VOTRE AMOUR HAPLOÏDE

par James Tiptree Jr.

 

Si l’on rencontre des extra-terrestres humanoïdes, ou si l’humanité se répand à travers les étoiles, une question cruciale se posera bientôt : celle d’une définition de l’espèce humaine. En l’état actuel des choses, une espèce est définie par l’interfécondité de ses représentants. Deux espèces voisines, comme l’âne et le cheval, peuvent être interfécondes mais leurs produits sont en général stériles. Il est douteux que d’autres créatures intelligentes, issues d’une évolution totalement différente, puissent jamais se croiser avec des êtres humains. Mais l’humanité elle-même, disséminée sur des milliers de mondes, peut évoluer et se différencier jusqu’à rendre l’inter-fécondation incertaine.
La notion d’humanité, toutefois, se limite-t-elle à ce strict critère génétique ?

 

ESTHAA (Aurigae Epsilon V) Type : Solterre. 98.

Race domin. : Humaine à un degré indéterminé.

Statut fédéral : En attente de ratification.

Délégations, ambassades, missions extraplanétaires : Néant.

 

ESTHAA, seule planète habitée du système, premier contact au départ d’Aurigae Phi 3010 ST, niveau civilisation indigène à l’époque voisin cités-états grecques de Terre, groupées autour mer intérieure sur unique masse continentale. Navigation, roue, argent, écriture protoalphabétique, chiffres y compris zéro, géométrie ; fonderies, tissages, agriculture. Route spatiale établie pour commerce 3100 ST. Étudiants esthaans en Féd. Galac, pas de permis d’immigration. Progrès rapides en extraction métaux, travail mécanique, montage. Export. : Éléments électroniques et mécaniques. Import. : prototypes outillage, véhicules et groupes électrogènes, instruments scientifiques. Ouvriers esthaans remarquables pour habileté copier engins complexes.

Sociologie : Depuis contact, concentration démog. dans ensemble urbain autour spacioport, tendance devenir planète à ville unique. Structure politique estimée : oligarchie ou conseil chefs de famille. Religion non signalée. Une seule langue, agglutinante. Pas de guerres connues sinon actions police sporadiques contre tribus nomades de l’intérieur appelées peuples de Flenn. Comportement esthaan serait paisible et amical, mais étonnamment réservé.

 

La vedette de MacDorra nous fait descendre en vitesse… Les Marscots ne gaspillent pas le carburant. Pax se penche brusquement pour regarder par mon hublot. Je vois la couleur de ses pommettes saillantes et l’éclat de ses yeux. Son premier boulot important. Il a l’œil lumineux et sévère d’un retriever de Chesapeake dont je ne me souviens que trop bien.

Au-dessous de nous défile une cité-jardin aussi charmante que je l’aurais souhaitée. Kilomètre après kilomètres, des villas de teinte miel et crème dans un bouillonnement d’arbres à fleurs, rose et vert, avec de place en place un bâtiment industriel ou un centre administratif, comme des pâtisseries dans les tons pastels sur des plateaux. À l’horizon lointain, la mer qui scintille doucement. Soudain, un éclatement de couleurs dans les collines boisées – rouge, violet, orangé – une fête foraine ? Non… un dédale de rues sinueuses, animées. Un village caché.

Et, survolant maintenant de vastes faubourgs, nous freinons pour nous poser. Quand les hublots s’éclaircissent, nous voyons une silhouette à l’apparence humaine qui descend d’un chariot.

Cette apparence d’humanité, c’est la raison même de ma présence.

Le pilote de MacDorra nous a collés dans la poussière avec notre matériel, avant que nous ayons pu faire « ouf ». Trois formules à signer, une poignée de main qui brise mon crayon… « À dans six mois, Doc, et bonne chance ! »… et nous filons vers le chariot avec le labo de campagne pendant que les turbines de la vedette lancent leur hurlement. L’Esthaan vient donner un coup de main. Il est grand, et les manœuvres de MacDorra semblent l’amuser.

On fait connaissance en Inter-humain pendant que le chariot se propulse au long d’avenues bordées d’arbres. Reshvid Ovancha a l’accent cultivé de l’Université de la Fédération Galactique.

Très humain. C’est ma réaction initiale. Le même nombre de doigts et de traits, ses articulations fonctionnent comme les nôtres, et la texture de sa peau – un indice dans lequel j’ai confiance d’instinct – est comme la mienne, de couleur crème au lieu de brune. Les yeux ronds, avec des rides de rire, et le sourire découvre des dents humaines avec une paire d’incisives supplémentaire. Tout est parfaitement normal, sauf le torse qui est un rien épais, massif. Comme moi, il est imberbe. Je ne vois rien qui explique que je sois prêt dès cet instant à parier ma paie qu’au retour MacDorra me trouvera avec un rapport négatif à classer.

Attends d’avoir vu les femmes, me dis-je.

Pax exhibe son profil d’Éclaireur de la Galaxie tandis qu’on suit des avenues sans fin illuminées de bosquets de banlieue. Il se peut qu’il ait à peu près la même idée… Les jeunes agents du Bureau de Renseignements Interstellaire trouvent toujours injuste que des types d’âge moyen, monogames et nullement charismatiques, comme moi, soient chargés d’enquêter sur la sexualité des extra-terrestres.

Le Bureau du Personnel a appris sa leçon à la dure. Le premier agent du BRI envoyé sur Esthaa, plus d’un siècle auparavant, était un gars du nom de Harkness. Entre autres faiblesses, Harkness avait un penchant pour les breuvages fermentés en labo. Les Esthaans, sensibles et réservés, avaient eu mauvaise impression quand une aile de leur nouvelle université avait sauté avec lui. Après enquête et réparations, on avait relégué Esthaa au bas de la liste du secteur pour laisser l’affaire se tasser. Cent ans après, le Secteur d’Auriga n’avait plus à s’occuper que d’Esthaa et réussit à persuader les Esthaans d’accepter une nouvelle équipe d’enquête interplanétaire, garantie non explosive. Laquelle arrive en ce moment même, composée d’un certain Pax Patton, minéralogiste-stratigraphe, et d’un certain Ian Suitlov, d’âge moyen, officiellement écologiste, et en réalité agent de Ratification… tout comme Harkness avait tenté de l’être avant moi.

« Quel est ce truc « d’homme-mystère » qu’on vous confie à vous autres, chefs de mission ? » m’avait demandé Pax alors que nous faisions connaissance à bord du vaisseau. Tout en regardant son visage passionné, je maudissais les mesures de sécurité du Bureau.

« Eh bien, il y a le Mystère, vous savez bien. Une appellation idiote pour ceux de votre génération. Quand j’ai commencé à travailler, les gens étaient encore prêts à se battre à ce sujet. La Croisade du Sang Pur était en activité… et même on a enlevé deux de mes élèves pour leur appliquer le traitement de conversion. On oublie combien d’énergie, d’argent et de sang ont été gaspillés parce que les races humaines sont éparpillées dans la galaxie. Les religions, les sciences ? Des planètes entières en étaient bouleversées. Bien des gens ne le croiraient pas… Aujourd’hui, nous nous sommes mis à l’œuvre de dénombrement et de description, et nous n’encourageons pas les bavardages. Mais c’est toujours un mystère. D’où venons-nous ? Constituons-nous un sommet statistique, une « main-très-probable » de cartes dans le jeu de l’évolution ? Ou sommes-nous la production d’une semence unique répandue à travers les étoiles ? Les gens se passionnent pour la question. J’en connais un ou deux qui en restent férus.

« Mais pourquoi les mesures de sécurité, Ian ?

— Personne, ne vous en a instruit ? Réfléchissez à la position de l’humanité dans la galaxie. Une race nouvelle peut fort bien se mettre en rage à l’idée d’être certifiée ou non humaine. Nous savons que cela ne signifie rien… nous avons des Hrattlis qui occupent des postes supérieurs dans la Fédération, et ils ressemblent à des œufs pochés. Mais essayons d’expliquer ça à une race humanoïde récemment contactée, fière et effrayée ! Ils prennent le refus de ratification pour une infériorité. C’est pourquoi les Agents de Ratification ne sont pas désignés ainsi à voix haute. Nous nous efforçons de nous introduire et de recueillir nos renseignements en douce, avant que ne s’élève une clameur. De toute façon, les neuf dixièmes du temps, il n’y a pas de difficultés et le travail de l’agent n’est que la plus morne des routines. Mais quand on tombe sur une race comptant parmi les dix pour cent qui se laissent emporter par leurs émotions… eh bien, c’est exactement pour cela que le Bureau se charge de payer nos assurances. Je vous raconte tout cela pour que vous vous rappeliez de rester bouche cousue quant à mon travail. Vous vous occupez de vos roches, moi de ma biologie… mais pas question de toucher aux humains, à l’humanité, au mystère… d’accord ?

— Oui, mon général ! répond Pax en souriant largement. Toutefois, Ian, je ne vois pas le problème. Ce que je veux dire… être un humain, n’est-ce pas essentiellement affaire de culture, comme par exemple d’avoir la même notion des valeurs ?

— Par les grands épaulards verts ! Mais qu’enseigne-t-on de nos jours aux amateurs de cailloux ? Une civilisation analogue n’est que cela. Ce n’est pas l’humanité. Auriez-vous la prétention de donner à une valeur morale quelconque l’étiquette de critère d’humanité ? Être un humain, ce n’est rien de si vaste. Cela se ramène à un détail minuscule : fertilité mutuelle !

— Concept foutrement borné de l’humanité !

— Limité ? Crucial, oui ! Voyez les conséquences pratiques. Quand nous rencontrons une race non humaine et que nous nous mélangeons à elle – et peu importe qu’il y ait sympathie totale et que la fille ressemble à notre petite voisine – les deux groupes demeurent séparables jusqu’à la fin des temps. Aucun problème. Mais quand nous rencontrons une race humaine, même si ses membres ressemblent à des alligators – et c’est le cas pour certains – leurs gènes se mêleront à la masse des gènes humains en dépit de toutes lois ou tabous que l’on pourra avancer. Avec toutes les retombées sociales, religieuses et politiques qui résultent de cette fusion, C. Q. F. D. Et maintenant comprenez-vous pourquoi c’est le fait primordial dont le Bureau doive être informé ? »

Pax resta silencieux, me fixant de son regard de marin de la Chesapeake. Je me demandais si je n’étais pas resté trop longtemps en mission. Le Secteur d’Auriga m’avait pris à un mois de mon Congé de Longue Durée et m’avait persuadé d’aider à boucler le rapport de Secteur. « C’est du gâteau », m’avait dit le chef.

 

Eh bien, je dois reconnaître que cela y ressemble bien quand nous arrivons à la villa princière des invités sur Esthaa. L’avertisseur de Reshvid Ovancha fait surgir une escouade de serviteurs pour prendre nos bagages, et il nous fait lui-même les honneurs de la résidence. C’est curieusement semblable, mais en version de luxe, à l’immeuble résidentiel d’une faculté de la Fédération Galactique. Même le sanitaire qui fonctionne de la même manière. Le seul objet étrange que je remarque, c’est un diffuseur qui émet un parfum floral plutôt agréable.

« C’est la maison de mon cousin, qui est à la mer, nous explique Ovancha. J’espère que vous vous y trouverez bien, Reshvidi.

— Nous serons mieux que bien, Reshvid Ovancha. Nous ne nous attendions pas à un tel luxe !

— Pourquoi pas ? » Il sourit. « Les gens civilisés aiment les mêmes choses ! » Il ajuste légèrement le diffuseur de parfum. « Quand vous serez prêts, je vous emmènerai déjeuner à l’Université où vous ferez la connaissance de notre Conseiller Supérieur. »

Pendant que nous roulons et franchissons la grille de l’Université, Pax murmure : « On dirait exactement le campus de la Fédération Galactique avant la Danse des Fleurs.

— Ah, la Danse des Fleurs ! répète gaiement Ovancha. C’est charmant. Connaissez-vous le Professeur Flennery ? Et le Docteur Groot ? Des hommes si remarquables. Mais c’était bien avant votre temps, je crains. Nous vivons longtemps sur Esthaa, vous savez. Un monde très sain ! »

La mine de Pax s’allongeait. Moi, je me demandais où était passée la fameuse discrétion esthaane.

On se rencontre au déjeuner. Nos hôtes sont polis mais distants, souriant aimablement quand Ovancha rit, écoutant gravement pendant qu’il bavarde. Certains portent la robe universitaire ; d’autres l’uniforme, comme Ovancha. L’atmosphère est celle d’un club masculin guindé.

« Nous espérons que vous vous sentirez chez vous, Reshvid, déclare le conseiller, qui se trouve être l’oncle d’Ovancha.

— Pourquoi pas ? fait Ovancha, souriant. Maintenant, venez, il faut que vous visitiez nos laboratoires. »

Les laboratoires sont très bien aménagés et dès le soir nous sommes convenus de nos horaires et de nos rendez-vous.

« Sommes-nous dans l’obligation d’aller à tous ces dîners ? » Pax arpente le patio, les yeux fixés sur la crête des lointaines montagnes où se lèvent deux lunes rosés. Des jets d’eau murmurent et un oiseau chante.

« L’un de nous au moins. Vous pouvez commencer vos travaux sur le terrain.

— Pendant que vous étudierez la fécondation. Dites, Ian, comment vous y…

— Avec des éprouvettes de culture, je réponds. Et beaucoup de précautions. En outre, c’est un travail délicat, tant que l’on ne connaît pas les tabous. Par exemple, comment pensez-vous que l’Angleterre victorienne aurait réagi si deux personnes avaient demandé à examiner les organes génitaux des gens et à prélever sur le vif une tranche d’ovaire ? J’aimerais vous faire entrer dans le crâne que c’est une excellente raison de ne pas en parler.

— N’exagérez-vous pas les précautions, Ian ? Ces gens me semblent très éclairés.

— Un de mes amis a eu les deux pieds coupés par des types que l’on supposait éclairés. »

Pax grogne. Peut-être suis-je resté trop longtemps en mission. Ce lieu me donne l’impression d’une scène de théâtre, tant on y insiste sur les apparences d’humanité normale. De toute façon, j’en saurai davantage quand j’aurai vu les femmes.

Trois semaines après, je cherche toujours. Ce n’est pas faute d’avoir vu des dames esthaanes… à des dîners, à des déjeuners, à de joyeux pique-niques, et même lors d’une expédition avec deux femmes spécialistes de la biologie marine. Ou plutôt, qui passent pour biologistes sur Esthaa. Il m’apparaît bientôt qu’en dépit de tous leurs instruments étincelants, la science est sur Esthaa plutôt un passe-temps pour la haute société qu’une véritable discipline de travail. Les gens ramassent des curiosités et étudient ce qui les amuse, sans méthode. C’est aussi une occasion de porter une blouse de laborantine, de même que l’armée esthaane ne paraît guère qu’un jeu où l’on porte l’uniforme. Les dames esthaanes sont comme tout le reste ici, charmantes, imposantes et saines. Et apparemment leurs seins sont fort respectables à première vue. Mais ai-je bien rencontré des femmes ?

Eh bien, pourquoi pas ? comme dirait Ovancha… Il faut que je voie cela de plus près.

La méthode habituelle sur les planètes développées, c’est de s’adresser aux écoles de médecine. Mais Ovancha a raison : les Esthaans sont en parfaite santé. Hormis les blessures et une ou deux maladies infectieuses importées et à présent jugulées par les antibiotiques, la maladie semble ne pas exister ici. Je découvre que la médecine ne s’occupe que de la pathologie du vieillissement : arthrite, athérosclérose, etc. Quand je parle de médecine interne, de gynécologie, d’obstétrique, je me fais bloquer tout net.

Un petit orthopédiste grassouillet me permet de prendre quelques mesures et des échantillons de sang sur les enfants qu’il soigne. Quand je demande à voir des femmes adultes, il commence à tergiverser. Pour finir, il m’envoie chez un confrère qui me montre à regret le cadavre d’une ouvrière âgée, morte d’un arrêt du cœur. Il est visible qu’elle a été opérée d’une hernie vers son âge moyen.

« Qui a pratiqué cette intervention, Reshvid Korsada ? » je m’enquiers. Il cligne les paupières.

« Ce n’est pas le travail d’un médecin, répond-il d’une voix lente.

— Eh bien, j’aimerais rencontrer la personne qui a effectué l’opération. » J’insiste. « J’aimerais aussi rencontrer un de vos médecins qui aident à la venue au monde des nouvelles vies. »

Un rire d’embarras. Il s’humecte les lèvres.

« Mais… nous n’avons nullement besoin de médecins pour cela. Il existe des femmes… »

Puis il se tait et je vois la transpiration perler à sont front. On parle d’autres choses. Je n’ai pas mené ce genre de vie durant vingt ans pour pousser des pointes aux endroits sensibles et je tiens à passer mon Congé de Longue Durée avec Molly et les gosses.

« Ces gens sont aussi susceptibles qu’une femelle de phacochère enceinte, dis-je à Pax le soir même. Il semble que la naissance fasse l’objet d’un tel tabou qu’ils ne peuvent même pas prononcer le mot, et qu’elle soit si aisée qu’ils n’ont pas besoin de médecins. Je doute que ces toubibs aient jamais vu une femme nue. Comme dans l’Europe médiévale, où l’on établissait le diagnostic sur des mannequins. Cela va être plutôt difficile.

— Ne pourriez-vous compter les chromosomes ou autre chose du même genre ?

— Pour décider de la fertilité ? Ce n’est pas pour rien que l’on appelle l’intérieur de la cellule la dernière forteresse, Pax. Les analyses quantitatives d’ADN ainsi que les quelques connaissances que nous avons des gènes ne nous en disent pas assez. Le seul test sûr dont nous disposions est aussi le plus ancien de tous… on met en présence gamète mâle et gamète femelle, et on voit si le zygote se développe. Mais comment diable me procurer un ovule ? »

Pax pouffa. « J’espère que vous ne comptez pas sur moi pour…

— Non, sûrement pas. Je vais passer un certain temps à dresser un index et je trouverai bien quelque chose. Et vos roches, comment cela marche-t-il ?

— À propos, Ian, cela me rappelle que je me heurte aussi à un tabou. Vous vous souvenez du village que nous avons aperçu en nous posant ? J’ai questionné la femme d’Ovancha à ce sujet hier soir et elle a aussitôt fait sortir les enfants de la pièce. C’est l’endroit où vivent les Flenni. Elle m’a dit que c’étaient de sottes gens, ou de petites gens. Je lui ai demandé si elle entendait par là des êtres enfantins… du moins je crois que c’est le terme que j’ai employé. C’est à cet instant qu’elle a renvoyé les enfants. Pourquoi ne se hâte-t-on pas d’inventer ce traducteur télépathique dont nous parle la vidéo ?

— Peut-être que c’est le rapprochement d’idées avec enfant… bébé., naissance ?

— Non, je crois que ce sont les Flenni eux-mêmes. À cause de ce qui s’est passé aujourd’hui. J’étais allé étudier ce géosynclinal derrière le port et j’ai entendu de la musique qui venait du village. Je me dirige donc dans cette direction et tout à coup Ovancha rapplique dans le véhicule de l’université et me dit de repartir dans l’autre sens. Il a prétendu que la maladie régnait au village. Il m’a embarqué presque de force dans son engin.

— La maladie ? Et Ovancha était sur les lieux ? Je suis tout à fait d’accord avec vous, Pax. Je suis très heureux que vous ayez eu l’idée de m’en parler. Et en tant que chef nominal de notre mission (je poursuis sur un tel ton qu’il me regarde fixement), je vous demande de vous tenir à l’écart des Flenni et de tous autres sujets délicats que vous pourriez rencontrer. J’ai la responsabilité de nous tirer d’ici indemnes et le pays a quelque chose d’inquiétant, à mon sens. Appelez cela comme vous voudrez, mais tenez-vous-en à la minéralogie. Compris ? »

 

Pendant les deux semaines qui suivent, nous sommes des agents modèles. Pax dresse le profil côtier et je m’enfonce dans la taxinomie routinière. Une de mes corvées consiste à établir une vue phylogénétique des formes de vie indigènes en me fondant sur les propres renseignements d’Esthaa. Leurs archives sont un fatras de bestiaires littéraires et de botanique morphologique, avec de surcroît une collection étonnamment riche d’échantillons microscopiques, le tout affreusement embrouillé et dispersé. À ma stupéfaction, je tombe sur un lamentable paquet de lamelles de rotifères, et j’y découvre ce qui, à mon avis, doit être le travail de Harkness.

Quand nous étions encore à la Base, on m’avait dit que tous les travaux de Harkness avaient disparu, tout comme sa personne. Je m’étais donné la peine de consulter le compte rendu d’enquête du Bureau. Il ne semblait faire aucun doute que Harkness eût disposé d’un alambic et qu’il y ait eu un vaste incendie. La seule note retrouvée par l’équipe du BRI était un bout de papier dans des toilettes. D’une grande écriture incertaine, on y lisait : « LES MUSCI ! QU’ELLES SONT BELLES ! ! ! »

Les muscidées sont bien entendu des mousses terrestres, à moins que Harkness ait employé une abréviation de Muscidae, les mouches. De belles mousses ? De belles mouches ? D’accord, Harkness était un buveur. Mais c’était également un xénobiologiste de premier ordre quand il était à jeun, et ses élégantes lamelles, encore distinctes au bout d’un siècle, m’épargnent beaucoup de labeur. Les dénombrements de chromosomes notés en marge sont précis. Je découvre également d’autres notes brèves qui m’intéressent vivement tandis que mes renseignements s’additionnent. Harkness avait découvert quelque chose… Moi aussi. Le problème de recueillir des gamètes humains s’écarte de ma pensée tandis que je recherche les échantillons animaux indispensables pour compléter un tableau de plus en plus surprenant.

Pendant nos soirées de loisir, avec Pax, on se réconforte en chantant. Nous découvrons que nous sommes tous les deux amateurs de ballades anciennes et nous dressons un répertoire qui comprend « Lobachevsky, » la « Calypso de l’Anniversaire de Beethoven » et « Le Nom de Roger Brown ». Quand nous nous servons en outre d’un harmonica et d’un luth esthaans, je remarque que notre intendant esthaan se couvre les oreilles de tampons protecteurs.

La récompense de notre vie vertueuse nous vient un matin sous l’aspect d’Ovancha muni d’un panier de pique-nique.

« Reshvidi ! se réjouit-il. Peut-être aimeriez-vous visiter le village flenn aujourd’hui ? »

Nous traversons le spacioport puis franchissons de faibles hauteurs. Ensuite le chariot s’engage dans un tunnel sous une pluie de fleurs et attaque en cahotant un col d’où nous voyons soudain des murs de terre sèche brillamment teintées de rose ardent, de vert, de bleu électrique, de violet, de sang séché et de moutarde. Je capte la première bouffée d’une odeur insolite quand nous franchissons la crête et arrivons sur la place du village. Elle est déserte.

« Ils sont timides, et la maladie a été sérieuse, nous dit Ovancha.

— Mais je croyais que vous ignoriez… commence Pax, qui me lance un méchant coup d’œil en encaissant mon coup de coude.

— Nous ignorons la maladie, mais pas eux, répond Ovancha, à cause de leur façon de vivre. Ils mènent une mauvaise vie, sotte et mauvaise. Ils ne vivent pas longtemps. Nous nous efforçons de leur venir en aide, mais… »

Il a un geste de découragement, puis tire de son avertisseur des sons mélodieux. Nous descendons. D’étranges fleurs d’un orange vivace courent sur les pavés, au souffle de la brise. L’odeur est remarquable. Quelque part, une flûte lance un trille éclatant, puis se tait. De l’autre côté de la place, une porte s’ouvre et une silhouette boitille dans notre direction.

C’est un vieil homme en robe bleue. Quand il approche, je constate qu’il est très délicat… ou plutôt c’est Ovancha qui me fait soudain l’effet d’une énorme matraque en caoutchouc. J’en écarquille les yeux ; il y a chez le vieillard quelque chose qui parle fort à mon intuition.

Je n’entends pas les présentations faites par Ovancha.

On s’engage dans une rue latérale. Elle est également déserte. Le sentiment écrasant que des yeux nous regardent, que des oreilles nous écoutent. Une porte se ferme, sec, comme une palourde. Les maisons sont séparées par des pavillons, des tentes, des appentis, des recoins sombres d’où proviennent des froissements.

Nous arrivons dans une cour couverte d’un prélart vert déchiré, dans laquelle une douzaine de personnes âgées, fragiles, sont allongées en silence, sur les bords. Ils ont tous le visage détourné. J’aperçois des hanches et des côtes squelettiques sous les capes brillantes mais souillées. Est-ce la maladie contre laquelle Ovancha a prévenu Pax ? Pourtant il nous y mène tout droit !

Soudain, sur le côté, une porte s’ouvre, d’où s’échappe dans le silence une troupe d’enfants. Les vieux s’agitent, tendent des bras tremblants, murmurent en souriant. Des voix appellent avec insistance, de la porte, mais les petits sont déchaînés… minuscules mais actifs à un point incroyable, voletant dans leurs soies scintillantes, criant de leurs douces voix haut perchées. Puis une silhouette en robe les rassemble et les fait rentrer, et les vieux se laissent retomber.

Près de moi, Ovancha émet un son étrange. Ses lèvres remuent et il a le visage d’un vert inquiétant en nous ramenant vers la voiture.

Mais Pax a autre chose en tête. Il contourne vivement un angle. Ovancha m’adresse un coup d’œil de détresse et le suit. Je les suis à mon tour avec le vieillard boiteux. Nous passons encore un coin et je suis sur le point d’appeler Pax quand un envol de soie jaillit littéralement du mur, près de moi.

Une petite chose galvanique me saisit la main. Une fille d’une petitesse impossible trotte à côté de moi, le visage levé vers le mien. Le croisement de nos regards est une secousse. Elle me met de force quelque chose dans la main. Elle baisse la tête – des lèvres à la fois douces et farouches se pressent sur ma main – et elle disparaît.

Vingt années de discipline me disent de ne pas ouvrir les doigts. Le vieillard regarde droit devant lui.

Nous rattrapons Pax et Ovancha sur la place. Pax se tient tout raide. Pendant les adieux, il serre très fort les deux mains du vieil homme. Ovancha est encore pâle. Le chariot démarre, la flûte invisible égrène de nouveau ses notes, soulignées par un tambour. Une trompette répond de l’autre bout de la place. Nous roulons dans un tourbillon musical.

« Ils adorent la musique », dis-je sottement. J’ai la main qui me brûle. Les yeux de Pax semblent menaçants.

« Oui. » Ovancha a du mal à parler. « Certains n’appellent pas cela de la musique. C’est très brutal, très sauvage. Mais je trouve… je trouve que cela ne manque pas de charme. »

Pax renifle avec mépris.

Il va y avoir un éclat.

« Dans mon pays, dis-je, nous avons également des animaux qui ressemblent à votre Rupo, et que nous employons pour la chasse. Ils ont une personnalité très forte et ne pensent qu’à chasser. Une fois, mes amis et moi avions emmené un certain Rupo pour une expédition de chasse et, comme c’est aussi votre coutume, nous buvions parfois du vin au déjeuner et ne chassions pas de l’après-midi. Le Rupo considérait cela comme un péché. Aussi, une nuit, alors que nous étions à bon nombre de jours de notre base, il a emmené toutes les bouteilles de vin et les a enfouies dans un profond marécage. »

Ils me regardent fixement tous les deux. Ovancha finit par sourire.

De retour à la villa, je vois s’ouvrir la bouche de Pax et je l’entraîne près d’une fontaine.

« Parlez bas.

— Ian, ces gens sont des humains ! Ce sont les seuls Esthaans humains que j’ai vus. Ces espèces de guimauves avec leurs yeux de chouettes… Ian, ce sont les Flenni que vous devriez étudier !

— Je sais. Je l’ai également senti.

— Qui sont-ils ? Pourrait-il s’agir des survivants de quelque naufrage ?

— Ils étaient ici avant que le premier contact soit établi.

— Ils sont terrorisés par les Esthaans. Je les ai vus se sauver et aller se cacher à notre arrivée. Ils sont en mauvaise posture, Ian. Ce n’est pas bien. Il faut faire quelque chose ! »

Il a le visage rouge et fronce les sourcils. Tout comme ce type de Chesapeake à la veille d’ordonner la prohibition. Je soupire.

« Docteur Patton, vous êtes minéralogiste de métier, envoyé ici à un prix énorme, pour accomplir un certain travail réclamé par votre Fédération. Moi aussi. Et nos boulots ne prévoient nullement que nous nous mêlions des conflits politiques ou sociaux des indigènes. J’ai la même impression que vous, que les Flenni sont un groupe indigène sympathique, opprimé ou exploité d’une manière ou d’une autre par les Esthaans civilisés. Nous n’avons aucune idée de l’origine de la situation. Mais ce qu’il faut comprendre, c’est que nous n’avons pas le loisir de mettre notre mission en péril, en nous immisçant dans une conjoncture visiblement très tendue. Cela vous arrivera, planète après planète, durant toute votre carrière. La galaxie est vaste et vous verrez des choses bien pires avant d’en avoir terminé. »

Il émit un bruit dédaigneux.

« Je croyais que votre boulot était de trouver des humains.

— Exact. Et je m’occuperai des Flenni, ultérieurement. Et je signalerai leur état, pour ce que cela y changera ! Maintenant, permettez que je vous expose un soupçon. Avez-vous jamais entendu parler de la polyploïdie ?

— Une histoire de grossissement des cellules… qu’est-ce que cela a à voir avec les Flenni ?

— Un peu de patience. Je ne peux avoir aucune certitude avant d’avoir recueilli davantage d’échantillons, mais je pense que nous sommes tombés sur quelque chose d’inouï : une tétraploïdie récurrente chez des animaux supérieurs. Je l’ai relevée jusqu’à présent chez dix-huit espèces, parmi lesquelles des rongeurs, des ongulés, et des carnivores. Dans chaque cas, on trouve deux animaux très étroitement semblables, dont l’un est plus grand, plus fort et plus résistant. Au fait, tétraploïde ne signifie pas de plus grosses cellules, mais un jeu supplémentaire de chromosomes. Une mutation. On utilise sur de nombreuses planètes des formes de végétaux alimentaires tétraploïdes et même polyploïdes de plus haut niveau, mais ce sont des variations presque inconnues chez les animaux. Ici, on les trouve partout… et souvent chez les animaux domestiques. Cette grande bête qu’ils traient, et qui ressemble à une vache, a deux fois plus de chromosomes que leur petite vache sauvage. De même pour leur animal à laine par rapport au mouton sauvage. Leur rongeur le plus commun a vingt-deux chromosomes, mais j’ai aussi piégé un rat royal – une bête gigantesque – qui en avait quarante-cinq. Harkness travaillait là-dessus avant moi. Et maintenant, entrevoyez-vous la possibilité ?

— Que ces énormes Esthaans soient des Flenni tétraploïdes ?

— Tout juste ce que je m’attends à découvrir. Et si tel est le cas, qu’est-ce que nous avons ?

— Bon. Qu’est-ce que nous avons ?

— Un cas où la nature a monté la scène d’un génocide, Pax. Les deux formes entrent en concurrence et la plus grande, la plus forte, la plus vivace gagne. Les Flenni sont faibles, ils ont la vie courte, ils sont prédisposés à des tares, et ils se heurtent à des êtres qui leur sont tout simplement supérieurs en tout. Aussi choquant que cela puisse paraître, vous avez ici presque la mesure quantitative de ce qu’est l’humanité… s’ils sont humains. Dans ces circonstances, il est à porter au crédit des Esthaans que la petite race ait survécu jusqu’à présent. N’oubliez pas que notre espèce a exterminé tous nos proches parents.

— Mais on pourrait leur accorder un pays bien à eux.

— À condition que la mutation ne soit pas de type récurrent. Sinon, la situation se reproduira. Et il semble bien que… Pourquoi chaque espèce a-t-elle un compagnon tétraploïde ? S’il n’y avait eu qu’une seule mutation dans les temps anciens, les diverses formes évoluées auraient divergé. Maintenant, je propose que nous cessions de bavarder pour chanter quelque chose. Que diriez-vous du "Tiger Rag" ? »

Mais le cœur n’y est pas. Quand on va se coucher, je jette un coup d’œil à la note qui me brûle la poche.

« Docteur venu des étoiles, secourez-nous ! Aidez-nous à mourir, nous vous prions. »

Je dors mal. Le matin, nous trouvons un bouquet de fleurs d’un orange vif qui a été jeté près de notre table par, –dessus le mur.

Ovancha vient prendre le petit déjeuner avec nous. Il est accompagné d’un jeune Esthaan musclé qui porte des bottes montantes et des lunettes noires d’importation.

« Reshvid Goffafa ! le présente Ovancha. Il est prêt à guider Reshvid Pax dans les montagnes volcaniques. Peut-être n’êtes-vous pas encore prêt ? Mais Reshvid Goffafa a des classes qui recommencent juste après les congés et il est revenu spécialement pour vous ! »

 

Une fois Pax parti, il m’est plus facile de me concentrer et en quelques jours de boulot assidu, je tombe sur trois préparations de Harkness étiquetées « Fl. » parmi une collection de tissus de plantes aquatiques. Une section nettement colorée et marquée « Fl. Inf. moelle vasculaire » me fournit ce dont j’ai besoin. Je relève des anomalies karyokinétiques, mais il est clair que le compte des chromosomes est inférieur de moitié à celui de mes prélèvements esthaans.

Ma satisfaction involontaire me donne le frisson. Car c’est un piège tragique pour les Flenni. Et en même temps que le frisson, une sorte de petite voix me dit « Banco ! » à l’égard de toute cette belle construction. Mais certainement Harkness…

« Vos études vous mettent en transe ! » C’est Ovancha qui est entré sans bruit.

« Nous sommes ainsi », je lui réponds.

Je viens juste de remarquer qu’Ovancha est insolite d’une autre manière. Il a les yeux gris, alors que la norme est au brun olive. Et le vieux Flenn avait également les yeux gris.

« Je me. demande ce que vous voyez ? » La légèreté du ton dissimule mal le sérieux de la question.

Est-il possible qu’Ovancha soit assez différent pour m’être utile ?

Je commence donc avec un certain espoir : « Je vois quelque chose d’un haut intérêt scientifique sur votre délicieuse planète. » Il m’écoute poliment, mais quand je veux lui montrer un chromosome, il baisse ses aristocratiques paupières et jette à peine un coup d’œil dans le microscope. Je parle avec circonspection d’une différence génétique possible entre lui-même et « d’autres ». Sa lèvre se tord.

« Mais elle est évidente, la différence, Reshvid Ian ! » Il me remet à ma place. « Inutile d’aller plus loin. Notre science ne s’intéresse nullement à ce genre de choses. »

Rien à en attendre. Je me replonge dans le problème de me procurer des gamètes esthaans tandis qu’Ovancha parle d’un Reshvid docteur qui possède peut-être quelques lamelles, et d’un autre Reshvid qui se fera un plaisir de me démontrer sa méthode de conservation… après les congés, bien entendu. Entre-temps, comme personne ne travaille vraiment pour le moment, pourquoi n’irais-je pas dîner avec lui et ensuite examiner la collection de chauves-souris marines lumineuses chez le directeur du musée ?

Le lendemain, le ballon dirigeable de l’université prend son vol pour aller chercher Pax et Goffafa, mais ils ne sont pas là. Personne ne s’inquiète, puisqu’ils ont emporté d’amples provisions. On décide d’y retourner dans trois jours. La seconde tentative reste infructueuse, la troisième aussi. Ovancha me rappelle que Goffafa est maintenant en retard pour ses classes.

Cette nuit, des fleurs orangées ont de nouveau franchi le mur. Le lendemain à midi, un Esthaan en uniforme se présente à mon laboratoire pour me dire que l’on me demande au bureau du Conseiller.

Ovancha attend à l’extérieur. Il m’adresse un bref salut et entre, me laissant en contemplation devant la jeune fille antiseptique et cylindrique assise derrière le bureau.

On m’introduit enfin auprès du Conseiller Supérieur à cheveux blancs. Ovancha examine une carte murale. Personne ne m’invite à m’asseoir.

« Reshvid Ian, votre collègue Reshvid Pax est un criminel. Il a commis un meurtre. Qu’avez-vous à dire ? »

Je bafouille d’ahurissement. Ovancha pivote d’un coup.

« Reshvid Goffafa est mort. On a retrouvé son corps enterré dans le but évident de le dissimuler. Il est mort étranglé. Votre collègue Pax est en fuite.

— Mais pourquoi Pax aurait-il fait une chose pareille ? Pourquoi pensez-vous qu’il soit le meurtrier ? Il admire et respecte votre peuple, Reshvid Ovancha !

— Le meurtrier était grand et fort. Votre ami est fort… il est aussi impulsif, sans contrôle. Atroce ment bête !

— Non…

— Il s’est querellé avec Reshvid Goffafa, l’a tué et s’est enfui !

— Quand Reshvid Pax sera de retour, dis-je d’un ton ferme, j’espère que vous écouterez l’explication qu’il vous donnera de la déplorable mort de Goffafa.

— Il ne reviendra pas ! » C’est presque un cri d’Ovancha. « Il s’est faufilé dans un campement des Flenni et c’est là qu’il se cache. Oseriez-vous soutenir qu’il n’est pas coupable ? »

Le Conseiller toussote sèchement et Ovancha se tait.

« C’est tout. Vous aurez l’amabilité de rester dans vos quartiers jusqu’à ce que l’on ait pris des dispositions pour votre transport. Je regrette de vous dire que votre laboratoire ici est maintenant fermé. »

 

Les jours suivants s’écoulent dans l’ennui et le tourment, comme ne les connaissent que ceux qui se sont trouvés seuls en prison sur une autre planète. On m’a rendu mon matériel de campagne ; je l’installe et me force à étudier la flore du jardin. Il y a maintenant une sentinelle à la grille. J’entends ses pas la nuit et il ne vient plus de fleurs pardessus le mur.

La cinquième nuit, la « presque-chatte » a des petits.

J’arpente la terrasse. Les biologistes confirmés du Bureau ne sont pas censés avoir la frousse, l’horror alieni. Certes, à première vue, je ne suis pas en danger. Pax est dans un grave pétrin, mais tout ce que j’ai à craindre pour ma part, c’est le mécontentement du Secteur pour cette mission ratée. Et pourtant je ne parviens pas à me débarrasser de l’impression qu’une invisible paire de mâchoires est sur le point de m’écraser. Il y a ici quelque chose de mauvais ; quelque chose qui tue les biologistes. Harkness était biologiste, et il est mort.

Je me rends compte de mouvements près de mes pieds sous les fougères ambrées. L’animal domestique que nous avons appelé le presque-chat se roule sur le sol parmi un tas de petites choses qui bougent et couinent. Je braque ma lampe de poche. La « chatte » s’assied, me bâille à la figure et part en ondulant, me laissant bouche bée devant le tas grouillant. Des petits ! Mais combien ? Une douzaine de petites faces se tournent vers la lumière… deux douzaines… quatre douzaines… et comme ils sont minuscules ! Il y en a encore qui se débattent ou gisent immobiles parmi les racines des fougères.

J’en ramasse une poignée et me rends à mon labo.

Sous mon crâne, tous les morceaux du puzzle qui s’adaptaient si bien pour donner une fichtrement vilaine image se remettent en mouvement pour se rassembler en une image plus vaste et effrayante. Un des aspects du nouveau montage, c’est la grande probabilité que je sois tué. Comme l’a été Harkness quand il a découvert la vérité.

Puis-je cacher ma trouvaille ? Pas une chance : deux serviteurs m’ont vu avec les chatons. Et j’en ai beaucoup trop dit à Ovancha.

Je travaille avec soin. L’aube est déjà grise quand le microscope dissipe tous mes doutes possibles. Dehors, un domestique muni d’une caisse fouille sous les fougères ambrées. Il a des difficultés – les chatons vieux de quatre heures courent et mordent – mais il les rattrape tous. Il va porter la caisse à la grille de derrière et la remet à la sentinelle.

Jusqu’au plus petit, me vient la pensée effarante. D’autres pièces se mettent en place. Pourquoi n’ai-je pas fait plus attention à la cité ? Ni au fait que les Esthaans ne restent jamais longtemps éloignés de leur planète ?

Bruit de froissement. Ovancha se tient derrière moi, les yeux fixés sur ma table de travail.

« Bonjour, Reshvid Ovancha. A-t-on des nouvelles de Pax ? »

Il ne se donne pas la peine de répondre. Il a les traits affaissés et me révèle un visage grave, lourd de soucis humains. Humains ! Combien désespérément ils doivent désirer ce certificat sans importance ! Quelle machination complexe ils ont montée ! Ovancha doit être un des chefs, l’exceptionnel Ovancha, capable d’oser se charger de nous. Il parle avec un chagrin visible.

« Reshvid Ian, pourquoi… Nous… Je vous ai accueilli en ami…

— Nous aussi voulons être des amis.

— Alors pourquoi vous intéressez-vous à des choses révoltantes, ignobles ? »

Il pose la question très sérieusement. Ce n’est donc pas un complot. C’est une pure et terrible illusion. Ils en sont venus à haïr si violemment ce qu’ils sont qu’il leur faut vivre dans un mythe de dénégation, dans un fantasme psychotique. Harkness… que leur a-t-il donc révélé ? Peu importe. Nous avons maintenant mis le doigt dessus et il ne nous reste plus d’espoir. Mais je dois répondre à sa question.

« Je suis un scientifique, Reshvid Ovancha, dis-je en choisissant mes mots. Sur mon monde, on m’a enseigné à étudier tout ce qui vit. À comprendre. Pour nous, une vie, quelle qu’elle soit, n’est ni bonne ni mauvaise. Nous étudions tout ce qui vit, toute la vie.

— Toute la vie, répète Ovancha, désolé, me regardant dans les yeux. La vie… »

Pris de pitié, je commets ma plus lourde erreur.

« Reshvid Ovancha, peut-être vous intéressera-t-il de savoir que sur mon propre monde nous avons connu jadis un très grave problème parce que nos populations n’étaient pas toutes semblables. Nous n’avions pas seulement deux races différentes, mais une quantité, qui se haïssaient et se craignaient entre elles. Mais nous avons fini par réussir à vivre comme une seule et même famille, comme des frères… »

Je vois ses pupilles se dilater, ses narines s’élargir. Ses lèvres découvrent des dents, c’est le visage de qui vient d’entendre l’injure suprême. Une main tremblante se porte vers l’arme d’apparat à sa ceinture. Puis ses paupières retombent, il pivote sur les talons et s’en va.

Le plus indolent des hommes est capable d’une agilité inattendue si ses motivations sont suffisantes et si ses employeurs l’ont obligé à suivre des cours d’entraînement. Tandis qu’Ovancha descend par l’escalier, je sors par la fenêtre du labo, avec un balluchon, cours sur le toit de la cuisine jusqu’au mur dont la crête s’avère farcie de tessons de verre.

J’atterris dans le passage sur une cheville, et j’ai l’impression qu’elle se casse net. J’ai une joue et un bras remplis d’éclats de verre. Je mets le manteau esthaan et pars en boitillant. Tout pâté de maisons dispose d’un passage central muré des deux côtés, ce qui me dissimule, mais il faut bien que je traverse les larges avenues. Heureusement, c’est encore l’aube. J’ai franchi trois avenues quand je vois un grand véhicule rempli d’uniformes qui passe en vitesse au bout du bloc où je suis encore.

Quatre blocs encore ; j’ai le visage et le bras en feu, ma cheville cède. Une niche à ordures dans le mur. Je m’y plonge. (Curieux comme les fugitifs ont toujours recours aux tas d’ordures !) Et j’écoute la cloche de la police esthaane qui sonne dans la direction de notre demeure.

Soudain, un fourgon couleur moutarde s’engage dans ma ruelle et stoppe à cinquante pieds. Le chauffeur descend. Une sonnette tinte ; la grille s’ouvre et se referme. Le silence.

J’arrive au véhicule, j’ouvre le panneau arrière et me glisse à l’intérieur. Il y fait noir, il y a une senteur forte. Je rampe derrière des caisses contre la toile qui isole la cabine de conduite.

Le panneau arrière se rouvre. Le choc d’une caisse. On part.

Il vient des bruits de cette caisse. Seigneur ! Si ma veine se maintient… si le chauffeur ne débarque pas toutes les caisses… si je peux résister à ce qui est maintenant de toute évidence du poison dans mes coupures… si…

Des heures de souffrance. Le fourgon s’arrête, repart, s’ouvre pour accueillir encore des caisses ; des coups sourds, des secousses. À l’intérieur, le bruit couvrirait un solo de trompette et l’odeur est devenue puanteur. Enfin j’entends le bourdonnement régulier sur une grand-route et alors que j’avais presque perdu tout espoir, on stoppe.

Le chauffeur quitte son siège et vient pour ouvrir l’arrière. Mauvais, ça. J’ai un peu attaqué le rideau de toile, au couteau, mais je ne suis pas certain de pouvoir bouger. Je tranche frénétiquement les derniers fils, je pousse et me laisse rouler pour retomber sur le plancher de la cabine. Un choc plus que douloureux.

Une foule s’est rassemblée autour du fourgon, mais personne n’a perçu le bruit de ma chute, dans le vacarme général. Le panneau arrière claque… le chauffeur revient. Je hurle et je me jette dehors.

Je perds connaissance sous le heurt. Ce que je perçois en premier, c’est le roulement des pneus près de ma tête. Il y a quelque chose de très mince sur mon visage, des mains vives me poussent. Des voix basses : « À terre ! »

Oh oui, j’y reste, à terre. Le monde disparaît et n’est plus que nuages brûlants de souffrance et de confusion pendant plusieurs jours.

 

Mon premier instant de réelle lucidité, c’est la vision d’une plaine herbeuse sans fin qui se balance. Je me concentre, la vision reste fixe. C’est moi qui me balance, ficelé sur la selle d’une bête de somme.

Devant moi, un autre « cavalier ». Je regarde avec plaisir la petite silhouette encapuchonnée, enveloppée de robes safran, qui jouit du bonheur de ne pas souffrir. Il me semble que nous voyageons ainsi depuis un certain temps.

Le cavalier qui me précède jette un coup d’œil circulaire et entraîne soudain ma monture dans une course rapide pour franchir un cours d’eau. Puis nous sommes sous des arbres et mon guide part au galop en remontant la rive dans un tourbillon de soie. Il me semble aussi que c’est arrivé bien des fois déjà. Et il y a eu des nuits étoilées et des journées brûlantes dans les fourrés et la douleur et des mains douces.

Mon guide revient lentement et repousse son capuchon. Le visage que je découvre est celui de la fille-fleur qui m’a glissé cette note dans la main.

Elle lève le pied jusqu’à mon étrier et s’enlève près de moi, penchée sur ma poitrine.

Son corps est comme une aile d’oiseau et le mien est une coquille à demi morte. Une sorte d’éclatement de soleil me parcourt la chair. L’univers se réduit au contact de nos corps, à ses yeux, au nuage nocturne de ses cheveux. Je respire son parfum.

Puis je me rappelle ce que je sais.

« Des amis viennent maintenant », dit-elle en souriant.

Elle me pose une main fragile mais puissamment vivante sur le cœur et nous restons ainsi jusqu’à ce que nous parvienne le roulement des sabots. Trois Flenni en robes chatoyantes et un cavalier plus grand…

« Pax ! » Ma voix est un croassement.

« Ian, mon vieux !

— Où sommes-nous ?

— Vous arrivez aux montagnes. On va au campement. »

Mais ma petite compagne est déjà partie. Bien sûr. Mon savoir m’instille une froide tristesse. Les hommes ont aussi gardé leurs capuchons, je constate. Tabou. Sinon, comment survivre ?

On prend ma monture en remorque et nous démarrons. Je me retourne malgré la douleur pour voir diminuer dans la savane celle qui m’a sauvé. Pax est en train de parler.

« Qu’est-il arrivé à Goffafa ? finis-je par demander.

— Ce kralik. Nous sommes tombés sur un groupe de femmes flenni. Il allait tirer dessus et les abattre toutes.

— Les abattre ?

Il était fou furieux. J’ai dû lui prendre son arme. J’avais l’impression de lutter contre une pieuvre en caoutchouc. Il rageait et écumait, et, vous ne le croiriez pas, il en a vomi son déjeuner. Pouah ! Je l’ai embarqué dans la voiture et il a tenté de m’ouvrir le crâne avec le Geiger.

— Et alors vous l’avez étranglé ?

— Je l’ai seulement un peu serré. La dernière fois que je l’ai vu, il s’éloignait en rampant. Je comptais venir le rechercher quand il se serait calmé.

— Il est mort. Le Conseil Esthaan vous accuse de meurtre. »

Pax pousse un grognement.

« Des Flenni l’ont trouvé pendant la nuit. Ils m’ont raconté qu’il en a descendu deux alors qu’ils lui offraient de l’eau, et ils l’ont achevé. Je les crois. »

Il frappe sa botte et sa monture se cabre.

« Ces porcs, Ian ! Je ne saurais comment vous dire tout ce que j’ai déjà appris. Les Esthaans ne les laissent pas cultiver le sol ! Les Flenni établissent des fermes et les Esthaans arrivent dans leurs ballons pour répandre du poison. Ils empoisonnent aussi les trous d’eau. Ian, ils forcent les Flenni à vivre dans ces bidonvilles où ils peuvent leur imposer leurs volontés. Et je crois que ce sont eux qui répandent cette maladie, au lieu de la guérir. Ils s’efforcent de les exterminer. Ian, c’est bien ce que vous disiez. Un véritable génocide ! »

Nos guides ont entendu le mot Esthaan et tournent maintenant vers nous leurs têtes dévoilées. C’est la première fois que je vois de jeunes Flenni mâles.

Beaux ? Non, il n’y a pas de mot pour l’intensité de vie qui se lit sur ces fiers visages aquilins. Les yeux brillants, la courbure archaïque des narines, les lèvres farouches, passionnées.

La virilité totale. Et la vulnérabilité totale. Je vois des mâles humains d’une qualité que personne n’a encore connue.

J’incline d’instinct la tête, sous leur regard. Ils me rendent mon salut et se détournent, leurs profils purs et graves se détachant sur le fond de montagnes.

« Pax, ce ne sont pas… » Je commence, mais ma monture fonce de l’avant sous le fouet d’un Flenni et nous nous précipitons en désordre dans un amas de buissons. Derrière nous s’élève un son doux, insolite. J’aperçois un engin doré qui vient vite vers nous, à cinquante pieds dans les airs. On accélère. Pax doit lutter avec sa monture. Du nez de l’appareil jaillit en saccades de la fumée noire.

Pax se jette à terre et on m’entraîne sous le couvert. Je perçois un rugissement et des craquements confus tandis que les Flenni m’entraînent, me couvrant la tête. Pendant de courts instants, il ne se passe rien.

Je me dégage un œil. Le nuage noir s’éloigne de nous. Le ballon est au sol, sur le flanc et le pilote sort des débris, un pistolet à la main. Pax est quelque part dans la fumée.

Le gaz m’étourdit un peu, mais les Flenni sont étendus raides. Je fouille dans ce qui m’enveloppe et retrouve le pistolet dans ma poche. Mon deuxième coup atteint le pilote au poignet et Pax sort de la fumée pour lui sauter dessus.

 

Le pilote est proprement ligoté quand nos Flenni reviennent à eux. Nous avons un peu de mal à leur faire comprendre que nous le voulons vivant, alors ils le balancent en travers de la croupe de ma monture avec le mépris contenu que l’on manifeste envers un chien qui se roule dans un tas de poissons crevés. Mais ils mettent de l’enthousiasme à aider Pax à déboulonner l’émetteur-récepteur du ballon et à l’emporter.

Nous avançons en silence. La bouche de mon captif est un rictus et on lui voit le blanc des yeux. Je réfléchis à l’étrange différence entre la haine des Esthaans et celle des Flenni. Pourquoi étaient-ce les grands et victorieux Esthaans qui se prenaient de panique comme des rats acculés ? En vingt ans de cas surprenants et souvent pitoyables, je n’ai jamais rien vu de plus triste.

Pax expose son plan. Il semble qu’il ait transformé son appareil de campagne en un émetteur qui, avec l’aide des accumulateurs du ballon, devrait permettre d’entrer en liaison avec Mac-Dorra quand le vaisseau sera à proximité.

« Qu’est-ce qui vous fait croire que MacDorra viendra à notre secours ? je lui demande. Nous sommes tous les deux des accusés, à présent. MacDorra ne voudra pas offenser un client planétaire. Et il laisserait sa mère se noyer plutôt que de payer le nettoyage de son uniforme de cérémonie, vous le savez bien. Le mieux qu’il fera, ce sera d’avertir en transmission lente le QG du Secteur – aux frais du destinataire – pour demander des instructions… dans le meilleur des cas.

— Pas question de nous sauver ! se récrie Pax. Je veux que justice soit rendue aux Flenni. Je veux que MacDorra expédie d’urgence un message à la Fédération en accusant les Esthaans de génocide et en réclamant une intervention. Les Flenni sont des êtres humains, Ian ! Je ne sais pas ce que sont les Esthaans, mais je ne resterai pas immobile à regarder éliminer totalement des humains par une autre espèce de choses !

— Justice ? Génocide ? » fais-je d’une voix affaiblie. Tout est de ma faute, mais je me sens soudain trop fatigué.

« Il ne s’agit pas de génocide, Pax », je murmure en m’évanouissant sur ma selle. L’image de la fille qui m’a guidé me tient compagnie dans le noir.

Quand je m’éveille, je suis au campement des Flenni. Une énorme caverne où brillent des feux, où bruissent des soieries, où s’élèvent des chants. Naturellement, rien que des voix masculines ; il n’y a ici que des mâles. On me nourrit et on m’adosse à ma selle, dans le bruit des pas et des voix à la fois douces et farouches. L’air est acre de fumée, et de l’odeur des Flenni.

Pendant la nuit, je m’aperçois qu’on a déposé près de moi le pilote, toujours ficelé comme un saucisson. C’est le plus gras des Esthaans à ma connaissance. Quand je lui nettoie le poignet, il se tortille, devient violet et écume aussitôt, comme Goffafa. Je lui donne de l’eau, qu’il vomit. Finalement, il reste allongé, les yeux ouverts, furibonds, la respiration bruyante, tout couvert de sueur. Je vérifie sa circulation et m’étends pour dormir.

Quand je me réveille, Pax s’entretient avec un groupe de jeunes Flenni. Bronzé et ardent, il les domine tous. Tout à fait le chef de guérilla des opprimés. Des explications s’imposeront… mais j’ai un violent mal de tête. Je prends des fruits et vais m’asseoir à l’entrée de la caverne.

Un vieillard me rejoint tranquillement.

« Vous êtes médecin ? (il emploie un terme qui signifie également un sage.)

— Oui.

— Votre ami ne l’est pas.

— Il est jeune. Il ne comprend pas. Et je n’ai moi-même compris que récemment.

— Pouvez-vous nous venir en aide ?

— Je ne sais pas, mon ami. Il n’existe rien de semblable sur les autres mondes que j’ai visités. »

Il reste silencieux.

« Au sujet de la maladie, lui dis-je, comment cela se passe-t-il ?

— Cela se fait avec de la musique, répond-il, tristement.

— Ne pouvez-vous vous empêcher de l’entendre ?

— Pas assez, pas assez. Personnellement, j’ai survécu à trois reprises, mais à présent… »

Il fait la grimace en regardant ses mains. Frêles, parcheminées, les mains du grand âge.

« Je mourrai bientôt, remarqua-t-il. Et pourtant, ce printemps même, j’ai encore collaboré à l’Ouverture de la Grande Caverne.

— Où sont les femmes ?

— Au nord, à une demi-nuit de monte. Votre ami connaît le chemin. »

On s’entre-regarde en silence. Je me rappelle maintenant la silhouette de Pax découpée dans l’entrée pendant la nuit.

« Vous vivez longtemps, muse le vieillard. Comme les autres, les Esthaans. Pourtant vous êtes comme nous, et pas comme eux. Nous l’avons su immédiatement. Comment est-ce possible ?

— Il en est ainsi pour tous les mondes que nous connaissons. Mais ici, c’est différent.

— Une amère situation, dit-il enfin. Mon ami venu des étoiles, une bien amère situation.

— Donnez-moi encore quelques explications, je lui demande. Parlez-moi de l’évolution de la maladie. »

 

Je vais rejoindre Pax, qui jubile au milieu d’un enchevêtrement de. fils métalliques.

« J’ai établi le contact ! m’annonce-t-il. MacDorra est dans le système. Ils ont accusé réception de mon appel au secours et de ma requête d’urgence à la Fédération. »

Je laisse échapper un grognement.

« L’histoire de génocide aussi ?

— Exact. J’ai demandé des transports d’urgence et un asile pour les Flenni.

— Avez-vous consulté les Flenni ?

— Mais c’est une évidence ! »

Je garde mon calme.

« Pax, tout est de ma faute. Avez-vous jamais entendu parler d’une classe générale de végétaux appelés bryophytes, parmi lesquels les principaux sont les mousses, ou muscidées, Musci ? Ou des animaux terrestres appelés hydres ?

— Je ne suis que géologue, Ian !

— Je m’efforce de vous dire que les Esthaans ne commettent pas de génocide, Pax. Peut-être le parricide, l’infanticide… peut-être le suicide… »

Un cri aigu derrière nous. Une silhouette qui court, qui contourne en un éclair d’or pâle l’émetteur et se matérialise devant moi : la plus adorable fille que j’aie jamais vue. J’en reste bouche bée. Miel et flamme éclatante, seins pointés, taille plus que mince, hanches ovales et pleines, des mains et des pieds d’elfe, et un beau visage enfantin et amoureux… malheureusement tourné vers Pax.

Et la voilà dans ses bras, son visage lumineux caché contre sa poitrine, ses petites mains le serrant et le caressant.

Pas le moindre espoir de participer à cette conversation. Je pivote et observe l’agitation du campement. On porte les paquets et les selles, on éteint les feux. Des voix coléreuses font écho. Mon ami plus âgé est debout parmi d’autres vieux.

« Que se passe-t-il ?

— Ils ont capturé les femmes. La jeune Flanya était par chance avec votre ami. Quand elle est rentrée à son camp, les soldats y étaient. Elle est revenue nous avertir au galop.

— Que peut-on faire ?

— Rien d’autre que fuir. Ils vont venir ici… Ils vont les conduire ici avec la musique. Contre la musique, nous ne pouvons rien. Il faut que les jeunes hommes s’en aillent. Quant à moi et à ces autres, nous allons attendre. Nous verrons encore une fois nos femmes avant qu’ils nous tuent. Si seulement… si seulement ils ne font pas de mal aux femmes.

— Oseraient-ils ?

— Jamais encore. Mais je crois qu’au cours des vies récentes, ils deviennent déments. Ils haïssent sans cesse. Je crains qu’en voyant que les hommes sont partis, ils lancent les femmes derrière eux et que… »

La voix lui fait défaut. Pax s’est un peu dégagé et la fille se voile la face.

« Combien sont-ils d’Esthaans ?

— Une trentaine, Ian. Il faisait trop noir pour compter clairement. Je suis certain que nous pouvons résister. J’ai huit assez bons tireurs avec des pistolets, plus le canon improvisé et nos deux armes lourdes. Ce qui est le plus terrible, c’est qu’ils comptent se servir des femmes comme boucliers. »

Je prends une profonde inspiration. « Pax, je ne peux pas vous permettre de tirer sur des Esthaans, et les gars que vous avez entraînés ne peuvent pas rester ici. Il faut qu’ils partent. Contre ce qui vient ici, les armes sont inutiles. Tout ce que vous verrez, ce sont des filles flenni et du matériel mobile de sonorisation. Il faut que vous le sachiez. Les Esthaans et les Flenni sont une seule et même… »

Un hurlement à briser les tympans s’élève sous nos jambes. Le pilote esthaan, jusqu’alors recroquevillé sur lui-même, à bout de souffle et à jeun, est maintenant sur le dos et décoche des coups de pied comme une grenouille. Les Flenni qui allaient sortir se retournent en l’entendant.

« Écoutez, Pax ! » Je crie pour dominer le tumulte. Je déchire les vêtements du pilote, dénudant son corps enflé. Deux grandes cicatrices enflammées partent des ligaments du pubis pour aller jusqu’à la crête du pelvis.

« C’est une femme ! s’écrie Pax.

— Pas du tout. C’est un sporozoïte… une forme asexuée qui se reproduit par bourgeonnement. Regardez. »

Le pilote geint, le corps parcouru d’ondes de contraction. Les Flenni apportent de grands paniers garnis de soie.

« Je pense que la plupart des Esthaans ne sont pas informés de leur vraie nature, dis-je à Pax. Celui-ci se croit probablement en train de mourir. »

Une convulsion suprême parcourt le corps de l’Esthaan et les deux fentes de ses flancs s’enflent, s’animent de pulsations et se retournent lentement, comme de gigantesques cosses de pois. Une masse de boulettes de chair pantelante lui dégringole le long des flancs. Il hurle. Je maintiens ses jambes déchaînées et la fille appelée Flanya se précipite avec les paniers. Une haute plainte – que je connais très bien – s’élève des petites boules de vie tandis que nous les recueillons. J’en mets une sous le nez de Pax.

« Mais c’est… c’est un enfant flenn ! » À ne pas s’y tromper. Une once de vie mâle aux yeux d’or brillants, qui se cramponne, donne des coups de pied et crie. Je le dépose sur la soie et montre à Pax un autre échantillon, une femelle encore plus petite, aux yeux déjà coordonnés, avec une amorce de sourire réflexe. Et une jambe atrophiée. Il y en a d’autres qui sont défectueux, ou qui gisent immobiles.

Les Flenni s’enfuient avec les paniers vers leurs montures. Je jette la tunique du pilote sur son ventre vidé ; il s’est évanoui. Il ne reste que les vieillards avec Pax et moi.

« Vous voyez, Pax ? Un cas de générations alternantes, la sexuée aussi bien que l’asexuée étant pleinement développées et complètes. Inouï. Cela s’est arrêté aux mousses et aux hydres, sur la Terre, puis la forme sporogénétique s’est emparée des gamètes… c’est-à-dire vous et moi. Nous sommes des sporozoïtes au point de vue somatique, nos gamètes sont réduits à des cellules. Les Esthaans ne sont pas des tétraploïdes, Pax… ce sont des diploïdes normaux. Mais les Flenni sont des haploïdes. Des gamètes vivants possédant chacun un demi-jeu de chromosomes. Ils s’unissent et produisent les Esthaans… qui n’ont pas de sexe, mais bourgeonnent en Flenni, alternativement et à jamais.

Vous entendez par là que les Esthaans et les Flenni sont les enfants les uns des autres ? Mais nous avons rencontré des familles esthaanes !

Non. Leurs enfants flenni sont portés en secret au village des Flenni, avec les nouveau-nés haploïdes des chiens, des chats et de tout le reste, alors que les enfants esthaans des Flenni sont amenés à la ville où les Esthaans les élèvent. Ce ne sont que des pseudo-familles. C’est littéralement insensé… il se peut qu’ils aient adopté cette organisation sociale après que Harkness leur eut dit qu’ils n’étaient pas des humains.

— Écoutez ! »

L’air vibre sourdement. Un des vieux me tire par la manche.

« Pax, barricadez l’émetteur et faites disparaître les fils. Je vais faire une tentative désespérée. »

Il fonce, suivi de Flanya. Je me tourne vers mon vieil ami qui parle l’esthaan.

« Cette machine apportera votre voix à des hommes comme moi sur d’autres étoiles. Je parlerai le premier, puis vous répéterez ce que je vais vous dire. »

Pendant que je lui donne mes instructions, les battements de l’air se renforcent et il s’y mêle une plainte modulée qui me pénètre les oreilles… Non, les viscères ! Les autres vieux dérivent vers l’entrée de la caverne, les yeux fixes et aveugles. Un éclair de soie m’attire l’œil.

« Pax ! Attrapez-la ! »

Il est plongé dans ses câblages. Je force mes jambes à se mouvoir, je pique un sprint, et je plaque au sol Flanya, à cinquante pieds de la caverne. Ses yeux se tournent vers moi, fixes et farouches, et son corps se colle au mien, comme celui d’une anguille électrique. La note profonde de tambour bat en elle comme dans un résonateur. Je trouve pour finir un point sensible sur son cou, qui permet d’éteindre ce feu insensé dans ses yeux.

Par-dessus l’ouragan croissant de la musique, je hurle : « Ramenez-la et attachez-la ! Compris ? Serrez bien les cordes si vous voulez qu’elle reste en vie ! »

On réussit à passer derrière la barricade alors que les premières femmes, le pas hésitant, apparaissent au dehors.

J’empoigne le micro et je m’adresse à la seule source à ma connaissance qui puisse obtenir un mouvement de la part de cette grisaille lointaine qu’est le Conseil de la Fédération. Pourvu que l’appareil improvisé de Pax fonctionne ! Pourvu que le vacarme électronique de l’extérieur ne nous brouille pas ! Je répète le message et passe le micro au vieillard. Ce murmure tragique devrait traverser la pierre… si l’enregistreur de MacDorra est branché.

« Qu’est-ce que cette histoire de Flenni qui seraient humains et les Esthaans pas ? me murmure Pax. Je croyais que vous m’aviez dit…

— Définition pragmatique. Comment peut-on féconder quelque chose qui n’a pas de gamètes ? Donc les Esthaans sont non humains, d’accord ? Et de la même façon, de qui est l’enfant que porte Flanya ? Donc… Vite, trouvez n’importe quoi pour nous boucher les oreilles ! »

Les battements et les appels de sirène font retentir la caverne. Nous nous hissons en haut de la barricade, en rampant.

Les femmes envoûtées arrivent comme une marée de fleurs, boitant, trébuchant, se tenant l’une l’autre tout en se répandant dans la vaste caverne. Ici et là, l’une d’elles marche seule, les yeux aveuglés d’extase. Elles tombent, rampent, se relèvent, d’une impossible beauté malgré leur épuisement. Autour d’elles, la musique est comme un châtiment diabolique.

Parvenues aux emplacements des feux de camp, elles se mettent à courir, fouillant parmi les pierres, portant les vêtements des hommes à leur poitrine et à leur visage. Certaines se balancent, en transe, d’autres insistent, ramassant et relâchant même du sable comme pour y chercher la trace d’un homme particulier. La musique est une douleur martelante, en un impitoyable crescendo de sirènes, de cornemuses, de tambours.

J’entends soupirer près de moi les hommes âgés, qui ont les yeux enflammés. Soudain l’un d’eux arrache les bouchons de ses oreilles et se précipite par-dessus la barricade sur les femmes les plus proches. Elles se tournent pour l’accueillir, les bras ouverts, le visage sauvage, et il disparaît sous une vague de soie. Pax me saisit par l’épaule.

« Mes gars ! Mes tireurs ! »

De l’autre côté du mur, une explosion de mouvement. Trois… non, cinq jeunes Flenni ont jeté leurs armes sur la roche et renversent la tête pour lancer leurs appels. Puis ils bondissent vers les femmes, qui courent elles-mêmes au-devant d’eux. Mais personne ne tombe lorsque le choc se produit… les garçons prennent les femmes à pleins bras et se mettent à tourbillonner au rythme déchaîné de la musique. Cinq maelstroms brûlants dans une mer de filles.

Derrière nous, Flanya lance des clameurs furieuses, arquant le dos et se débattant.

Un vieil homme pointe le doigt vers l’entrée. Trois masses sombres… les Esthaans qui viennent contempler leur œuvre, sans se rendre compte encore que le plus grand nombre des hommes leur ont échappé. Puis ils voient. Un signal lumineux est lancé et la musique meurt en des discordances qui se réverbèrent. Un Esthaan crie, d’une voix ténue et rauque.

Dans toute la caverne, les femmes se sont écroulées en tas. Les Esthaans avancent parmi elles, décochant des coups de pied et convergeant sur la masse de corps qui entoure les garçons flenni.

La vision de tous ces beaux corps dénudés tombés pêle-mêle, membres entrelacés, ainsi que des soieries brillantes affecte atrocement les Esthaans. Deux d’entre eux se détournent pour vomir. Le troisième avance résolument, dénouant de sa taille un fouet épais, et frappant de sa botte les femmes à sa portée.

Le fouet s’abat sur les corps sans défense. Les Flenni bougent à peine sous la douleur ; ils geignent et s’étreignent entre eux. L’Esthaan empoigne un jeune garçon par les cheveux et le met à genoux.

« Où sont les hommes ? Où sont-ils allés ? » rugit-il au visage du gars. Celui-ci reste silencieux, les yeux cerclés de blanc. L’Esthaan lui décoche un coup de pied.

« Où sont-il allés ? Dis-le ! »

Les autres Esthaans se joignent à lui. L’un deux courbe le jeune homme sur son genou et se sert de son couteau.

« Où sont-ils ? » tonne l’Esthaan tandis que le garçon hurle de douleur.

La formation reçue du Bureau me donne l’impression qu’il ne faut pas que Pax puisse être accusé de meurtre. Je m’assure que les Esthaans meurent percés de deux trous chacun. Tandis que les échos des détonations se répondent, nous nous lançons vers le jeune homme. Trop tard.

« Cachons-les ! Vite ! »

Nous rabattons des soieries sur les masses en uniforme et sur nous-mêmes.

« Ils arrivent ! Restez couchés ! »

On se tasse, en écoutant les pas lointains, pardessus la respiration des Flenni qui nous entourent. Une partie de notre barricade de roches s’inscrit dans mon champ de vision, ainsi qu’un jeune Flenn tombé entre deux filles, alors que les cheveux roux doré d’une troisième lui couvrent les jambes.

Rien à faire que d’attendre. J’observe le pouls très faible dans les paupières du jeune gars. Puis je me rends compte que non seulement il dort, mais qu’il change. L’éclat quitte sa peau, ses cheveux. Sous mes yeux, la chair jeune et ferme pâlit et se dessèche sur ses bras et sur ses mains.

Ses mains. Je me rappelle celles minces comme feuille du vieil homme qui me disait : « Au printemps encore j’ai collaboré à ouvrir la Grande Caverne. » Les petits chats, les bébés grandissent comme des flammes avides. En quelques mois, le nouveau-né devient une fille nubile. Meurent-ils aussi vite après s’être accouplés ? Ainsi en va-t-il des porteurs de gamètes parmi nos végétaux. Ainsi, telle était donc l’arme des Esthaans. Les forcer à un accouplement de plus en plus prématuré, et par conséquent à la mort. Je frissonne en voyant soudain les tempes creusées et bleuies du jeune homme. Il s’éveillera vieux, pour attendre la mort.

Des bottes apparaissent à ma vue. Deux Esthaans près de la barricade de pierre. J’ai chargé le vieillard de lancer un signal de ralliement au cas où quelqu’un s’y intéresserait, ce qui est peu probable. Mais les Esthaans entendront…

Ils ont entendu. Alors qu’ils escaladent les roches, le vieil homme apparaît au sommet, se redresse et lance un cri. Puis il tombe sous le feu des Esthaans.

« Il a dit sauvée, dis-je très bas en prenant le bras de Pax. Elle est en sûreté… couchez-vous ! »

Pax me repousse quand les Esthaans disparaissent derrière la barrière. Des bruits de démolition nous parviennent. Ils réapparaissent, suivant les câbles d’amenée du courant.

« Si jamais ils tripotent le bloc d’alimentation, ils vont nous faire sauter tous. »

Mais un autre Esthaan crie quelque chose de l’entrée de la caverne. Les autres font demi-tour.

« Ils ont aperçu les hommes. »

Nous sommes bien forcés de regarder les fouets se délier pour rassembler les femmes. La terrifiante musique s’abat sur nous. Dans toute la caverne, les femmes épuisées se relèvent avec peine, mais toujours belles, et chancellent jusqu’à l’entrée de la grotte devant leurs gardiens. Un flot ondulant de fleurs éclatantes, qui ne tiennent debout que sous l’effet stimulant du son. Une fille tombe à genoux devant un soldat, qui ramasse une pierre et lui défonce le crâne.

C’est bien ce que le vieillard avait craint : la folie de ceux des Esthaans qui connaissent la vérité. Sans doute le soldat ignore-t-il ce qu’il a tué, mais il a reçu ses ordres de ceux qui savent – et ne le supportent pas.

Nous nous relevons et courons à la barrière. L’émetteur est en miettes, mais Flanya est saine et sauve là où le vieillard l’avait cachée. Pax la prend dans ses bras. Je prends le temps d’allonger le vieux corps au pied de la barricade. De l’entrée, nous regardons le flot de soie colorée qui disparaît peu à peu dans le défilé d’en bas. Parmi elles se trouve celle qui m’a sauvé. Les battements sourds prennent fin. Le silence.

« Je vais les suivre, grince Pax.

— Non. C’est un ordre. Il n’y a pas de couvert et ce dirigeable vous repérera dès que vous apparaîtrez. »

Je tends le bras. Il y a une arrière-garde d’Esthaans avec un ballon et Pax lui-même se rend compte qu’il a peu de chances de succès.

« Il faut faire quelque chose ! » gronde-t-il.

Les yeux de Flanya le suivent comme une aiguille de boussole.

« On va s’en occuper. D’abord, on reste ici, on mange et on attend. Et on pourrait aussi adresser une prière à un dieu du nom de Baal.

— Baal ?

— Ou Moloch, si vous préférez. Un dieu avide de l’Antiquité. On va le prier d’exciter l’âpreté au gain dans les tripes d’un vieux bonhomme à cent années-lumière d’ici… s’il vit encore. S’il s’enflamme, s’il s’échauffe suffisamment, il se pourrait que nous et les Flenni survivions.

— Le Conseil de la Fédération ? Ou le Bureau ? demande Pax.

— Le Bureau d’études interplanétaires pourrait peut-être répondre à notre prière en temps opportun pour secourir quelqu’un qui serait encore en vie dans cinq ans. Le Conseil de la Fédération Galactique réagirait probablement avec le temps pour réunir une documentation sur une race éteinte. Ni l’un ni l’autre ne sont en mesure d’agir assez vite pour sauver maintenant nos peaux de mortels. Le seul agent qui en soit capable, c’est MacDorra, et le seul agent capable de faire bouger MacDorra, c’est le fric. Les beaux crédits dorés interstellaires. Et la source unique d’où ils puissent peut-être sortir, c’est un fossile humain qui, s’il respire encore, est installé sur la quatre-vingt-quinzième terrasse de son empire personnel, sur Solvénus. Et les seuls mobiles qui puissent le faire bouger, ce sont d’abord la cupidité pure et simple, et d’autre part le désir fou de battre un autre vieux chenapan qui se chauffe au soleil au bord de son océan privé sur Sweetheart, système de Procyon. Voilà pourquoi nous allons prier Baal. »

Les mâchoires de Pax se contractent. Alors j’ajoute : « Heureusement, MacDorra sait que j’ai suffisamment de crédits à mon compte pour payer un message en ultraphonie à destination de Solvénus. Et maintenant, si on mangeait ? Et vous pourriez aussi nous installer un petit radiophare. »

J’ai un peu de mal à persuader Flanya de rester près de moi quand il s’éloigne. Elle se tasse à mes pieds comme une petite colombe soyeuse, et quand il disparaît, elle pose la main sur mon bras en m’adressant un regard chargé d’inquiétude. Je remarque qu’elle a un doigt légèrement déformé. Un gène défectueux, révélé parce qu’il manque le chromosome complémentaire pour le dissimuler. C’est naturellement l’existence de la génération haploïdes des Flenni qui donne une telle santé aux Esthaans diploïdes… chaque fois que les paires de chromosomes esthaans se séparent pour constituer un individu flenn, chaque espèce de défaut récessif se manifeste, faute d’un gène allélomorphe pour le compenser. Ces chatons et ces bébés morts sont les filtres qui éliminent les gènes défectueux entre les générations successives d’Esthaans. Un mécanisme à la fois beau et cruel… Un tremblement sous mon bras m’annonce que Pax revient avec des provisions.

Quand on a mangé, je tire de ma poche un instrument que j’ai conservé avec soin : mon harmonica.

« Pouvez-vous nous trouver un cor, ou un banjo, n’importe quoi pour jouer ? »

Il me regarde, puis prend un air très réservé. Nos recherches sont vaines : ni cor ni luth, alors je lui démontre quels sons mélodieux on peut produire en cognant avec un étrier brisé sur une casserole. Il acquiesce d’un air hautain et nous montons la garde à l’entrée de la caverne, lui avec sa marmite et moi avec l’harmonica.

Nous jouons en douceur et par moments cela semble plaire à Flanya, ce qui nous encourage. Je renouvelle en partie notre répertoire et j’entreprends de lui enseigner un chant émouvant qui s’intitule « Roule-moi dans le trèfle ».

Mais je n’ai aucun espoir qu’il arrive quelque chose. Et il ne se produit rien pendant un long bout de temps.

C’est un choc pour nous quand l’éclair survient enfin… le KA-BOU-OUM ! du glisseur de secours de MacDorra, qui freine dans les airs. MacDorra serait un vrai pionnier si son avarice le lui permettait, et son système de secours est du matériel de Premier Atterrissage, et de premier ordre. L’appareil se pose délicatement sur le plateau qui nous domine tandis que nous commençons l’escalade, Pax portant Flanya, et moi les casseroles.

Le maître d’équipage de MacDorra, Duncannon, ainsi que quatre solides gaillards débarquent en vitesse, l’arme prête.

« Où y a-t-il la guerrrre ? » roule Duncannon. Et je pourrais l’embrasser, tel que, barbe rousse et bazooka compris.

« Ils ont capturé les femmes et les conduisent à la mort. » Je tends le bras. « Par là. »

Cela fait son effet sur le maître d’équipage. Une fois que l’on sait qui paie les frais, il n’y a pas combattant plus valeureux dans toute la galaxie. « On a vu quelque chose qui pourrait y ressembler, en venant. Embarquez, les gars.

— Avez-vous un porte-voix ?

— Oui.

— Alors volez doucement juste devant eux et posez-vous le plus près possible. »

On arrive au-dessus de la troupe pathétique alors qu’elle peine parmi les roches en direction d’une autre caverne. Il est presque trop tard.

« Ce machin jaune, là-bas, c’est l’ennemi, dis-je à Duncannon. Cette poche de gaz est armée et lance en outre un gaz qui n’est pas très gênant. Ce qu’il faut, c’est trouver leur machine à faire du bruit et la réduire au silence. Tirez une fusée quand vous l’aurez bloquée, car je ne pourrai pas vous entendre. Restez ici, Pax. Nous avons du travail. »

Je lui remets la marmite et je mets tous les contrôles du porte-voix électronique au volume maximum.

J’ignore ce qu’en pensent les Esthaans… du moins ceux qui ne sont pas trop occupés par les gars de Duncannon. J’éprouve de l’horreur en pensant à ce qui nous faisons aux oreilles délicates des Flenni. Pax saisit mon intention quand j’entame brutalement « Sol-sol-solidarité », et il déclenche une batterie du tonnerre… un temps de polka emballant pas plus « sexy » qu’un cochon en sabots… une gigue à faire des chiffons d’une « Liebestodt »… un ragtime beuglant à couvrir et démolir l’horreur hypnotique des Esthaans. On leur colle encore « Héros Interplanétaires » et « À moi les Étoiles » et « Mon pote le Bemmy ». On souffle et on cogne à en perdre la boule tandis que Flanya se ratatine.

Notre contre-barrage frappe juste au moment où la première vague de femmes se heurte et se mélange aux hommes qui sortent en masse de la caverne, irrésistiblement attirés. Notre infernal vacarme engage le combat contre la folle clameur des Esthaans. Tandis que nous prenons une incertaine maîtrise de l’air, la masse des Flenni tremble. Les couples s’accrochent, se séparent brusquement, foncent au hasard, les mains sur les oreilles. Les femmes commencent à tomber. Finalement, seuls les hommes restent debout, la tête cachée dans les bras.

Quand la fusée s’élève enfin, je donne une tape sur le bras de Pax et nous entendons le dernier accord de notre « musique » se réverbérer en tonnerre dans les hauteurs.

« La seule race dans l’histoire à avoir jamais été sauvée par une marmite et un harmonica ! » Pax en reste horrifié.

On se serre frénétiquement la main et on embrasse Flanya. Dans ma tête, l’affreuse mort du jeune garçon flenn se mêle à une gigue irlandaise et je ne suis pas d’un grand secours à Duncannon pendant la demi-heure qui suit. Nous le trouvons en train de ficeler systématiquement les Esthaans près de leur ballon. La plupart ne sont pas très en forme. Son équipe n’a guère que des égratignures ; les armes légères au sol ne peuvent pas grand-chose contre le matériel de Premier Atterrissage entre des mains compétentes.

Nous envoyons Duncannon suivre la piste à la recherche de possibles survivants. MacDorra rapplique en personne pour diriger l’organisation d’un camp de secours. Un camp merveilleux, avec les médecins du bord et un synthétiseur de plasma et une infirmière, et tous travaillent comme de bons diables. Je remarque entre les mains de MacDorra un petit carnet dans lequel il note des articles tels que l’approvisionnement de traîneau volant en carburant, le nombre des cartouches utilisées, et celui des linceuls disponibles. Il nourrit et administre avec générosité, et son visage reflète un splendide mélange de compassion et d’esprit des affaires.

Duncannon est bouleversé par les tristes fardeaux qu’il ramène. Le patron MacDorra aussi.

« Des petites filles », grommelle-t-il en faisant signe au médecin d’ouvrir les flacons de sérum universel. Il renifle et se détourne pour inscrire quelque chose dans son carnet. Je devine que les Esthaans vont avoir des problèmes avec les tarifs de fret.

Au dernier voyage, on ramène la petite silhouette enveloppée d’un linceul que je craignais de voir. Au bout d’un temps, j’emporte mon sac de couchage sur le plateau où les lunes rosés se lèvent au-dessus des projecteurs d’en bas. Quelque part, par-delà la plaine déserte, le Conseil Esthaan attend. Tous figés sous leur pitoyable masque. Il faudra désigner quelqu’un d’autre pour les débarrasser de leur démence ; moi, je ne pourrai pas.

 

Pax fait l’escalade à son tour. L’infirmière lui a enlevé Flanya. Il s’étire, plisse le front, l’air heureux quand même.

« C’est bon, Ian. Dites-moi qui est le Père Noël ?

— Avez-vous entendu parler de la Théorie de Morgenstern sur l’Évolution Humaine ?

— Ce Morgenstern-là ? Mais il vit encore ?

— Il vit et il tient encore furieusement à ce que sa théorie soit vérifiée. Je l’ai rencontré à mon dernier congé, sur Éros, avec son plus cher ennemi, le vieux Villeneuve. Villeneuve estime que Morgenstern est un dingue ; il est voué corps et âme à la théorie de la diffusion. Ils sont assez riches à eux deux pour acheter tout le Pot-au-Noir, et cela fait des années qu’ils se querellent, financent des expéditions et parient des sommes fantastiques. Eh bien, Morgenstern m’avait pris à part pour m’expliquer en détail le genre de preuves qu’il lui fallait. Des cas de développement humain qui ne puissent en aucune façon s’interpréter comme la « diffusion » au sens de Villeneuve. Il m’a donné un mot de passe… Eurêka. Si je tombais sur un cas approprié, je devais le lui faire savoir aussitôt en ultraphonie, à ses frais.

« Il m’est venu à l’idée que l’existence ici de générations alternées, commune aux mammifères et aux hommes, est à peu près la preuve que Morgenstern espérait obtenir. Ce n’est pas certain à cent pour cent ; il peut y avoir eu une mutation discontinue. Mais cela suffira pour embêter considérablement Villeneuve. Alors je lui ai envoyé un « Eurêka je répète Eurêka » en ajoutant que la preuve serait éliminée dans quelques heures par la guerre entre les tribus s’il ne louait pas les services de Mac-Dorra pour intervention et sauvetage immédiats. Il se peut qu’il ait acheté le vaisseau ou même toute la compagnie de transports. Vous avez vu le résultat. Pur orgueil et égoïsme… voilà ce qui nous a sauvés, fiston, et non pas l’altruisme ou l’amour de la science. »

On partage un silence amical. Il me vient tout juste à l’esprit que le nom de Molly ne figurera pas dans le dossier marqué Veuves.

« Et le Bureau ?

— Eh bien, je vais être reclassé comme aide-laveur de lamelles. Il existe une chose qui s’appelle Donnée Irremplaçable de Science Humaine. Il se peut que vous ayez rencontré une zone de DISH quelque part… je crois qu’il y en a une sur la Terre. Les anciens règlements d’instruction disent que tout fonctionnaire du service peut déclarer DISH une région ou une espèce, ce qui les place automatiquement sous la protection de la Fédération jusqu’à plus ample informé et confirmation ou rejet. C’est une longue procédure et cela coûte très cher. Cela ne se fait presque jamais, à présent ; je pense qu’il n’y en a eu qu’un cas pendant mon temps.

« J’ai communiqué avec le Bureau pour déclarer les Flenni comme DISH en danger. Ce qui devrait un jour ou l’autre faire envoyer une équipe de secours du Bureau pour prendre la suite de Mac-Dorra. Mais cela va faire un sacré micmac. Le vieux Morgenstern doit déjà être en route dans l’idée que les Flenni sont ses protégés personnels. Aux yeux du Bureau, il ne sera qu’un simple citoyen qui se mêle de ce qui ne le regarde pas. Et il va falloir que je me donne du mal pour que les Flenni se sortent d’affaire dans de bonnes conditions et que je ne sois pas moi-même balancé du Service pour abus d’autorité, participation à une guerre localisée, homicide sur les indigènes, mise en péril des relations diplomatiques du Bureau, transfert de l’autorité fédérale à des personnes privées et mauvaise conduite d’une façon générale. Sans compter le Rapport Officiel à rédiger. »

Pax fronce les sourcils.

« Qu’entendez-vous par s’en tirer, pour les Flenni ? »

Je soupire. Pax n’a pas encore vraiment compris.

« Eh bien, à titre provisoire, on devrait soutenir leurs efforts pour maintenir leur propre identité culturelle, prolonger leur vie, augmenter leur longévité en retardant l’acc… » Je me reprends. « … et leur organiser une économie. Ce ne sera pas facile. Probablement y a-t-il toujours eu tension entre les deux formes, puisqu’elles sont en concurrence écologique. Apparemment, les Esthaans à longue vie avaient interdit aux Flenni l’accès à leur technologie urbaine dès avant le Premier Contact. Je soupçonne Harkness d’avoir été à l’origine de la phase aiguë. Les Esthaans se sont imaginé que le cycle des Flenni était une terrible tare qui les empêchait d’obtenir le statut d’humains. Ils ont commencé par le dissimuler et le minimiser, pour singer le comportement humain, et ont réduit les Flenni à l’état d’animaux reproducteurs. Peut-être aussi cette haine a-t-elle des racines plus profondes. Les Esthaans possèdent tous les gènes flenni. Il se peut qu’ils aient un instinct sexuel primordial mais inconscient qu’ils ne peuvent jamais satisfaire… et qui se trouve incarné dans les Flenni. En tout cas, ils manifestent actuellement une psychose sociale bien caractérisée, et les ingénieurs sociologues vont avoir un sacré boulot. Mais, évidemment, du point de vue biologique… » Je m’interromps. « Continuez, Ian.

— Eh bien, vous êtes au courant. Les gènes des Flenni se combinent avec les nôtres. Il est possible que le système d’alternance ne soit entretenu que par des gènes récessifs et que l’on parvienne à la longue à l’éliminer. »

Pax reste silencieux. Je l’entends pousser un petit cri étouffé. Pour la première fois, il pense à ce que pourrait être l’enfant qu’il aura de Flanya. Se pourrait-il que cette adorable créature donne naissance à une saucisse asexuée… à un Esthaan ?

« Il est temps de se coucher, dis-je.

— Oui », répondit-il d’une voix atone. Étendu, je contemple les lunes rosées en songeant : Pauvre Pax, brave petit retriever. Il se peut qu’avec le temps le mélange de race résolve le problème de la planète… mais en attendant, combien de cœurs humains seront captivés par la beauté flenn, par la sexualité violente des Flenni ? Ce n’est qu’en rêve que l’on connaît des êtres totalement mâles ou femelles. L’homme le plus viril, la femme la plus séduisante n’en sont en réalité qu’un mélange. Mais chaque Flenn est la pure expression d’un seul sexe… écrasant, irrésistible. Combien d’entre nous s’y abandonneront entièrement, pour assister finalement à la mort de tant de beauté entre leurs bras ?

Quel que soit le premier enfant de Pax, les bras qui le berceront seront ceux d’une vieille femme mourante… qui quelques semaines encore auparavant aura été son amour épanoui.

Les lunes roses montent au zénith, aussi douces que le don d’amour des Flenni. L’image de Molly vient finalement me donner du réconfort. Molly, capable d’aimer et de vivre, qui m’accueillera parmi nos enfants. À demi endormi, je songe qu’il faudra que je lui dise comme il est bon d’être un sporozoïte diploïde…

 

Traduit par PAUL HERBERT.

Your Haploid Heart.