Johnny conclut que les Loriens étaient aussi proches de la perfection que le concept humain pouvait l’imaginer. Des individus tout à fait exceptionnels, parangons de toutes vertus. Cela ne changeait toutefois rien à la hantise des Terriens, concrétisée par leur cauchemar type. Dans leur orgueil pervers les humains refusent catégoriquement d’être dominés par une race d’extra-terrestres, même bons et généreux, et même si cette tutelle est bénéfique à la Terre.
Bezique voyait bien que les Loriens étaient des gens plutôt paisibles, pantouflards, sans rêves de conquête, d’annexion, d’expansion de leur culture, et autres démarches égocentriques. Par contre ils semblaient assez perspicaces pour comprendre que s’ils ne prenaient pas certaines mesures concernant la Terre, celle-ci en prendrait sûrement à leur égard ou en tout cas soulèverait beaucoup de poussière dans cette intention.
Bien sûr, la lutte serait sans doute inexistante : un peuple aussi sage et confiant que les Loriens ne possédait probablement pas d’armement digne de ce nom. Dès le lendemain toutefois, Bezique comprit l’inexactitude de ses suppositions quand Helmis l’emmena voir la Flotte Spatiale de l’Ancienne Dynastie…
C’était le dernier armement lourd construit sur Loris : une flotte de soixante-dix vaisseaux, vieille de mille ans et qui semblait pourtant sortir tout droit de l’usine, en parfait état de marche.
« Tormish II, dernier héritier de l’Ancienne Dynastie, avait décidé de conquérir toutes les planètes civilisées, expliqua Helmis. Fort heureusement notre peuple a su évoluer et trouver sa maturité avant que Tormish Il n’ait pu réaliser son projet !
— Mais vous avez gardé les vaisseaux ?
— Ils constituent un témoignage de notre déraison passée, répliqua Helmis avec un haussement d’épaules. Et sur le plan pratique, si un jour une autre race essayait vraiment de nous envahir, cette flotte nous permettrait peut-être de faire face.
— Je crois bien ! » reconnut Johnny estimant qu’un seul de ces vaisseaux pouvait se charger sans difficulté de tout ce que la Terre allait lancer dans l’espace dans les deux siècles à venir. Certes, les Loriens avaient du répondant !
Ainsi la vie sur Loris était bien conforme au scénario du cauchemar classique : trop belle pour qu’on y croie ; parfaite, parfaite à vous en désespérer, à vous en écœurer.
Mais pareille perfection était-elle vraiment sans faille ? Bezique partageait l’inébranlable conviction des Terriens que toute vertu doit obligatoirement se trouver compensée par un vice ; une théorie qu’il formulait le plus souvent à sa manière en déclarant : « Il y a forcément un os. Même Dieu ne peut pas faire marcher le Paradis aussi bien ! »
Et il observait tout d’un œil critique. Loris avait bien ses forces de police elle aussi, qu’on désignait sous le titre de « moniteurs », exaspérants par leur excès de politesse. Mais des flics quand même, dont la présence sous-entendait obligatoirement l’existence du banditisme.
« Nous héritons parfois de détraqués congénitaux, se crut obligé d’expliquer Helmis, mais il ne s’agit pas d’une catégorie sociale et les moniteurs jouent plutôt un rôle de rééducateurs que d’officiers de la loi. Tout citoyen a également le droit d’interroger un moniteur pour connaître son point de vue sur des questions de conduite individuelle. Et s’il venait à enfreindre une loi par inadvertance, le moniteur le lui ferait remarquer.
— Et l’arrêterait par la suite ?
— Certainement pas. Le citoyen présente ses excuses et l’incident est clos.
— Mais si un citoyen qui a enfreint la loi récidive, que font les moniteurs ?
— Cela ne se produit jamais.
— Mais en supposant…
— Les moniteurs sont programmés pour prendre en main de telles situations si elles venaient à surgir.
— Ils n’ont pas l’air d’être des durs, si vous m’en croyez », fit Johnny que quelque chose empêchait d’être vraiment convaincu… peut-être le simple fait qu’il ne le souhaitait pas. Pourtant, Loris fonctionnait et même foutrement bien ! Ce qui ne tournait pas rond du tout c’était lui, John Charles Bezique, Terrien, et comme tel, primitif déséquilibré. En tout cas Johnny devenait de plus en plus morose, dépressif et caractériel.
Les jours succédaient aux jours et tout le système continuait de fonctionner à merveille. Les moniteurs se dépensaient, comme de charmantes vieilles dames attentionnées ; le trafic s’écoulait tranquillement, sans embouteillages ni crises de nerfs. Les innombrables unités automatiques livraient les produits essentiels et évacuaient les déchets. Les gens vivaient dans une complète décontraction, enchantés des contacts humains et s’adonnant à diverses formes d’art. Tous autant qu’ils étaient semblaient être des artistes, et qui plus est des créateurs féconds. Personne n’exécutait de travail salarié sans d’ailleurs en éprouver le moindre sentiment de culpabilité. Le travail était fait pour les machines, non pour les gens.
Ils se montraient tous si raisonnables en toutes circonstances, si accommodants aussi, et ils avaient si bon caractère, et puis ils étaient si intelligents et charmants ! Des anges dans un vrai coin de Paradis, même Johnny Bezique était forcé de le reconnaître. Et cela rendait l’aggravation de sa mauvaise humeur encore plus incompréhensible… sauf pour un autre Terrien.
Avec un individu comme Johnny sur Loris, on peut s’attendre à ce que les ennuis commencent. Pendant près de deux semaines, Johnny fut pourtant un modèle de bonne tenue, mais un jour où il se promenait en voiture sans utiliser la conduite automatique, il tourna à gauche sans faire signe. Au même instant, une voiture était en train de le doubler sur sa gauche et le brusque virage de Johnny prit presque de vitesse les réflexes automatiques de l’autre véhicule. Presque. L’accident fut malgré tout évité. Les deux voitures dérapèrent et se retrouvèrent nez à nez à l’arrêt, tandis que les conducteurs descendaient.
« Eh bien, mon vieux, on a un peu cafouillé, hein ? fit l’autre d’un ton calme.
— Cafouillage, mon œil ! Vous m’avez fait une queue de poisson.
— Je ne pense pas, rétorqua l’autre en riant avec indulgence. Mais bien sûr je conçois qu’il y ait possibilité de…
— Dites donc, coupa Johnny, vous m’avez barré la route et vous auriez pu nous tuer tous les deux.
— Vous devez quand même bien comprendre que dans la mesure où vous étiez devant moi et où vous avez tourné sans respecter le règlement… »
Johnny approcha son visage à deux centimètres de celui de l’autre conducteur.
« Tu as tort, mon pote, combien de fois faudra-t-il que je te le répète », siffla-t-il entre ses dents d’un ton menaçant. L’autre rit encore, mais avec un léger chevrotement dans la gorge à présent.
« Pourquoi ne pas laisser cette question de responsabilité au jugement des témoins, suggéra-t-il. Je suis sûr que ces braves gens qui nous regardent…
— Pas besoin de témoins, s’obstina Johnny. Je sais comment c’est arrivé, non ? Je sais que c’est de votre faute.
— Vous avez l’air d’en être bien sûr en effet.
— Bien sûr que j’en suis sûr ! J’en suis sûr parce que je le sais.
— Alors, dans ces conditions…
— Oui ?
— Dans ces conditions, je crois qu’il ne me reste plus qu’à vous présenter mes excuses.
— Je pense que c’est la moindre des choses », reconnut Johnny qui retourna vers sa voiture d’un pas décidé, reprit le volant et s’éloigna à une vitesse interdite dans cette zone.
Après cet incident il se sentit en meilleure forme, mais plus entêté et récalcitrant que jamais. Il ne supportait plus l’attitude supérieure des Loriens, pas plus que leur conduite raisonnable ni même leurs vertus.
Ayant acheté deux bouteilles d’alcool lorien, il s’enferma dans sa chambre et passa quelques heures à ruminer en buvant. Un conseiller en adaptation sociale vint le voir et lui fit remarquer que sa conduite lors de l’accident évité de justesse avait eu un caractère provocateur, impoli, autoritaire et primaire. Bien entendu, le conseiller présenta ces remarques avec beaucoup de tact et de gentillesse.
Johnny lui conseilla d’écraser un peu. Il ne se conduisait pas de façon aussi insensée que cela, pour un Terrien en tout cas, et sans intervention extérieure il aurait probablement fait des excuses au bout de quelques jours.
Le conseiller poursuivit son admonestation et suggéra une thérapie de réajustement social, insistant même sur sa nécessité : Johnny était trop sujet à des crises de colère et d’agressivité et constituait un danger pour les citoyens en général.
Johnny invita le conseiller à disparaître sur-le-champ, mais se vit opposer un refus poli pour situation non encore réglée. Elle le fut peu après par Johnny qui étendit son interlocuteur au sol d’un coup de poing magistral.
Proférer des menaces de violence à l’égard d’un citoyen est une affaire sérieuse, mais leur mise à exécution en devient une très grave. Le conseiller, encore sous le coup du double choc, se remit sur ses pieds et informa Johnny qu’il devrait accepter de rester sous surveillance jusqu’à ce que son cas ait été réglé.
« Je ne laisserai personne me surveiller, déclara Johnny.
— Ne nous rendez pas la vie difficile, plaida le conseiller. Il ne s’agit pas de mesures pénibles ni de longue durée. Nous sommes conscients des différences de culture entre nos deux civilisations, mais nous ne pouvons laisser s’exercer une violence irraisonnée.
— Si personne ne m’embête je me tiendrai tranquille, promit Johnny. Mais en tout cas ne compliquez pas les choses et n’essayez pas de m’enfermer.
— Le règlement est net sur ce point. Un moniteur va venir et je vous conseille de le suivre docilement.
— Vous l’aurez vraiment cherché ! D’accord, mon vieux, chacun fera son devoir. »
Le conseiller parti, Johnny continua de boire et de ruminer jusqu’à l’arrivée du moniteur. En tant que représentant de la loi, ce dernier s’attendait à ce que Johnny le suivît de son plein gré sur simple requête. Aussi fut-il démonté par le refus catégorique du Terrien. Personne ne refuse ! Le moniteur fit demi-tour pour aller aux ordres, pendant que Johnny améliorait sa cuite. Une heure plus tara le moniteur était de retour et lui annonçait qu’il avait maintenant l’ordre de l’emmener en employant la force si nécessaire.
« Ah bon, c’est comme ça ?
— Oui. Alors ne m’obligez pas à… »
Johnny l’allongea d’un direct, lui épargnant le souci d’être obligé de passer aux actes. Après quoi il sortit de sa chambre en titubant légèrement. Il se rendait compte qu’une attaque sur la personne d’un moniteur allait sûrement lui valoir de gros ennuis dont il ne pourrait pas se tirer si aisément. Il décida donc de rejoindre son vaisseau sur l’heure, et de s’enfuir loin de Loris. Bien sûr, ils pouvaient l’empêcher de décoller, ou le désintégrer une fois en l’air. Mais s’il réussissait à monter à bord, peut-être ne se donneraient-ils pas tant de mal, trop heureux d’être débarrassés de lui !
Il réussit à atteindre son appareil sans incident, et trouva une vingtaine de mécaniciens en plein travail dessus. Il annonça au contremaître qu’il voulait décoller sur-le-champ mais celui-ci, absolument navré de ne pouvoir lui donner satisfaction, lui expliqua que le système de propulsion avait été démonté pour nettoyage complet et modernisation
— un cadeau des Loriens en gage d’amitié. « Laissez-nous encore cinq jours et vous aurez le vaisseau le plus rapide de l’ouest d’Orion, promit le contremaître.
— Qu’est-ce que ça peut me foutre pour le moment, grinça Johnny. Je suis pressé, moi. Délai minimal pour me monter un propulseur quelconque ?
— En travaillant jour et nuit et sans pause-repas on peut y arriver en trois jours et demi.
— Vraiment ? Formidable ! railla Bezique. Et qui vous a dit de toucher à mon vaisseau pour commencer ? »
Le contremaître présenta ses excuses, ne faisant ainsi que redoubler la rage de Bezique. Un nouvel acte de violence aveugle fut évité par l’arrivée de quatre moniteurs.
Bezique les sema dans un labyrinthe de rues tortueuses, se perdit par la même occasion et finit par déboucher sous des arcades, les moniteurs à nouveau sur ses talons. Il s’élança le long d’étroits corridors de pierre pour trouver finalement le chemin barré par une porte fermée. Il en commanda mentalement l’ouverture, sans succès. Les moniteurs devaient sûrement contrer son ordre. Dans un accès de fureur il le renouvela, dégageant sans doute un tel influx mental que la porte s’ouvrit à la volée ainsi que toutes les portes des environs immédiats. Johnny distança rapidement les moniteurs, et s’arrêta un peu plus tard pour reprendre son souffle sur une petite place verdoyante.
Il ne pouvait continuer à fuir ainsi. Il lui fallait un plan. Mais quel plan s’offrait à un Terrien pourchassé par une planète entière de Loriens ? Les chances de succès étaient trop faibles, même pour un individu du genre conquistador. Et soudain dans l’esprit de Johnny germa une idée que Cortez avait déjà mise en application, et qui avait tiré Pizarro d’un fort mauvais pas. Il décida de s’emparer du chef de la planète et de menacer de le tuer si son peuple refusait de se montrer plus calme et raisonnable.
Le plan offrait une seule faille : ces gens n’avaient pas de chef, un trait horriblement non humain d’ailleurs. Ils possédaient malgré tout un ou deux personnages officiels importants et un homme comme Veerhe par exemple, le chef du Bureau de Futurologie, semblait être pour eux ce qui s’en rapprochait le plus. Une grosse huile de ce genre devait par contre être soigneusement protégée, quoique sur une planète aussi bizarre que Loris on pouvait très bien ne pas avoir pris pareille précaution.
Un natif lui donna fort aimablement l’adresse, et Johnny se trouvait à moins de quatre pâtés de maisons du Bureau de Futurologie lorsqu’il se heurta à une patrouille de vingt moniteurs.
Ils exigèrent sa reddition, mais sans grande assurance. Bien sûr les arrestations faisaient partie de leurs fonctions, mais Bezique comprit que c’était sans doute la première fois qu’ils étaient amenés à en effectuer une. Ils étaient avant tout des citoyens sensés et pacifiques, et seulement à l’occasion des flics !
« Qui cherchez-vous ? demanda-t-il.
— Un étranger nommé Johnny Bezique, répondit le chef de la patrouille.
— Voilà une bonne nouvelle. Il m’a récemment causé beaucoup d’ennuis.
— Mais… n’êtes-vous pas… ?
— Ce redoutable étranger ? acheva Johnny en riant. Désolé de vous décevoir, ce n’est pas moi. La ressemblance est frappante, je le sais, mais elle s’arrête là. »
Les moniteurs discutèrent de la situation.
« Écoutez mes amis, reprit Johnny, je suis né dans cette maison là tout près et je peux me faire identifier par vingt personnes du coin, y compris ma femme et mes quatre enfants. Vous faut-il d’autres preuves ? »
Nouveau conciliabule entre les moniteurs.
« Et de plus, pouvez-vous honnêtement croire que je sois cet étranger dangereux et forcené ? Il me semble que le simple bon sens devrait vous faire… »
Le chef présenta ses excuses et Johnny poursuivit sa route jusqu’au croisement voisin de son but où il fut arrêté par un groupe de moniteurs qu’accompagnait Helmis, son ancien guide. Ils lui demandèrent de se rendre.
« Ne perdons pas un temps précieux, suggéra Johnny. Les ordres ont été annulés et je suis autorisé à révéler ma véritable identité.
— Nous la connaissons, intervint Helmis.
— Si c’était vrai, je n’aurais pas besoin de la révéler, non ? Écoutez-moi : je suis un Lorien appartenant à la classe des planificateurs. J’ai reçu une formation spéciale il y a des années pour acquérir l’agressivité nécessaire à ma mission qui est maintenant accomplie. Je suis de retour, selon le plan prévu, et j’ai effectué quelques tests simples pour vérifier si le comportement psychologique de notre planète avait changé depuis mon départ. Vous connaissez les résultats qui, en ce qui concerne notre survie dans la galaxie, sont mauvais. Je suis venu faire mon rapport à ce sujet ainsi que sur d’autres questions de haute importance au Planificateur en chef du Bureau de Futurologie. Je peux toutefois vous confier, officieusement, que notre situation est grave et qu’il n’y a pas de temps à perdre. »
Les moniteurs semblaient déroutés et demandèrent à Johnny une vérification de ses déclarations.
« Je vous ai déjà expliqué que le temps pressait. Je serais très heureux de vous fournir un moyen de vérifier mes dires, mais le temps nous manque…
— Monsieur, sans ordre nous ne pouvons vous laisser partir, décréta le chef après un nouveau conciliabule.
— Dans ce cas vous aurez à endosser la responsabilité de la destruction probable de notre planète.
— Monsieur quel est votre grade ? lui demanda alors un officier supérieur.
— Il est plus élevé que le vôtre, répliqua Johnny sans hésitation.
— Dans ce cas, quels sont vos ordres, monsieur ? demanda l’officier prenant sa décision.
— Maintenez le calme partout, dit Johnny avec un sourire. Rassurez les citoyens qui montreraient de l’inquiétude. Des instructions plus détaillées vous seront transmises ultérieurement. »
Et Johnny Bezique poursuivit son chemin, de plus en plus confiant. Il atteignit la porte du Bureau de Futurologie, en commanda l’ouverture, et entra…
« Les mains en l’air et écartez-vous de la porte », ordonna une voix dure derrière lui.
Bezique se retourna et se trouva nez à nez avec un groupe de moniteurs, une dizaine environ, vêtus de noir et armés.
« Nous avons ordre de vous tuer si nécessaire, annonça l’un deux. Et inutile d’essayer de nous avoir avec vos mensonges habituels. Nous sommes chargés de vous emmener sans tenir compte d’aucune déclaration.
— Pas la peine de chercher à discuter avec vous, hein ?
— Inutile. Venez.
— Où ça ?
— Nous avons remis en service pour vous spécialement l’une de nos antiques prisons. Vous y serez détenu et très bien traité. Vous comparaîtrez ensuite devant un juge et compte tenu de votre origine étrangère et du niveau assez bas de votre civilisation, vous vous en tirerez sans doute avec un simple avertissement et une invite à quitter Loris.
— Rien de bien terrible. Vous croyez vraiment que ça se passera comme ça ?
— J’en ai reçu l’assurance, confirma le moniteur. Nous sommes des gens sensés et indulgents envers les malheurs des autres. Votre courageuse résistance a d’ailleurs été un exemple intéressant pour nous.
— Merci.
— Mais c’est fini à présent. Voulez-vous nous suivre docilement ?
— Non !
— Je ne comprends vraiment pas…
— Il y a des tas de choses que vous ne comprenez pas en ce qui nous concerne, moi et les Terriens. Je vous préviens que je vais franchir cette porte.
— Si vous essayez, nous serons obligés de tirer. »
Il existe une méthode infaillible pour distinguer de l’humain moyen le conquistador, l’illuminé authentique, le kamikaze ou le croisé non édulcorés. Mis en face d’une situation désespérée les gens ordinaires ont tendance à chercher un compromis, et à attendre un moment plus favorable pour engager le combat. Mais pas les Pizarro, les Godefroy de Bouillon, les Harold Hardradas, ou les Johnny Bezique, sans doute doués d’une monstrueuse stupidité, ou d’un courage inégalable… sinon des deux en même temps.
« Eh bien, tirez donc messieurs, et allez vous faire foutre ! »
Et Johnny Bezique franchit la porte sans que les moniteurs tirent une seule balle. Mais il les entendait encore se disputer tandis qu’il dévalait les couloirs du Bureau de Futurologie. Quelques instants plus tard, il se trouvait devant Veerhe, le Planificateur en chef, un petit homme calme, avec un visage de lutin tout ratatiné.
« Bonjour. Asseyez-vous. Je viens justement de terminer la prévision Terre par rapport à Loris.
— Eh bien, gardez-la. J’ai une ou deux choses très simples à vous demander, et je suis certain que vous êtes déjà tout disposé à me les accorder. Mais dans le cas contraire…
— Voyez-vous, je pense que cette prévision vous intéressera, poursuivit Veerhe sans se démonter. Nous nous sommes livrés à une extrapolation à partir de vos caractéristiques raciales et avons établi une comparaison avec les nôtres. Il semble inévitable qu’un conflit d’hégémonie éclate tôt ou tard entre nos deux civilisations et certainement d’ailleurs sur votre initiative. Vous autres Terriens n’aurez pas de repos tant que l’une des deux races ne se sera pas affirmée comme maître absolu de l’autre. C’est une situation inextricable, compte tenu de votre niveau de civilisation.
— Je n’ai pas besoin de bureau spécialisé ni d’un titre ronflant pour trouver ça, railla Bezique. Bon, et alors…
— Je n’ai pas terminé, coupa Veerhe. J’ajoute que d’un point de vue purement technique, les Terriens n’ont pas la moindre chance. Nous sommes capables de détruire n’importe quelle arme envoyée contre nous.
— Vous n’avez donc pas de souci à vous faire…
— Mais la technologie est moins importante que la psychologie. Vous êtes malgré tout assez évolués pour ne pas vous lancer aveuglément contre nous. Il y aura des palabres, des traités, des violations de traités, de nouvelles palabres, des agressions suivies d’explications, des usurpations de pouvoir, des escarmouches et j’en passe… Nous ne pouvons pas ignorer votre existence, et nous ne pouvons non plus refuser de coopérer avec vous pour tenter de trouver des solutions raisonnables et équitables. Ce serait contraire à notre nature, comme à la vôtre de nous laisser tout bonnement en paix. Nous sommes des gens directs, équilibrés, sensés et confiants, et vous des êtres agressifs, instables, à l’esprit incroyablement tortueux. Vous ne nous fournirez probablement jamais de motifs très nets et valables justifiant votre destruction. Et si nous écartons cette alternative, les différents facteurs restant fixes, il est certain que ce sera vous qui établirez votre domination sur nous, profitant de notre incapacité psychologique à réagir. En termes terriens, c’est ce qui se produit lorsqu’une civilisation Apollinienne très avancée vient au contact d’une civilisation Dionysienne également très poussée.
— Bon Dieu, c’est pas des trucs à me jeter comme ça à la figure. Je me sens assez ridicule de vouloir vous donner un petit conseil mais… puisque vous semblez si bien au courant pourquoi ne pas vous adapter à la situation ? Évoluer dans le bon sens ?
— Comme vous, par exemple ?
— Bon, d’accord, je ne me suis pas adapté ; mais je ne suis pas non plus aussi malin que vous autres Loriens.
— L’intelligence n’a rien à voir là-dedans, affirma le Planificateur en chef. Un peuple ne change pas de culture du jour au lendemain sur une simple décision. Et puis… même si nous y arrivions cela implique qu’il nous faudrait devenir comme vous et, franchement, nous n’en avons pas bien envie.
— Je vous comprends, s’écria Johnny avec sincérité.
— Et même si nous parvenions à ce miracle et devenions plus agressifs, nous ne pourrions jamais atteindre en quelques années le niveau que vous avez obtenu après des millénaires d’efforts dans cette direction. En dépit de notre avance en matière d’armement, nous perdrions certainement la partie si nous tentions de la jouer selon vos règles. »
Johnny cilla des paupières avec embarras. Il avait eu la même idée. Les Loriens étaient trop confiants et trop naïfs. Ce ne serait guère difficile d’entamer des pourparlers de paix et d’en profiter pour s’emparer d’un de leurs vaisseaux par surprise, peut-être même de deux ou trois. Ensuite…
« Je vois que vous êtes arrivé à la même conclusion, remarqua Veerhe.
— Oui, j’en ai peur. Voyez-vous, notre volonté de gagner est bien plus farouche que la vôtre et c’est ce qui compte. Et si l’on étudie de près votre comportement on s’aperçoit que vous autres Loriens n’allez jamais au bout de vos possibilités. Vous êtes des gens très bien, et vous respectez toujours les règles dans tous les cas, même quand il s’agit de vie ou de mort. Tandis que nous, nous sommes des individus peu recommandables et ferions n’importe quoi pour gagner.
— C’est l’aboutissement exact de nos déductions à votre sujet, reconnut Veerhe. Aussi avons-nous décidé avec raison de nous épargner beaucoup d’ennuis et une perte de temps inutile en vous mettant à la tête de notre planète dès aujourd’hui.
— Pardon ?
— Nous voulons que vous nous dirigiez.
— Moi, personnellement ?
— Oui, vous personnellement.
— Vous plaisantez, je pense.
— Il n’y pas là matière à plaisanterie, et nous autres Loriens ne mentons jamais. Je vous ai fait part de mes extrapolations à partir de la situation actuelle. Il nous paraît fort raisonnable d’éviter tant de souffrances et de contraintes stériles en acceptant dès maintenant l’inévitable. Voulez-vous devenir notre chef ?
— C’est vraiment une proposition très sympa, avoua Bezique, mais je ne me sens pas bien qualifié… oh ! et puis après tout, personne ne l’est ici ! D’accord, je prends la direction de la planète et je vous promets de faire du bon boulot pour les Loriens parce qu’au fond je vous aime bien.
— Merci. Vous verrez que nous sommes des gens faciles à diriger, dans la mesure où vos ordres restent dans les limites de notre compréhension.
— Ne vous en faites pas. Tout continuera exactement comme auparavant parce que franchement je ne peux pas trouver mieux que votre système actuel. Je ferai du bon travail, à condition d’avoir votre coopération.
— Vous pouvez compter dessus, assura Veerhe. Mais votre propre race se révélera peut-être moins docile. Supposez qu’ils n’acceptent pas la nouvelle situation ?
— Ça, c’est le plus bel euphémisme du siècle, affirma Johnny. Croyez-moi, cette nouvelle va être la plus grande claque dans la figure que la Terre ait jamais reçue depuis les débuts de son Histoire. Les gouvernements feront leur max pour me descendre et mettre un des leurs à ma place. Mais vous, les Loriens, vous me soutiendrez hein ?
— Vous nous connaissez. Bien sûr on ne se battra pas pour vous puisqu’on ne le fait déjà pas pour nous-mêmes. Mais nous saurons obéir à quiconque est au pouvoir.
— Je ne peux guère demander plus. Mais je crois que j’aurai quelques problèmes pour réussir ce coup-là. J’ai bien envie de faire appel à quelques copains pour m’aider, mettre sur pied une organisation, intriguer en coulisse, dresser différents groupes les uns contre les autres… »
Johnny s’arrêta soudain, et Veerhe attendit la suite.
« J’ai oublié un élément important, reprit alors Johnny. Je manque totalement de logique : cette histoire va bien plus loin que je ne le pensais et je n’ai pas poussé mon raisonnement à fond.
— Je ne vous suis d’aucune aide, avoua le Planificateur. En toute franchise, ceci me dépasse complètement. »
Johnny fronça les sourcils d’un air perplexe, se frotta les yeux et se gratta le crâne.
« Ouais, c’est assez clair ce que je dois faire, finit-il par dire. Vous voyez, non ?
— Je suppose qu’il existe de très nombreuses perspectives pour votre ligne d’action.
— Non, une seule, décréta Johnny. Tôt ou tard il va falloir envahir la Terre. C’est ça ou alors ce sont eux qui m’envahiront… nous envahiront, je veux dire. Vous suivez ?
— Une hypothèse très vraisemblable.
— C’est la pure vérité. Ce sera moi, ou eux. Il ne peut y avoir qu’un grand patron. »
Le Planificateur n’offrit pas de commentaires.
« Je n’aurais jamais rêvé un truc pareil, poursuivit Johnny. De pilote de coucou spatial devenir empereur d’une super-race en moins de deux semaines ! Et en plus, conquérir la Terre… ça me fait tout drôle. Mais c’est le mieux qui puisse leur arriver. On va civiliser un peu ces gorilles et leur apprendre les bonnes manières. Plus tard, ils nous remercieront.
— Avez-vous des instructions à me donner ?
— Je voudrais jeter un coup d’œil sur tout le dossier technique de la flotte de l’ancienne Dynastie. Mais d’abord, il faudrait commencer par un couronnement, non ? Non. Plutôt un référendum me désignant comme empereur, et ensuite le couronnement. Vous pouvez m’organiser tout ça ?
— Je commence sur l’heure », s’empressa le Planificateur.
Ainsi la Terre voyait se réaliser son cauchemar classique après une longue gestation. Une civilisation extra-terrestre très avancée allait lui imposer sa culture. Pour Loris, la situation était différente. Jusqu’alors sans défense, les Loriens avaient soudain à leur tête un général étranger des plus combatifs et ils disposeraient bientôt d’un groupe de mercenaires chargé de prendre la flotte en main. Le futur de la Terre s’annonçait assez sombre, mais celui de Loris plutôt prometteur.
Dénouement inévitable, si l’on réfléchit bien, car les Loriens étaient réellement une super-race intelligente. Et de quelle utilité serait l’intelligence si elle ne permettait pas entre autres d’atteindre la proie convoitée sans se laisser abuser par son ombre…
Traduit par MIMI PERRIN.
Welcome to the Standard Nightmare.