La grande vie
 
D’AULNAY
 
(1971)
 

Fais pas ça, nom de Dieu ! » a gueulé papa. Mais je me suis pas arrêté. J’en avais rien à foutre. Il avait qu’à pas se ramener comme ça derrière moi. C’est mauvais pour tous les deux quand je bouffe devant lui. Lui, ça le dégoûte et moi ça me gêne encore un peu.

Il est parti en dégueulant. Je l’ai entendu descendre les marches de l’abri, alors j’ai continué à bouffer. Dieu que j’avais faim ! Puis je suis allé boire à la mare, là où il y a de la vase, c’est meilleur, ça me nettoie et ça a bon goût.

Après ça, j’ai regardé le soleil à travers mes poils. J’aime bien le soleil dans ce ciel vert. Le ciel bleu d’autrefois ? Je m’en souviens pas, j’étais trop petit.

J’ai bâillé puis j’ai descendu dans la mare. Je m’y suis roulé. C’était bon. Quand je suis ressorti, je me suis secoué et j’ai éclaboussé partout. Ça me fait marrer de faire ça. Ça a fait marrer aussi Josiane qui descendait de l’arbre.

— « Ça va ma grande ? »

— « Ça va Jeannot, » elle m’a fait. On s’aime bien tous les deux. Elle a dix-sept ans, moi j’en ai quatorze. On le sait parce qu’on se souhaite toujours nos anniversaires. Elle a toujours pris soin de moi depuis que j’étais tout petit. Il paraît d’ailleurs que c’est elle qui m’a descendu dans l’abri quand c’est arrivé il y a dix ans. Ça je veux bien le croire.

La bombe est tombée pas trop loin. De temps en temps on va voir le trou. C’est tout nu, pas marrant.

Papa est arrivé après l’explosion, m’a dit Josiane. Il tenait maman dans ses bras et il gueulait. Depuis, il arrête pas de gueuler. Mais ça sert à rien. Maman est toujours bouffée par les champignons. Ça s’accélère même en ce moment, le processus, dit Josiane. C’est plus maman, c’est une masse spongieuse qu’il faut gratter trois fois par jour. Y a longtemps que je dors plus dans l’abri, à cause de la couleur que ça prenait. Ça me donnait faim. Je peux quand même pas bouffer ma mère.

« Tu sais, » m’a dit Josiane, « il était quand même prévoyant, papa, avec son abri. »

— « Pour ce à quoi ça nous a servi, » je lui réponds.

— « Dans les premiers jours, ça nous a bien servi. »

Moi je veux bien la croire. Je sais bien que papa était pas con. Y a qu’à voir toute la cendre des bouquins qui reste dans les ruines. Et puis comme tout est arrangé sur nos terres. Il paraît qu’il avait tout fait, tout prévu comme ça parce que justement il craignait la guerre. Ça lui a servi à rien. Et maintenant il dégueule en me voyant bouffer. Il gratte maman avec des doigts pourris. Et il s’écarte de Josiane.

Là, je le comprends parce que ma grande sœur est dangereuse. Pour lui ; pas pour moi. Je l’aime bien, ma grande sœur. J’adore la regarder et me frotter contre elle. Mais elle me dit toujours de rentrer mes piquants. Elle est mince et brune. Mais sa chair est dure comme l’acier. Elle est nue comme moi, mais vachement ronde à certains endroits. J’adore la regarder le soir quand on est près du feu. Sa peau prend des teintes cuivrées et ses grands cheveux noirs qui traînent par terre la font ressembler à une fleur ténébreuse.

Josiane me dit : « Tais-toi, y a un gars qui se ramène. » Elle en frémit toute, les yeux fermés, les narines dilatées. Je l’admire mais je regarde vers l’abri. Je lui dis : « Vaut mieux pas rester ici, si papa se ramenait ! »

Alors bon, on s’en va dans la forêt à la recherche du gars. Quand elle a faim, y a toute sa peau qui tremble. Je me glisse à travers les arbres, les buissons, et j’aperçois une forme blanche… tout nu qu’il est, lui aussi. À vrai dire y a longtemps qu’on n’en a pas vu un habillé.

Josiane s’avance vers lui. Je me cache. Je regarde. J’écoute. « Bon Dieu ! » il dit. C’est un jeune gars brun couvert de poils sur les joues. Il a les mains qui tremblent. Il la regarde. Ça je le comprends. Il prend le trot vers elle. Il s’excite en courant. Il l’attrape et ils tombent à terre tous les deux.

C’est là que ça devient intéressant. Je me rapproche et je regarde. Ça dure des heures. Une fois, ça a duré toute la journée. Josiane, elle bouffe pas souvent, alors elle aime bien digérer. Elle se le cramponne. Elle lui fait entrevoir des choses inouïes. Et puis, comme elle dit, elle lui bouffe sa vitalité. Et quand elle a fini, il reste pas grand-chose du gars.

Aujourd’hui ça a pas duré trop longtemps. C’est l’après-midi et je sais qu’elle veut se laver avant le soir. Quand elle a fini, je m’approche du sac vide qui traîne par terre. Je le renifle.

— « Reste tranquille, » me dit Josiane, « c’est pas bon pour toi. » Je veux bien la croire. Puis je vois son regard curieux qui me fixe. Elle me dit : « T’as changé. T’es devenu un homme aujourd’hui. »

Je me sens tout drôle, c’est vrai. Je sais pas si c’est de les avoir vus. « Mais tu sais, mon petit frère, » elle ajoute. « T’as pas à avoir peur de moi. Je te ferai rien. On se protège mutuellement. » Elle me pose la main sur le dos et j’en ai des frissons partout. Je veux bien la croire. Quand on me voit, généralement, on fout le camp en criant.

Ça m’embête parce que je vais avoir besoin des filles maintenant. Josiane, c’est une chouette sœur. Elle comprend tout. « T’en fais pas, » elle me dit. « Je t’aiderai. »

Je lui donne un coup de langue sur les pieds. Elle aime ça. Ça la chatouille.

On revient à la maison. En arrivant, on entend des gueulements. C’est papa. Maman est toute décomposée en plusieurs morceaux. Moi je salive.

Josiane ramasse tout dans une caisse et puis elle va jeter ça. Je la suis pas pour pas avoir d’envie.

Papa gueule toujours et puis il me regarde et je vois quelque chose de drôle dans ses yeux : une petite lumière. « Mes pauvres enfants, » il dit, « ce qu’on vous a donné. » Et il prend son élan et se fait péter le crâne sur le coin du mur. C’est le mieux qu’il avait à faire. Je suis content de son courage.

Je sors de l’abri et je vais retrouver Josiane. « Ah ! » elle soupire, « c’est fini maintenant, les problèmes. »

Alors là je la comprends. On n’a plus d’attache, on va pouvoir faire ce qu’on veut, quand on veut.

Mes enfants, c’est la grande vie qui commence. J’en hurle à plein gosier. Josiane me monte sur le dos et je démarre au grand galop vers les collines mauves de l’autre côté du fleuve.