ICY, IL DOIT Y AVOIR DES TIGRES

par Ray Bradbury

 

Certains écologistes inspirés ont imaginé que la biosphère, c’est-à-dire l’ensemble des créatures vivantes existant sur Terre, constituait une sorte d’être collectif et gigantesque, susceptible de réactions adaptées, et ils l’ont baptisé Gaïa, du vieux nom grec désignant notre planète et la créatrice de toute vie. Mais ils n’ont pas été jusqu’à la doter d’intelligence et de sentiments. Ailleurs, peut-être y a-t-il, comme l’imagine Bradbury, des Gaïa plus évoluées ?

 

IL faut battre une planète à son propre jeu, disait Chatterton. Allez-y et défoncez-la, tuez les serpents, empoisonnez les animaux, asséchez les rivières, purgez l’air de pollen, creusez le sous-sol, arrachez-lui ses secrets, démolissez-la à coups de pioche et tirez-vous de là dès que vous aurez obtenu ce que vous voulez. Sinon c’est la planète qui vous possédera. Vous ne pouvez vous fier aux planètes. Il faut qu’elles soient insolites, il faut qu’elles soient mauvaises, il faut qu’elles soient prêtes à vous abuser, particulièrement celle-ci qui est loin, à des milliards de kilomètres de nulle part ; c’est donc à vous de prendre les devants. Déchirez-lui la peau, je vous dis. Extrayez les minerais et fuyez avant que ce monde-là vous explose à la figure. Voilà la façon de les traiter. »

L’astronef s’enfonçait vers la planète n° 7 du système stellaire n° 84. Ils avaient parcouru les kilomètres par milliards, la Terre était loin, son système et son soleil oubliés, ce système déjà colonisé, exploré et exploité, tandis que d’autres systèmes avaient été fouillés de fond en comble, dépouillés et nettoyés ; et maintenant, les astronefs des minuscules habitants d’une planète incroyablement éloignée allaient à la découverte d’autres univers. Dans quelques mois, quelques années, ils pourraient voyager n’importe où, car la vitesse des fusées était celle des dieux ; pour la dix millième fois, un des astronefs armés pour la conquête de l’espace allait se poser comme une plume sur un monde étranger.

« Non, répondit le capitaine Forester. J’ai trop de respect à l’égard des autres mondes pour les traiter comme vous le dites, Chatterton. Dieu merci, ce n’est pas mon affaire de piller ou de détruire. Je suis heureux de n’être qu’un astronaute. Vous êtes l’anthropologue-minéralogue. Allez-y, grattez le sol, creusez-le. Je me contenterai de surveiller. Je ferai seulement un tour dans les parages pour regarder ce monde nouveau, voir comment il est fait, à quoi il ressemble. J’aime observer. Tous les astronautes ont le goût de l’observation, sinon ils ne seraient pas astronautes. Quand on en est un, on aime sentir de nouvelles odeurs, voir de nouvelles couleurs, de nouvelles gens s’il y en a, et de nouveaux océans et leurs îles.

— Prenez votre revolver, dit Chatterton.

— Il est dans mon étui. »

Tous deux se tournèrent vers le hublot et virent la planète verte qui s’élevait à leur rencontre.

« Je me demande ce qu’elle pense de nous, dit Forester.

— Elle ne m’aimera pas, répondit Chatterton. Bon Dieu, je m’emploierai à ce qu’elle ne m’aime pas ! Et je m’en fiche, figurez-vous, je m’en contre-fiche. Ce qui m’intéresse, c’est l’argent. Faites-nous atterrir par là, si vous voulez bien, commandant. On dirait que ce pays est riche, et je m’y connais. »

C’était la couleur verte la plus fraîche qu’ils aient vue depuis leur enfance.

Entre de douces collines s’étendaient des lacs comme des gouttelettes d’eau limpide et bleue ; il n’y avait pas de grandes routes bruyantes, ni de panneaux de signalisation, ni de villes. C’était une mer de verts terrains de golf, pensait Forester, une mer sans fin. On aurait pu faire dix mille kilomètres dans n’importe quelle direction et continuer à jouer. Une planète du dimanche, un monde pour jouer au croquet, où s’étendre sur le dos, du trèfle entre les lèvres, les yeux mi-clos, en souriant au ciel, en respirant l’odeur de l’herbe, où passer en somnolant un éternel dimanche et se réveiller seulement pour tourner la page du journal dominical, où lancer à travers l’arceau la boule de bois rayée de rouge.

« Si jamais une planète était femme, ce serait celle-ci.

— Femme à l’extérieur, homme à l’intérieur, dit Chatterton. Par en dessous, tout est dur, tout est mâle, le fer, le cuivre, l’uranium. Ne vous laissez pas abuser par le maquillage. »

Il se dirigea vers le coffre où attendait la Sondeuse. La tête fraiseuse aux éclats bleutés était prête à s’enfoncer de vingt mètres, à extirper des carottes de terre et à recevoir des rallonges pour descendre encore plus profondément au cœur de la planète. Chatterton fit un clin d’œil à la machine.

« Nous allons mater ce que vous appelez une femme, Forester, et pour de bon.

— Oui, je n’en doute pas », répondit tranquillement celui-ci.

L’astronef se posa sur le sol.

« C’est trop vert, trop paisible, dit Chatterton. Je n’aime pas ça. (Il se tourna vers le commandant.) Nous allons emporter nos fusils.

— C’est moi qui commande, si cela ne vous fait rien.

— Oui, mais c’est ma compagnie qui paie notre voyage et tout cet appareillage qui vaut des millions de dollars ; c’est une sérieuse mise de fonds à sauvegarder. »

Sur la nouvelle planète 7 du système stellaire 84, l’air était bon. Le sabord bascula, grand ouvert. Les hommes sortirent un à un sur le monde de verdure.

Le dernier à paraître fut Chatterton, revolver au poing.

Comme Chatterton posait le pied sur la pelouse, la terre trembla. L’herbe s’agita. La forêt lointaine gronda. Le ciel sembla clignoter et s’assombrir imperceptiblement. Pendant ce temps, les hommes observaient Chatterton.

« Seigneur ! Un tremblement de terre ! »

Chatterton pâlit tandis que les autres riaient.

« Elle ne vous aime pas, Chatterton.

— Sottise ! »

Les secousses se calmèrent enfin.

« Eh bien, dit le capitaine Forester, puisque ça n’a pas tremblé pour nous, c’est probablement que votre philosophie n’est pas appréciée.

— Coïncidence, répondit Chatterton avec un faible sourire. Allons-y maintenant, et en vitesse. Je veux que la Sondeuse soit sortie dans une demi-heure pour quelques prélèvements.

— Attendez un instant, dit Forester en cessant de rire. Nous avons d’abord à inspecter la région pour être certains qu’il n’y a ni gens ni animaux hostiles. En outre, ce n’est pas tous les ans qu’on touche une planète aussi sympathique que celle-ci ; vous ne pouvez nous reprocher de vouloir y jeter un coup d’œil.

— Entendu, dit Chatterton en se joignant à eux. Finissons-en avec ça. »

Ils laissèrent un gardien auprès du vaisseau et partirent par les champs et les prés ; ils gravirent d’aimables collines et pénétrèrent dans de petites vallées. Comme une bande d’écoliers en vadrouille par la plus belle journée du meilleur été, au cours de la plus merveilleuse année de l’histoire, ils marchaient sur des pelouses propices au croquet, où, en prêtant l’oreille, on aurait pu entendre le bruissement de la boule de bois sur l’herbe, le déclic au passage de l’arceau, les douces inflexions des voix, un soudain éclat de rire féminin depuis quelque portique ombragé de lierre, le tintement de la glace dans ta carafe où se rafraîchirait le thé pendant la saison chaude.

« Eh, dit Driscoll, un des plus jeunes membres de l’équipage, en reniflant l’air. J’ai apporté une balle de base-ball et une batte ; nous y jouerons plus tard. Quel terrain ! »

Les hommes rirent silencieusement en évoquant la saison du base-ball, la douce brise incitant au tennis, le temps privilégié pour la bicyclette et la cueillette des raisins sauvages.

« Est-ce que vous aimeriez avoir à tondre tout cela ? » demanda Driscoll.

Les hommes s’arrêtèrent.

« Je savais que quelque chose n’allait pas, cria Chatterton. Cette herbe : elle est coupée de frais !

— Sans doute une variété de dichondra ; elle reste toujours courte. »

Chatterton cracha sur une touffe d’herbe et la frotta avec sa chaussure :

« Je n’aime pas ça. Je n’aime pas ça. Si quelque chose nous arrive, personne sur la Terre n’en saura jamais rien. Stupide règlement : si un astronef ne revient pas, nous n’en envoyons jamais un autre pour savoir ce qui lui est arrivé.

— C’est assez naturel, expliqua Forester. Nous ne pouvons perdre notre temps à de vaines luttes sur un millier de mondes hostiles. Chaque astronef représente des années, de l’argent, des vies. Nous n’avons pas les moyens de perdre deux engins quand l’un a démontré l’hostilité d’une planète. Nous allons sur les planètes tranquilles. Comme celle-ci.

— Je me demande souvent, dit Driscoll, quel a été le sort de toutes ces expéditions disparues sur des mondes que nous ne tenterons jamais plus d’atteindre. »

Chatterton observait la forêt lointaine :

« Ils ont été fusillés, poignardés, rôtis pour être servis à déjeuner. Précisément comme nous pouvons l’être à chaque minute. Il est temps de revenir au travail, commandant ! »

Ils se trouvaient au sommet d’une petite éminence.

« Analysez vos sensations, dit Driscoll, les mains et les bras pendants. Rappelez-vous comment vous couriez quand vous étiez enfants et l’impression que vous faisait le vent. C’était comme si vous aviez des plumes sur vos bras : vous couriez et à chaque instant vous pensiez que vous alliez vous envoler, mais vous n’y avez jamais réussi. »

Les hommes évoquaient leurs souvenirs. Il flottait une senteur de pollen et de pluie séchant sur des millions de brins d’herbe.

Driscoll fit quelques pas en courant.

« Tâtez le vent, bon Dieu ! Au fond, nous n’avons jamais vraiment volé. Il nous faut nous asseoir à l’intérieur de tonnes de métal, loin de ce qu’est un véritable vol. Nous n’avons jamais volé comme le font les oiseaux, par leurs propres moyens. Ne serait-ce pas épatant de placer les bras comme ceci… (Il étendit les bras) et de courir ? »

Il courut devant eux, riant de son idiotie.

« Et de voler ? » cria-t-il.

Il s’envola.

 

Les aiguilles tournèrent sur les cadrans dorés des montres que les hommes restés au sol portaient au poignet. Ils regardaient en l’air. Et du ciel leur parvint le son aigu d’un rire incroyable.

« Dites-lui de descendre, maintenant, murmura Chatterton. Il va se faire tuer. »

Personne n’entendit. Leurs pensées étaient loin de Chatterton ; ils étaient ahuris et souriaient.

Driscoll finit par atterrir à leurs pieds.

« Vous m’avez vu ? Mon Dieu, j’ai volé ! »

Ils avaient vu.

« Laissez-moi m’asseoir. Oh ! mon Dieu ! »

Driscoll se tapota les genoux en riant tout bas.

« Je suis un moineau, je suis un faucon, que Dieu me bénisse ! Allons, vous autres, essayez d’en faire autant.

— C’est le vent qui m’a soulevé et m’a fait voler, ajouta-t-il un moment plus tard, haletant et frissonnant de délice.

— Partons d’ici », dit Chatterton.

Il se tournait lentement de tous côtés en scrutant le ciel bleu :

« C’est un piège, pour que nous nous envolions tous. Et puis nous serons lâchés tout d’un coup et tués. Je retourne au vaisseau.

— Vous attendrez mes ordres pour cela », dit Forester.

Les hommes fronçaient les sourcils, debout dans l’atmosphère tiède, tandis que le vent soupirait autour d’eux. Il y avait dans l’air un bruit de cerf-volant, le bruit d’un éternel mois de mars.

« J’ai demandé au vent de me faire voler, dit Driscoll. Et il l’a fait !

Forester fit signe aux autres de s’écarter :

« Je vais tenter ma chance. Si je me tue, rejoignez tous le vaisseau.

— Je regrette de ne pouvoir vous y autoriser, dit Chatterton. Vous êtes le commandant et nous ne pouvons vous laisser prendre de risques. »

Il sortit son revolver :

« Il faudrait que j’aie ici un peu d’autorité, sinon je la prendrai de force. Ce jeu a trop duré ; je vous ordonne de retourner au vaisseau.

— Rangez votre revolver, dit calmement Forester.

— Tenez-vous tranquille, espèce d’idiot ! » Chatterton regardait alternativement, en clignant de l’œil, le commandant et le revolver :

« Vous n’avez rien senti ? Ce monde est vivant, il est sur ses gardes et joue avec nous, attendant son heure.

— Il m’appartiendra d’en juger, dit Forester. Si vous ne rangez pas ce revolver, vous retournerez tout à l’heure au vaisseau en état d’arrestation.

— Si vous ne venez pas tous avec moi, abrutis que vous êtes, vous pouvez bien crever ici. Je vais faire mes prélèvements et je repars.

— Chatterton !

— N’essayez pas de me retenir ! » Chatterton se mit à courir. Puis, soudain, il poussa un cri. Chacun s’exclama et leva la tête. « Regardez-le », dit Driscoll. Chatterton montait dans le ciel.

 

La nuit était venue comme un œil immense qui se ferme doucement. Chatterton s’était assis, abasourdi, sur le versant de la colline. Les autres étaient installés autour de lui, exténués et rieurs. Il ne voulait pas les regarder, ni le ciel ; il n’y avait plus que le sol, ses bras et son corps qui l’intéressaient ; il s’était recroquevillé sur lui-même.

« Et alors, n’était-ce point parfait ? » dit un homme nommé Kœstler.

Tous avaient volé, comme des loriots, des aigles et des moineaux, et tous étaient heureux.

« Revenez à vous, Chatterton, dit Kœstler. C’était amusant, vous ne trouvez pas ?

— C’est impossible ! (Chatterton ferma hermétiquement les yeux.) On ne peut pas faire ça. Il n’y a qu’une explication : c’est vivant. L’air est vivant. Il m’a soulevé comme avec la main. À chaque instant ça peut nous tuer tous. C’est vivant.

— Bon, dit Kœstler. Admettons que ce soit vivant. Or, une chose vivante doit avoir une intention. Supposons que l’intention de ce monde soit de nous rendre heureux. »

Comme pour appuyer cette hypothèse, Driscoll arriva en volant, des bidons dans chaque main.

« J’ai trouvé un ruisseau, j’ai goûté et c’était de l’eau pure ; attendez d’y avoir goûté aussi ! »

Forester prit un bidon et le sentit à Chatterton. Celui-ci secoua la tête et se détourna hâtivement. Il se mit les mains sur le visage.

« C’est le sang de cette planète. Du sang vivant. Buvez-le, et quand vous l’aurez ingurgité, vous aurez mis ce monde en vous, et c’est lui qui verra avec vos yeux et entendra avec vos oreilles. Non, merci ! »

Forester haussa les épaules et but.

« Du vin ! dit-il.

— C’est impossible.

— C’en est bien. Sentez-le, goûtez-le ! Un vin blanc de choix !

— Du poison », dit Chatterton.

Ils se passèrent les bidons à la ronde.

Ils avaient flâné tout cet agréable après-midi, évitant de faire quoi que ce soit qui puisse troubler le calme qui les enveloppait. Ils étaient comme de très jeunes hommes en présence d’une grande beauté, d’une femme célèbre autant que jolie, effrayés à l’idée qu’un mot, un geste pourraient lui faire détourner le visage et les priver de son charme et de son amabilité. Ils avaient ressenti le tremblement de terre qui avait accueilli Chatterton, se disait Forester, et ils ne voulaient pas de tremblement de terre. Il fallait les laisser profiter de cette journée pour collégiens en vacances, de ce temps bon pour aller pêcher. Les laisser s’asseoir à l’ombre des arbres ou se promener sur les tendres collines, mais ne pas les forcer à s’occuper de sondages, de prélèvements ou de contaminations.

Ils découvrirent un petit cours d’eau qui se jetait dans une mare d’eau bouillante. Des poissons aux vives couleurs qui nageaient dans l’eau fraîche en amont tombaient dans la source chaude et, quelques minutes plus tard, remontaient, cuits à point, à la surface.

Chatterton rejoignit à contrecœur les autres, en train de manger.

« Cela va nous empoisonner tous. Il y a toujours un piège dans ce genre de choses. Je dormirai dans l’astronef cette nuit. Vous pourrez dormir dehors, si vous y tenez. Je me rappelle avoir vu une carte géographique du Moyen Age où il y avait écrit : Icy il doit y avoir des tigres. Eh bien, cette nuit, pendant que vous dormirez, les tigres et les cannibales vont se manifester… »

Forester secoua la tête.

« Je me range à votre avis, cette planète est vivante. Elle a sa personnalité. Et elle a besoin de nous pour se faire valoir, pour faire apprécier sa beauté. À quoi sert une scène remplie de miracles s’il n’y a pas de spectateurs ? »

Mais Chatterton ne l’écoutait pas. Il était plié en deux et paraissait malade.

« Je suis empoisonné. Empoisonné ! »

Ils le soutinrent par les épaules, jusqu’à ce que les nausées se calment. Ils lui donnèrent de l’eau. Les autres se sentaient très bien.

« Dorénavant nous ferions mieux de ne manger que les provisions du vaisseau, opina Forester. Ce serait plus prudent.

— Nous allons nous mettre tout de suite au travail. (Chatterton vacillait en s’essuyant la bouche.) Nous avons perdu une journée entière. Je travaillerai seul s’il le faut. Je lui en ferai voir à cette… »

Il partit en chancelant dans la direction de l’astronef.

« Il n’a pas l’air bien remis, murmura Driscoll. Ne pourrions-nous pas l’arrêter, commandant ?

— En fait, c’est lui qui subventionne l’expédition. Nous n’avons pas à l’aider ; il y a dans notre contrat une clause qui nous autorise à refuser de travailler dans des conditions dangereuses. Ainsi… traitez ce pays à pique-nique comme si vous étiez chez vous. Ne gravez pas vos initiales sur les arbres, remettez en place les mottes de gazon, ne laissez pas traîner des peaux de banane derrière vous. »

En bas, dans le vaisseau, se fit entendre un ronronnement intense. Par le sabord du magasin, apparut en roulant la grande Sondeuse étincelante. Chatterton la suivait, la dirigeant par télécommande.

« Par ici.

— Quel idiot !

— Vas-y ! » criait Chatterton.

La Sondeuse enfonça sa longue tige dans l’herbe verte. Chatterton fit signe aux autres :

« Je vais lui en faire voir… »

Le ciel trembla.

La Sondeuse était au centre d’une petite mer de gazon. Pendant un moment elle continua sa besogne en remontant des carottes humides de terre mêlée d’herbe qu’elle crachait sans cérémonie sur un tamis en mouvement.

Puis la Sondeuse fit entendre un grincement aigu, comme un monstre dont on interromprait le repas. De gros bouillons d’un liquide bleu-noir s’échappaient lentement des profondeurs du sol.

« Retire-toi, espèce d’imbécile ! »

La Sondeuse se déplaça pesamment comme si elle esquissait un pas de danse préhistorique ; elle faisait le bruit d’un train lourd engagé dans une forte courbe et projetait des étincelles rouges. Puis elle commença à s’enfoncer. Le liquide visqueux formait une flaque sombre.

Avec un soupir mêlé de toussotements et suivi d’une série de halètements et de hoquets, la Sondeuse sombra dans une écume noirâtre, comme un éléphant frappé à mort barrissant ses derniers instants, comme un mammouth des premiers âges disparaissant peu à peu dans un gouffre.

« Mon Dieu, dit Forester à voix basse, fasciné par le spectacle. Savez-vous ce que c’est, Driscoll ? C’est du pétrole. Cette stupide machine est tombée sur une poche de pétrole !

— Écoute donc, cria Chatterton à la Sondeuse, en courant sur les bords du lac huileux. Par ici, de ce côté. »

Mais comme les anciens maîtres de la Terre, les dinosaures aux longs cous, la Sondeuse s’enlisait en se débattant dans un de ces lacs d’où nul ne revient savourer le soleil sur un sol résistant et familier.

Chatterton se tourna vers les hommes qui se tenaient à l’écart :

« Faites quelque chose, vous autres ! »

La Sondeuse avait disparu.

La poche de pétrole bouillonna de satisfaction, tandis qu’elle aspirait la carcasse du monstre maintenant invisible. La surface de la mare était tranquille. Une énorme bulle, la dernière, s’éleva en exhalant une odeur de bitume et se détacha.

Les hommes s’avancèrent jusqu’aux bords du petit lac noir.

Chatterton cessa de hurler.

Après avoir contemplé pendant une bonne minute la mare bitumeuse, Chatterton se retourna et regarda les collines, sans les voir, puis les vertes pelouses ondulées. Au loin, sur les arbres, mûrissaient maintenant des fruits qui tombaient doucement sur le sol.

« Je vais lui faire voir, dit-il calmement.

— Ne prenez pas les choses ainsi, Chatterton.

— Je la materai, continua-t-il.

— Asseyez-vous et buvez quelque chose.

— Je la dresserai et je lui montrerai qu’on ne me fait pas ça, à moi. »

Chatterton se dirigea vers le vaisseau.

« Attendez une minute, voyons », dit Forester.

Chatterton se mit à courir.

« Je sais quoi faire, je sais comment la mater !

— Arrêtez-le ! » dit Forester. Il partit en courant à son tour, puis se rappela qu’il pouvait voler. « La bombe A est sur le vaisseau, s’il parvenait à… »

Les autres hommes y avaient pensé et avaient pris leur envol. Un petit bouquet d’arbres se trouvait entre l’astronef et Chatterton qui courait au niveau du sol, sans cesser de hurler, oubliant qu’il pouvait voler, ou bien effrayé de le faire, ou encore faute d’y être autorisé. L’équipage avait mis le cap sur l’astronef, le commandant avec eux pour devancer Chatterton. Ils y arrivèrent, se formèrent en ligne et fermèrent le sabord. La dernière fois qu’ils virent Chatterton, ce fut lorsqu’il pénétra dans le bouquet d’arbres. L’équipage guettait sa sortie.

« Quel idiot, quel type cinglé ! »

Chatterton ne reparut pas de l’autre côté des arbres.

« Il s’en est retourné en attendant que nous relâchions notre surveillance.

— Allez le chercher », dit Forester. Deux hommes s’envolèrent.

Alors une pluie forte et douce se mit à tomber sur le monde de verdure.

« La touche finale, dit Driscoll. Nous n’aurions jamais à construire de maisons ici. Vous remarquez qu’il ne pleut pas sur nous. Il pleut de tous côtés, en avant, en arrière. Quel monde ! »

Ils étaient au sec au milieu d’une pluie fraîche et bleue. Le soleil se couchait. La lune, une vaste lune couleur de glace, se levait sur les collines abreuvées.

« Il ne manque qu’une chose à ce monde.

— Oui, dit quelqu’un pensivement, lentement.

— Il nous faudrait aller voir, dit Driscoll. C’est logique. Le vent nous fait voler, les arbres et les rivières nous nourrissent, tout est animé. Peut-être que si nous demandions une compagnie…

— J’ai longtemps réfléchi, aujourd’hui et d’autres fois aussi, interrompit Kœstler. Nous sommes tous célibataires, nous voyageons depuis des années et nous en sommes fatigués. Ne serait-ce pas agréable de s’établir quelque part ? Ici, peut-être. Sur la Terre, on travaille comme des forcenés rien que pour économiser de quoi acheter une maison et payer les impôts ; les villes empestent. Ici, avec ce climat, on n’a même pas besoin de maison. Si ça devient monotone, on peut demander de la pluie, des nuages, de la neige, du changement. On n’a pas à travailler ici pour obtenir quoi que ce soit.

— Ce serait ennuyeux. Nous deviendrions fous.

— Non, dit Kœstler en souriant. Si l’existence devient trop douce, tout ce que nous avons à faire est de répéter plusieurs fois ce que disait Chatterton : Icy il doit y avoir des tigres. Écoutez ! »

Au loin, n’était-ce pas le râle à peine perceptible d’un chat gigantesque caché dans les forêts du crépuscule ?

Les hommes frissonnèrent.

« C’est un monde versatile, dit Kœstler avec une pointe d’ironie. Une femme qui fera tout pour plaire à ses hôtes, aussi longtemps qu’ils seront aimables avec elle. Chatterton n’a pas été aimable.

— Chatterton. Qu’est-ce qu’il est devenu ? » Comme pour répondre à la question, quelqu’un au loin poussa des cris. Les deux hommes qui s’étaient envolés à la recherche de Chatterton taisaient des signes à la lisière des arbres.

Forester, Driscoll et Kœstler les rejoignirent en volant.

« Que se passe-t-il ? »

Les hommes désignèrent l’intérieur du bouquet d’arbres.

« Nous avons pensé que vous voudriez voir ça, commandant. C’est bougrement étrange. »

L’un d’eux montra un sentier.

« Regardez ici, commandant. »

Il y avait sur le sentier les empreintes de grandes griffes, fraîches et distinctes.

« Et par ici… »

Quelques gouttes de sang.

Une odeur puissante de félin rôdait dans l’air.

« Chatterton ?

— Je ne pense pas que nous le trouvions jamais, commandant. »

Faible, très faible, s’éloignant dans le silence du crépuscule, leur parvint le râle d’un tigre.

 

Les hommes étaient couchés sur l’herbe souple auprès de l’astronef et la nuit était chaude.

« Ça me rappelle certaines nuits de mon enfance, dit Driscoll. Quand arrivait la plus chaude nuit de juillet, mon frère et moi couchions sur la pelouse du palais de justice et comptions les étoiles en causant ; c’était une grande nuit, la meilleure de l’année, et maintenant, quand j’y repense, la meilleure nuit de ma vie. »

Puis il ajouta :

« Sans compter celle-ci, bien entendu.

— Je continue à songer à Chatterton, dit Kœstler.

— N’en faites rien, dit Forester. Nous allons dormir quelques heures et décoller. Nous ne pouvons pas risquer de rester ici un jour de plus. Je ne parle pas du danger qui a causé la perte de Chatterton. Non. Je veux dire que si nous restions ici, nous finirions par trop aimer ce monde. Nous ne voudrions jamais le quitter. »

Une brise légère caressait leurs visages.

« Je n’ai pas envie de déjà m’en aller. (Driscoll, paisiblement étendu, avait mis les mains derrière sa tête.) Et ce monde ne tient pas à ce que nous partions.

— Si nous retournons sur la Terre et racontons partout quelle ravissante planète nous avons trouvée, qu’arrivera-t-il alors, commandant ? Ils viendront l’envahir et la dévasteront.

— Non, dit paresseusement Forester. D’abord cette planète ne s’accommoderait pas d’une invasion massive. Je ne sais pas ce qu’elle ferait, mais il est probable qu’elle imaginerait quelques tours à sa façon. En second lieu, j’aime trop cette planète ; je la respecte. Nous allons retourner sur Terre et nous ne dirons pas la vérité. Nous dirons que cette planète est hostile. Ce qu’elle serait d’ailleurs pour l’homme moyen, tel Chatterton, qui se jetterait dessus pour l’abîmer. Après tout, je crois que ce ne sera pas un mensonge.

— Drôle de chose, dit Kœstler. Je n’ai pas peur. Chatterton disparaît, peut-être tué d’une horrible manière, et cependant nous sommes couchés ici, personne ne s’agite, personne ne tremble. C’est idiot. Pourtant ça s’explique : nous avons confiance en cette planète et elle a confiance en nous.

— Après avoir bu juste votre content d’eau ou de vin, n’avez-vous pas remarqué que vous n’en aviez plus envie ? C’est un monde de modération. »

Il leur sembla que sous leurs corps allongés, c’était le vaste cœur de cette terre qui battait lentement.

Forester se dit : « J’ai soif. »

Une goutte de pluie vint humecter ses lèvres.

Il rit doucement.

« Je me sens solitaire », pensa-t-il.

Il entendit au loin d’agréables voix légères.

Il tourna les yeux sur une vision intérieure. Il y avait un cercle de collines d’où s’échappait une rivière limpide, et dans les eaux peu profondes de cette rivière, des femmes de toute beauté, aux éclatants visages, s’éclaboussaient en jouant. Elles s’amusaient comme des enfants près du rivage. Et il advint que Forester sût qui elles étaient et ce qu’elles faisaient. C’était des nomades qui parcouraient la surface de ce monde selon leurs désirs. Il n’y avait pas de grandes routes ni de cités, il n’y avait que des collines et des plaines et des vents pour les porter comme des plumes là où elles le souhaitaient. À mesure que Forester formulait les questions, un interlocuteur invisible murmurait les réponses. Il n’existait pas d’hommes. Ces femmes, seules, représentaient leur espèce. Les hommes avaient disparu depuis cinquante mille ans. Et où se trouvaient ces femmes maintenant ? À un kilomètre au-dessous de la verte forêt, à un kilomètre au-dessus du fleuve de vin, près des six pierres blanches, et encore à un kilomètre de la grande rivière. Là, dans les eaux peu profondes, se trouvaient les femmes qui feraient de charmantes épouses et élèveraient des enfants magnifiques.

Forester ouvrit les yeux. Les autres étaient en train de se redresser.

« J’ai fait un rêve. »

Tous avaient rêvé.

« À un kilomètre au-dessous de la verte forêt…

–… à un kilomètre au-dessus du fleuve de vin…

–… près des six pierres blanches… enchaîna Kœstler.

–… et encore à un kilomètre de la grande rivière », termina Driscoll en s’asseyant.

Personne ne parla plus pendant un moment. Ils regardèrent l’astronef argenté sous la clarté des étoiles.

« Allons-nous marcher ou voler, commandant ? »

Forester ne répondit pas.

Driscoll dit :

« Restons ici, commandant. Ne revenons jamais plus sur la Terre. On ne viendra jamais pour savoir ce qui nous est arrivé ; on pensera que nous avons péri ici. Qu’est-ce que vous en dites ? »

Le visage de Forester était en sueur. Il se passait et se repassait la langue sur les lèvres. Ses mains se crispaient sur ses genoux. L’équipage demeurait assis, attentif.

« Ce serait agréable, dit le commandant.

Sûrement.

— Mais… » Forester soupira :

« Il nous faut remplir notre mission. Des gens ont investi de l’argent sur notre vaisseau. Nous leur devons de le leur ramener. »

Forester se leva. Les hommes restèrent assis par terre sans l’écouter.

« C’est une si belle nuit », dit Kœstler.

Leurs regards se portèrent sur les douces collines, les arbres et sur les rivières dévalant vers d’autres horizons.

« Embarquons sur le vaisseau, articula Forester avec difficulté.

— Commandant…

— Montez à bord », dit-il.

 

L’astronef s’éleva dans le ciel. Regardant en arrière, Forester vit chaque vallée et chaque lac minuscule.

« Nous aurions dû rester, dit Kœstler.

— Oui, je sais.

— Ce n’est pas trop tard pour revenir.

— Je crains que si. »

Forester ajusta le télescope du hublot.

« Regardez maintenant. »

Kœstler regarda.

La surface du monde avait changé. On y voyait des tigres, des dinosaures, des mammouths. Des volcans faisaient éruption, des cyclones et des ouragans se déchaînaient sur les collines dans la confusion des éléments en furie.

« Oui, c’était bien une femme, dit Forester. Elle attendait des visiteurs depuis des millions d’années, se préparait, se faisait belle. Elle a pris pour nous son meilleur visage. Quand Chatterton l’a traitée méchamment, elle lui a donné plusieurs avertissements, puis, quand il a essayé de détruire sa beauté, elle l’a supprimé. Elle voulait être aimée, comme toutes les femmes, pour elle-même, non pour sa richesse. Et maintenant, après qu’elle nous a tout offert, nous lui tournons le dos. Elle est devenue la femme méprisée. Elle nous a laissé partir, certes, mais nous ne pourrons jamais revenir. Elle nous accueillerait avec ceux-là… »

Il montra de la tête les tigres, les cyclones et les lacs en ébullition.

« Commandant, dit Kœstler.

— Oui.

— C’est un peu tard pour vous raconter ça. Mais juste avant que nous décollions, j’avais la charge du sas. J’ai laissé Driscoll se glisser hors du vaisseau. Il voulait débarquer. Je n’ai pu le lui refuser. Je suis responsable. Il est là-bas maintenant, sur cette planète. »

Ils se tournèrent tous deux vers le hublot. Après un long moment, Forester dit : « Je suis content que l’un de nous ait eu assez de bon sens pour rester.

— Mais il est mort à l’heure qu’il est.

— Non, cette mise en scène là-bas n’est destinée qu’à nous ; ce doit être une hallucination visuelle. Plus bas sous les tigres, les lions et les ouragans, Driscoll est indemne et bien vivant, parce qu’elle n’a plus maintenant que lui comme spectateur. Oh ! elle va le pourrir de gentillesses. Il va mener une vie admirable ; c’est ce qui l’attend pendant que nous errerons à travers l’espace à la recherche d’une autre planète comme celle-ci, sans jamais la trouver. Non, nous ne tenterons pas de revenir et de « sauver » Driscoll. De toute façon, je ne crois pas qu’elle nous laisserait faire. À toute vitesse, Kœstler, mettez toute la vitesse. »

L’astronef bondit, accéléra de plus en plus.

Et jusqu’à ce que la planète se fondît dans une brume lumineuse, Forester s’imagina voir Driscoll très distinctement qui descendait à pied de la verte forêt en sifflotant, paisiblement environné de toutes les fraîcheurs de la planète ; un ruisseau de vin coulait pour lui, des poissons tout cuits flottaient dans les sources chaudes, des fruits mûrissaient sur les arbres de minuit et, au loin, des forêts et des lacs attendaient qu’il vînt à passer de leur côté. Driscoll allait à travers les vertes pelouses sans fin, près des six pierres blanches, au-delà de la forêt, vers les rivages colorés de la grande rivière…

 

 

Traduit par ALYETTE GUILLOT-COLI.

Here there be tygers.