LES ALTRUISTES

par Idris Seabright

 

L’autre forme d’étrangeté d’un monde, ce peut être ses habitants qu’il ne faut pas juger sur la mine. Il est conseillé aux explorateurs interstellaires de se défier de tout anthropomorphisme. À défaut, ils s’exposeraient à de douloureuses erreurs d’interprétation.

 

AFIN de donner le maximum de renseignements sous un minimum de volume, le Guide des systèmes planétaires des hautes latitudes galactiques est imprimé sur preemtex arachnéen et son texte se compose presque exclusivement de signes conventionnels. Malgré cela, il occupe trois gros tomes. La planète Skos a droit à une demi-ligne dans le second de ceux-ci.

Malcom Knight lisait pour la dixième fois les éléments concernant Skos, fronçant les sourcils sous l’effort que lui demandait la traduction des séries de symboles ardus. « Skos, lut-il, unique satellite d’une étoile double à longue période d’occultation, composantes rouge et blanc bleuté. (Pour plus de détails sur l’astre principal, voir l’article approprié au Tome III.) Masse 9/10 de la Terre, rayon 11/10. Air respirable, eau potable. Climat doux, uniforme, égal. Trois continents. Habitée par une race non humanoïde, les slurbs, extrêmement bienveillants et hospitaliers. Planète normalement interdite : atterrissage sur autorisation seulement. Coordonnées… »

Malcom referma doucement le livre. Il sourit, découvrant une rangée de longues dents blanches. La mention « planète normalement interdite » signifiait simplement que les autorités craignaient que les slurbs « extrêmement bienveillants et hospitaliers » n’eussent à souffrir de leurs contacts occasionnels avec les humains. Les interdictions ne s’appliquaient jamais aux atterrissages forcés, comme allait l’être le sien.

Il avait eu des renseignements sur Skos, par accident, deux ans auparavant. Un de ses camarades de mess, Charley Crâne, y était allé avec une équipe de reconnaissance de la vieille Euphrosyne et l’endroit lui avait fait la plus vive impression. Il avait moins vanté les beautés de la planète – bien qu’à l’entendre, ce fût un paradis terrestre – que le caractère des slurbs.

« Ce sont les créatures les plus aimables, les plus obligeantes, les plus hospitalières qu’il soit possible d’imaginer, avait-il dit. On dirait qu’ils sont véritablement emballés s’ils peuvent faire quoi que ce soit pour vous. Ma parole, s’ils avaient eu des femmes que nous ayons désirées – ils n’en avaient pas, naturellement, et personne ne sait comment ils se reproduisent – ils nous les auraient offertes, et de bon cœur.

— Hum, avait fait Malcom.

— Mais, cela mis à part, ils nous apportaient des fruits, des noix et de la viande. Les fruits étaient délicieux. Les slurbs étaient aux petits soins pour nous. Ils lavaient et raccommodaient nos vêtements du mieux qu’ils pouvaient. Ils nettoyaient nos chaussures. Ils nous faisaient chauffer de l’eau pour notre bain et ils nous auraient baignés par dessus le marché si nous les avions laissés faire.

— Tout ce que nous leur commandions, ils l’exécutaient.

— Comment leur faisiez-vous savoir ce que vous vouliez ? avait demandé Malcom.

— Oh ! par télépathie. On prononçait les mots, assez lentement, et ils saisissaient l’idée. À la fin de notre séjour, ils parlaient un peu eux-mêmes.

— Tout ça m’a l’air assez plaisant, avait dit prudemment Malcom.

— Ça l’a été. Pendant la première semaine. Même maintenant, j’aime à me rappeler cette première semaine. Après… je ne sais pas, mais on finit par en avoir assez.

— Pourquoi ? avait questionné Malcom avec intérêt.

— C’est difficile à expliquer. Mais de savoir que quelqu’un se coucherait à vos pieds et accepterait de mourir si vous deviez en éprouver le moindre plaisir, à la longue, çà vous le fait prendre en grippe. Parce que ce n’est pas normal. Ça vous donne envie de l’attraper et de le réduire en miettes.

« Je ne sais pas si tu comprends ça, Malcom. Peut-être que non. J’ai toujours pensé que tu avais une conception plus nette que les autres des rôles respectifs du Maître et de l’Esclave.

— Peu importe », avait dit Malcom.

 

Et maintenant il était là, à quelque quinze cents kilomètres au-dessus des couches supérieures de l’atmosphère de Skos, s’apprêtant à atterrir. Les paroles de Crâne avaient éveillé en lui un désir ardent, ou tout au moins l’avaient rendu conscient d’un désir qu’il avait auparavant pressenti vaguement. Il lui semblait que les slurbs pourraient lui offrir une chose qu’il avait cherchée toute sa vie.

L’altruisme. Car, lorsqu’on réfléchissait bien, personne ne se montrait altruiste. Parents, éducateurs, patrons, officiers, camarades de chambrée… tous voulaient quelque chose de vous. Quiconque en ce monde faisait preuve de gentillesse à votre égard voulait être payé de retour.

Même les femmes. Elles disaient qu’elles vous aimaient, mais elles voulaient quelque chose en échange. Si ce n’étaient pas des cadeaux et des sorties – et c’était presque toujours cela – elles voulaient tout au moins de bons moments pour elles-mêmes. Dans des circonstances où une femme comme il faut aurait dû se suffire de vous voir heureux, elles voulaient être heureuses, elles aussi. Parfois elles se plaignaient. C’était rebutant. Rien d’étonnant à ce qu’il se souciât assez peu des femmes.

Mais si Charley avait dit la vérité, avec les slurbs, il allait en être autrement. Pendant les quinze jours environ avant l’arrivée de l’astronef de secours, il allait se payer de véritables vacances. Des vacances qui lui feraient oublier l’égoïsme des humains.

La petite fusée monoplace amorçait une lente descente en spirale. Malcom prit une grille universelle de coordonnées et se mit à la faire jouer sur l’écran au-dessus des masses continentales de Skos. Il ne pensait pas que son atterrissage dût lui valoir des ennuis ; il avait toute confiance en son plan. À bord de son astronef, le Tyché, il avait la réputation d’un navigateur sûr et bien équilibré, le seul reproche qu’on pût lui faire touchait sa conception un peu rigide de la discipline. D’autre part, le monoplace qu’il pilotait actuellement était de construction économique. Chacun savait que son blindage de protection contre les météorites était loin d’être parfait. Pour ces deux raisons, on ne mettrait pas en doute son rapport faisant état d’une météorite à vitesse considérable qui aurait percé inopinément l’imperviskin, risquant de provoquer la fuite de sa réserve d’air et le contraignant ainsi à se poser sur la planète. L’enquête sur l’appareil endommagé promettait d’être une simple formalité.

Oui, il n’aurait aucun mal à se justifier. Sa tâche dans le monoplace – le calcul des orbites d’astéroïdes dans le système auquel appartenait Skos – rendait ses explications plausibles. Le programme d’étude des astéroïdes avait été lancé plus pour des raisons de discipline – pour donner de l’occupation aux aspirants – que parce qu’il offrait un intérêt vital immédiat. Ses compagnons de promotion le féliciteraient de n’avoir pas été tué quand la météorite avait perforé l’imperviskin. Il allait se payer deux bonnes petites semaines de vacances aux frais du contribuable.

Il jeta un coup d’œil à son tableau de bord et vit que, selon le manomètre, la pression d’air dans la cabine diminuait rapidement. Il ferait bien de se presser. Il ne tenait pas à s’exposer à un danger réel en mettant son plan à exécution. Il lança le monoplace en une spirale plus accentuée.

 

Quand il atteignit le village slurb, Malcom était essoufflé et irritable. Il avait repéré le village d’en haut, mais il n’avait pas osé atterrir trop près. Il craignait que les avantages évidents d’une telle proximité n’eussent rendu difficilement acceptable sa description d’une situation dangereuse exigeant un atterrissage précipité. Il avait donc déclenché le signaleur automatique – l’astronef de secours devrait arriver, selon ses calculs, d’ici douze à quatorze jours au plus tôt – et s’était mis en route à travers la nature en direction du village. Le terrain, dégagé et semblable à un parc, était néanmoins parsemé de fourrés d’une variété d’arbustes au tronc et aux feuilles pourvus d’épines acérées. Malcom avait le choix entre se frayer un chemin avec peine à travers les fourrés ou faire d’interminables détours. Il avait préféré les détours mais, pour atteindre le village, distant de huit kilomètres à vol d’oiseau, il avait dû en parcourir plus de vingt. Le soleil double, rouge et blanc, était haut dans le ciel.

Il s’arrêta et contempla le village en silence. Le spectacle n’avait rien d’imposant : quelques huttes étaient groupées là en arc de cercle, autour d’une source qui suintait lentement. La source passait sur un lit d’argile qui faisait place, un peu plus loin, à une vaste étendue marécageuse. On distinguait des protubérances qui avaient l’air de rochers immergés dans la boue. Le village était entouré d’une clôture faite des mêmes arbustes épineux qu’il avait déjà rencontrés et présentant une ouverture sur un des côtés.

Malcom restait silencieux. Il pensait une fois de plus qu’une planète de mêmes caractéristiques que la Terre offrait généralement avec celle-ci une frappante ressemblance. N’eût été le double soleil dans le ciel, il aurait pu se croire sur la Terre, dans la zone tempérée, par une agréable journée de début d’automne.

Il mit ses mains en porte-voix, respira profondément et hurla :

« Holà ! Là-dedans ! Sortez un peu ! Allons, en vitesse ! »

Quelque chose remua à l’intérieur d’une hutte et un slurb apparut.

La première réaction de Malcom fut de s’étonner que le Guide eût pu qualifier les slurbs de « non humanoïdes ». La seconde fut une sorte de haut-le-cœur quand il comprit ce que signifiaient exactement ces deux mots.

Le slurb avait deux bras, deux jambes et une tête. Mais un lézard n’est pas fait autrement, et un lézard n’est pas une créature humaine. Il se tenait debout. Mais une marmotte en fait autant, à l’occasion. Il avait deux yeux sur le devant de la tête, en sorte que sa vision devait être binoculaire. Mais le slurb n’était pas un être humain ; il n’était même pas humanoïde.

Peut-être était-ce l’effet de la corpulence du slurb, laquelle était énorme. Cette créature était pratiquement aussi large que haute. Peut-être était-ce parce qu’elle possédait une série de jointures supplémentaires tout autour de l’épaule et le long des bras, ce qui lui permettait de faire mouvoir ceux-ci avec l’apparente flexibilité de serpents. Peut-être la couleur de ses téguments lisses, qui était d’un blanc sale. Peut-être… De toute façon, le slurb était non humanoïde.

Malcom prit une longue inspiration qui le fit frissonner. Il ressentait un dégoût qui comportait une leçon morale. Sa colère se porta un moment sur Charley Crâne – Charley, qui lui avait dit que les slurbs étaient de drôles de créatures, mais qu’on s’y habituait vite – puis elle se fixa fermement sur le slurb. Il tira son foudroyeur de son étui. Était-ce pour cela qu’il avait démoli son monoplace, risqué une enquête et peut-être la prison ? Mieux valait attendre cependant… s’il faisait usage de son arme, il pourrait lui en coûter cher. Skos était une planète normalement interdite, après tout. Il allait laisser sa chance au slurb.

« Va me chercher à manger, dit-il d’une voix forte, en détachant bien les syllabes. Fais vite. Et ensuite fais-moi chauffer de l’eau pour un bain. »

Le slurb restait immobile. Malcom caressa de ses doigts la détente de son foudroyeur. Un instant, le sort du naturel de la planète – bien que celui-ci fût loin de s’en douter – resta indécis. Puis le slurb joignit ses mains derrière ses omoplates. Il courba son corps en arrière en un mouvement qui semblait pouvoir être interprété comme une révérence, puis il fit demi-tour avec une surprenante rapidité et rentra dans sa cabane. Il en ressortit presque aussitôt, les mains chargées de fruits violacés.

 

Malcom trouva fort agréables les quelques jours qui suivirent. Charley avait eu raison : on s’habituait vite à l’apparence insolite des slurbs. Ils n’étaient pas plus inquiétants que ne l’aurait été une troupe de robots à l’aspect bizarre. Mais le plaisir, la satisfaction, que lui procurait leur constante sollicitude, ne pouvaient aucunement être comparés à ce qu’aurait pu offrir n’importe quel robot imaginable. C’était – il ne trouvait pas d’autre mot – c’était épatant.

Ils lui construisirent une hutte, plus grande et plus confortable qu’aucune des leurs. Ils lui firent un lit de feuilles et de rameaux duveteux coupés dans la forêt. Et ils lui apportaient des fruits délicieux et des viandes étranges, mais succulentes. (Leur cuisine était excellente.)

Ils le baignaient, ils le rasaient même avec un soin délicat. Mais ce n’était pas tant leurs attentions par elles-mêmes, quelque plaisir qu’elles pussent lui procurer, c’était l’esprit dans lequel les slurbs offraient leurs services qui le comblait d’aise. Ils semblaient ne vivre que pour être agréables à Malcom Knight.

Malcom se sentait comme un homme qui mourant de soif s’est abreuvé à loisir et se laisse ensuite flotter avec délices dans le liquide doux et frais.

Ainsi en fut-il durant quatre jours. Le cinquième, un sentiment plus complexe s’éveilla en lui.

Charley Crâne avait fini par être écœuré de la complaisance des slurbs ; ce que Malcom ressentait, ce n’était pas du dégoût, mais une curiosité sadique.

Jusqu’où iraient-ils ? Est-ce que cela leur ferait encore plaisir, se sacrifieraient-ils encore, si ce qu’on leur demandait était douloureux ? Quelque chose le retint de leur faire subir les pires sévices. Peut-être était-ce la crainte de mettre un terme à une chose excellente, peut-être était-ce de savoir que si les slurbs étaient estropiés ou portaient des marques apparentes de coups quand l’appareil de secours arriverait, il pourrait avoir à répondre de ces violences. Mais, le sixième jour, il inventa le Jeu.

Celui-ci commença assez innocemment. Il faisait aligner les slurbs –ils étaient vingt et un en tout, que rien, à ses yeux, ne distinguait les uns des autres – et il leur lançait des mottes de boue. Au bout d’une heure, c’était avec des quartiers de rocs qu’il les bombardait de toute sa force.

Il élabora un barème de points. S’il touchait le slurb à la figure, il comptait dix points. S’il le touchait à la poitrine, il en comptait trois. S’il le touchait au genou (pour une raison quelconque, ils étaient très sensibles aux genoux), il comptait quinze points. S’il ne réussissait pas à l’atteindre, le slurb devait se passer de dîner. Il essayait sans cesse d’améliorer son record.

Les slurbs n’esquivaient pas les projectiles et ne protestaient pas. Parfois, quand il parvenait à les frapper d’un coup retentissant en plein sur un genou, ils faisaient une légère grimace de douleur. Il découvrit que, si on lançait une pierre sur un slurb à l’aide du foudroyeur réglé pour une décharge minimum, la grimace était beaucoup plus prononcée.

Il commença à faire des projets. N’y avait-il pas des gens, des gens ayant de la fortune, pour qui les slurbs seraient une source inépuisable d’amusement ? Il pensait qu’il en existait. Il devait quitter le service de patrouille l’année prochaine ; s’il pouvait s’arranger pour disposer d’un appareil interplanétaire civil… Et ce n’était pas comme si les slurbs devaient voir un inconvénient à être vendus à des gens riches. Au contraire, cela leur plairait.

Le dixième jour, il dormit jusque tard dans la matinée. Le ciel semblait sombre, tendu de deuil ; il ne filtrait qu’une faible lumière par la porte de sa hutte.

Il bâilla et s’étira, se tournant voluptueusement sur sa couche moelleuse. Ses projets concernant les slurbs avaient pris forme ; d’ici un an, deux ans au plus, il serait de retour avec un astronef commercial et il en emmènerait un chargement. Il y aurait des difficultés, assurément. L’opération serait délicate à mener d’un bout à l’autre. Mais l’idée d’avoir toute une cargaison de slurbs à vendre avait développé en lui un goût surprenant pour les affaires. Il était certain de pouvoir surmonter les difficultés. Il s’agissait simplement de savoir qui soudoyer.

Il se tourna sur le côté, se demandant s’il devait essayer de dormir encore un peu. Non, il avait dormi son content. Quel dommage qu’il n’eût plus que quelques jours à passer avec les slurbs ! Mais il avait le temps d’imaginer des quantités de variantes du Jeu pendant ces jours-là.

Pour l’instant, il commençait à avoir faim. Il allait commander son petit déjeuner. Sans bouger de son lit, il se mit à hurler :

« Le déjeuner ! L’eau pour le bain ! Dépêchons ! »

Les secondes passèrent. Rien ne vint.

La surprise le fit lever. Il cria encore une fois :

« Le déjeuner ! Bon Dieu ! Grouillez-vous ! »

Il n’obtint pas davantage de résultat. Bouillant de rage – il saurait bien les avoir au tournant, quand ils joueraient au Jeu – il enfila son pantalon et ses chaussures et sortit.

La première chose qui le frappa fut que le jour était étonnamment sombre. Involontairement, il regarda le ciel. Les soleils étaient déjà haut, mais on ne voyait que la moitié environ du disque du soleil blanc. L’autre astre, plus gros, d’un rouge sombre, le masquait.

Une éclipse, se dit-il. Bon, il penserait à cela plus tard. En attendant, où étaient ces sacrés cochons de slurbs ?

Il regarda dans une hutte, puis dans une autre et une autre encore. Pas de slurbs. Il les aperçut finalement, accroupis, formant un double carré symétrique de part et d’autre de la source. Ils disparaissaient presque complètement sous la couche de boue dont ils s’étaient enduits de la tête aux pieds, un slurb était assis au milieu, presque sur l’orifice d’où sortait l’eau.

Essayaient-ils de se dissimuler à ses regards ? Et de cette façon stupide ?

« Debout ! cria-t-il furieux. Au travail ! »

Le slurb qui était au centre leva la tête pour le regarder. Ses yeux étaient vitreux et Malcom n’aurait pu dire s’ils le voyaient ou non. Puis sa tête retomba sur sa poitrine.

Malcom appliqua au slurb le plus proche de lui un violent coup de pied. Il entendit le bruit retentissant que fit sa semelle venant en contact avec les côtes du slurb. La créature roula sous le choc, puis chercha à reprendre sa position en rampant centimètre par centimètre. Elle n’eut pas d’autre réaction.

Malcom serra les doigts sur son foudroyeur. Est-ce qu’une secousse ou deux à décharge moyenne les tirerait de leur léthargie ? Mais il ne restait que peu de « jus » dans l’arme maintenant et il frémit en pensant à ce qu’il ferait si elle ne fonctionnait pas.

Finalement il regagna sa hutte. Il avait faim et il était en colère et assez inquiet. L’inertie subite des slurbs semblait contraire aux lois de la nature. Et un jour devenait de plus en plus sombre.

Il s’assit un instant sur son lit, jurant en faisant craquer ses phalanges. Puis il alla fouiller les huttes. Il parvint à rassembler un déjeuner passable composé de fruits un peu blets. Il n’avait aucune idée de l’endroit où les slurbs s’approvisionnaient en fruits. Combien de temps resteraient-ils ainsi ?

Vers midi il entendit un bruit dehors. Il alla à l’entrée de sa hutte et scruta les alentours avec espoir. La troupe des vingt et un slurbs au complet venait vers lui ; ils étaient recouverts d’une couche de boue si épaisse qu’on ne pouvait distinguer les détails de leur corps. Malcom écarquilla les yeux dans le jour crépusculaire et vit qu’ils portaient dans chaque main de grosses branches de l’arbre épineux.

Ils s’arrêtèrent devant sa hutte. Il y eut une seconde de silence. Puis le slurb qui menait la troupe dit, d’une voix étrangement humaine : « Sortez de là ! »

La surprise de Malcom fut telle, quand il entendit la créature s’adresser à lui par la parole – auparavant ils n’avaient jamais fait autre chose que correspondre entre eux par des gazouillements et de petits cris – que la signification des mots lui échappa tout d’abord. Puis il fit un sourire grimaçant. Sortir ? Quand ils brandissaient des saletés de branches ? Est-ce qu’ils le croyaient bête à ce point ?

« Sortez ! » répéta le slurb.

Aux oreilles de Malcom, ces paroles étaient lourdes de menaces. Sans hésitation, il amena le cadran de son foudroyeur sur la décharge maxima et fit feu sur le meneur de la bande. C’était de la légitime défense ; ils nourrissaient de toute évidence des intentions homicides. Peut-être le Jeu d’hier avait-il été un peu trop rude.

Le slurb s’écroula. Il agita les jambes et se tortilla un instant, puis il ne bougea plus. Il devait être mort.

Cela leur servirait de leçon. Ils n’avaient aucun moyen de savoir qu’il ne restait plus qu’une réserve infime d’explosif dans son foudroyeur. Ils y regarderaient à deux fois avant de lui intimer l’ordre de sortir. Il se retira dans sa hutte. Il n’était pas si effrayé qu’il aurait pu l’être : l’incident avait quelque chose d’irréel, d’aussi indistinct qu’un rêve. Il se reprenait même à espérer. Peut-être que maintenant qu’il avait montré aux slurbs qui était le maître, ils redeviendraient ce qu’ils étaient normalement.

Il fut tiré de son optimisme par un craquement derrière lui. Il se retourna sous l’effet d’une terreur instinctive et soudaine. Mon Dieu ! Ces démons ! Ils avaient mis le feu à la hutte.

Quel que fût le traitement qu’ils étaient décidés à lui faire subir, ce ne pouvait être rien de pire que le feu. Dans l’obscurité épaisse, il vit qu’ils s’étaient éloignés de l’ouverture. La hutte était pleine de fumée et la chaleur n’y était plus tenable. Le toit commençait à brûler. Sans égard pour sa dignité, Malcom franchit l’ouverture d’un bond.

Les slurbs l’entourèrent. À la lueur de son abri en flammes, leurs figures étaient impassibles et leurs yeux vitreux. Ils se mirent à le piquer et à le frapper avec les branches garnies d’épines. Malcom n’avait toujours que son pantalon et ses chaussures.

« Avancez ! » dit un des slurbs.

Malcom obéit.

Continuant de le stimuler ainsi, ils le firent avancer vers l’ouverture ménagée dans la haie qui entourait le village. Était-ce tout ce qu’ils avaient l’intention de faire, le chasser ? Malgré les douloureuses lacérations que supportaient ses flancs et son dos, Malcom se serait presque mis à rire de soulagement. Quand ils l’eurent amené à la brèche et qu’ils le piquèrent tous ensemble du bout de leurs branches, il la franchit presque avec empressement.

Ils ne le poursuivirent pas. Quand il eut fait quelques mètres, il se retourna. Les slurbs étaient parfaitement visibles, se détachant dans la lueur de la hutte en feu. Ils s’affairaient à boucher la brèche de la clôture avec des branches épineuses qu’ils attachaient ensemble avec des lianes.

La possibilité de se venger lui vint à l’esprit. Il caressa l’idée de mettre le feu à leur satanée clôture. Mais alors ils se lanceraient à sa poursuite et cette fois… Non, il avait de la chance qu’ils se soient contentés de le mettre dehors.

Cela ne l’empêchait pas d’être dans une situation déplaisante. Il ne pouvait rien assommer de plus volumineux qu’une fouine avec la charge qui restait dans son foudroyeur ; il n’avait même pas d’abri et pas de nourriture immédiatement en vue. Il n’avait même pas de chemise sur lui. Il éprouva soudain une colère terrible envers Charley Crâne qui l’avait si grossièrement induit en erreur sur le caractère des slurbs. Quand l’astronef de secours serait là, il verrait ce qu’il pourrait faire pour qu’une expédition punitive soit organisée contre eux. Il n’aurait qu’à altérer légèrement la vérité.

Quand l’astronef de secours… Oh ! Oh ! Il se rendit soudain compte que sa situation était bien pis que déplaisante. Il avait laissé un message dans le signaleur automatique, disant qu’il s’était réfugié dans le village slurb le plus proche. Les sauveteurs iraient d’abord l’y chercher. Et quand ils découvriraient qu’il n’y était pas…

Il n’y avait qu’une chose à faire : retourner au signaleur. Et attendre patiemment là-bas jusqu’à l’arrivée des secours.

C’était la seule solution. Mais comment diable trouverait-il le signaleur dans l’obscurité ?

Un moment, Malcom sentit le désespoir le gagner. Puis son visage s’éclaira. Trouver le signaleur n’était pas, après tout, la seule chose qu’il pût faire. S’il s’enfonçait un peu plus dans la nature – il ne tenait pas à rester trop près du village, de crainte que les slurbs ne se décident à lui faire un mauvais sort cette fois-ci – s’il s’enfonçait un peu plus loin, donc, il pourrait faire un feu pour signaler sa présence. Rien ne pressait pour le moment, puisque l’astronef ne pouvait pas être là avant deux jours. Et puis, les slurbs pourraient revenir à de meilleurs sentiments d’ici-là. Sinon, son feu serait nettement visible à haute altitude.

Il reprenait confiance. Il se mit à siffloter tout en s’éloignant du village. Si seulement il n’y avait pas cette maudite obscurité ! La lueur du soleil rougeoyant n’éclairait pas les objets ; elle les faisait palpiter dans une brume épaisse et déprimante.

Il décida de camper. Parfois il pleuvait la nuit et il eût été absurde de se faire tremper sans nécessité. Il allait faire un petit feu qui le réchaufferait et le réconforterait. Et il devait pouvoir trouver assez de fruits du genre de ceux que les slurbs lui avaient apportés pour lui permettre de ne pas mourir d’inanition.

Il s’installa à un endroit distant d’environ quinze cents mètres du village slurb, dans un espace découvert, devant un groupe d’arbres à larges feuilles. La région était boisée ; c’était même la forêt par endroits, et il n’eut aucun mal à faire une bonne provision de branches sèches. Il fut moins heureux avec son abri, mais celui-ci devait pouvoir néanmoins le préserver d’une forte averse. Oh ! tout irait bien. L’astronef de secours serait là d’ici quatre jours au plus. Au diable les slurbs !

La nourriture, maintenant. Mieux valait construire son petit feu de manière à pouvoir retrouver le chemin du camp. Il tourna à peu près une heure, trébuchant dans la semi-obscurité, son estomac réclamant à manger. Mais tous les arbres se ressemblaient dans ce peu de lumière. Il était sur le point d’abandonner et de rentrer bredouille à son abri quand il trouva un arbre isolé porteur de gros globes spongieux.

Il en cueillit autant qu’il put s’en charger et les transporta près de son feu. Dans la lumière rougeâtre, il vit qu’il s’agissait, comme il l’avait espéré, de cette espèce de fruits orangés, assez semblables à des kakis, que les slurbs lui avaient donnés une ou deux fois. En tout cas, il ne mourrait pas de faim.

Maintenant il pouvait attendre. Le soleil rouge touchait presque l’horizon. D’ici quelque temps il ferait tout à fait nuit.

Il empila des branches sur son feu. Lentement, pour les faire durer, il pela et mangea deux des fruits orangés. Ils étaient plutôt insipides, mais remarquablement rassasiants. Il bâilla. Son estomac était satisfait, il avait vécu une dure journée et la chaleur du feu lui donnait envie de dormir. Le guide n’avait pas mentionné d’animaux dangereux sur Skôs. Il avait du temps devant lui. Il s’endormit.

Il fut réveillé par une douleur soudaine, pareille à un coup de poignard, dans la région des intestins. La sensation était si intense et si inattendue qu’elle le fit se dresser sur ses pieds avant même qu’il eût ouvert les yeux, en un mouvement de défense automatique.

Il regarda autour de lui, en sueur, la main sur son foudroyeur. Les slurbs… une attaque… il avait été blessé… ces démons… ils… Mais son feu brûlait calmement et avec éclat ; il ne se sentait pas de blessure et rien ne bougeait dans la forêt. Non, au fait ! N’y avait-il pas une vague lueur de… quelque chose… juste à la limite du cercle de clarté dessiné par son feu ? Sous les branches ?

Il se pencha en avant, fouillant l’ombre de ses regards. Non, ce devait être un effet de son imagination. Il ne voyait rien d’autre que la lueur du feu.

Mais dans ce cas, que s’était-il passé ? Les fruits inconnus qu’il avait mangés lui avaient-ils donné la diarrhée ? Pourtant ce n’avait pas été ce genre de douleurs. Ç’avait été comme quelque chose d’origine externe et cependant de subjectif, comme si son corps eût souffert sans présenter de blessure ni de lésion apparente, bien qu’étant touché de l’extérieur.

Il finit par se dire qu’il avait dû avoir un cauchemar. Il empila une grande quantité de branches sur son feu et s’assit le dos à un tronc d’arbre. Mais il fut longtemps avant de se rendormir.

Le lendemain, l’éclipse du soleil blanc continuait. Qu’est-ce que cet astre pouvait bien avoir d’anormal ? Jamais il n’avait entendu parler d’éclipses d’une durée pareille. Il passa la matinée à rassembler un énorme tas de branches et l’après-midi à dépouiller l’arbre de tous ses fruits mûrs. Ce fut une longue et triste journée. Les slurbs ne donnaient pas signe de vie.

Quand le crépuscule tomba enfin, il se sentit agité et inquiet. Il mit cela sur le compte de la faim : les fruits orangés lui gonflaient l’estomac, mais laissaient son appétit inassouvi. Il construisit un grand feu, beaucoup plus grand que celui de la nuit précédente, et s’assit le plus près possible des flammes, trouvant dans leur chaleur desséchante un certain soulagement à sa nervosité.

Quatre ou cinq heures après le coucher du soleil, à un moment qui pouvait se situer, selon l’évaluation du temps terrestre, entre dix et onze heures, il ressentit pour la seconde fois l’insupportable douleur.

Il lança des regards angoissés de tous côtés. Il porta la main à son ventre, puis à sa tête. En quel point de son corps l’attaque avait-elle porté ? Il était tout à fait éveillé, son feu flambait avec ardeur, rien ne s’était approché de lui. Son cerveau avait-il reçu un message de douleur et l’avait-il communiqué à son corps ?

Il était baigné de sueur. Oh ! il avait dû contracter la fièvre ; il allait tomber malade. C’eût été presque un soulagement de le penser. Mais non, cette souffrance lui était infligée du dehors. Et il y avait en elle quelque chose d’étrangement et d’inexplicablement familier. Non pas dans la douleur elle-même, dont l’intensité n’avait rien de comparable à ce qu’il connaissait, mais on eût dit que les forces, les motifs qui la déterminaient avaient en quelque sorte pris naissance en lui.

Une faible lueur dans l’air entre le feu et les arbres attira son regard. Il l’observa avec une profonde appréhension. Son imagination lui jouait des tours… oui… non, c’était réel. Quelque chose d’impalpable était en mouvement dans l’air sous les arbres.

Le temps passait. Il n’y avait pas à s’y tromper ; la lueur était bien là. La forêt se mit à frissonner et à danser.

Ses contours glissaient et ondulaient tandis que les branches laissaient tomber lentement une pluie d’or pâle. Les arbres reprenaient leur consistance et, l’instant d’après, ils se remettaient à trembloter et à luire faiblement. Même le feu se mit à frémir. Comme la danse continuait, l’idée extravagante vint soudain à Malcom que la forêt était animée d’une force spirituelle.

Une force spirituelle ? Ces arbres étaient-ils doués d’un esprit ? Il fut saisi d’un brusque accès de douleur à la poitrine. C’était plus qu’il n’en pouvait supporter et il n’avait même plus la force de crier. Quand la douleur se dissipa, l’air était momentanément calme. Pendant ce bref répit, il se demanda de qui émanait cette force spirituelle.

L’attaque suivante se produisit dans le creux de l’estomac ; une autre suivit dans les intestins et dans la vessie. Il vomit et se souilla. Il resta couché sans sa fange, sale et misérable. Cette fois, sous la douleur – et cela lui soulevait le cœur plus encore que la douleur elle-même – il perçut une pointe de plaisir. Ce plaisir n’était pas le sien ; il ne dérivait pas de sa souffrance. Mais il était là, néanmoins. Quelqu’un s’amusait beaucoup.

La nuit s’écoulait lentement. Les attaques, de plus en plus cruelles, venaient en longs jets de douleur et semblaient intéresser indifféremment toutes les parties de son corps. Vers le matin, il eut l’impression qu’il pleuvait et que son feu s’éteignait.

Le jour vint. Il était plus clair que la veille, car le soleil rouge se retirait lentement de devant l’astre blanc principal. Mais ce ne fut que tard dans l’après-midi que Malcom put s’arracher à sa torpeur pour manger un peu et essayer de se nettoyer. Il était trop faible pour ramasser des branches ou tenter d’allumer un feu. Il envisageait la nuit proche avec une peur obsédante.

La torture commença de bonne heure, presque dès le coucher du soleil. Mais, les premiers moments passés, elle ne fut pas si terrible que la nuit précédente. Ce n’était pas que les crises fussent moindres, mais elles étaient au contraire si intenses que Malcom se mit bientôt à délirer. Quelqu’un souffrait, se tordait et se contorsionnait. Quelqu’un hurlait, hurlait sans trêve. Quelqu’un se demandait comment il pouvait endurer un tel tourment. Ce quelqu’un n’était plus lui.

Un peu avant l’aube, il tomba dans le coma. Et alors, au lieu des visions de cauchemar dans lesquelles il criait, balbutiait, et délirait, il n’y eut plus qu’un grand trou noir. Juste avant que celui-ci se referme sur lui, il crut apercevoir un arc lumineux dans le ciel.

 

Ils vinrent le chercher enfin. C’était peu avant midi. Il avait repris ses sens, mais il était trop épuisé pour faire plus qu’ouvrir les paupières. Avec douceur, ils le soulevèrent dans leurs bras sans os et l’emportèrent au village. Ils lui avaient bâti une nouvelle hutte. Ils le déposèrent sur la couche rembourrée et odorante et baignèrent son corps souillé.

Le surlendemain, Malcom se fit transporter hors de la hutte. Il se tourmentait au sujet de l’astronef de secours. Il aurait dû déjà être arrivé maintenant. Comme les slurbs n’étaient pas assez prompts à le porter dehors, il les injuria – faiblement, mais avec les mêmes mots que d’habitude.

Quand il fut dehors, il interrogea le ciel avec anxiété. Non, il n’y avait rien. En réalité, il n’avait pas compté voir quelque chose. Même s’il avait su dans quelle direction devait se trouver l’appareil, il n’aurait pu le distinguer sans télescope.

Il soupira.

« Remmène-moi, » dit-il au slurb qui s’occupait de lui. Non, attends. Qu’est-ce qu’il y a, là-bas, de l’autre côté de la source ? Porte-moi là-bas. »

Il avait vu quelque chose de blanc qui luisait par là. Ils lui obéirent, doux et empressés. Quand il fut à l’endroit désigné, il vit que la chose blanche était une croix, faite de deux morceaux de bois grossiers. Dessus, quelqu’un avait peint son nom : Malcom Knight, et le nombre 29, correspondant à son âge, en lettres noires.

Pendant un moment, il ne comprit pas. L’astronef de secours… il avait… cet arc qu’il avait entrevu dans le ciel… l’astronef aurait-il… Alors fou de rage, il se tourna vers les slurbs :

« Bêtes puantes ! hurla-t-il. Cochons ! Immondes cochons ! Que le diable vous emporte tous ! Pourquoi leur avez-vous menti ? »

Il y eut une seconde de silence. Puis un des slurbs s’avança :

« Ils ne vous aimaient pas, maître. Ils voulaient apprendre que vous étiez mort. Nous voulions qu’ils soient heureux. Nous leur avons dit ce qui pouvait leur faire plaisir. »

La rage et le désespoir luttaient contre sa faiblesse. Il ramassa une pierre et la jeta. Il en toucha un au genou. Il leur en jeta d’autres, sans arrêt. Finalement, il s’évanouit et ils durent le remporter dans la hutte.

Il faisait presque nuit quand il reprit connaissance. Un slurb se présenta dès qu’il appela, lui apportant un bol d’une soupe à l’odeur délicieuse. Malcom repoussa le bol. Il voulait savoir.

« Dis-moi, demanda-t-il au slurb, pourquoi vous m’avez ramené de la forêt. Et d’abord, pourquoi m’avez-vous chassé ? Pourquoi n’avez-vous pas conduit l’équipe de secours jusqu’à moi ? Je veux savoir.

— Oui, maître », dit le slurb avec obéissance. Il garda un moment le silence, comme s’il ordonnait ses pensées. « Vous comprenez, maître, nous pondons des œufs.

— Des œufs ? » Malcom sentait la colère l’envahir de nouveau.

« Oui, maître. Chaque fois que le soleil rouge cache le soleil blanc, nous pondons des œufs, ces bosses que vous voyez dans la boue.

— Et puis après ? Qu’est-ce que ces œufs que vous pondez ont eu à voir dans mon expulsion ?

— Quand nous pondons des œufs, nous voulons être seuls. Oh ! ç’a été une belle ponte, maître. Nous n’avons jamais eu tant d’œufs, et jamais tant de plaisir à les pondre. Nous vous avons chassé pour être seuls. Nous n’avons pas dit aux hommes où vous étiez parce que nous savions qu’ils ne désiraient pas vous trouver. Et nous vous avons ramené parce que nous savons que c’est à vous que nous devons cette ponte merveilleuse…

« Vous êtes si fort, si autoritaire. Quand les hommes nous commandent, cela nous fait pondre davantage d’œufs. Nous en pondrions toujours, bien sûr, mais pas en si grand nombre. C’est pourquoi nous aimons les visiteurs. Nous nous imprégnons du plaisir que cela leur fait de nous commander ou de nous faire du mal, comme vous l’avez fait avec les pierres. Et ce plaisir emmagasiné, nous nous en défaisons quand nous pondons nos œufs. »

Malcom se laissa retomber sur sa couche. Il se sentait trop faible pour s’emporter. Ces élans de douleur dans la forêt… l’horrible impression d’une chose familière… l’élément de plaisir sous la souffrance… Oh ! Dieu ! Charley Crâne avait dit que les slurbs étaient télépathes. C’était de la télépathie poussée à ses limites extrêmes. Leur hospitalité, leur altruisme… les slurbs étaient des cannibales psychiques.

Le slurb se pencha sur lui avec prévenance :

« Est-ce que vous vous sentez bien, maître ? Donnez-moi un ordre, ou jetez-moi une pierre. Faites ce qui vous fera plaisir. La prochaine ponte sera meilleure. »

Malcom secoua faiblement la tête. La prochaine ponte ? Il ne pourrait pas survivre à la prochaine nuit d’une nouvelle ponte. Il succomberait.

Les slurbs commencèrent à entrer dans la hutte. Ils se mirent en rang autour de son lit. Ils le considérèrent avec sollicitude et tendresse, leurs bras flasques noués derrière leur dos.

« Nous voulons que vous soyez heureux, maître », dirent-ils en chœur.

 

Traduit par ROGER DURAND.

The Altruists.