CONQUÊTE

par Anthony Boucher

 

Les chats occupent dans la science-fiction une place de choix. De nombreux auteurs les ont comparés, contre toute logique, à des extra-terrestres qui auraient conquis, domestiqué, les humains. Et si ceux-ci en prenaient de la graine ?

 

LA chatte fut la première à sortir du sas. Elle fut également la première créature terrestre à fouler le sol d’une planète d’un autre système.

Laus y était bien entendu totalement opposé. Il aurait voulu y aller lui même – non pour que son nom fût lié à ce Grand Moment Historique, mais parce que c’était sa chatte, et qu’il aurait préféré risquer sa propre peau.

La logique de Mavra était toutefois irréfutable :

« De l’excentricité, d’accord, dit-elle. Mais la stupidité, non. C’est Bast qui ira. » Et Bast y alla.

Du hublot, l’on pouvait se rendre compte que cela lui plaisait. L’air du cycle hydroponique n’est pas tellement mauvais, et Bast avait fini par s’y accoutumer comme nous tous, mais l’oxygène frais et abondant lui donnait visiblement un coup de fouet. Quelque chose de trop petit pour distinguer ce que c’était passa en volant au-dessus de la chatte, qui bondit pour l’attraper. Un bond qui faisait plaisir à voir. (« Gravité un peu moindre que sur Terre », fit observer Laus.) Se prenant au jeu, elle continua à bondir dans la prairie fleurie et le sentier poussiéreux.

Brusquement, elle s’assit et commença à s’inspecter. À bord du vaisseau, le nettoyage automatique était si efficace qu’elle était immaculée depuis des semaines. Elle devait être ravie de reprendre une existence normale, en quelque sorte. Les sons ne nous parvenaient pas, bien sûr, mais rien qu’en la regardant, nous pouvions l’entendre ronronner tandis qu’elle se nettoyait du bout de la queue aux moustaches.

Nous n’étions nous-mêmes pas loin de ronronner. Ce monde était habitable, du moins en ce qui concernait la gravité et l’oxygène. Pour un atterrissage en catastrophe, ce n’était pas trop mal.

C’était notre troisième voyage dans l’espace, et la première fois que nous découvrions une étoile dotée de planètes. Sept, pas une de moins, dont celle-ci (avec deux lunes) était la seconde. Après avoir découvert le système, nous avions regagné en ultravitesse « Communication », un satellite artificiel d’Alpha du Centaure, ce pauvre soleil qui n’a jamais procréé de planètes. Ne me demandez pas pourquoi un vaisseau de reconnaissance possède l’ultravitesse mais pas de système de communications plus rapides que la lumière. Pour cela, il faut un objet de la taille de « Communication » ; il fallut donc s’y rendre pour demander des instructions à l’Agence spatiale.

Aucun autre vaisseau-éclaireur n’ayant signalé l’existence de notre système, nous obtînmes l’autorisation de l’explorer, et bonne chance ! Trouvez une planète habitable et vous toucherez la cagnotte où s’accumulent des intérêts composés depuis près de deux siècles, c’est-à-dire depuis que l’O. N. U. la constitua juste après le premier vol lunaire.

Nous regagnâmes donc notre système, toujours en ultravitesse, et… dûmes nous poser en catastrophe, évitant de peu de nous écraser.

Un moment, je crus que c’en était fini de notre esprit d’équipe. Le regard de Laus ne cessait d’aller et de venir entre moi et les instruments hors d’usage, tandis que son propriétaire faisait craquer ses jointures et frottait son fichu menton glabre. Il paraissait sur le point d’exploser comme à Bikini. Même Mavra ne faisait guère d’efforts pour tripler ; elle s’était retirée en elle-même pour ne pas avoir à me regarder.

Bast décida alors que j’étais sa meilleure chance. Se frottant contre moi et me regardant avec des yeux éplorés, elle me fit comprendre que personne ne donnait à manger aux chats sur ce satané vaisseau, mais qu’en agissant vite, je pourrais éviter un grave cas de dénutrition.

Entre autres bénédictions, le réutilisateur avait une fuite. Je n’eus pas à ouvrir le robinet. Je me contentai de mettre le poisson déshydraté dans une poêle et de la placer sous le filet de liquide. Je le mélangeai bien, le posai devant Bast et la caressai derrière les oreilles, puis allai chercher du Plastiflux pour boucher la fuite. Comme Bast regardait la poêle avec méfiance, je l’encourageai : « C’est du bon poisson pour les gentilles chattes. » Elle en goûta une bouchée et émit une brève remarque exprimant la gratitude.

« Agréable, de voir que quelqu’un vous parle », fis-je observer.

Mavra revint à la réalité et dit en riant :

« Bast a raison. Tu es toujours un être humain. Tu restes utile. Nous sommes encore vivants. Que pourrait-on désirer de plus ? »

Laus continuait à regarder les instruments brisés, comme s’il lui était difficile de trouver une réponse à la question de Mavra. Il finit lui aussi par regarder Bast, puis daigna lever les yeux sur moi.

« Ça va, Kip, me dit-il. L’astrogation est une science toute neuve…

— Science, mon œil ! rétorquai-je en souriant. C’est un art. Je n’en connais pas davantage sur la science de l’ultravitesse spatiale que les premiers aviateurs n’en savaient sur le maniement des engins plus lourds que l’air. Je vole avec mes synapses, si je ne me trompe pas de mot, et quelquefois, sans doute, ils n’apsent pas. »

Il regardait fixement le tableau de bord inutilisable.

« Je commence à voir ton problème. Tu travailles sur des distances tellement incommensurables que l’erreur la plus infime a des conséquences énormes. Un écart de 50 000 kilomètres peut être fatal, s’il te fait capter par la gravité d’une planète – et il ne représente pourtant que 0,000 000 001 parsec sur tes instruments. » Il semblait se sentir un peu mieux, comme si le fait de mettre notre situation en chiffres la rendait un peu plus tolérable.

« En tout cas, dit Mavra, nous sommes sur une planète… Le prochain test, pour toucher le magot de l’O. N. U., concerne le petit mot habitable. Je suppose que l’analyseur d’atomes ne… ? »

C’était en effet le cas. Ce fut alors que l’on commença à se demander qui allait servir de cobaye.

En regardant Bast terminer sa toilette, nous avions au moins l’assurance que l’atmosphère était respirable. Il restait des problèmes mineurs, telles l’eau et la nourriture, mais nous pouvions sortir du vaisseau sans risques. J’étais sur le point d’ouvrir le sas lorsque Mavra attira mon attention par un cri. Je la rejoignis au hublot. Ce fut alors que je vis les premiers Géants.

 

Cela ressemblait en tous points à une prairie terrestre. Le soleil, comme nous le savions par nos tests, était un peu moins chaud que celui de la terre, mais la planète en était plus proche. L’intensité lumineuse était à peu près identique, et nous étions au milieu de la journée. Pour autant que nous pouvions en juger, l’herbe était tout simplement de l’herbe, et si les fleurs qui remaillaient et les arbres qui bordaient la prairie paraissaient peu familiers, ils n’étaient toutefois nullement invraisemblables. Pas plus étranges que la Floride ne doit paraître à un New Yorkais, et peut-être moins.

Quant aux Géants… Ils étaient deux, et de sexes différents, du moins si l’on peut attribuer une valeur universelle au fait de se tenir les mains et de se regarder dans les yeux. Vous pouvez en déduire qu’ils étaient humanoïdes, avec des mains, des yeux, et tous les attributs standard, dans la mesure où nous pouvions les voir, car ils portaient des vêtements – des robes amples en une sorte de tissu, ce qui impliquait un certain degré de civilisation.

Trois détails n’étaient pourtant pas humanoïdes : A : tous deux avaient la poitrine absolument plate, ce qui gâchait, pour ainsi dire, ce tableau idyllique. B : tous deux étaient totalement chauves, ce qui n’y rajoutait rien. Et, C : tous deux, à en juger par l’échelle que nous donnait Bast, mesuraient au moins trois mètres cinquante, tout le reste étant en proportion.

« C’est impossible !… s’exclama Mavra. Cette planète a environ la dimension et la gravité de la Terre ; ils devraient donc…

— Pourquoi ? l’interrompit Laus. J’ai toujours douté de la justesse de ce raisonnement ; j’ai même écrit un article à ce sujet. La Terre a des habitants de toutes les tailles, de la fourmi à l’éléphant. Ou plutôt, de la bactérie au brontosaure. C’est par pur hasard, avec l’aide d’un pouce opposable, qu’entre toutes les créatures vivantes, ce soient les primates de taille moyenne qui aient acquis une intelligence. Pourquoi en serait-il de même sur les autres planètes ?

Chut ! » fit Mavra irrationnellement, comme si les Géants pouvaient nous entendre.

Nous vîmes Bast bondir de surprise lorsque les quatre immenses pieds frappèrent le sol près d’elle. Elle les regarda avec curiosité, mais sans se hérisser. Alors qu’ils continuaient leur chemin, aveugles à ce qui les entourait, Bast se décida. Elle se leva, s’étira en enfonçant les griffes de ses pattes antérieures dans le sol, puis, sans se presser, alla vers les Géants, la queue. dressée comme un point d’exclamation.

Elle jeta son dévolu sur le plus grand des deux Géants, sans doute le mâle, et alla se frotter contre ses jambes. Pour la première fois depuis que nous l’observions, il détourna le regard de sa compagne pour regarder Bast, qui se mit sur le dos, dans une position ultravoluptueuse, celle qui suggère qu’il y a un miroir au plafond.

Les deux Géants s’arrêtèrent et se penchèrent vers Bast. D’après leurs gestes et leurs expressions, fort humains, je dois dire, nous pûmes reconstituer leur dialogue : Qu’est-ce que c’est que ça ? C’est la première fois que j’en vois un. Il n’a pas l’air méchant, en tout cas. Qu’il est gentil ! Regarde, il veut se faire caresser. Tu vois, il aime ça. Surtout là…

« Heureuse Géante, dit Mavra. Les hommes n’ont aucune intuition tactile.

— Peut-être as-tu remarqué, dis-je, que Bast m’aime beaucoup.

— Chut, » me fit Mavra bien qu’elle eût elle-même engagé cette conversation.

Le mâle fouilla dans une sorte de bourse en cuir qu’il portait à la ceinture et jeta quelque chose à Bast, qui l’attrapa avec agilité. Les amoureux sourirent, se regardèrent, puis cessèrent de sourire mais continuèrent à se regarder. Ils se reprirent les mains et se remirent lentement en marche, trop préoccupés par eux-mêmes pour remarquer une bagatelle comme un vaisseau spatial écrasé derrière quelques buissons.

Bast joua un moment avec le cadeau du Géant, le jetant dans l’herbe puis courant le rattraper. Ensuite, son intérêt devint plus pratique. Elle le renifla, le retourna et l’observa attentivement, en agitant la queue. Lorsqu’elle se décida à le manger, elle en fit exactement trois bouchées.

Laus et moi tenions chacun une des mains de Mavra, mais nullement dans l’esprit romantique des deux Géants. C’était simplement pour associer nos esprits – tripler – dans l’intensité du suspense qui nous étreignait – suspense qui devint encore plus poignant lorsque Bast décida qu’avec ce magnifique soleil, c’était le moment idéal pour faire une sieste. Elle s’était à peine allongée, toutefois, qu’un de ces petits êtres volants passa au-dessus d’elle. Elle bondit immédiatement à sa poursuite, et, ne parvenant pas à l’attraper, se fatigua de ce jeu et regagna tout naturellement le vaisseau, comme si telle était son intention depuis le début.

Nous poussâmes tous trois des soupirs de soulagement. Laus lâcha la main de Mavra. Pas moi. « Il y a donc à manger, ici, dit-il. Et ce n’est pas vénéneux, du moins pas dans l’immédiat. Si une de ces choses est comestible, la plupart le sont certainement aussi. Cela implique un métabolisme à peu près similaire. La planète est donc habitable.

— On a décroché le magot ! » m’exclamai-je. Immédiatement, je me sentis le dernier des imbéciles.

Mavra me sourit.

« Les Géants semblent fort civilisés. Peut-être pourront-ils même réparer le vaisseau. En tout cas, que l’O. N. U. l’apprenne ou non, nous pouvons vivre ici.

— Si, ajouta Laus, nous parvenons à communiquer avec les Géants. »

Il se frottait de nouveau le menton, mais cette fois, c’était à son propre sujet qu’il était inquiet. Cela, c’était son travail : s’en tirerait-il mieux que moi ?

Nous formions une équipe de spécialistes :

Kip Newby, astrogateur. Je décidai d’inventer une nouvelle devise pour notre profession : « Vous n’êtes pas un vrai astrogateur tant que vous n’avez pas fait un atterrissage en catastrophe. » Ce qui faisait de moi le premier vrai astrogateur de la galaxie.

Dr Wenceslas Hornung, xénologue – encore plus inexpérimenté dans son métier que je ne l’étais dans le mien. Les Géants étaient en effet les premiers Xénoïdes qu’un Terrien eût jamais découverts. Depuis plus de deux siècles, on s’était efforcé de mettre au point ce que l’on appelle parfois la Théorie de Contact. Bien que sans intérêt pratique dans le système solaire, les travaux théoriques s’étaient poursuivis. De tous ceux qui avaient suivi la filière du BLAM (Biologie, Linguistique, Anthropologie, Mathématique), Laus était considéré comme l’as de la xénologie – au point qu’il pouvait se permettre des excentricités telles qu’amener un chat dans l’espace ou se raser les poils du visage comme les anciens Romains ou les hommes du début de l’ère atomique.

Mavra Dario, coordinatrice, à défaut de meilleur terme pour désigner sa spécialité. J’ai connu des gens qui la qualifiaient de « neuro-sturgeon », du nom d’un chercheur de jadis qui découvrit certains principes de base de la tri-symbiose. Sa spécialité consiste à ne pas se spécialiser, à rester elle-même et par la suite à nous faire devenir à la fois davantage nous-mêmes et davantage intégrés à l’équipe. Si vous n’avez jamais fait partie d’une équipe, je n’arriverai jamais à vous l’expliquer ; dans le cas contraire, vous n’avez pas besoin de mes explications.

Telle était notre équipe, à laquelle venait heureusement s’ajouter (grâce à l’excentricité de Laus) Bast. Laus m’avait souvent parlé de la déesse égyptienne de ce nom.

La chatte était arrivée au sas ; je l’ouvris, ce qui parut lui plaire. Il y avait des semaines qu’elle n’avait pas eu l’occasion de se trouver devant une porte, se demandant si elle allait la franchir ou non.

Tandis qu’elle prenait son temps pour se décider, Mavra dit à Laus :

« Ne te hâte pas trop pour établir un Premier Contact. Rien ne presse. Si nous avons de la chance, nous aurons quelques jours pour les observer auparavant. Avant tout, il faut tirer parti de ces buissons pour camoufler le vaisseau mieux que cela. Les prochains Géants que nous rencontrerons ne seront peut-être pas des amoureux. »

 

Nous eûmes de la chance. Notre prairie était, comme nous nous en doutions et comme nous pûmes le confirmer par la suite, un pâturage d’altitude, mais ce n’était pas encore la saison pour y amener les troupeaux. Au-dessus, la montagne s’élevait vers un sommet. Compte tenu de la gravité légèrement moindre et de l’atmosphère un peu plus riche en oxygène, l’escalade fut un vrai plaisir. Et de l’autre côté du pic, dans la vallée, nous découvrîmes une ville.

Nos téléfocaux étaient parmi les rares instruments demeurés intacts. Leur grossissement était suffisant pour nous donner une bonne idée de la vie des citadins. Nous les observâmes plusieurs jours d’affilée. Une fois, Bast nous accompagna, mais cela l’ennuya prodigieusement. Par la suite, elle resta dans le vaisseau, nous regardant de ses yeux mi-clos, comme une idole face à des adorateurs nécessaires à son existence, mais dont le départ la laisse seule maîtresse du temple.

Un fait était certain : les Géants étaient civilisés. Hautement civilisés, même. Selon Mavra, leur architecture avait des proportions inusitées, mais d’une grande grâce. Leur statuaire aurait mérité les honneurs d’un musée, au lieu d’être exposée aux intempéries, aux oiseaux et aux hommes. Leur vie publique semblait paisible et ordonnée. Son principal centre d’attraction était un vaste amphithéâtre naturel, où étaient présentés trois types de divertissements, correspondant aux catégories terrestres : pièces de théâtre, concerts et jeux. Les jeux (de type olympique, mais excluant les sports de groupe) nous permirent de voir les Géants dans (pratiquement) toute leur nudité dénuée de système pileux, et de comprendre comment une fille à la poitrine absolument plate pouvait inspirer la passion. C’étaient des marsupiaux. Je me demandai si j’allais un jour devenir connaisseur en poches ventrales.

Nous ne pouvions bien entendu pas entendre la musique qu’ils jouaient dans l’amphithéâtre, mais un jour, un groupe de musiciens vint pique-niquer dans notre prairie. Les instruments avaient des formes curieuses, bien que le principe de base fût assez facile à saisir, et leur son était plaisant. Un morceau fut en particulier qualifié par Laus de « véritable passacaille magnifiquement improvisée, » et par moi (qui me considère comme un connaisseur en la matière) de « boogie-jam-session endiablée ». Mavra décréta que nous avions tous deux raison et Bast ne dit rien, mais je voyais bien qu’elle pensait que nous nous trompions autant l’un que l’autre.

Une civilisation avancée… mais de toute évidence non mécanique : aucune autre source d’énergie, apparemment, que les quadrupèdes et de primitifs moulins à vent ou à eau.

Il ne fallait à coup sûr pas compter sur eux pour réparer le vaisseau. Et nos provisions s’épuisaient. Nous avions trouvé de l’eau à proximité, mais quant à la nourriture…

« Avec une civilisation à ce niveau, décréta Laus avec assurance, le contact sera facile. »

Bast changea de position sur ses genoux pour indiquer qu’elle désirait être grattée plus haut : « Nous n’avons vu ni armes, ni armées, et les premiers Géants se sont montrés amicaux à l’égard de Bast, qui devait pourtant leur paraître plus étrange que nous ne le paraîtrons jamais. »

Laus se préparait manifestement à nous faire un long discours à l’appui de son argument, lorsque Mavra leva la main en direction du sas resté ouvert : « Il y a un Géant, dit-elle. Je crois que c’est celui qui a vu Bast, et il est seul. Pourquoi ne pas profiter de l’occasion ? »

 

Si la rencontre de Bast et du Géant nous avait fait retenir notre souffle, ce n’était rien à côté de la tension qui nous habitait maintenant. Nous savions ce que Laus faisait – Dieu sait qu’il nous l’avait expliqué assez souvent, en insistant sur l’importance du M (alias mathématiques) de BLAM.

Il prouvait à un non-humain civilisé qu’il était lui aussi un être civilisé, et non un animal. Il démontrait à l’aide de diagrammes qu’il savait que cette planète était la seconde dans un système en comptant sept, et qu’elle avait deux lunes. Il lui apprenait son système numérique et résolvait quelques problèmes simples d’arithmétique. Il lui prouvait que le carré de l’hypoténuse d’un triangle rectangle était égal à la somme des carrés des deux autres côtés. Il se servait de bouts de ficelle pour lui montrer que (en simplifiant) la circonférence d’un cercle était égale à son diamètre multiplié par trois un septième.

En théorie, c’était cela qu’il faisait. En pratique, nous vîmes ce qui suit :

Le Géant parut d’abord surpris, puis amusé. On fait de drôles de rencontres sur cette prairie ! Il avança la main pour caresser les cheveux de Laus. Celui-ci se recula avec dignité et commença à dessiner sur son carnet, tout en levant le bras pour montrer le soleil, puis en désignant le sol à ses pieds. Le Géant sourit, imita ses gestes, puis passa sa grande main sur le dos de Laus, et parut surpris. On dirait plutôt du tissu que de la fourrure. Laus ramassa une poignée de cailloux et poursuivit ses démonstrations mathématiques. Le Géant prit lui aussi un caillou et le lança au loin, mais parût déçu lorsque Laus ne se lança pas à sa poursuite. Laus leva deux cailloux et nota quelque chose sur son carnet. Le Géant frotta de nouveau son dos au toucher bizarre, puis se rassura en lui caressant les cheveux. Laus secoua alors la tête avec indignation et lui montra trois cailloux. Le Géant les lui prit de la main et les lança en l’air. Il les regarda retomber ; son regard revint sur Laus, et la stupéfaction se peignit sur ses traits lorsqu’il vit que celui-ci n’avait pas réagi. Il frotta de nouveau les cheveux de Laus, puis se recula vivement en voyant l’expression de son regard.

Je ne sais plus si j’entendis Mavra s’exclamer « Oh mon Dieu ! » ou si je sentis sa réaction à travers sa main.

Laus abandonna les cailloux et sortit ses ficelles. Tandis qu’il étalait la plus longue sur l’herbe pour dessiner un cercle, le Géant s’approcha en hésitant. Je n’ai pas compris les autres jeux, mais celui-ci semble facile. Il saisit la ficelle et la leva au-dessus de sa tête. Hors de portée de Laus, qui faisait des bonds désespérés pour l’attraper. Le Géant se mit à sourire. Oui, voilà ce qui lui plaît. Il sautilla à reculons, suivi par Laus, qui cherchait toujours à attraper la ficelle. Laus s’immobilisa brusquement, et se baissa pour ramasser de nouveaux cailloux.

Ça y est, il remet ça, me dis-je, mais Mavra avait été plus rapide que moi. Sa main n’était plus dans la mienne, et lorsque je me retournai, elle était déjà à moitié déshabillée.

« Écoute, bafouillai-je. Je sais que nous avons été patients trop longtemps, mais crois-tu vraiment que ce soit le moment… ?

— Cette fichue fermeture ! s’exclama-t-elle rageusement. Aide-moi, plutôt. » Elle continua son numéro de strip-tease.

Il m’aurait fallu quatre yeux. À travers le camouflage, je vis que je m’étais trompé sur l’usage que Laus comptait faire des cailloux.

Et dire qu’il n’avait même pas de lance-pierre !

La première pierre atteignit le Géant en plein front, mais la suite fut plus imprévue. Il se mit immédiatement en colère, frappa Laus du dos de la main et l’étendit au sol.

Ensuite, le Géant fit un pas en arrière, consterné. Mon Dieu ! En voilà un autre ! Mais Mavra avait le pied léger. Elle était déjà contre ses jambes, et levait vers lui de grands yeux humides. Lentement, le sourire du Géant revint, et il avança la main vers elle. Mavra se laissa tomber en souplesse et se mit sur le dos, contemplant le miroir des cieux.

Dans l’ensemble, et dans les grandes lignes, elle ne devait pas être tellement différente de sa Géante, mais sa taille, ses cheveux et ses seins devaient amplement suffire à lui faire oublier toute pensée de ce genre. Il la caressa avec des gestes doux et calmants, exactement comme il caressait Bast, laquelle venait d’ailleurs de sauter sur mes genoux avec une remarque irascible sur les gens qui perdent leur temps à regarder des choses sans importance, au lieu de veiller au confort des chats.

 

Tout cela semble si évident, maintenant que Dieu sait combien d’années se sont écoulées. Jusqu’au jour de sa mort, il y a trois ans d’ici, Laus était toujours prêt à nous expliquer en détail pourquoi les spécialistes du BLAM auraient dû le prévoir :

« Les écrivains de science-fiction semblaient être en avance d’un pas, disait-il, et les savants suivaient leur ligne de pensée. C’était ainsi qu’il fallait communiquer avec tout être intelligent. En fait, ce n’était valable que pour « tout être intelligent » ayant une vue copernicienne de son propre monde, et une compréhension de la fonction du zéro en mathématiques. En d’autres termes, aucun membre des civilisations les plus avancées de notre terre, jusqu’à il n’y a guère que quelques siècles. Le plus noble et savant des Romains n’aurait rien compris à mon diagramme planétaire. Le Grec le plus fin n’aurait rien compris à mon système numérique. D’après ce que nous savons maintenant, les meilleurs esprits de cette planète auraient eux compris ce qu’étaient pi et le carré de l’hypoténuse. Rien de surprenant dans une culture si fort axée sur l’architecture. Mais quel individu rencontré par hasard le comprendrait ? Même sur notre terre actuelle ? » Mavra finissait toujours par l’interrompre, disant en substance :

« Cela ne vaut-il pas mieux ainsi ? Si tu avais établi le Contact, nous serions simplement des astronautes échoués au sein d’une civilisation qui n’aurait jamais pu nous aider à rentrer chez nous. Alors que… » Elle s’étira et bâilla voluptueusement, « … nous avons conquis cette planète. »

Ce qui est incontestable. Comme je l’ai dit, j’ignore combien de temps s’est écoulé depuis. À en juger par le rythme auquel mes arrière-arrière-arrière-(si je ne me trompe pas) petits-enfants grandissent, je ne dois pas avoir loin de cent ans, ce qui est l’espérance de vie que les statistiques me donnaient sur terre. Mais je me sens bon pour une cinquantaine d’années de plus.

Nous sommes plusieurs centaines, maintenant, et commençons à nous étendre sur les autres continents. Dans une ou deux générations, nous serons des milliers. Il n’est pas difficile d’enseigner aux enfants une chose qui combine aussi remarquablement le devoir et le plaisir que la procréation. (Je doute toutefois que Laus ait eu son quota de descendants ; il souffrait davantage que moi de se retrouver sur cette planète sans espoir d’en sortir.) Nous leurs apprenons bien entendu un tas d’autres choses : tout ce dont nous nous souvenons de nos études terrestres.

(C’est drôle : malgré la disparition de Laus, je me sens toujours triplé… et je connais pas mal de BLAM que je peux transmettre aux autres.)

Nous leur apprenons aussi ce que Bast savait, mais qu’elle n’avait nullement l’intention de nous enseigner. Nous continuons à la regretter. Dommage qu’elle eût une durée de vie si courte, et pas de mâle. Peut-être est-ce préférable : autrement, elle et sa tribu auraient représenté une impitoyable compétition pour nous, compte tenu de leur longue expérience en la matière.

Elle nous a en tout état de cause beaucoup appris. Nous savons faire sentir aux Géants que c’est un plaisir que de nous faire plaisir, et un privilège que de nous donner le vivre et le couvert. Nous ne portons pas de vêtements, depuis que nous avons remarqué qu’ils troublaient celui que je continue à considérer comme « notre Géant » (Mavra habite d’ailleurs toujours chez lui). Nous n’en avons guère besoin dans ce climat (et je me demande si nous en avions tellement besoin sur terre). Nos gènes ont également appris la leçon de Bast : nos descendants ont un système pileux bien plus développé que le plus velu des Terriens. (Laus avait dû cesser de se raser le visage : il ne s’en était jamais complètement remis.)

Pour une race qui ignorait cette coutume jusqu’à notre arrivée, les Géants obéissent bien. (Ils avaient certes des animaux domestiques auparavant, mais uniquement de ceux qui leur obéissaient.) Leur science médicale est assez avancée ; depuis quelque temps, ils forment des docteurs spécialisés pour nous soigner, et ont même entrepris, cette année, de nous construire un hôpital. Nombre de fermiers gagnent confortablement leur vie en vendant des denrées qui nous plaisent mais qui restaient jusqu’alors peu appréciées sur la planète. Ils commencent même à cultiver une herbe que j’ai découverte par hasard, et qui donne un excellent tabac à chiquer.

Les buissons qui camouflent notre vaisseau ont bien poussé (nous les avons bien sûr aidés un peu en les irriguant et en mettant de l’engrais lorsque les Géants ne nous observaient pas). Ils ignorent totalement notre origine ; comme ils n’ont aucune notion de l’évolution et de la relation entre les espèces, cela n’a toutefois aucune importance. Lorsqu’ils en seront parvenus à ce stade, leurs paléontologistes dénicheront bien quelque part un Fossile qui pourra passer pour notre ancêtre.

Lorsque les nôtres arriveront, nous pourrons leur remettre une planète conquise.

Nous sommes ici depuis bien longtemps déjà. Au fil de tant d’années, un de nos éclaireurs n’aurait-il pas dû… ?

Parfois, je m’interroge :

Et si l’espèce de Bast était tombée du ciel, sur Terre ?

 

Traduit par FRANK STRASCHITZ.

Conquest.